Le Mort Vivant

Chapitre 11LE MAESTRO JIMSON

M. Édouard Hugues Bloomfield ayantannoncé l’intention de diriger son yacht du côté de Maidenhead, onne s’étonnera pas que le maestro Jimson ait porté son choix versune direction opposée. Dans le voisinage de la gentille bourgaderiveraine de Padwick, il se souvenait d’avoir vu, récemment encore,un ancien pavillon sur pilotis, poétiquement abrité par un bouquetde saules. Ce pavillon l’avait toujours séduit par un certain aird’abandon et de solitude, lorsque, dans ses parties de canotage, ilétait passé près de lui ; et il avait même eu l’intention d’yplacer une des scènes du Mystère de l’Omnibus ; maisil avait dû y renoncer, au dernier moment, en raison desdifficultés imprévues que lui avait présentées la nécessité d’unedescription appropriée au charme de l’endroit. Il y avait renoncé,et maintenant il s’en félicitait en songeant qu’il allait avoir àse servir du pavillon pour un usage infiniment plus sérieux.

Jimson, personnage de la mise la plus banale,mais de manières particulièrement insinuantes, n’eut pas de peine àobtenir que le propriétaire du pavillon le lui louât pour une duréed’un mois. Le prix du loyer, d’ailleurs insignifiant, fut convenuaussitôt, la clef fut échangée contre une petite avance d’argent,et Jimson se hâta de revenir à Londres, pour s’occuper du transportdu piano.

– Je serai de retour demain matin, sansfaute ! déclara-t-il au propriétaire. On attend mon opéra avectant d’impatience, voyez-vous ? que je n’ai pas une minute àperdre pour le terminer !

Et, en effet, vers une heure de l’après-midi,le lendemain, vous auriez pu voir Jimson cheminant sur la route quilonge le fleuve, entre Padwick et Haverham. Dans une de ses mainsil tenait un panier, renfermant des provisions ; dans l’autre,une petite valise où se trouvait sans doute la partition inachevée.On était au début d’octobre ; le ciel, d’un gris de pierre,était parsemé d’alouettes, la Tamise brillait faiblement comme unmiroir de plomb, et les feuilles jaunes des marronniers craquaientsous les pieds du compositeur. Il n’y a point de saison, enAngleterre, qui stimule davantage les forces vitales, et Jimson,bien qu’il ne fût pas sans quelques ennuis, fredonnait un air (desa composition, peut-être ?) tout en marchant.

À deux ou trois milles au-dessus de Padwick,la berge de la Tamise est particulièrement solitaire. Sur la bergeopposée, les arbres d’un parc arrêtent l’horizon, ne laissantentrevoir que le haut des cheminées d’une vieille maison decampagne. Sur la berge de Padwick, entre les saules, s’avance lepavillon, un ancien bateau hors d’usage, et si souillé par leslarmes des saules avoisinants, si dégradé, si battu des vents, sinégligé, si hanté de rats, si manifestement transformé en unmagasin de rhumatismes que j’aurais, pour ma part, une forterépugnance à m’y installer.

Et pour Jimson aussi ce fut un moment assezlugubre, celui où il enleva la planche qui servait de pont-levis àsa nouvelle demeure, et où il se trouva seul dans cette malsaineforteresse. Il entendait les rats courir et sauter sous leplancher, les gonds de la porte gémissaient comme des âmes enpeine ; le petit salon était encombré de poussière, et avaitune affreuse odeur d’eau moisie. Non, on ne pouvait pointconsidérer cela comme un domicile bien gai, même pour uncompositeur absorbé dans une œuvre chérie ; mais combien moinsgai encore pour un jeune homme tout bourrelé d’alarmes, et occupé àattendre l’arrivée d’un cadavre !

Il s’assit, nettoya de son mieux une moitié dela table, et attaqua le déjeuner froid que contenait son panier. Enprévision d’une enquête possible sur le sort de Jimson, il avaitjugé indispensable de ne pas se laisser voir : de telle sortequ’il était résolu à passer la journée entière sans sortir dupavillon. Et, toujours afin de corroborer sa fable, il avaitapporté dans sa valise non seulement de l’encre et des plumes, maisun gros cahier de papier à musique, du format le plus imposantqu’il avait pu trouver.

« Et maintenant, àl’ouvrage ! » se dit-il, dès qu’il eut satisfait sonappétit. « Il faut que je laisse des traces de l’activité demon personnage ! » Et il écrivit, en belles lettresrondes :

ORANGE PEKOE

Op. 17

J.-B. JIMSON

PARTITION DE PIANO ET CHANT

« Je ne suppose pas que les grandscompositeurs commencent leur travail de cette manière-là, songeaGédéon ; mais Jimson est un original, et d’ailleurs je seraisbien en peine de commencer autrement. Une dédicace, à présent,voilà qui ferait un excellent effet. Par exemple : Dédiéà… voyons !… Dédié à William Ewart Gladstone, par sonrespectueux serviteur J.-B. J. Allons, il faut tout de même yajouter un peu de musique ! Je ferai mieux d’éviterl’ouverture : je crains que cette partie n’offre trop dedifficultés. Si j’essayais d’un air pour le ténor ? À la clef,– oh ! soyons ultra-moderne ! – septbémols ! »

Il fit comme il disait, non sans peine, puiss’arrêta et se mit à mâchonner le bout de son porte-plume. La vued’une feuille de papier réglé ne suffit pas toujours pour provoquerl’inspiration, surtout chez un simple amateur ; et la présencede sept bémols à la clef n’est pas non plus un encouragement àl’improvisation. Gédéon jeta sous la table la feuillecommencée.

« Ces ébauches jetées sous la tableaideront à reconstituer la personnalité artistique deJimson ! » se dit-il pour se consoler. Et de nouveau ilsollicita la muse, en divers tons et sur diverses feuilles depapier ; mais tout cela avec si peu de résultats qu’il en futeffaré. « C’est étrange comme il y a des jours où on n’est pasen train ! se dit-il ; et pourtant il faut absolument queJimson laisse quelque chose ! » Et de nouveau il trimasur sa tâche.

Bientôt la fraîcheur pénétrante du pavilloncommença à l’envahir tout entier. Il se leva, et, à la contrariétéévidente des rats, marcha de long en large dans la chambre.Hélas ! il ne parvenait pas à se réchauffer. « C’estabsurde ! se dit-il. Tous les risques me sont indifférents,mais je ne veux pas attraper une bronchite. Il faut que je sorte decette caverne ! »

Il s’avança sur le balcon, et, pour lapremière fois, regarda du côté de la rivière. Et aussitôt iltressaillit de surprise. À quelques cents pas plus loin, un yachtreposait à l’ombre des saules. Un élégant canot se balançait à côtédu yacht ; les fenêtres de celui-ci étaient cachées par desrideaux d’une blancheur de neige ; et un drapeau flottait à lapoupe. Et plus Gédéon considérait ce yacht, plus son dépit semêlait de stupéfaction. Ce yacht ressemblait extrêmement à celui deson oncle : Gédéon aurait même juré que c’était bien celui deson oncle, sans deux détails qui rendaient l’identificationimpossible. Le premier détail, c’était que son oncle s’était dirigévers Maidenhead, et ne pouvait donc se trouver à Padwick ; lesecond, encore plus probant, c’était que le drapeau attaché àl’arrière était le drapeau américain.

« Tout de même, quelle singulièreressemblance ! » songea Gédéon.

Et, pendant qu’ainsi il regardait etréfléchissait, une porte s’ouvrit, et une jeune dame s’avança surle pont. En un clin d’œil, l’avocat était rentré dans sonpavillon : il venait de reconnaître Julia Hazeltine. Et,l’observant par la fenêtre, il vit qu’elle descendait dans lecanot, prenait les rames en main, et venait résolument versl’endroit où il se trouvait.

« Allons ! je suisperdu ! » se dit-il. Et il se laissa tomber sur sachaise.

– Bonjour, mademoiselle, dit, du rivage,une voix que Gédéon reconnut comme étant celle de sonpropriétaire.

– Bonjour, monsieur ! réponditJulia. Mais je ne vous reconnais pas : qui êtes-vous ?Oh ! oui, je me rappelle ! C’est vous qui m’avez permis,hier, de venir peindre à l’aquarelle, dans ce vieuxpavillon !

Le cœur de Gédéon bondit d’épouvante.

– Mais oui, c’est moi ! réponditl’homme. Et ce que je voulais vous dire à présent, c’est que je nepouvais plus vous le permettre ! Mon pavillon estloué !

– Loué ? s’écria Julia.

– Loué pour un mois ! repritl’homme. Ça vous paraît drôle, hein ? Je me demande ce que cemonsieur peut bien vouloir en faire ?

– Quelle idée romantique ! murmuraJulia. C’est un monsieur ? Comment est-il ?

Ce dialogue entre le canot et le rivage avaitlieu tout contre le pavillon : pas un mot n’en était perdupour le jeune maëstro.

– C’est un homme à musique, répondit lepropriétaire, ou tout au moins voilà ce qu’il m’a dit ! Venuici pour écrire un opéra !

– Vraiment ? s’écria Julia. Jamaisje n’ai rien rêvé d’aussi délicieux. Mais alors, nous pourrons nousglisser jusqu’ici la nuit, et l’entendre improviser ! Comments’appelle-t-il ?

– Jimson ! dit l’homme.

– Jimson ? répéta Julia, eninterrogeant vainement sa mémoire.

Mais, en vérité, notre jeune école de musiqueanglaise possède tant de beaux génies que nous n’apprenons guèreleurs noms que lorsque la reine les nomme baronets.

– Vous êtes sûr que c’est bien cenom-là ? reprit Julia.

– Il me l’a épelé lui-même !répondit le propriétaire. Et son opéra s’appelle… attendez donc…une espèce de thé !

– Une Espèce de Thé !s’écria la jeune fille. Quel titre singulier pour un opéra !Mon Dieu ! que je voudrais en connaître le sujet ! – EtGédéon entendait flotter dans l’air son charmant petit rire. – Ilfaut absolument que nous fassions connaissance avec ceM. Jimson ! Je suis sûr qu’il doit être bienintéressant !

– Pardon, mademoiselle, mais il faut queje m’en aille ! On m’attend à Haverham !

– Oh ! que je ne vous retienne pas,mon brave homme ! dit Julia. Bon après-midi !

– Et à vous pareillement,mademoiselle !

Gédéon se tenait assis dans sa cabine, enproie aux pensées les plus harcelantes. Il se voyait ancré à cepavillon pourri, attendant la venue d’un cadavre intempestif :et voilà que, autour de lui, les curiosités s’agitaient, voilà quede jeunes dames se proposaient de venir l’épier la nuit, en façonde partie de plaisir ! Cela signifiait les galères pourlui ; mais ce n’était pas cela encore qui l’affligeait leplus. Ce qui l’affligeait surtout, c’était l’impardonnable légèretéde Julia. Cette jeune fille était prête à faire connaissance avecle premier venu ; elle n’avait aucune réserve, rien de l’émaild’une personne comme il faut ! Elle causait familièrement avecla brute qu’était son propriétaire ; elle se prenait d’unintérêt immédiat et franchement avoué pour la misérable créaturequ’était Jimson ! Déjà, sans doute, elle avait formé le projetd’inviter Jimson à venir prendre le thé avec elle ! Et c’étaitpour une jeune fille comme celle-là qu’un homme comme lui, Gédéon…« Honte à toi, cœur viril ! »

Il fut interrompu dans ses songeries par unbruit qui, aussitôt, le décida à se cacher derrière la porte. MissHazeltine, sans se préoccuper de la défense du propriétaire, venaitde grimper à bord de son pavillon. Son projet d’aquarelle luitenait au cœur ; et comme, à en juger par le silence dupavillon, elle supposait que Jimson n’était pas encore arrivé, ellerésolut de profiter de l’occasion pour achever l’œuvre d’artcommencée la veille. Et elle s’assit sur le balcon, installa sonalbum et sa boîte de couleurs, et bientôt Gédéon l’entenditchantant sur son travail. De temps à autre, seulement, sa chansons’interrompait. C’était quand Julia ne retrouvait plus, dans samémoire, quelqu’une de ces aimables petites recettes qui servent àla pratique du jeu de l’aquarelle, ou du moins qui y servaient dansnotre bon vieux temps ; car on m’a dit que les jeunes fillesd’à présent se sont émancipées de ces recettes où dix générationsde leurs mères et grand’mères s’étaient fidèlement soumises ;mais Julia, qui probablement avait étudié sous Pitman, était encorede la vieille école.

Gédéon, pendant tout ce temps, se tenaitderrière la porte, craignant de bouger, craignant de respirer,craignant de penser à ce qui allait suivre. Chaque minute de sonincarcération lui valait un surcroît d’ennuis et de détresse. Dumoins se disait-il, avec gratitude, que cette phase spéciale de savie ne pouvait pas durer éternellement ; et il se disait que,quoi qu’il dût lui arriver ensuite (fût-ce le bagne !ajoutait-il avec amertume, et d’ailleurs avec irréflexion), il nepourrait manquer de s’en trouver soulagé. Il se rappela que, aucollège, de longues additions mentales lui avaient souvent servi derefuge contre l’ennui du piquet ou du cabinet noir, et, cette foisencore, il essaya de se distraire en additionnant indéfiniment lechiffre deux à tous les chiffres formés par des additionsantérieures.

Ainsi s’occupaient ces deux jeunes personnes,– Gédéon procédant résolument à ses additions, Julia déposantvigoureusement sur son album des couleurs qui gémissaient de setrouver réunies, – lorsque la Providence envoya dans leurs eaux unpaquebot à vapeur qui, en soufflant, remontait la Tamise. Tout lelong des berges, l’eau s’enflait et retombait, les roseauxbruissaient ; le pavillon lui-même, ce vieux bateau depuislongtemps accoutumé au repos, retrouva soudain son humeur voyageused’autrefois, et se mit à exécuter un petit tangage. Puis lepaquebot passa, les vagues s’aplanirent, et Gédéon, tout à coup,entendit un cri poussé par Julia. Regardant par la fenêtre, il vitla jeune fille debout sur le balcon, occupée à suivre des yeux soncanot, qui, entraîné par le courant, s’en retournait vers le yacht.Et je dois dire que l’avocat, en cette occasion, déploya unepromptitude d’esprit digne de son héros, Robert Skill. D’un seuleffort de sa pensée, il prévit ce qui allait suivre ; d’unseul mouvement de son corps, il se jeta à terre, et se cacha sousla table.

Julia, de son côté, ne se rendait pasentièrement compte de la gravité de sa situation. Elle voyait bienqu’elle avait perdu le canot, et elle n’était pas sans inquiétudeau sujet de sa prochaine entrevue avec M. Bloomfield ;mais elle ne doutait pas de pouvoir sortir du pavillon, car elleconnaissait l’existence de la planche pont-levis, donnant sur laberge.

Elle fit le tour du balcon, mais pour trouverla porte du pavillon ouverte, et la planche ôtée. D’où elle conclutavec certitude que Jimson devait être arrivé, et, par conséquent,se trouvait dans le pavillon. Ce Jimson devait être un homme bientimide, pour avoir souffert une telle invasion de sa résidence sansfaire aucun signe : et cette pensée releva le courage deJulia, car, à présent, la jeune fille était forcée de recourir àl’assistance du musicien, la planche étant trop lourde pour sesseules forces. Elle frappa donc sur la porte ouverte. Puis ellefrappa de nouveau.

– Monsieur Jimson, cria-t-elle, venez, jevous en prie ! Il faut que vous veniez, tôt ou tard,puisque je ne puis pas sortir d’ici sans votre aide ! Allons,ne soyez pas si agaçant ! Venez, je vous en prie !

Mais toujours pas de réponse.

« S’il est là, il faut qu’il soitfou ! » se dit-elle avec un petit frisson. Mais ellesongea ensuite qu’il était peut-être allé se promener en bateau,comme elle avait fait elle-même. En ce cas, forcée qu’elle était àattendre, elle pouvait fort bien visiter la cabine : sur quoi,sans autre réflexion, elle entra. Et je n’ai pas besoin de direque, sous la table où il gisait dans la poussière, Gédéon sentitque son cœur s’arrêtait de battre.

En premier lieu, Julia aperçut les restes dudéjeuner de Jimson. « Du pâté, des fruits, des gâteaux !songea-t-elle. Il mange de gentilles choses ! Je suis sûre quec’est un homme délicieux. Je me demande s’il a aussi bonneapparence que M. Forsyth ? Mme Jimson, jene crois pas que cela sonne aussi bien queMme Forsyth ! Mais, d’autre part, il y a ceprénom de Gédéon qui est vraiment affreux ! Oh ! et voiciun peu de sa musique, aussi ! c’est charmant ! OrangePekoe, c’était donc cela que le vieux bonhomme appelait uneespèce de thé ! » Et Gédéon entendit un petitrire. « Adagio molto expressivo, siemprelegato, » lut-elle ensuite (car j’ai oublié de vous direque Gédéon était très suffisamment outillé pour toute la partielittéraire du métier de compositeur). « Comme c’est singulier,de donner toutes ces indications et de n’écrire que deux ou troisnotes ! Oh ! mais voici une feuille où il y en adavantage ! Andante patetico. »Et elle commençaà examiner la musique. « Mon Dieu, se dit-elle, cela doit êtreterriblement moderne, avec tous ces bémols ! Voyons un peul’air ? C’est étrange, mais il me semble leconnaître ! » Elle commença à le fredonner, et, tout àcoup, éclata de rire. « Mais c’est Tommy, dérange-toi doncpour ton oncle ! » s’écria-t-elle tout haut,remplissant d’amertume l’âme de Gédéon. « Et Andantepatetico, et sept bémols ! cet homme doit être un simpleimposteur ! »

Au même instant lui arriva, de sous la table,un bruit confus et bizarre, comme celui que ferait une poule quiéternuerait ; et cet éternuement fut suivi du bruit d’un choc,comme si quelque chose s’était heurté à la table ; et le choclui-même fut suivi d’un sourd grognement.

Julia s’enfuit vers la porte ; mais,arrivée là, elle se retourna, résignée à braver le danger. Personnene la poursuivait. Seuls, les bruits continuaient : sous latable, quelque chose se livrait à une série indéfinied’éternuements : et voilà tout !

« Certes, songea Julia, c’est là uneconduite bien étrange ! Ce Jimson ne peut pas être un homme dumonde ! »

Le premier éternuement du jeune avocat avaittroublé, dans leur ancien repos, les innombrables grains depoussière qui sommeillaient sous la table : à présent, un fortaccès de toux avait succédé aux éternuements.

Julia commençait à éprouver une certainecompassion.

– Je crains que vous ne soyez vraimentsouffrant ! dit-elle en s’approchant un peu. Je vous ensupplie, ne restez pas plus longtemps sous cette table, monsieurJimson ! Vraiment, cela ne vous vaut rien.

Le maestro ne répondit que par une touxdésolante. Mais, dès l’instant suivant, l’intrépide jeune filleétait à genoux devant la table, et les deux visages se trouvaientface à face.

– Dieu puissant ! s’écria missHazeltine en se redressant d’un bond. M. Forsyth qui estdevenu fou !

– Je ne suis pas fou ! dit le jeunehomme en se dégageant misérablement de sa cachette. Bien chère missHazeltine, je vous jure, à deux genoux, que je ne suis pasfou !

– Vous êtes fou ! s’écria-t-elle,toute haletante.

– Je sais, dit-il, que, pour un œilsuperficiel, ma conduite peut sembler singulière !

– Si vous n’êtes pas fou, votre conduiteétait monstrueuse, s’écria la jeune fille en rougissant, etprouvait que vous ne vous souciiez pas le moins du monde de mestourments !

– Je sais… j’admets cela ! ditcourageusement Gédéon.

– C’était une conduite abominable !insista Julia.

– Je sais qu’elle doit avoir ébranlévotre estime pour moi ! répondit l’avocat. Mais, chère missHazeltine, je vous supplie de m’entendre jusqu’au bout ! Mamanière d’agir, pour étrange qu’elle paraisse, n’est cependant pasincapable d’explication. Et le fait est que je ne veux pas et nepuis pas continuer à exister sans… sans l’estime d’une personne quej’admire… Le moment est mal choisi pour parler de cela, je le sensbien, mais je répète mon expression : sans l’estime de laseule personne que j’admire !

Un reflet de satisfaction se montra sur levisage de miss Hazeltine.

– Fort bien ! dit-elle. Sortons decette froide caverne, et allons nous asseoir sur le balcon…Là ! Et maintenant, reprit-elle en s’installant, parlez !Je veux tout savoir !

Elle releva les yeux sur le jeune homme ;et, en le voyant debout devant elle avec une mine toutedécontenancée, la folle enfant éclata de rire. Son rire était unechose bien faite pour ravir le cœur d’un amoureux : il sonnaitlégèrement, sur la rivière, comme un chant d’oiseau, répété plusloin par les échos du rivage. Et cependant il y avait une créatureque ce rire n’égayait pas : cette créature était l’infortunéadmirateur de la jeune fille.

– Miss Hazeltine, dit-il d’une voixennuyée, Dieu sait que je vous parle sans mauvais vouloir ;mais je trouve que vous montrez en tout cela bien de lalégèreté !

Julia ouvrit sur lui de grands yeux.

– Je ne puis retirer le mot !dit-il. Déjà vous m’avez fait une peine atroce lorsque je vous aientendue bavarder, tantôt, avec le vieux pêcheur. Vous faisiez voirune curiosité au sujet de Jimson…

– Mais Jimson se trouve êtrevous-même ! objecta Julia.

– Admettons cela ! s’écrial’avocat ; mais, tout à l’heure, vous ne le saviez pas !Qu’était pour vous Jimson ? En quoi pouvait-il vousintéresser ? Miss Hazeltine, vous m’avez déchiré lecœur !

– Oh ! par exemple, ceci est tropfort ! répliqua sévèrement Julia. Quoi ? Après vous êtreconduit de la façon la plus extraordinaire, vous prétendez êtrecapable de m’expliquer votre conduite, et voilà que, au lieu del’expliquer, vous vous mettez à m’insulter !

– C’est juste ! répondit le pauvreGédéon. Je… Je vais tout vous confier ! Quand vous saureztoute l’histoire, vous pourrez m’excuser.

Et, s’asseyant près d’elle sur le banc, ilétala devant elle sa misérable histoire.

– Oh ! monsieur Forsyth,s’écria-t-elle quand il eut fini, je regrette si fort mon rire detout à l’heure ! Vous étiez bien drôle, c’est certain ;mais je vous assure que je regrette d’avoir ri !

Et elle lui tendit sa main, que Gédéon gardadans la sienne.

– Tout ceci ne va pas vous donner tropmauvaise opinion de moi ? demanda-t-il tendrement.

– Le fait que vous ayez tant d’ennuis etde misères ? Non, certes, monsieur, non ! s’écria-t-elle.– Et, dans l’ardeur de son mouvement, elle tendit vers lui sonautre main, dont il s’empara également. – Vous pouvez compter surmoi ! ajouta-t-elle.

– Vraiment ? fit Gédéon. Ehbien ! j’y compterai ! Je reconnais que l’instant n’estpeut-être pas très bien choisi pour parler de tout cela ! Maisje n’ai aucun ami…

– Ni moi non plus ! dit Julia. Maisne croyez-vous pas qu’il serait temps pour vous de me rendre mesmains ?

– La ci darem la mano !répondit l’avocat. Laissez-les-moi une minute encore ! J’ai sipeu d’amis ! reprit-il.

– Je croyais que c’était une mauvaisenote, pour un jeune homme, de n’avoir pas d’amis ! observaJulia.

– Oh ! mais j’ai des massesd’amis ! s’écria Gédéon. Ce n’était pas cela que je voulaisdire ! Je sens que le moment est mal choisi ! Mais,oh ! Julia, si vous pouviez seulement vous voir telle que vousêtes !

– Monsieur Forsyth !…

– Ne m’appelez pas de ce sale nom !s’écria le jeune homme. Appelez-moi Gédéon !

– Oh ! jamais cela ! laissaéchapper Julia. Et puis il y a si peu de temps encore que nous nousconnaissons !

– Mais pas du tout ! protestaGédéon. Il y a très longtemps que nous nous sommes rencontrés àBournemouth ! Jamais, depuis lors, je ne vous aioubliée ! Dites-moi que vous ne m’avez jamais oublié nonplus ! Dites-moi que vous ne m’avez jamais oublié, etappelez-moi Gédéon !

Et comme la jeune fille ne répondaitrien :

– Oui, ma Julia, reprit-il, je sais queje ne suis qu’un âne, mais j’entends vous conquérir ! J’ai uneaffaire infernale sur les bras, je n’ai pas un sou à moi, et je mesuis montré à vous tout à l’heure sous l’aspect le plusridicule : et cependant, Julia, je suis résolu à vousconquérir ! Regardez-moi bien en face, et dites-moi que vousme le défendez, si vous l’osez !

Elle le regarda : et, quoi que ses yeuxlui eussent dit, certainement leur message ne lui fut pasdésagréable, car il resta longtemps tout occupé à le lire.

– Et puis, dit-il enfin, en attendant queje sois parvenu à faire fortune, l’oncle Édouard nous donnera del’argent pour notre ménage !

– Ah ! bien, par exemple, celle-làest raide ! dit une grosse voix derrière son épaule.

Gédéon et Julia se séparèrent l’un de l’autreplus rapidement que si un ressort électrique les avaitdésunis ; mais tous deux présentèrent des visagessingulièrement colorés aux yeux de M. Édouard HuguesBloomfield.

Ce vieux gentleman, voyant arriver la barqueerrante, avait imaginé de venir discrètement jeter un coup d’œilsur l’aquarelle de miss Hazeltine. Mais voilà que, d’un seul coupde pierre, il avait attrapé deux oiseaux ; et son premiermouvement avait été pour se fâcher, ce qui d’ailleurs était sonmouvement naturel. Mais bientôt, à la vue du jeune couplerougissant et effrayé, son cœur consentit à se radoucir.

– Parfaitement, elle estraide ! répéta-t-il. Vous avez l’air de compter bien sûrementsur votre oncle Édouard ! Mais voyons, Gédéon, je croyais vousavoir dit de vous tenir au large de nous ?

– Vous m’avez dit de me tenir au large deMaidenhead ! répondit Gédéon. Mais comment pouvais-jem’attendre à vous retrouver ici ?

– Il y a du vrai dans ce que vousdites ! admit M. Bloomfield. C’est que, voyez-vous, j’aicru préférable de cacher notre véritable destination, même àvous ! Ces ténébreux coquins, les Finsbury, auraient étécapables de vous l’arracher de force. Et c’est encore pour lesdépister que j’ai hissé sur mon yacht cet abominable drapeauétranger ! Mais ce n’est pas tout, Gédéon ! Vous m’avezpromis de vous mettre au travail : et je vous retrouve ici, àPadwick, en train de faire l’imbécile !

– Par pitié, monsieur Bloomfield, nesoyez pas trop sévère pour M. Forsyth ! implora Julia. Lepauvre garçon est dans un embarras terrible !

– Qu’est-ce donc, Gédéon ? demandal’oncle. Vous vous êtes battu ? ou bien est-ce une note àpayer ?

Ces deux alternatives résumaient, dans lapensée du vieux radical, tous les malheurs pouvant arriver à ungentleman.

– Hélas ! mon oncle, dit Gédéon,c’est pis encore que cela ! Une combinaison de circonstancesd’une injustice vraiment… vraiment providentielle ! Le faitest qu’un syndicat d’assassins se seront aperçus, je ne saiscomment, de mon habileté virtuelle à les débarrasser des traces deleurs crimes ! C’est tout de même un hommage rendu à mescapacités de légiste, voyez-vous !

Sur quoi Gédéon, pour la seconde fois depuisune heure, se mit à raconter tout au long les aventures du grandÉrard.

– Il faut que j’écrive cela auTimes ! s’écria M. Bloomfield.

– Vous voulez donc que je soisdisqualifié ? demanda Gédéon.

– Disqualifié ! bah, sois sanscrainte ! dit son oncle. Le ministère est libéral !certainement il ne refusera pas de m’écouter ! Dieu merci, lesjours de l’oppression tory sont finis !

– Non, cela n’ira pas ! mon oncle,dit Gédéon.

– Mais vous n’êtes pas assez fou pourpersister à vouloir vous défaire vous-même de ce cadavre ?s’écria M. Bloomfield.

– Je ne vois pas d’autre issue devantmoi ! dit Gédéon.

– Mais c’est absurde, et je ne peux pasen entendre parler ! reprit M. Bloomfield. Je vousordonne positivement, Gédéon, de vous désister de cette ingérencecriminelle !

– Fort bien ! dit Gédéon, en ce cas,je vous transmets la chose, pour que vous fassiez du cadavre ce quebon vous semblera !

– À Dieu ne plaise ! s’écria leprésident du Radical-Club. Je ne veux avoir rien à démêler aveccette horreur !

– En ce cas, il faut bien que vous melaissiez faire de mon mieux pour m’en débarrasser ! répliquason neveu. Croyez-moi, c’est le parti le plusraisonnable !

– Ne pourrions-nous pas faire déposersecrètement le cadavre au Club Conservateur ? suggéraM. Bloomfield. Avec de bons articles que nous ferions écrireensuite dans nos journaux radicaux, ce serait un véritable serviceà rendre à la nation !

– Si vous voyez un profit politique àtirer de mon… objet ! dit Gédéon, raison de plus pour que jevous le cède !

– Oh ! non ! non !Gédéon ! Non, je pensais que vous, peut-être, vouspourriez entreprendre cette opération. Et j’ajoute même que, toutbien réfléchi, je trouve qu’il est éminemment inutile que missHazeltine et moi prolongions notre séjour ici, près de vous !On pourrait nous voir ! – poursuivit le vénérable président,en regardant avec méfiance à droite et à gauche. – Vous comprenez,en ma qualité d’homme public, j’ai des précautions exceptionnellesà prendre ! Me compromettre, ce serait compromettre tout leparti ! Et puis, de toute façon, l’heure du dînerapproche !

– Quoi ? s’écria Gédéon enconsultant sa montre. Ma foi, oui, c’est vrai ! Mais, grandDieu ! le piano devrait être ici depuis des heures !

M. Bloomfield se dirigeait déjà vers sabarque ; mais, à ces mots, il s’arrêta.

– Oui ! reprit Gédéon ; j’ai vumoi-même le piano arriver à la gare de Padwick. J’ai moi-mêmeprévenu le camionneur d’avoir à me l’amener ici. Il m’a dit qu’ilavait d’abord une autre commission à faire, mais qu’il serait sansfaute ici à quatre heures, au plus tard. Il n’y a pas de doute, lepiano a été ouvert et on a trouvé le corps !

– Il faut que vous fuyiez tout desuite ! déclara M. Bloomfield. C’est, dans l’espèce, laseule conduite digne d’un homme !

– Mais supposons que je me trompe !gémit Gédéon. Supposons que le piano arrive, et que je ne sois paslà pour le recevoir ! Je serai la première victime de malâcheté ! Non, mon oncle : il faut aller nous renseignerà Padwick ! Moi, naturellement, je ne puis pas m’encharger : mais vous, rien ne vous en empêche. Rien ne vousempêche d’aller un peu tourner autour du bureau de police,comprenez-vous ?

– Non, Gédéon, non, mon cher neveu !– dit M. Bloomfield, de la voix d’un homme fort embarrassé. –Vous savez que j’éprouve pour vous l’affection la plus sincère. Etje sais, de mon côté, que j’ai le bonheur d’être un Anglais, ettous les devoirs que m’impose ce titre. Mais non, pas la police,Gédéon !

– Ainsi, vous me lâchez ? demandaGédéon. Dites-le franchement !

– Loin de là, mon enfant ! Bien loinde là ! protesta le malheureux oncle. Je me borne à proposerde la prudence. Le bon sens, mon cher Gédéon, doit toujours resterle guide d’un véritable Anglais !

– Me permettrez-vous de dire monavis ? s’interposa Julia. Mon avis est que Gédéon… je veuxdire M. Forsyth… ferait mieux de sortir de cet affreuxpavillon, et d’aller attendre là-bas, sous les saules. Si le pianoarrive, M. Forsyth pourra s’approcher et le faire entrer. Etsi c’est, au contraire, la police qui vient, il pourra monter àbord de notre yacht : et il n’y aura plus deM. Jimson ! Sur le yacht, il n’y aura rien àcraindre ! M. Bloomfield est un homme si respectable etune personnalité si éminente que personne ne pourra jamais imaginerqu’il ait été mêlé à une telle affaire !

– Cette jeune fille a énormément de bonsens ! déclara le président du Radical-Club.

– Oui, mais si je ne vois arriver ni lepiano ni la police, demanda Gédéon, que dois-je faire, en cecas ?

– En ce cas, dit Julia, vous irez auvillage quand il fera tout à fait nuit. Et j’irai avec vous !Et je suis bien sûre qu’on ne pensera pas à vous soupçonner. Maismême si quelqu’un vous soupçonnait, je me chargerais de lui fairecomprendre qu’il s’est trompé.

– Voilà ce que je ne sauraispermettre ! Je ne saurais autoriser miss Hazeltine à alleravec vous ! s’écria M. Bloomfield.

– Et pourquoi donc ? demandaJulia.

Or, M. Bloomfield n’avait aucunementenvie de lui dire pourquoi : car son véritable motif étaitqu’il craignait d’être, lui-même, impliqué dans l’imbroglio. Mais,suivant la tactique ordinaire de l’homme qui a honte de soi, il leprit de très haut :

– À Dieu ne plaise, ma chère missHazeltine, que je dicte à une jeune fille bien élevée lesprescriptions des convenances ! commença-t-il. Mais enfin…

– Oh ! n’est-ce que cela ?interrompit Julia. Eh bien ! alors, allons à Padwick tous lestrois ensemble !

– Pincé ! songea tristement le vieuxradical.

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