Le Mort Vivant

Chapitre 9COMMENT S’ACHEVA LE JOUR DE CONGÉ DE MICHEL FINSBURY

Michel était, comme je l’ai déjà dit, unexcellent garçon, et qui aimait à dépenser son argent, autant etpeut-être plus encore qu’à le gagner. Mais il ne recevait ses amisqu’au restaurant, et les portes de son domicile particulierrestaient presque toujours closes. Le premier étage, ayant plusd’air et de lumière, servait d’habitation au vieux Masterman ;le salon ne s’ouvrait presque jamais ; et c’était la salle àmanger qui formait le séjour ordinaire de l’avoué. C’est làprécisément, dans cette salle à manger du rez-de-chaussée, que nousretrouvons Michel s’asseyant à table pour le dîner, le soir duglorieux jour de congé qu’il avait consacré à son ami Pitman. Unevieille gouvernante écossaise, avec des yeux très brillants et unepetite bouche volontiers moqueuse, était chargée du bon ordre de lamaison : elle se tenait debout, près de la table, pendant queson jeune maître déroulait sa serviette.

– Je crois, hasarda timidement Michel,que je prendrais volontiers un peu d’eau-de-vie avec de l’eau deseltz.

– Pas du tout, monsieur Michel !répondit promptement la gouvernante. Du vin rouge et del’eau !

– Bien, bien, Catherine, on vousobéira ! dit l’avoué. Et pourtant, si vous saviez ce que lajournée a été fatigante, au bureau !

– Quoi ? fit la vieille Catherine.Mais vous n’avez pas mis le pied au bureau, de toute lajournée !

– Et comment va le vieux ? demandaMichel, pour détourner la conversation.

– Oh ! c’est toujours la même chose,monsieur Michel ! répondit la gouvernante. Je crois bien que,maintenant, ça ira toujours de même jusqu’à la fin du pauvremonsieur ! Mais savez-vous que vous n’êtes pas le premier à mefaire cette question aujourd’hui ?

– Bah ! s’écria Michel. Et qui doncvous l’a faite avant moi ?

– Un de vos bons amis, répondit Catherineen souriant : votre cousin, M. Maurice !

– Maurice ! qu’est-ce que cemendiant est venu chercher ici ? demanda Michel.

– Il m’a dit qu’il venait faire unevisite, en passant, à M. Masterman ! reprit lagouvernante. Mais moi, voyez-vous, j’ai mon idée sur ce qu’ilvenait faire. Il a essayé de me corrompre, monsieur Michel !Me corrompre ! – répéta-t-elle, avec un accès de dédaininimitable.

– Vraiment ? dit Michel. Je parie aumoins qu’il n’a pas dû vous offrir une grosse somme !

– Peu importe la somme ! répliquadiscrètement Catherine. Mais le fait est que je l’ai renvoyé à sesaffaires comme il convenait ! Il ne se pressera pas de revenirici !

– Vous savez qu’il ne faut pas qu’il voiemon père ! dit Michel. Je n’entends pas exhiber le pauvrevieux à un petit crétin comme lui !

– Vous pouvez être sans crainte de cecôté ! répondit la fidèle servante. Mais ce qu’il y a decomique, monsieur Michel, – faites donc attention à ne pasrenverser de la sauce sur la nappe ! – ce qu’il y a decomique, c’est qu’il s’imagine que votre père est mort, et que voustenez la chose secrète !

Michel fredonna un air.

– L’animal me paiera tout cela !dit-il.

– Est-ce que, avec la loi, vous nepourriez rien contre lui ? suggéra Catherine.

– Non, pas pour le moment du moins !répondit Michel. Mais, dites donc, Catherine ! Vraiment je netrouve pas que ce vin rouge soit une boisson bien saine !Allons ! ayez un peu de cœur, et donnez-moi un verred’eau-de-vie !

Le visage de Catherine prit la dureté dudiamant.

– Eh bien ! puisque c’est ainsi,grommela Michel, je ne mangerai plus rien !

– Ce sera comme vous voudrez, monsieurMichel ! dit Catherine.

Après quoi elle se mit tranquillement àdesservir la table.

« Comme je voudrais que cette Catherinefût une servante moins dévouée ! » soupira Michel enrefermant sur lui la porte de la maison.

La pluie avait cessé. Le vent soufflaitencore, mais plus doucement, et avec une fraîcheur qui n’était passans charme. Arrivé au coin de King’s Road, Michel se rappela toutà coup son verre d’eau-de-vie, et entra dans une tavernebrillamment éclairée. La taverne se trouvait presque remplie. Il yavait là deux cochers de fiacre, une demi-douzaine de sans-travailprofessionnels ; dans un coin, un élégant gentleman essayaitde vendre à un autre gentleman, beaucoup plus jeune, quelquesphotographies esthétiques qu’il tirait mystérieusement d’une boîtede cuir ; dans un autre coin, deux amoureux discutaient laquestion de savoir dans quel parc ils trouveraient le plusd’ombrage pour achever la soirée. Mais le morceau central et lagrande attraction de la taverne était un petit vieillard vêtu d’unelongue redingote noire, achetée toute faite, et sans douted’acquisition récente. Sur la table de marbre, devant lui, entredes sandwichs et un verre de bière, s’étalaient des feuilles depapier couvertes d’écriture. Sa main se balançait en l’air avec desgestes oratoires, sa voix, naturellement aigre, était mise au tonde la salle de conférences ; et, par des artifices comparablesà ceux des antiques sirènes, ce vieillard tenait sous unefascination irrésistible la servante du bar, les deux cochers, ungroupe de joueurs, et quatre des ouvriers sans travail.

– J’ai examiné tous les théâtres deLondres, disait-il, et, en mesurant avec mon parapluie la largeurdes portes, j’ai constaté qu’elles étaient beaucoup trop étroites.Personne de vous évidemment n’a eu, comme moi, l’occasion deconnaître les pays étrangers. Mais, franchement, croyez-vous que,dans un pays bien gouverné, de tels abus pourraient exister ?Votre intelligence, si simple et inculte qu’elle soit, suffit àvous affirmer le contraire. L’Autriche elle-même, qui pourtant nese pique pas d’être un peuple libre, commence à se soulever contrel’incurie qui laisse subsister des abus de ce genre. J’aiprécisément là une coupure d’un journal de Vienne, sur cesujet : je vais essayer de vous la lire, en vous la traduisantau fur et à mesure. Vous pouvez vous rendre compte parvous-mêmes : c’est imprimé en caractères allemands !

Et il tendait à son auditoire le morceau dejournal en question, comme un prestidigitateur fait passer dans lasalle l’orange qu’il s’apprête à escamoter.

– Holà ! mon vieux, c’estvous ? dit tout à coup Michel, en posant sa main sur l’épaulede l’orateur.

Celui-ci tourna vers lui un visage toutconvulsé d’épouvante : c’était le visage de M. JosephFinsbury.

– Michel ! s’écria-t-il. Vous êtesseul ?

– Mais oui ! répondit Michel, aprèsavoir commandé son verre d’eau-de-vie. Je suis seul. Qui doncattendiez-vous ?

– Je pensais à Maurice ou à Jean,répondit le vieillard, manifestement soulagé d’un grand poids.

– Que voulez-vous que je fasse de Mauriceou de Jean ? répondit le neveu.

– Oui, c’est vrai ! répondit Joseph.Et je crois que je puis avoir confiance en vous ! n’est-cepas ? Je crois que vous serez de mon côté ?

– Je ne comprends rien à ce que vousvoulez dire ! répliqua Michel. Mais si c’est de l’argent qu’ilvous faut, j’ai toujours une livre ou deux à votredisposition !

– Non, non, ce n’est pas cela, mon cherenfant ! dit l’oncle, en lui serrant vivement la main. Je vousraconterai tout cela plus tard !

– Parfait ! répondit le neveu. Mais,en attendant, que puis-je vous offrir ?

– Eh bien ! dit modestement levieillard, j’accepterais volontiers une autre sandwich. Je suis sûrque vous devez être très surpris, poursuivit-il, de ma présencedans un lieu de ce genre. Mais le fait est que, en cela, je mefonde sur un principe très sage, mais peu connu…

– Oh ! il est beaucoup plus connuque vous ne le supposez ! s’empressa de répondre Michel, entredeux gorgées de son eau-de-vie. C’est sur ce principe que je mefonde toujours moi-même quand l’envie me vient de boire unverre !

Le vieillard, qui était anxieux de se gagnerla faveur de Michel, se mit à rire, d’un rire sans gaieté.

– Vous avez tant de verve, dit-il, quesouvent vous m’amusez à entendre ! Mais j’en reviens à ceprincipe dont je voulais vous parler. Il consiste, en somme, às’adapter toujours aux coutumes du pays où l’on est. Or, en France,par exemple, ceux qui veulent manger vont au café ou aurestaurant ; en Angleterre, c’est dans des endroits commecelui-ci que le peuple a l’habitude de venir se rafraîchir. J’aicalculé que, avec des sandwichs, du thé, et un verre de bière àl’occasion, un homme seul peut vivre très commodément à Londrespour quatorze livres douze shillings par an !

– Oui, je sais ! répondit Michel.Mais vous avez oublié de compter les vêtements, le linge, et lachaussure. Quant à moi, en comptant les cigares et une petitepartie de plaisir de temps à autre, j’arrive fort bien à me tirerd’affaire avec sept ou huit cents livres par an. Ne manquez pas deprendre note de cela, sur vos papiers !

Ce fut la dernière interruption de Michel. Enbon neveu, il se résigna à écouter docilement le reste de laconférence qui, de l’économie politique, s’embrancha sur la réformeélectorale, puis sur la théorie du baromètre, pour arriver ensuiteà l’enseignement de l’arithmétique dans les écoles dessourds-muets. Là-dessus, la nouvelle sandwich étant achevée, lesdeux hommes sortirent de la taverne et se promenèrent lentement surle trottoir de King’s Road.

– Michel, dit l’oncle, savez-vouspourquoi je suis ici ? C’est parce que je ne peux plussupporter mes deux gredins de neveux ! Je les trouveintolérables !

– Je vous comprends fort bien !approuva Michel. Ne comptez pas sur moi pour prendre leurdéfense !

– Figurez-vous qu’ils ne voulaient jamaisme laisser parler ! poursuivit amèrement le vieillard. Ilsrefusaient de me fournir plus d’un crayon par semaine ! Lejournal, tous les soirs, ils l’emportaient dans leurs chambres pourm’empêcher d’y prendre des notes ! Or, Michel, vous meconnaissez ! Vous savez que je ne vis que pour mescalculs ! J’ai besoin de jouir du spectacle varié et complexede la vie, tel qu’il se révèle à moi dans les journauxquotidiens ! Et ainsi mon existence avait fini par devenir unvéritable enfer lorsque, dans le désordre de ce bienheureuxtamponnement de Browndean, j’ai pu m’échapper. Les deux misérablesdoivent croire que je suis mort, et essayer de cacher la chose pourne pas perdre la tontine !

– Et, à ce propos, où en êtes-vous pource qui en est de l’argent ? demanda complaisamment Michel.

– Oh ! je suis riche ! réponditle vieillard. J’ai touché huit cents livres, de quoi vivre pendanthuit ans. J’ai des plumes et des crayons à volonté ; j’ai à madisposition le British Museum, avec ses livres. Mais c’estextraordinaire combien un homme d’une intelligence raffinée a peubesoin de livres, à un certain âge ! Les journaux suffisentparfaitement à l’instruire de tout !

– Savez-vous quoi ? dit Michel.Venez demeurer chez moi !

– Michel, répondit l’oncle Joseph, voilàqui est très gentil de votre part : mais vous ne vous rendezpas compte de ce que ma position a de particulier. Il y a,voyez-vous, quelques petites complications financières quim’empêchent de disposer de moi aussi librement que je le devrais.Comme tuteur, vous savez, mes efforts n’ont pas été bénis duciel ; et, pour vous dire la chose bien exactement, je metrouve tout à fait à la merci de cette bête brute deMaurice !

– Vous n’aurez qu’à vous déguiser !s’écria Michel. Je puis vous prêter tout de suite une paire delunettes en verres à vitre, ainsi que de magnifiques favorisrouges.

– J’ai déjà caressé cette idée, réponditle vieillard ; mais j’ai craint de provoquer des soupçons dansle modeste hôtel meublé que j’habite. J’ai constaté, à ce propos,que le séjour des hôtels meublés…

– Mais, dites-moi ! interrompitMichel. Comment diable avez-vous pu vous procurer del’argent ? N’essayez pas de me traiter en étranger, mononcle ! Vous savez que je connais tous les détails ducompromis, et de la tutelle, et de la situation où vous êtesvis-à-vis de Maurice !

Joseph raconta sa visite à la banque, ainsique la façon dont il y avait touché le chèque, et défendu que l’onavançât désormais aucun argent à ses neveux.

– Ah ! mais pardon ! Ça ne peutpas aller comme ça ! s’écria Michel. Vous n’aviez pas le droitd’agir ainsi !

– Mais tout l’argent est à moi,Michel ! protesta le vieillard. C’est moi qui ai fondé lamaison de cuirs sur des principes de mon invention !

– Tout cela est bel et bon ! ditl’avoué. Mais vous avez signé un compromis avec votre neveu, vouslui avez fait abandon de vos droits : savez-vous, mon cheroncle, que cela signifie simplement les galères, pourvous ?

– Ce n’est pas possible ! s’écriaJoseph. Il est impossible que la loi pousse l’injusticejusque-là !

– Et le plus cocasse de l’affaire, repritMichel avec un éclat de rire soudain, c’est que, par-dessus lemarché, vous avez coulé la maison de cuirs ! En vérité, moncher oncle, vous avez une singulière façon de comprendre laloi : mais, pour ce qui est de l’humour, vous êtesimpayable !

– Je ne vois rien là dont on ait àrire ! observa sèchement M. Finsbury.

– Et vous dites que Maurice n’a paspouvoir pour signer ? demanda Michel.

– Moi seul ai pouvoir pour signer !répondit Joseph.

– Le malheureux Maurice ! Oh !le malheureux Maurice ! s’écria l’avoué, en sautant deplaisir. Et lui qui, en outre, s’imagine que vous êtes mort, etpense aux moyens de cacher la nouvelle !… Mais, dites-moi, mononcle, qu’avez-vous fait de tout cet argent ?

– Je l’ai déposé dans une banque, et j’aigardé vingt livres ! répondit M. Finsbury. Pourquoi medemandez-vous ça ?

– Voici pourquoi ! dit Michel.Demain, un de mes clercs vous apportera un chèque de cent livres,en échange duquel vous lui remettrez le reçu de la Banque, afinqu’il aille au plus vite rapporter les huit cents livres à laBanque Anglo-Patagonienne, en fournissant une explicationquelconque que je me chargerai d’inventer pour vous. De cettefaçon, votre situation sera plus nette ; et comme Maurice,tout de même, ne pourra pas toucher un sou en banque, à moins defaire un faux, vous voyez que vous n’aurez pas de remords à avoirde ce côté-là !

– C’est égal, j’aimerais mieux ne pasdépendre de votre bonté ! répondit Joseph en se grattant lenez. J’aimerais mieux pouvoir vivre de mon propre argent,maintenant que je l’ai !

Mais Michel lui secoua le bras.

– Il n’y aura donc pas moyen, luicria-t-il, de vous faire comprendre que je travaille en ce moment àvous épargner le bagne !

Cela était dit avec tant de sérieux que levieillard en fut effrayé.

– Il faudra, dit-il, que je tourne monattention du côté de la loi ; ce sera pour moi un champnouveau à explorer. Car bien que, naturellement, je comprenne lesprincipes généraux de la législation, il y a beaucoup de sesdétails que j’ai jusqu’à présent négligé d’examiner, et ce que vousm’apprenez là, par exemple, me surprend tout à fait. Cependant ilse peut que vous ayez raison, et le fait est qu’à mon âge un longemprisonnement risquerait de m’être quelque peu préjudiciable. Maisavec tout cela, mon cher neveu, je n’ai aucun droit à vivre devotre argent !

– Ne vous inquiétez pas de cela !fit Michel. Je trouverai bien un moyen de rentrer dans mesfonds !

Après quoi, ayant noté l’adresse du vieillard,il prit congé de lui au coin d’une rue.

« Quel vieux coquin, en vérité ! sedit-il. Et puis, comme la vie est une chose singulière ! Jecommence à croire pour de bon que la providence m’a expressémentchoisi, aujourd’hui, pour la seconder. Voyons un peu !Qu’ai-je fait depuis ce matin ? J’ai sauvé Pitman, j’aienseveli un mort, j’ai sauvé mon oncle Joseph, j’ai remontéForsyth, et j’ai bu d’innombrables verres de diverses liqueurs. Simaintenant, pour finir la soirée, j’allais faire une visite à mescousins, et poursuivre auprès d’eux mon rôle providentiel ?Dès demain matin, je verrai sérieusement à tirer mon profit de tousces événements nouveaux ; mais, ce soir, que la charité seuleinspire ma conduite ! »

Vingt minutes après, et pendant que toutes leshorloges sonnaient onze heures, le représentant de la Providencedescendit d’un fiacre, ordonna au cocher de l’attendre, et sonna àla porte du numéro 16, dans John Street.

La porte fut aussitôt ouverte par Mauricelui-même.

– Oh ! c’est vous, Michel ?dit-il, en bloquant soigneusement l’étroite ouverture. Il est bientard !

Sans répondre, Michel s’avança, saisit la mainde Maurice, et la serra si vigoureusement que le pauvre garçon fit,malgré lui, un mouvement de recul, ce dont son cousin profita pourentrer dans l’antichambre et pour passer ensuite dans la salle àmanger, avec Maurice sur ses talons.

– Où est mon oncle Joseph ?demanda-t-il, en s’installant dans le meilleur fauteuil.

– Il a été assez souffrant, ces joursderniers ! répondit Maurice. Il est resté à Browndean. Ilprend soin de lui, et je suis seul ici, comme vous voyez !

Michel eut un sourire mystérieux.

– C’est que j’ai besoin de le voir pourune affaire pressante ! dit-il.

– Il n’y a pas de raison pour que je vouslaisse voir mon oncle, tandis que vous ne me laissez pas voir votrepère ! répliqua Maurice.

– Ta, ta, ta ! dit Michel. Mon pèreest mon père ; mais le vieux Joseph est mon oncle à moi aussibien que le vôtre, et vous n’avez aucun droit de leséquestrer !

– Je ne le séquestre pas ! ditMaurice, enragé. Il est souffrant ; il est dangereusementmalade, et personne ne peut le voir !

– Eh bien ! je vais vous dire ce quien est ! déclara Michel. Je suis venu pour m’entendre avecvous, Maurice ! ce compromis que vous m’avez proposé, au sujetde la tontine, je l’accepte !

Le malheureux Maurice devint pâle comme unmort, et puis rougit jusqu’aux tempes, dans un soudain accès defureur contre l’injustice monstrueuse de la destinée humaine.

– Que voulez-vous dire ?s’écria-t-il. Je n’en crois pas un mot !

Et lorsque Michel l’eût assuré qu’il parlaitsérieusement :

– En ce cas, s’écria-t-il en rougissantde nouveau, sachez que je refuse ! Voilà ! Vous pouvezmettre cela dans votre pipe, et le fumer !

– Oh ! oh ! fit aigrementMichel. Vous dites que votre oncle est dangereusement malade, etcependant vous ne voulez plus du compromis que vous m’avezvous-même proposé quand il était bien portant ! Il y a quelquechose de louche, là-dessous !

– Qu’entendez-vous par là ? hurlaMaurice.

– Je veux dire simplement qu’il y alà-dessous quelque chose qui n’est pas clair ! expliquaMichel.

– Oseriez-vous faire une insinuation àmon adresse ? reprit Maurice, qui commençait à entrevoir lapossibilité d’intimider son cousin.

– Une insinuation ? répéta Michel.Oh ! ne nous mettons pas à employer de grands mots commecelui-là ! Non, Maurice, essayons plutôt de noyer notrequerelle dans une bouteille, comme deux galants cousins !Les Deux galants cousins, comédie, parfois attribuée àShakespeare ! ajouta-t-il.

Le cerveau de Maurice travaillait comme unmoulin. « Soupçonne-t-il vraiment quelque chose ? Ou bienne fait-il que parler au hasard ? et que dois-je faire ?Savonner, ou bien attaquer à fond ? En somme, savonner vautmieux : cela me fera toujours gagner dutemps ! »

– Eh bien ! – dit-il tout haut, etavec une pénible affectation de cordialité, – il y a longtemps quenous n’avons point passé une soirée ensemble, Michel, et quoiquemes habitudes, comme vous savez, soient extrêmement tempérées, jevais faire aujourd’hui une exception pour vous. Excusez-moi unmoment ! Je vais aller chercher dans la cave une bouteille dewhisky !

– Pas de whisky pour moi ! ditMichel. Un peu du vieux champagne de l’oncle Joseph, ou rien dutout !

Pendant une seconde, Maurice hésita, car iln’avait plus que quelques bouteilles de ce vieux vin, et y tenaitbeaucoup ; mais, dès la seconde suivante, il sortit sansrépondre un mot. Il avait compris que, en le dépouillant ainsi dela crème de sa cave, Michel s’était imprudemment exposé, et livré àlui.

« Une bouteille ? se dit-il. Parsaint Georges, je vais lui en donner deux ! Ce n’est pas lemoment de faire des économies ; et, une fois que l’animal seracomplètement ivre, ce sera bien le diable si je n’arrive pas à luiarracher son secret ! »

Ce fut donc avec une bouteille sous chaquebras qu’il rentra dans la salle à manger. Il prit deux verres dansle buffet, et les remplit avec une grâce hospitalière.

– Je bois à votre santé, moncousin ! s’écria-t-il gaiement. N’épargnez pas le vin, dans mamaison !

Debout près de la table, Michel vida sonverre. Il le remplit de nouveau, et revint s’asseoir dans sonfauteuil, emportant la bouteille avec lui. Et bientôt trois verresde vieux champagne, absorbés coup sur coup, produisaient unchangement notable dans sa manière d’être.

– Savez-vous que vous manquez de vivacitéd’esprit, Maurice ! observa-t-il. Vous êtes profond, c’estpossible : mais je veux être pendu si vous avez l’espritvif !

– Et qu’est-ce qui vous fait croire queje sois profond ? demanda Maurice avec un air de simplicitéamusée.

– Le fait que vous ne voulez pas d’uncompromis avec moi ! répondit Michel, qui commençait às’exprimer avec beaucoup de difficulté. Vous êtes profond, Maurice,très profond, de ne pas vouloir de ce compromis ! Et vous avezlà un vin qui est bien bon ! Ce vin est le seul traitrespectable de la famille Finsbury. Savez-vous que c’est encoreplus rare qu’un titre ! bien plus rare ! Seulement, quandun homme a dans sa cave du vin comme celui-là, je me demandepourquoi il ne veut pas d’un compromis !

– Mais, vous-même, vous n’en vouliez pas,jusqu’ici ! dit Maurice, toujours souriant. À chacun sontour !

– Je me demande pourquoi je n’en ai pasvoulu ! Je me demande pourquoi vous n’en voulez pas !reprit Michel. Je me demande pourquoi chacun de nous pense quel’autre n’a pas voulu du compromis ! Dites donc, savez-vousque c’est là un problème très… très re… très remarquable ?ajouta-t-il, non sans orgueil d’avoir enfin triomphé de tous lesobstacles oraux qu’il avait trouvés sur sa route.

– Et quelle raison croyez-vous que j’aiepour refuser ? demanda adroitement Maurice.

Michel le regarda bien en face, puis clignad’un œil.

– Ah ! vous êtes un malin !dit-il. Tout à l’heure vous allez me demander de vous aider àsortir de votre pétrin. Et le fait est que je sais bien que je suisl’émissaire de la Providence ; mais, tout de même, pas decette manière-là ! Vous aurez à vous en tirer tout seul, monbon ami, ça vous remontera ! Quel terrible pétrin cela doitêtre, pour un jeune orphelin de quarante ans : la maison decuirs, la banque, et tout le reste !

– J’avoue que je ne comprends rien à ceque vous voulez dire ! déclara Maurice.

– Je ne suis pas sûr d’y comprendregrand’chose moi-même ! dit Michel. Voici un vin excellent,monsieur, ex’lent vin. Mais revenons un peu à votre affaire,hein ? Donc, voilà un oncle de prix qui a disparu ! Ehbien ! tout ce que je veux savoir, c’est ceci : où estcet oncle de prix ?

– Je vous l’ai dit ; il est àBrowndean ! répondit Maurice, en essuyant son front à ladérobée, car ces petites attaques répétées commençaient à lefatiguer réellement.

– Facile à dire, Brown… Brown… Hé, aprèstout, pas si facile à dire que ça ! s’écria Michel, irrité. Jeveux dire que vous avez beau jeu à me répondre n’importe quoi. Maisce qui ne me plaît pas là-dedans, c’est cette disparition complèted’un oncle ! Franchement, Maurice, est-cecommercial ?

Et il hochait la tête, tristement.

– Rien n’est plus simple, ni plusclair ! répondit Maurice, avec un calme chèrement payé. Pasl’ombre d’un mystère, dans tout cela ! Mon oncle se repose, àBrowndean, pour se remettre de la secousse qu’il a subie dansl’accident !

– Ah ! oui, dit Michel, une rudesecousse !

– Pourquoi dites-vous cela ? s’écriavivement Maurice.

– Oh ! je le dis en m’appuyant surla meilleure autorité possible ! C’est vous-même qui venez deme le dire ! répliqua Michel. Mais si vous me dites lecontraire, à présent, naturellement j’aurai à choisir entre lesdeux versions. Le fait est que… que j’ai renversé du vin sur letapis ; on dit que ça leur fait du bien, aux tapis ! Lefait est que notre cher oncle… Mort, hein ?…Enterré ?

Maurice se dressa sur ses pieds.

– Qu’est-ce que vous dites ?hurla-t-il.

– Je dis que j’ai renversé du vin sur letapis ! répondit Michel en se levant aussi. Mais c’est égal,je n’ai pas tout renversé ! Bien des amitiés au cher oncle,n’est-ce pas ?

– Vous voulez vous en aller ?demanda Maurice.

– Hé ! mon pauvre vieux, il lefaut ! Forcé d’aller veiller un ami malade ! réponditMichel, en se tenant à la table pour ne pas tomber.

– Vous ne partirez pas d’ici avant dem’avoir expliqué vos allusions ! déclara Maurice d’un tonféroce. Qu’avez-vous voulu dire ? Pourquoi êtes-vous venuici ?

Mais l’avoué était déjà parvenu jusqu’à laporte du vestibule.

– Je suis venu sans aucune mauvaiseintention, je vous assure ! dit-il en mettant la main sur soncœur. Je vous jure que je n’ai pas eu d’autre intention que deremplir mon rôle d’agent de la Providence !

Puis il parvint jusqu’à la porte de la rue,l’ouvrit, non sans peine, et descendit vers le fiacre, quil’attendait. Le cocher, brusquement réveillé d’un somme, luidemanda où il fallait le conduire.

Michel s’aperçut que Maurice l’avait suivi surle seuil de la maison ; et une brillante inspiration lui vintà l’esprit.

« Ce garçon-là a besoin d’être remontésérieusement ! » songea-t-il.

– Cocher, conduisez-moi àScotland-Yard[1] ! dit-il tout haut, en se tenantà la roue. Car, enfin, cocher, il y a quelque chose de louche danscet oncle et son accident ! Tout cela mérite d’être tiré auclair ! Conduisez-moi à Scotland-Yard !

– Vous ne pouvez pas me demander celapour de bon ! dit le cocher, avec la cordiale sympathie qu’onttoujours ses pareils pour un homme du monde en état d’ivresse.Écoutez, monsieur, vous feriez mieux de vous faire ramener chezvous ! Demain matin, vous pourrez toujours aller àScotland-Yard !

– Vous croyez ? demanda Michel.Allons, en ce cas, conduisez-moi plutôt au Bar de laGaîté !

– Le Bar de la Gaîté est fermé,monsieur !

– Eh bien, alors, chez moi ! ditMichel, résigné.

– Mais où cela, monsieur ?

– Ma foi, vraiment, mon ami, je ne saispas ! dit Michel en s’asseyant dans le fiacre. Conduisez-moi àScotland-Yard, et, là-bas, nous demanderons !

– Mais vous devez bien avoir une carte devisite, dit l’homme à travers le guichet du plafond. Donnez-moivotre porte-cartes !

– Quelle prodigieuse intelligence, pourun cocher de fiacre ! s’écria Michel, en passant sonporte-cartes au cocher.

Et celui-ci lut tout haut, à la lumière dugaz :

– Michel Finsbury, 233, King’s Road,Chelsea. Est-ce bien cela, monsieur ?

– Parfait ! s’écria Michel.Conduisez-moi là, si vous y voyez suffisamment, avec toutes cesmaisons qui s’obstinent à rester sens dessus dessous !

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