Le Mort Vivant

Chapitre 6LES TRIBULATIONS DE MAURICE (Première Partie)

Pendant que le fiacre filait par les rues deLondres, Maurice s’évertuait à rallier toutes les forces de sonesprit. 1° le baril contenant le cadavre s’était égaré ;2° il y avait nécessité absolue à le retrouver. Ces deuxpoints étaient clairs ; et si, par une chance providentielle,le baril se trouvait encore à la gare, tout pouvait aller bien. Sile baril n’était pas à la gare, et qu’il se trouvât déjà entre lesmains d’autres personnes l’ayant reçu par erreur, la chose prenaitune tournure plus fâcheuse. Les personnes qui reçoivent des colisdont elles ne s’expliquent pas la nature sont en général portées àles ouvrir tout de suite. L’exemple de Miss Hazeltine (que Mauricemaudit une fois de plus) ne confirmait que trop ce principegénéral. Et si quelqu’un avait déjà ouvert le baril…« Seigneur Dieu ! » s’écria Maurice à cette pensée,en portant la main à son front tout gonflé de sueur.

La première conception d’un manquement à laloi a volontiers, pour l’imagination, quelque chosed’excitant : le projet, encore à l’état d’ébauche, s’offresous des couleurs vives et attrayantes. Mais il n’en est pas demême lorsque, plus tard, l’attention du criminel se tourne vers sesrapports possibles avec la police. Maurice, à présent, se disaitqu’il n’avait peut-être pas suffisamment pris en considérationl’existence de la police, lorsqu’il s’était embarqué dans sonentreprise. « Je vais avoir à jouer très serré ! »songea-t-il ; et un petit frisson de peur courut tout le longde son épine dorsale.

– Les grandes lignes, ou labanlieue ? lui demanda tout à coup le cocher, à travers lepetit guichet du plafond.

– Grandes lignes ! répondit Maurice.Après quoi il décida que cet homme aurait, tout de même, sonshilling de pourboire.

« Ce serait folie d’attirer l’attentionsur moi en ce moment ! » se dit-il. « Mais la sommeque cette affaire-là va me coûter, au bout du compte, commence à mefaire l’effet d’un cauchemar ! »

Il traversa la salle des billets, et,misérablement, erra sur le quai. Il y avait, en cet instant, unpetit arrêt dans le mouvement de la gare ; peu de gens sur lequai, à peine quelques voyageurs attendant, çà et là. Mauriceconstata qu’il n’attirait point l’attention, ce qui lui parut unechose excellente ; mais, d’autre part, il songea que sonenquête n’avançait pas beaucoup. De toute nécessité, il devaitfaire quelque chose, risquer quelque chose : chaque instantqui passait ajoutait au danger. Enfin, recueillant tout soncourage, il arrêta un porteur et lui demanda si, par hasard, il nese souvenait pas d’avoir vu arriver un baril, au train dumatin : ajoutant qu’il était anxieux de se renseigner, car lebaril appartenait à un de ses amis. « Et l’affaire est desplus importantes, ajouta-t-il encore, car ce baril contient deséchantillons ! »

– Je n’étais pas là ce matin, monsieur,répondit le porteur ; mais je vais demander à Bill. Hé !Bill ! dis-donc, te souviens-tu d’avoir vu arriver deBournemouth, ce matin, un baril contenant deséchantillons ?

– Je ne peux rien dire au sujet deséchantillons ! répliqua Bill. Mais le bourgeois qui a reçu lebaril nous a fait un joli tapage !

– Quoi ? Comment ? s’écriaMaurice, en même temps que, fiévreusement, il glissait deux sousdans la main du porteur.

– Eh bien ! monsieur, il y a unbaril qui est arrivé à une heure trente, et qui est resté au dépôtjusque vers les trois heures. À ce moment-là, voilà qu’arrive unpetit homme, d’un air tout malingre. – j’ai bien idée que ce doitêtre quelque vicaire, – et qu’il me dit : « Vous n’auriezpas reçu quelque chose pour Pitman ? » – William BentPitman, si je me rappelle bien le nom. – « Je ne sais pas aujuste, monsieur, que je lui réponds ; mais je crois bien quec’est le nom qui est écrit sur ce baril ! » Le petithomme va voir le baril, et fait une mine ahurie quand il aperçoitl’adresse. Et le voilà qui se met à nous reprocher de ne pas luiavoir apporté ce qu’il voulait. « Eh ! peu m’importe ceque vous voulez, monsieur, que je lui dis ; mais si c’est vousqui êtes William Bent Pitman, il faut que vous emportiez cebaril ! »

– Et l’a-t-il emporté ? s’écriaMaurice, respirant à peine.

– Eh bien ! monsieur, reprittranquillement Bill, il paraît que c’était une grande caissed’emballage que ce monsieur attendait. Et cette caisse est bienarrivée ; je le sais, parce que c’est le plus grand colis quej’aie jamais vu. Alors, en apprenant ça, ce Pitman a de nouveaufait la grimace. Il a demandé à parler au chef de service, et on afait venir Tom, le facteur, celui qui avait conduit la caisse. Ehbien ! monsieur – poursuivit Bill avec un sourire – jamais jen’ai vu un homme dans un état pareil ! Ivre-mort,monsieur ! À ce que j’ai cru comprendre, il y avait eu unmonsieur, évidemment fou, qui avait donné à ce brave Tom une livresterling de pourboire, et voilà d’où était venu tout le mal,comprenez-vous ?

– Mais enfin, qu’est-ce qu’il adit ? haleta Maurice.

– Ma foi ! monsieur, il n’étaitguère en état de dire grand’chose ! répondit Bill. Mais il aoffert de se battre à coups de poing avec ce Pitman pour une pintede bière. Il avait perdu son livre, aussi, et ses reçus ; etson compagnon était encore plus saoul que lui, si possible.Oh ! monsieur, ils étaient tous les deux comme… comme deslords ! Et le chef de service leur a réglé leur compte séancetenante.

« Allons ! voilà qui n’est point simauvais ! » songea Maurice, avec un soupir desoulagement. Puis, s’adressant au porteur :

– Et ainsi, ces deux hommes n’ont pas pudire où ils avaient conduit la caisse ?

– Non, répondit Bill, ni ça ni autrechose !

– Et… qu’est-ce qu’a fait Pitman ?demanda Maurice.

– Il a emporté le baril dans un fiacre àquatre roues, répondit Bill. Le pauvre homme était tout tremblant.Je ne crois pas qu’il ait beaucoup de santé !

– Et ainsi, murmura Maurice, le baril estparti ?

– De ça, vous pouvez en être biensûr ! dit le porteur. Mais vous feriez mieux de voir le chefde service !

– Oh ! pas du tout, la chose n’aaucune importance ! protesta Maurice. Ce baril ne contenaitque des échantillons !

Et il se hâta d’opérer sa sortie.

Enfermé dans un fiacre, une fois de plus, ils’efforça de jeter un nouveau regard d’ensemble sur sa position.« Supposons, se dit-il, supposons que j’accepte ma défaite etaille tout de suite déclarer la mort de mon oncle ! » Ily perdrait la tontine, et, avec celle-ci, sa dernière chance derecouvrer ses 7.800 livres. Mais, d’autre part, depuis le shillingde pourboire donné au cocher de fiacre, il avait commencé àconstater que le crime était coûteux dans sa pratique, et, depuisla perte du baril, que le crime était incertain dans sesconséquences. Avec calme, d’abord, puis sans cesse avec plus dechaleur, il envisagea les avantages qu’il y aurait pour lui àabandonner son entreprise. Cet abandon impliquait pour lui uneperte d’argent : mais, en somme, et après tout, pas une trèsgrosse perte : celle seulement de la tontine, sur laquelle iln’avait jamais compté tout à fait. Il retrouva au fond de samémoire certains traits établissant qu’en effet jamais il n’avaitcru bien sérieusement aux profits de la tontine. Non, jamais il n’yavait cru, jamais il n’avait eu l’espoir certain de recouvrer ses7.800 livres ; et, s’il s’était embarqué dans cette aventure,c’était uniquement pour parer à la déloyauté, trop manifeste, deson cousin Michel. Il le voyait clairement à présent : mieuxvalait pour lui se retirer au plus vite de l’aventure, pourtransporter tous ses efforts sur l’affaire des cuirs…

– Seigneur ! s’écria-t-il tout àcoup en bondissant dans son fiacre comme un diable dans sa boîte àmalice. Seigneur ! Mais je n’ai pas seulement perdu latontine ! J’ai encore perdu l’affaire des cuirs par-dessus lemarché !

Pour monstrueux que fût le fait, il étaitrigoureusement vrai. Maurice n’avait point pouvoir pour signer, aunom de son oncle. Il ne pouvait pas même émettre un chèque detrente shillings. Aussi longtemps qu’il n’aurait pas produit unepreuve légale de la mort de son oncle, il n’était qu’un paria sansle sou : et, dès qu’il aurait produit cette preuve légale, lebénéfice de la tontine était, pour lui, irrémédiablementperdu ! Mais bah ! Maurice n’avait pas le droitd’hésiter ! Il devait laisser tomber la tontine comme unmarron trop chaud, et concentrer toutes ses forces sur la maison decuirs, ainsi que sur le reste de son petit, mais légitime,héritage ! Sa résolution fut prise en un instant. Mais, dèsl’instant suivant, soudain, se découvrit à lui l’étendue toutentière de sa calamité. Déclarer la mort de son oncle, il ne lepouvait pas ! Depuis que le cadavre s’était perdu, l’oncleJoseph était (au point de vue de la loi) devenu immortel.

Il n’y avait pas au monde une voiture assezgrande pour contenir Maurice avec son désespoir. Le pauvre garçonfit arrêter le fiacre, descendit, paya, et se mit à marcher il nesavait où.

– Je commence à croire que je me suisembarqué dans cette affaire avec trop de précipitation ! sedit-il, avec un soupir funèbre. Je crains que l’affaire ne soittrop compliquée pour un homme de mes capacitésintellectuelles !

Tout à coup, un des aphorismes de son oncleJoseph lui revint à l’esprit : « Si vous voulez penserclairement, couchez vos arguments par écrit ! » répétaitvolontiers le vieillard. « Hé ! cette vieille bête avaittout de même quelques bonnes idées ! songea Maurice. Je vaisemployer son système, pour voir ! »

Il entra dans une taverne, commanda dufromage, du pain, de quoi écrire, et s’installa solennellementdevant une feuille de papier blanc. Il essaya la plume ; choseà peine croyable, elle allait parfaitement. Mais qu’allait-ilécrire ?

– J’y suis ! s’écria enfin Maurice.Je vais faire comme Robinson Crusoé, avec ses deuxcolonnes !

Aussitôt il plia son papier, conformément à cemodèle classique, et commença ainsi :

 

MAUVAISBON
1. J’ai perdu le corps de mon oncle.1. Mais Pitman l’a trouvé.

 

– Halte-là ! se dit Maurice. Je melaisse entraîner trop loin par le génie de l’antithèse.Recommençons :

 

MAUVAISBON
1. J’ai perdu le corps de mon oncle.1. Mais, de cette façon, je n’ai plus àm’inquiéter de l’enterrer.
2. J’ai perdu la tontine.2. Mais je puis encore la sauver siPitman fait disparaître le corps, et que je trouve un médecin toutà fait sans scrupules.
3. J’ai perdu le commerce de cuirs, ettout le reste de la succession de mon oncle.3. Mais je ne les ai point perdus siPitman livre le corps à la police.

 

« Oui, mais, en ce cas, je vais enprison ! J’oubliais cela ! songea Maurice. Au fait, jecrois que je ferai mieux de ne pas m’arrêter à cette hypothèse. Lesgens qui n’ont rien à craindre pour eux-mêmes sont à l’aise pourrecommander aux autres d’envisager toutes les piresextrémités : mais j’estime que, dans un cas comme celui-ci,mon premier devoir est d’éviter toute occasion de me décourager.Non, il doit y avoir une autre réponse au numéro 3 de droite !Il doit y avoir un bon faisant contrepoids à cemauvais ! Ou bien, sans cela, à quoi serviraitl’invention de cette double colonne ? Eh ! par saintGeorges, j’y suis ! La réponse au numéro 3 est exactement lamême qu’au numéro 2 ! »

Et il se hâta de récrire le passage :

 

MAUVAISBON
3. J’ai perdu le commerce de cuirs, ettout le reste de la succession de mon oncle.3. Mais je ne les ai point perdus si jeparviens à découvrir un médecin qui soit tout à fait sansscrupules.

 

« Ce médecin vénal est décidément bien àdésirer pour moi ! se dit-il. J’ai besoin de lui, d’abord,pour me donner un certificat attestant que mon oncle est mort, afinque je puisse reprendre l’affaire des cuirs ; et puis j’aibesoin de lui pour me donner un certificat attestant que mon oncleest vivant… Mais voilà de nouveau que je tombe dans uneantinomie ! »

Et il revint à ses confrontations :

 

MAUVAISBON
4. Je n’ai presque plus d’argent.4. Mais il y en a beaucoup, à laBanque.
5. Oui, mais je ne peux pas toucherl’argent qui est à la Banque.5. Mais… Au fait, cela paraîtmalheureusement incontestable.
6. J’ai laissé dans la poche de l’oncleJoseph le chèque de huit cent livres.6. Mais, pour peu que Pitman soit unmalhonnête homme, la découverte de ce chèque le décidera à garderla chose secrète et à jeter le corps à l’égout.
7. Oui, mais si Pitman est un malhonnêtehomme et qu’il découvre le chèque, il saura qui est l’oncle Joseph,et pourra me faire chanter.7. Oui, mais si je ne me trompe pas dansma conjecture au sujet de l’oncle Masterman, je pourrai, à montour, faire chanter mon cousin Michel.
8. Mais je ne puis pas faire chanterMichel avant d’avoir des preuves de la mort de son père. (Et puis,faire chanter Michel ne laisse pas d’être une entreprise assezdangereuse.)8. Tant pis !
9. La maison de cuirs aura bientôt besoind’argent pour les dépenses courantes, et je n’en ai pas àdonner.9. Mais la maison de cuirs est un bateauqui se noie.
10. Oui, mais ce n’en est pas moins leseul bateau qui me reste.10. Exact.
11. Jean aura bientôt besoin d’argent, etje n’en ai pas à lui donner.11.
12. Et le médecin vénal voudra se fairepayer d’avance.12.
13. Et si Pitman est malhonnête et nem’envoie pas en prison, il exigera de moi des sommes énormes.13.

 

– Oh ! mais je vois que l’affaireest bien unilatérale ! s’écria Maurice. Décidément, cetteméthode n’a pas autant de valeur que j’avais supposé !

Il chiffonna la feuille de papier et la mitdans sa poche : puis, aussitôt, il la retira de sa poche, ladéplia, et la relut d’un bout à l’autre.

– D’après ce résumé des faits, se dit-il,je vois que c’est au point de vue financier que ma position est leplus faible. N’y aurait-il donc vraiment aucun moyen de trouver desfonds ? Dans une grande ville comme Londres, et entouré detoutes les ressources de la civilisation, on ne me fera pas croirequ’une chose aussi simple me soit impossible. Allons !allons ! pas tant de précipitation ! D’abord, n’y a-t-ilrien que je puisse vendre ? Ma collection de bagues àcachets ?

Mais à la pensée de se séparer de ces cherstrésors, Maurice sentit que le sang lui affluait aux joues.

– Non ! j’aimerais mieuxmourir ! se dit-il.

Et, jetant sur la table une pièce d’unshilling, il s’enfuit dans la rue.

– Il faut absolument que je trouve desfonds ! reprit-il. Mon oncle étant mort, l’argent déposé à labanque est à moi : je veux dire qu’il devrait être à moi, sanscette maudite fatalité qui me poursuit depuis que j’étais unorphelin en tutelle ! Je sais bien ce que ferait, à ma place,tout autre homme dans la chrétienté ! Tout autre homme, à maplace, ferait des faux : excepté que, dans mon cas, cela nepourrait pas s’appeler des faux, puisque l’oncle Joseph est mort,et que l’argent m’appartient. Quand je pense à cela, quand je penseque mon oncle est mort sous mes yeux, et que je ne peux pas prouverqu’il est mort, ma gorge se serre en présence d’une telleinjustice ! Autrefois, je me sentais rempli d’amertume ausouvenir de mes 7.800 livres : qu’était-ce que cette misérablesomme, en comparaison de ce que je perds à présent ?C’est-à-dire que, jusqu’au jour d’avant-hier, j’étais parfaitementheureux ! »

Et Maurice arpentait les trottoirs, avec deprofonds soupirs.

« Et puis ce n’est pas tout !songeait-il. Mais pourrai-je faire ces faux ? Arriverai-je àcontrefaire l’écriture de mon oncle ? En serai-jecapable ? Pourquoi n’ai-je pas pris plus de leçons d’écriture,quand j’étais enfant ? Ah ! comme je comprends maintenantles admonitions de mes professeurs, nous prédisant que nousregretterions plus tard de n’avoir pas mieux profité de leursenseignements ! Ma seule consolation est que, même sij’échoue, je n’aurai rien à craindre, – de la part de maconscience, du moins. Et si je réussis, et que Pitman soit le noircoquin que je suppose, eh bien ! je n’aurais plus qu’à essayerde découvrir un médecin vénal, chose qui ne doit pas être difficileà découvrir dans une ville comme Londres. La ville doit en êtreremplie, c’est bien certain ! Je ne vais pas, bien sûr !mettre une annonce dans les journaux pour demander un médecin àcorrompre : non, je n’aurai qu’à entrer tour à tour chezdifférents médecins, à les juger d’après leur accueil, et puis,quand j’en aurai trouvé un qui me paraîtra pouvoir me convenir, àlui exposer simplement mon affaire… Encore que, même cela, au fond,ce soit une démarche assez délicate ! »

Après de longs détours, il se trouvait auxenvirons de John Street ; il s’en aperçut tout à coup etrésolut de rentrer chez lui. Mais, pendant qu’il faisait tourner laclef dans la serrure, une nouvelle réflexion mortifiante lui vint àl’esprit : « Cette maison même n’est pas à moi, tant queje ne pourrai pas prouver la mort de mon oncle ! » sedit-il. Et il referma si violemment la porte, derrière lui, quetous les contrevents des fenêtres claquèrent.

Dans les ténèbres du vestibule, par un comblede malchance, Maurice fit un faux pas, et tomba lourdement sur lesocle de l’Hercule. La vive douleur qu’il ressentit achevade l’exaspérer. Dans un accès soudain de fureur impulsive, ilsaisit le marteau que Gédéon Forsyth avait laissé à terre, et, sansvoir ce qu’il faisait, asséna un coup dans la direction de lastatue. Il entendit un craquement sec.

« Mon Dieu ! qu’est-ce que j’aiencore fait ? » gémit Maurice. Il alluma une allumette etcourut chercher un bougeoir, dans la cuisine. « Oui, se dit-ilen considérant, à la lueur de sa bougie, le pied del’Hercule, qu’il venait de briser, oui, je viens demutiler un chef-d’œuvre antique. Je vais en avoir pour des milliersde livres ! »

Mais, tout à coup, un espoir sauvagel’illumina : « Voyons un peu ! reprit-il. Je suisdébarrassé de Julia ; je n’ai rien à démêler avec cet idiot deForsyth ; les porteurs étaient ivres-morts ; les deuxcamionneurs ont été congédiés ; parfait ! Je vaissimplement tout nier ! Ni vu, ni connu ; je dirai que jene sais rien ! »

Dès la minute suivante, il était debout, denouveau, en face de l’Hercule, les lèvres serrées,brandissant dans sa main droite le marteau à casser le charbon, et,dans l’autre main, un massif hache-viande. Une minute encore, et ils’attaqua résolument à la caisse d’emballage. Deux ou trois coupsbien appliqués lui suffirent pour achever le travail deGédéon : la caisse se brisa, se répandit sur Maurice en uneaverse de planches suivie d’une avalanche de paille.

Et alors le marchand de cuirs put apprécierpleinement la difficulté de la tâche qu’il avait entreprise ;peu s’en fallut qu’il ne perdît courage. Il était seul ; il nedisposait que d’armes insignifiantes ; il n’avait aucuneexpérience de l’art du mineur ni de celui du casseur depierres ; comment parviendrait-il à avoir raison d’un monstrecolossal, tout en marbre, et assez solide pour s’être conservéintact depuis (peut-être) Phidias ? Mais la lutte était moinsinégale qu’il ne l’imaginait dans sa modestie ; d’un côté, laforce matérielle, oui, mais, de l’autre côté, la force morale,cette flamme héroïque qui assure la victoire.

– Je finirai bien par t’abattre tout demême, sale grosse bête ! cria Maurice, avec une passionpareille à celle qui devait animer jadis les vainqueurs de laBastille. Je finirai par t’abattre, entends-tu, et pas plus tardque cette nuit ! Je ne veux pas de toi dans monantichambre !

Le visage de l’Hercule, avec sonindécente expression de jovialité, excitait tout particulièrementla rage de Maurice : et ce fut par l’attaque du visage qu’ilouvrit ses opérations. La hauteur du demi-dieu (car le soclelui-même était fort élevé) risquait de constituer, pourl’assaillant, un obstacle sérieux. Mais, dès cette premièreescarmouche, l’intelligence affirma son triomphe sur la matière.Maurice se rappela que son oncle défunt avait, dans sabibliothèque, un petit escalier mobile, sur lequel il faisaitmonter Julia pour prendre des livres aux rayons supérieurs. Ilcourut chercher ce précieux instrument de guerre, et bientôt, avecle hache-viande, il eut la joie de décapiter son stupideennemi.

Deux heures plus tard, ce qui avait étél’image d’un immense portefaix n’était plus qu’un informe amas demembres brisés. Le torse s’appuyait contre le piédestal, le visagetournait son ricanement vers l’escalier du sous-sol ; lesjambes, les bras, les mains, gisaient pêle-mêle dans la paille,encombrant le vestibule. Une demi-heure plus tard encore, tous lesdébris se trouvaient déposés dans un coin de la cave ; etMaurice, avec un délicieux sentiment de triomphe, considérait lascène où avaient eu lieu ses exploits. Oui, désormais, il allaitpouvoir nier en toute sécurité : rien dans le vestibule, àcela près qu’il était dans un état de délabrement extraordinaire,ne trahissait plus le passage d’un des plus gigantesques produitsde la sculpture antique. Mais ce fut un Maurice bien fatigué qui,vers une heure du matin, se laissa tomber sur son lit, sans avoirmême la force de se dévêtir. Ses bras et ses épaules lui faisaientaffreusement mal ; les paumes de ses mains brûlaient ;ses jambes refusaient de se plier. Et longtemps Morphée tarda àvenir visiter le jeune héros ; et, au premier rayon de l’aube,déjà Morphée de nouveau l’avait fui.

La matinée s’annonçait lamentablement. Unvilain vent d’est hurlait dans la rue ; à tout moment lesfenêtres vibraient sous des douches de pluie, et Maurice, ens’habillant, sentait des courants d’air glacé lui frôler lesjambes.

« Tout de même, se dit-il avec une amèretristesse, tout de même, étant donné ce que j’ai déjà à supporter,j’aurais au moins le droit d’avoir du beau temps ! »

Il n’y avait pas de pain dans la maison ;car miss Hazeltine (comme toutes les femmes, quand elles viventseules) ne s’était nourrie que de gâteaux. Mais Maurice finit pardécouvrir une tranche de biscuit qui, assaisonnée d’un grand verred’eau, lui constitua un semblant de déjeuner ; après quoi, ilse mit résolument à l’ouvrage.

Rien n’est plus curieux que le mystère dessignatures humaines. Que vous signiez votre nom avant ou après vosrepas, pendant une indigestion ou en état de faim, pendant que voustremblez pour la vie d’un enfant ou lorsque vous venez de gagneraux courses, dans le cabinet d’un juge d’instruction ou sous lesyeux de votre bien-aimée ; pour le vulgaire, vos signaturesdifféreront l’une de l’autre ; mais pour l’expert, pour legraphologue, pour le caissier de banque, elles resteront toujoursun seul et même phénomène, comme l’étoile du Nord pour lesastronomes.

Et Maurice savait cela. Les entretiens de sononcle Joseph lui avaient fait entrer (de force) dans la tête lathéorie de l’écriture, comme aussi la théorie de cet art ingénieuxdu faux en écritures, où il s’occupait maintenant à préparer sesdébuts. Mais, – heureusement pour le bon ordre des transactionscommerciales, – le faux en écritures est surtout affaire depratique. Et pendant que Maurice était assis à sa table, cejour-là, entouré de signatures authentiques de son oncle etd’essais d’imitation, hélas ! pitoyables, plus d’une fois ilfut sur le point de désespérer ; de temps en temps, le ventlui envoyait un mugissement lugubre, par la cheminée ; detemps en temps, se répandait sur Bloomsbury une brume si épaissequ’il avait à se lever de son fauteuil pour rallumer le gaz ;autour de lui régnaient la froideur et le désordre d’une maisonlongtemps inhabitée, – le plancher sans tapis, le sofa encombré delivres et de linge, les plumes rouillées, le papier glacé d’uneépaisse couche de poussière ; mais tout cela n’était que depetites misères à côté, et la vraie source de ladépression de Maurice consistait dans ces faux avortés qui, peu àpeu, commençaient à épuiser toute la provision du papier àlettres.

« C’est la chose la plus extraordinairedu monde ! » gémissait-il. « Tous les éléments de lasignature y sont, les jambages, les liaisons ; et l’ensembles’obstine à ne pas marcher ! Le premier commis de banque venuflairera le faux ! Allons, je vois que je vais avoir àcalquer ! »

Il attendit la fin d’une averse, s’appuyacontre la fenêtre, et, à la vue de tout John Street, calqua lasignature de son oncle. Encore n’en produisit-il qu’un bien pauvredécalque, timide, maladroit, avec toute sorte d’hésitations et dereprises dénonciatrices.

« N’importe ! Il faudra que celapasse ! se dit-il en considérant tristement son œuvre. Detoute façon, l’oncle Joseph est mort ! »

Après quoi il remplit le chèque, ainsi ornéd’une fausse signature : deux cents livres sterling,y inscrivit-il ; et il courut à la banque Anglo-Patagonienneoù étaient déposés les fonds de la maison de cuirs.

Là, de l’air le plus indifférent qu’il put sedonner, il présenta son faux au gros Écossais roux à qui il avaitaffaire, d’habitude, lorsqu’il venait toucher ou déposer des fonds.L’Écossais parut surpris à la vue du chèque ; puis il leretourna dans un sens et dans l’autre, examina même la signature àtravers une loupe ; et sa surprise sembla se changer en unsentiment plus défavorable encore. « Voudriez-vous m’excuserun moment ? » dit-il enfin au malheureux Maurice, ens’enfonçant dans les plus lointaines profondeurs de la maison debanque. Et, lorsqu’il revint, après un intervalle assez long, ilétait accompagné d’un de ses chefs, un petit monsieur vieillot etgrassouillet, mais, cependant, de ceux dont on dit qu’ils sont« hommes du monde jusqu’au bout des doigts ».

– M. Maurice Finsbury, jecrois ? demanda le petit homme du monde en mettant son lorgnonsur son nez pour mieux voir Maurice.

– Oui, monsieur ! répondit Mauriceen tremblant. Y a-t-il… est-ce qu’il y a quelque chose qui ne vapas ?

– C’est que… voilà ce que c’est, monsieurFinsbury : nous sommes un peu étonnés de recevoir ceci !expliqua le banquier, en désignant le chèque. Pas plus tardqu’hier, nous avons été prévenus de n’avoir plus à vous délivrerd’argent !

– Prévenus ! s’écria Maurice.

– Par votre oncle lui-même !poursuivit le banquier. Et nous avons également escompté à monsieurvotre oncle un chèque de… voyons ! de combien était le chèque,monsieur Bell ?

– De huit cents livres, monsieurJudkin ! répondit l’employé.

– Bent Pitman ! murmura Maurice,dont les jambes chancelaient.

– Comment, monsieur ? Je n’ai pasentendu ! dit M. Judkin.

– Oh ! ce n’est rien… une simplefaçon de parler !

– J’espère qu’il ne vous arrive rien defâcheux, monsieur Finsbury ? dit aimablement M. Bell.

– Tout ce que je puis vous dire – proféraMaurice avec un ricanement sinistre, – c’est que la chose estabsolument impossible ! Mon oncle est à Bournemouth, malade,incapable de remuer !

– Vraiment ! fit M. Bell, enreprenant le chèque des mains de son chef. Mais ce chèque est datéd’aujourd’hui, et de Londres ! Comment expliquez-vous cela,monsieur ?

– Oh ! c’est une erreur dedate ! bredouilla Maurice, pendant qu’un vif afflux de sanglui colorait le visage.

– Sans doute ! sans doute ! luidit M. Judkin, en fixant de nouveau sur lui son terribleregard.

– Et puis, risqua Maurice, si même vousne pouvez pas me remettre de grosses sommes, ceci n’est qu’unebagatelle… ces deux cents livres !

– Sans doute, monsieur Finsbury !répondit M. Judkin. Ce que vous dites est vrai ; et, sivous insistez, je ne manquerai pas de soumettre votre demande ànotre conseil d’administration. Mais je crains bien… en un mot,monsieur Finsbury, je crains que cette signature ne soit pas aussicorrecte que nous sommes en droit de la désirer…

– Oh ! cela n’a aucuneimportance ! murmura précipitamment Maurice. Je vais demanderà mon oncle de la recommencer. Voyez-vous, poursuivit-il enreprenant un peu d’assurance, – voyez-vous, monsieur, mon oncle estsi souffrant qu’il n’a pas eu la force de signer ce chèque sansrecourir à mon assistance ; et j’imagine que les différencesdans la signature viennent de ce que j’ai dû lui tenir la main.

M. Judkin lança un regard aigu, droitdans les yeux de Maurice. Puis il se retourna versM. Bell.

– Eh bien ! dit-il, je commence àcroire que nous avons été dupés, hier, par un escroc qui a réussi àse faire passer pour M. Joseph ! Dites à Monsieur votreoncle que nous allons tout de suite avertir la police ! Quantà ce chèque, je suis désolé d’avoir à vous répéter que, en raisonde la manière dont il a été signé, la banque ne peut pas prendresur elle… notre responsabilité… vous nous excuserez !

Et il tendit le chèque à Maurice, à travers lecomptoir. Maurice le saisit machinalement : sa pensée étaittout entière à un autre sujet.

– Dans un cas comme celui-là, dit-il, laperte incombe uniquement à nous, c’est-à-dire à mon oncle et àmoi !

– Pas du tout, monsieur, pas dutout ! C’est la banque qui est responsable. Ou bien nousrecouvrerons ces huit cents livres, ou bien nous vous lesrembourserons sur nos profits et pertes : vous pouvez ycompter !

Le nez de Maurice s’allongea encore ;puis un nouveau rayon d’espoir s’offrit à lui.

– Écoutez ! dit-il. Laissez-moi lesoin de régler cette affaire ! Je m’en charge. J’ai unepiste ! Et puis, les détectives, ça coûte si cher !

– La banque ne l’entend pas ainsi,monsieur ! répliqua M. Judkin. La banque supportera tousles frais de l’enquête ; nous dépenserons tout l’argent qu’ilfaudra. Un escroc non découvert constitue un danger permanent. Nouséclaircirons cette affaire à fond, monsieur Finsbury ; vouspouvez compter sur nous, et vous mettre l’esprit en reposlà-dessus !

– Eh bien ! je prends sur moi toutela perte ! déclara hardiment Maurice. Je vous demanded’abandonner l’affaire !

À tout prix, il était résolu à empêcherl’enquête.

– Je vous demande pardon, repritl’impitoyable M. Judkin ; mais vous n’avez rien à voirdans cette affaire qui est toute entre nous et monsieur votreoncle. Si celui-ci partage votre avis, et qu’il vienne nous ledire, ou qu’il consente à me recevoir auprès de lui…

– Tout à fait impossible ! s’écriaMaurice.

– Eh bien ! vous voyez que nousavons les mains liées ! Il faut que nous mettions aussitôt lapolice en mouvement !

Maurice, machinalement, replia le chèque et leserra dans son portefeuille.

– Bonjour ! dit-il. Et il sortit, ils’enfuit de la banque.

« Je me demande ce qu’ilssoupçonnent ! songea-t-il. Je n’y comprends rien ! Leurconduite a quelque chose d’inexplicable. Mais, d’ailleurs, peuimporte. Tout est perdu ! Le chèque a été touché. La police vaêtre sur pied. Dans deux heures, cet idiot de Pitman sera enprison, et toute l’histoire du cadavre figurera dans les journauxdu soir ! »

Si, cependant, le pauvre garçon avait puentendre le dialogue qui avait eu lieu à la banque, après sondépart, il aurait été sans doute moins effrayé ; maispeut-être, en échange, se serait-il senti encore plus mortifié.

– Voilà une affaire bien curieuse,monsieur Bell ! avait dit M. Judkin.

– Oui, monsieur, avait réponduM. Bell ; mais je crois que nous lui avons donné unebonne alarme !

– Oh ! nous n’entendrons plus parlerde M. Maurice Finsbury ! avait repris M. Judkin. Cen’était qu’une première tentative de sa part, et nous avons eu tantde bons rapports avec la maison Finsbury que j’ai cru pluscharitable d’agir doucement. Mais vous pensez bien comme moi,monsieur Bell, qu’il n’y a pas d’erreur possible sur la visited’hier ? C’est bien le vieux M. Finsbury lui-même qui estvenu toucher ses huit cents livres, n’est-ce pas ?

– Aucune erreur possible, monsieur !fit M. Bell avec un sourire. C’était bienM. Finsbury ! Il m’a expliqué tout au long les principesde l’escompte !

– Fort bien ! fort bien !conclut M. Judkin. La prochaine fois que M. JosephFinsbury viendra, priez-le de passer dans mon cabinet ! Jeredoute un peu sa conversation ; mais j’estime, dans le casprésent, que nous avons absolument le devoir de le mettre engarde !

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