Le Mort Vivant

Chapitre 15LE RETOUR DU GRAND VANCE

Je n’essaierai pas de décrire l’état d’espritoù se trouvait Maurice en sortant de la Gare de Waterloo. Le jeunemarchand de cuirs était, par nature, modeste ; jamais il nes’était fait une idée exagérée de sa valeur intellectuelle ;il se rendait pleinement compte de son incapacité à écrire unlivre, à jouer du violon, à divertir une société de choix par destours de passe-passe, en un mot, à exécuter aucun de ces actesremarquables que l’on a coutume de considérer comme le privilège dugénie. Il savait, il admettait, que son rôle en ce monde, fût toutprosaïque : mais il croyait, – ou du moins il avait crujusqu’à ces derniers jours, – que ses aptitudes étaient à lahauteur des exigences de sa vie. Or, voici que, décidément, ilavait à s’avouer vaincu ! La vie avait décidément ledessus ! Aussi, lorsqu’il quitta la Gare de Waterloo, lepauvre garçon ne voyait-il devant lui qu’un unique objet :rentrer chez lui ! De même que le chien malade se terre sur lesofa, Maurice n’aspirait plus qu’à refermer sur lui la porte de lamaison de John Street ; la solitude et le calme, ah ! detoute son âme il y aspirait.

Les ombres du soir commençaient à tomber quandil arriva enfin en vue de ce lieu de refuge. Et la première chosequi s’offrit à ses yeux, en approchant, fut la longue figure d’unhomme debout sur le perron de sa maison, et occupé tantôt à tirerle cordon de la sonnette, tantôt à lancer dans la porte devigoureux coups de pieds. Cet homme, avec son vêtement déchiré ettout couvert de boue, avait l’air d’un hideux chiffonnier. MaisMaurice le reconnut aussitôt : c’était son frère Jean.

Le premier mouvement du frère aîné fut,naturellement, pour se retourner et prendre la fuite. Mais ledésespoir l’avait anéanti au point de le rendre indifférentdésormais aux pires catastrophes. « Bah ! se dit-il,qu’importe ! » Et, tirant de sa poche son trousseau declefs, il gravit silencieusement les marches du perron.

Jean se retourna. Son visage de fantômeportait un extraordinaire mélange de fatigue, de honte, et defureur. Et, lorsqu’il reconnut le chef de sa famille, une lueursinistre s’alluma dans ses yeux.

– Ouvre cette porte ! dit-il, ens’écartant.

– C’est ce que je fais ! réponditMaurice, pendant que, intérieurement, il se disait :« Tout est fini ! Il respire le meurtre ! »

Les deux frères se trouvaient à présent dansle vestibule de la maison, dont la porte venait de se refermerderrière eux. Tout à coup, Jean saisit Maurice par les épaules etle secoua comme un chien terrier secoue un rat.

– Sale bête ! cria-t-il, je seraisen droit de te casser la gueule !

Et il se remit à le secouer, et avec tant deforce que les dents de Maurice claquèrent, et que sa tête se cognaau mur.

– Pas de violence, Jeannot ! ditenfin Maurice. Cela ne saurait faire de bien ni à moi ni à toi.

– Ferme ta boîte ! répondit Jean.C’est à ton tour d’écouter !

Puis il pénétra dans la salle à manger,s’affaissa dans un fauteuil, et, ôtant un de ses souliers sanssemelle, prit avec ses deux mains son pied, comme pour leréchauffer.

– Je suis boiteux pour la vie !dit-il. Qu’est-ce qu’il y a pour dîner ?

– Rien, Jeannot ! dit Maurice.

– Rien ? Qu’entends-tu par là ?demanda le Grand Vance. N’essaie pas de me monter le coup,hein !

– Je veux dire qu’il n’y a rien !répondit simplement son frère. Je n’ai rien à manger, ni rien pouracheter de quoi manger ! Moi-même, aujourd’hui, je n’ai puprendre qu’un sandwich et une tasse de thé.

– Rien qu’un sandwich ? ricanaVance. Et je suppose que tu as le cynisme de t’en plaindre,encore ? Mais, tu sais, mon petit, fais attention à toi !J’ai supporté maintenant tout ce que je pouvais supporter. C’estfini ! Et je vais te dire ce qui en est ! Eh bien !j’ai l’intention de dîner, et tout de suite, et de biendîner ! Prends ta collection de bagues à cachets, et va lavendre !

– Impossible aujourd’hui ! réponditMaurice. C’est dimanche !

– Je te dis que je veux avoir à dîner,entends-tu ? hurla le frère cadet.

– Mais pourtant, Jeannot, si ce n’est paspossible ! plaida l’aîné.

– Satané idiot ! cria Vance. Nesommes-nous pas les maîtres de la maison ? Ne nous connaît-onpas, à l’hôtel où le cousin Parker nous invitait à dîner quand ilvenait à Londres ? Allons, détale au galop ! Et si tun’es pas rentré dans une demi-heure, et si tu ne m’apportes pas undîner de premier choix, je démolis tous les meubles, et puis jevais droit à la police et je raconte toute l’histoire !Comprends-tu ce que je te dis, Maurice Finsbury ? Parce que,si tu le comprends, tu ferais mieux de filer !

L’idée souriait même au malheureux Maurice,qui tremblait de faim. Aussi se hâta-t-il d’aller commander ledîner et de revenir chez lui, où il trouva Jean toujours occupé àbercer son pied, comme un poupon malade.

– Et qu’est-ce que tu veux boire,Jeannot ? demanda Maurice, de sa voix la plus caressante.

– Du champagne, parbleu ! de cevieux champagne dont Michel me parle toujours quand je lerencontre ! Allons, vite à la cave, et prends garde à ne pastrop secouer la bouteille ! Mais d’abord, écoute un peu !Tu vas me préparer du feu, et m’allumer le gaz, et me fermer lesvolets ! Voici la nuit venue et j’ai froid ! Et puis tumettras la nappe et le couvert ! Et puis… dis donc ! vadonc me chercher des vêtements de rechange !

La salle à manger avait pris une apparencerelativement habituelle lorsqu’arriva le dîner. Et ce dînerlui-même fut excellent : une forte soupe, des filets de sole,deux côtelettes de mouton avec une sauce aux tomates, un rôti debœuf garni de pommes de terre, un pudding, un morceau dechester ; en un mot, un repas foncièrement anglais, mais,comme l’avait souhaité le Grand Vance, « de premierchoix ».

– Ah ! que Dieu soit loué !s’écria le jeune voyageur en s’installant à table. (Et sa joiedevait être, en vérité, bien vive, pour le ramener ainsi parsurprise à la pieuse cérémonie du benedicite,dont il avaitdepuis longtemps perdu l’habitude !) Mais non !poursuivit-il, je vais aller manger dans ce fauteuil là-bas, prèsdu feu : car voilà deux jours que je gèle, et j’ai besoin deme réchauffer à fond ! Je vais aller me mettre là-bas, et toi,Maurice Finsbury, tu vas rester debout, entre la table et moi, etme servir !

– Mais, Jeannot, c’est que j’ai faim, moiaussi ! dit Maurice.

– Tu pourras manger ce que jelaisserai ! répliqua le Grand Vance. Ha ! mon petit, cecin’est que le début de notre règlement de comptes ! Tu as perdula belle : tu vas avoir à casquer ! Gardez-vous deréveiller le lion britannique !

Il y avait quelque chose de siindescriptiblement menaçant dans les yeux et dans la voix du GrandVance, pendant qu’il proférait ces locutions proverbiales, quel’âme de Maurice en fut épouvantée.

– Allons ! reprit l’orateur,donne-moi un verre de champagne, avant mon filet de sole ! Etmoi qui me figurais que je n’aimais pas ça, le filet desole !… Dis donc – ajouta-t-il avec une nouvelle explosion derage – sais-tu comment je suis venu jusqu’ici ?

– Non, Jeannot, comment lesaurais-je ? répondit l’obséquieux Maurice.

– Eh bien ! je suis venu sur mespattes ! cria Jean. Oui, mon ami, j’ai fait sur mes dix doigtstout le chemin, depuis Browndean, et j’ai mendié tout le long de laroute ! Je voudrais un peu te voir mendier, MauriceFinsbury ! Ce n’est pas aussi facile que tu pourrais lesupposer ! Je me suis fait passer pour un pêcheur de Blyth,victime d’un naufrage. Je ne sais pas où cela se trouve,Blyth ; et toi, le sais-tu ? Mais j’ai pensé que celaavait un air naturel, à le dire ainsi sur la grand’route. J’aidemandé l’aumône à une vilaine petite bête de gamin qui revenait del’école, et il m’a donné deux sous, et il m’a dit de lui enroulerune ficelle autour de sa toupie. Et je l’ai fait, et fort bienfait, mais il a déclaré que ce n’était pas ça ! Et il a couruderrière moi en me réclamant ses deux sous ! Après cela, j’aidemandé l’aumône à un officier de marine. Celui-là ne m’a pasconfié sa toupie, il m’a simplement donné une petite brochure surl’alcoolisme, et, là-dessus, il m’a tourné le dos ! C’est toutce que j’ai eu de lui. J’ai demandé l’aumône à une vieille dame quivendait du pain d’épices ; elle m’a donné un gâteau d’un sou.Mais le plus beau a été un monsieur qui, comme je me plaignais demanquer de pain, m’a répondu qu’il y avait, pour tout Anglais, unexcellent moyen de se procurer du pain, et ce moyen, c’était decasser un carreau à la première maison venue, de façon à se fairemettre en prison… Et maintenant, apporte le rôti !

– Mais… mais, hasarda Maurice, pourquoin’es-tu pas resté à Browndean ?

– À Browndean ? s’écria Jean. Et dequoi y aurais-je vécu ? Du Lisez-moi ! et d’undégoûtant canard de l’Armée du Salut ? Non, non, il fallait àtout prix que je filasse de Browndean ! J’avais pris pension,à crédit, dans une auberge, où je m’étais fais passer pour le GrandVance, de l’Alhambra. Tu aurais fait la même chose, à maplace ! Mais voilà qu’on s’est mis à parler desmusic-halls,et de tout l’argent que j’y avais gagné avecmes chansons ! Et puis, voilà qu’un client de l’auberge m’ademandé de chanter Autour de tes formes splendides. Etpuis, quand je me suis décidé à le chanter, voilà que tout le mondea été d’accord pour affirmer que je n’étais pas le GrandVance ! J’ai eu beau leur tenir tête, ils se sont entêtés à nepas me croire ! C’est comme ça que se sont achevées mesrelations avec l’auberge du pays ! poursuivit tristement lejeune homme. Mais, surtout, il y a eu le charpentier…

– Notre propriétaire ? demandaMaurice.

– Lui-même ! dit Jean. Il s’estamené ce matin, le nez en l’air, et le voilà qui veut savoir où apassé le baril à eau, et ce que sont devenues les couvertures dulit ! Je lui ai dit d’aller au diable. Que pouvais-je lui dired’autre ? Mais alors le voilà qui me dit que nous avons mis engage des objets qui n’étaient pas à nous, et qu’il allait nousfaire notre affaire ! Ma foi, je m’en suis payé une bienbonne ! Je me suis rappelé qu’il était sourd comme un pot, etje me suis mis à lui débiter un tas d’injures, mais très poliment,et si bas qu’il n’était pas fichu d’entendre un seul mot. « Jene vous entends pas ! qu’il me dit. – Hé ! je le saisbien, que tu ne m’entends pas, et heureusement pour toi, vieillebête, vieux porc, vieux cornard ! que je lui réponds avec monplus gracieux sourire. – Je suis un peu dur d’oreilles ! qu’ilme beugle. – Je n’en mènerais pas large, si tu ne l’étais pas,idiot, excrément ! que je murmure, comme si je lui fournissaisdes explications. – Mon ami, qu’il me dit enfin, je suis sourd,c’est vrai, mais je parie bien que le commissaire de police pourravous entendre ! » Et, là-dessus, il s’en va, toutfurieux. Il s’en va d’un côté ; moi, je file de l’autre. Jelui ai laissé, pour se dédommager, la lampe à esprit de vin, leLisez-Moi ! le journal de l’Armée du Salut, et cetautre périodique que tu m’as envoyé ! Et, à ce propos, il fautque tu aies été ivre-mort pour m’envoyer une affaire commecelle-là ! On n’y parlait que de poésie, du globecéleste ! Et des tartines, dix colonnes à la fois ! Disdonc, c’est le moniteur des asiles d’aliénés que tu m’as envoyélà ! L’Attanium, je me rappelle le titre ! Dieupuissant, quel canard !

– Tu veux dire :l’Athenœum ! rectifia Maurice.

– Hé ! peu m’importe comment tul’appelles ! dit Jean. Mais je te trouve vraiment épatant, dem’avoir envoyé ça ! Ça ne fait rien, mon vieux, je commence àme remettre ! Apporte-moi maintenant le fromage, et encore unverre de champagne ! Ah ! Michel a bien raison de vanterce champagne ! Au fait, tu peux te servir ! Il reste unpeu de poisson, une côtelette tout entière, et ce morceau defromage. Oui, Michel, voilà un homme qui me plaît ! Il estbien capable de lire ton Attanœum,lui aussi : mais aumoins, il sait ne pas en avoir l’air ! Au moins il est gai,bon enfant, il n’a pas cette mine d’enterrement qui m’a toujoursdégoûté chez toi ! Mais, dis donc, je ne te pose même pas laquestion, parce que j’ai deviné tout de suite ce qui en était. Tacombinaison ? Ratée à fond, hein ?

– Par la faute de Michel ! ditMaurice en se rembrunissant.

– Michel ? Qu’a-t-il à voirlà-dedans ?

– C’est lui qui a perdu le corps, voilàce qu’il a eu à y voir ! répondit Maurice. Il a perdu le corpsdu vieux Joseph, et impossible maintenant de déclarer ledécès !

– Comment ? demanda Jean. Mais jecroyais que tu ne voulais pas déclarer le décès ?

– Oh ! nous n’en sommes pluslà ! dit son frère. Il ne s’agit plus de sauver la tontine,mais de sauver la maison de cuirs ! Il s’agit de sauver lesvêtements que nous avons sur le dos, Jeannot !

– Ralentis un peu la musique ! ditJean, et étale ton histoire depuis le commencement !

Et Maurice fit comme l’ordonnait sonfrère.

– Eh bien ! qu’est-ce que je t’avaisdit ? – s’écria le Grand Vance, quand il eut entendu le tristerécit. – Mais, tu sais, je vais te dire quelque chose ! Moi,en tout cas, je n’entends pas être dépouillé de la part qui merevient !

– Ah ! par exemple, j’aimerais bienà connaître ce que tu comptes faire ! dit Maurice.

– Je vais vous le dire, monsieur !répliqua Jean, du ton le plus décidé. Je vais, tout simplement,remettre mon affaire aux mains du premier avoué de Londres, et,après cela, que tu boives un bouillon ou non, je m’en ficheraicomme des choses de la lune !

– Mais pourtant, Jean, nous sommes à borddu même bateau ! murmura Maurice.

– À bord du même bateau ? Ahbien ! je te parie que non ! Est-ce que j’ai commis unfaux en écritures, moi ? Est-ce que j’ai cherché à dissimulerla mort de l’oncle Joseph, moi ? Est-ce que j’ai fait insérerdes annonces, – des annonces absolument stupides et grotesques,d’ailleurs, – dans tous les journaux, moi ? Est-ce que j’aidétruit des statues qui ne m’appartenaient pas, moi ? Envérité, j’aime votre aplomb, Maurice Finsbury ! Non, non,non ! Trop longtemps, je t’ai confié la direction de mesaffaires ; maintenant je vais les confier à Michel. Michel, aureste, est un garçon qui m’a toujours plu. Et j’ai hâte de voirenfin un peu clair dans ma situation !

En cet instant, les deux frères furentinterrompus par un coup de sonnette, et Maurice, qui avaittimidement entr’ouvert la porte, reçut, des mains d’uncommissionnaire, une lettre dont l’adresse était de la main deMichel. La lettre était rédigée comme suit :

Avis. – MAURICE FINSBURY, pour le casoù le présent avis lui tomberait sous les yeux, est informé qu’ilapprendra quelque chose d’avantageux pour lui, demainmatin lundi, à dix heures, dans mes bureaux, 42, Chancery Lane. –MICHEL FINSBURY.

Docilement, Maurice, dès qu’il eut parcourucette lettre, la transmit à son frère.

– Ah ! voilà une façon qui me plaîtpour écrire un billet ! s’écria Jean. Personne autre queMichel n’aurait jamais pu écrire ça !

Et Maurice, dans sa dépression, n’osa pas mêmeprotester de ses droits d’auteur.

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