Le Mort Vivant

Chapitre 2OÙ MAURICE S’APPRÊTE À AGIR

En conséquence, quelques jours après, lestrois membres mâles de cette triste famille auraient pu êtreobservés (par un lecteur de F. du Boisgobey) prenant le train deLondres, à la gare de Bournemouth. Le temps, suivant l’affirmationdu baromètre, était « variable », et Joseph portait lecostume adapté à cette température dans l’ordonnance de sir FaradayBond ; car cet éminent praticien, comme l’on sait, n’est pasmoins strict en matière de vêtement que de régime.

J’ose dire qu’il y a peu de personnes d’unesanté délicate qui n’aient au moins essayé de vivre conformémentaux prescriptions de sir Faraday Bond. « Évitez les vinsrouges, madame, – toutes mes lectrices se sont certainement entendudire cela, – évitez les vins rouges, le gigot d’agneau, lesmarmelades d’oranges et le pain non grillé ! Mettez-vous aulit tous les soirs, à dix heures trois quarts, et (s’il vous plaît)habillez-vous de flanelle hygiénique du haut en bas ! Àl’extérieur, la fourrure de martre me paraît indiquée !N’oubliez pas non plus de vous procurer une paire de bottines de lamaison Dall et Crumbie ! » Et puis, très probablement,après que vous aviez déjà payé votre visite, sir Faraday vous aurarappelée, sur le seuil de son cabinet, pour ajouter, d’un tonparticulièrement catégorique : « Encore une précautionindispensable : si vous voulez rester en vie, évitezl’esturgeon bouilli ! »

L’infortuné Joseph était soumis avec unerigueur effroyable au régime de sir Faraday Bond. Il avait à sespieds les bottines de santé ; son pantalon et son vestonétaient de véritable drap à ventilation ; sa chemise était deflanelle hygiénique (d’une qualité quelque peu au rabais, pour direvrai), et il se trouvait drapé jusqu’aux genoux dans l’inévitablepelisse en fourrure de martre. Les employés même de la gare deBournemouth pouvaient reconnaître, dans ce vieux monsieur, unecréature de sir Faraday, qui, du reste, envoyait tous ses patientsvers cette villégiature. Il n’y avait, dans la personne de l’oncleJoseph, qu’un seul indice d’un goût individuel : à savoir, unecasquette de touriste, avec une visière pointue. Toutes lesinstances de Maurice avaient échoué devant l’obstination duvieillard à porter ce couvre-chef, qui lui rappelait l’émotionéprouvée par lui, naguère, lorsqu’il avait fui devant un chacal àmoitié mort, dans les plaines d’Éphèse.

Les trois Finsbury montèrent dans leurcompartiment, où ils se mirent aussitôt à se quereller :circonstance insignifiante en soi, mais qui se trouva être, toutensemble, extrêmement malheureuse pour Maurice et – j’ose le croire– heureuse pour mon lecteur. Car si Maurice, au lieu de s’absorberdans sa querelle, s’était penché un moment à la portière de sonwagon, l’histoire qu’on va lire n’aurait pas pu être écrite.Maurice, en effet, n’aurait pas manqué d’observer l’arrivée sur lequai et l’entrée dans un compartiment voisin d’un second voyageurvêtu de l’uniforme de sir Faraday Bond. Mais le pauvre garçon avaitautre chose en tête, une chose qu’il considérait (et Dieu saitcombien il se trompait !) comme bien plus importante que debaguenauder sur le quai avant le départ du train.

– Jamais on n’a vu rien de pareil !– s’écria-t-il, sitôt assis, reprenant une discussion qui n’avaitpour ainsi dire pas cessé depuis le matin. – Ce billet n’est pas àvous ! Il est à moi !

– Il est à mon nom ! répliqua levieillard avec une obstination mêlée d’amertume. J’ai le droit defaire ce qui me plaît avec mon argent !

Le « billet » était un chèque dehuit cents livres sterling, que Maurice, pendant le déjeuner, avaitremis à son oncle pour qu’il le signât, et que le vieillard avait,simplement, empoché.

– Tu l’entends, Jean ! fit Maurice.Son argent ! Mais il n’y a pas jusqu’aux vêtementsqu’il a sur le dos qui ne m’appartiennent !

– Laisse-le tranquille ! grommelaJean. Vous commencez à m’exaspérer, tous les deux !

– Ce n’est point là une manièreconvenable de parler à votre oncle, Monsieur ! cria Joseph. Jesuis résolu à ne plus tolérer ce manque d’égards ! Vous êtesune paire de jeunes drôles extrêmement grossiers, impudents, etignorants ; et j’ai décidé de mettre un terme à cet état dechoses !

– Peste ! fit l’aimable Jean.

Mais Maurice ne prit pas l’affaire avec autantde philosophie. L’acte imprévu d’insubordination de son onclel’avait tout bouleversé ; et les dernières paroles duvieillard ne lui annonçaient rien de bon. Il lançait à l’oncleJoseph des coups d’œil inquiets.

– Bon ! bon ! finit-il pardire. Nous verrons à régler tout cela quand nous serons àLondres !

Joseph, en réponse, ne l’honora pas même d’unregard. De ses mains tremblantes, il ouvrit un numéro duMécanicien anglais, et, avec ostentation, se plongea dansl’étude de ce périodique.

– Je me demande ce qui a pu le rendretout à coup si rebelle ? songeait son neveu. Voilà, en toutcas, un incident qui ne me plaît guère !

Et il se grattait le nez, signe habituel d’unelutte intérieure. Cependant, le train poursuivait sa route àtravers le monde, emportant avec lui sa charge ordinaired’humanité, parmi laquelle le vieux Joseph, qui faisait semblantd’être plongé dans son journal, et Jean, qui sommeillait sur lesanecdotes soi-disant comiques du Lisez-moi ! etMaurice, qui roulait dans sa tête tout un monde de ressentiments,de soupçons, et d’alarmes. C’est ainsi que le train dépassa laplage de Christ-Church, Herne avec ses bois de sapins, Ringswood,d’autres stations encore. Avec un petit retard, mais qui n’avaitlui-même rien que de normal, il arriva à une station au milieu dela Forêt-Neuve, – une station que je vais déguiser sous lepseudonyme de Browndean, pour le cas où la Compagnie duSouth-Western s’aviserait de prendre ombrage de mesrévélations.

De nombreux voyageurs mirent le nez à lafenêtre de leur compartiment. De leur nombre fut précisément levieux monsieur dont Maurice avait négligé d’observer l’entrée dansle train. Et l’on me permettra de profiter de l’occasion pour dire,ici, quelques mots de ce personnage : car, d’abord, cela medispensera de revenir sur son compte, et puis je crois bien que,durant tout le cours de mon histoire, je ne rencontrerai plus unautre personnage aussi respectable. Son nom n’importe pas àconnaître, mais bien sa manière de vivre. Ce vieux gentleman avaitpassé sa vie à errer à travers l’Europe ; et, comme, enfin,trente ans de lecture du Galignani’s Messenger lui avaientfatigué la vue, il était tout à coup rentré en Angleterre pourconsulter un oculiste. De l’oculiste chez le dentiste, et decelui-ci chez le médecin, c’est la gradation inévitable.Actuellement, notre vieux gentleman était entre les mains de sirFaraday Bond ; vêtu de drap à ventilation, et expédié envillégiature à Bournemouth ; et il retournait à Londres, savillégiature achevée, pour rendre compte de sa conduite à l’éminentpraticien. C’était un de ces vieux Anglais banals et monotones quenous avons tous vus, cent fois, entrer à la table d’hôte où nousmangions, à Cologne, à Salzbourg, à Venise. Tous les directeursd’hôtels de l’Europe connaissent par leurs noms la série complètede ces voyageurs, et cependant si, demain, la série complète venaità disparaître d’un seul coup, personne ne s’aviserait de remarquerson absence. Ce voyageur-là, en particulier, était d’une inutilitépresque désolante. Il avait réglé sa note, à Bournemouth, avant departir ; tous ses biens meubles se trouvaient déposés, sousles espèces de deux malles, dans le fourgon aux bagages. Au cas desa brusque disparition, les malles, après le délai réglementaire,seraient vendues à un juif comme bagages non réclamés ; levalet de chambre de sir Faraday Bond se verrait privé, à la fin del’année, de quelques shillings de pourboire ; les diversdirecteurs d’hôtels de l’Europe, à la même date, constateraient unelégère diminution dans leurs bénéfices : et ce serait tout,littéralement tout. Et peut-être le vieux gentleman pensait-il àquelque chose comme ce que je viens de dire, car il avait la mineassez mélancolique, lorsqu’il rentra son crâne chauve dansl’intérieur du wagon, et que le train se remit à fumer sous lepont, et au delà, avec une vitesse accélérée, passant tour à tour àtravers les fourrés et les clairières de la Forêt-Neuve.

Mais voici que, à quelques centaines de mètresde Browndean, il y eut un arrêt brusque. Maurice Finsbury eutconscience d’un soudain bruit de voix, et se précipita vers lafenêtre. Des femmes hurlaient, des hommes sautaient sur le rebordde la voie ; les employés du train leur criaient de resterassis à leurs places. Et puis le train commença lentement à reculervers Browndean ; et puis, la minute suivante, tous ces bruitsdivers se perdirent dans le sifflement apocalyptique et le choctonnant de l’express qui accourait en sens opposé.

Le bruit final de la collision, Maurice nel’entendit pas. Peut-être s’était-il évanoui ? Il eutseulement un vague souvenir d’avoir vu, comme dans un rêve, sonwagon se renverser et tomber en pièces, comme une tour de cartes.Et le fait est que, lorsqu’il revint à lui, il gisait sur le sol,avec un vilain ciel gris au-dessus de sa tête, qui lui faisaitaffreusement mal. Il porta la main à son front, et ne fut passurpris de constater qu’elle était rouge de sang. L’air étaitrempli d’un bourdonnement intolérable, dont Maurice pensa qu’ilcesserait de l’entendre quand la conscience aurait achevé de luirevenir. C’était comme le bruit d’une forge en travail.

Et bientôt, sous l’aiguillon instinctif de lacuriosité, il se redressa, s’assit et regarda autour de lui. Lavoie, en cet endroit, montait avec un brusque détour. Et, de toutesparts, l’environnant, Maurice aperçut les restes du train deBournemouth. Les débris de l’express descendant étaient, en majeurepartie, cachés derrière les arbres ; mais, tout juste autournant, sous des nuages d’une vapeur noire, Maurice vit ce quirestait des deux machines, l’une sur l’autre. Le long de la voie,des gens couraient, çà et là, et criaient en courant ;d’autres gisaient, immobiles, comme des vagabonds endormis.

Brusquement Maurice eut une idée :« Il y a eu un accident ! » songea-t-il, et laconscience de sa perspicacité lui rendit un peu de courage. Presqueau même instant, ses yeux tombèrent sur Jean, étendu près de lui,et d’une pâleur effrayante. « Mon pauvre vieux ! monpauvre copain ! » se dit-il, retrouvant je nesais où un vieux terme d’école. Après quoi, avec une tendresseenfantine, il prit dans sa main la main de son frère. Et bientôt,au contact de cette main, Jean rouvrit les yeux, se rassit ensursaut, et remua les lèvres, sans parvenir à en faire sortir aucunson. « Bis ! bis ! » proféra-t-il enfin, d’unevoix de fantôme.

Le bruit de forge et la fumée persistaientintolérablement. « Fuyons cet enfer ! » s’écriaMaurice. Et les deux jeunes gens s’aidèrent l’un l’autre à seremettre sur pied, se secouèrent, et considérèrent la scènefunèbre, autour d’eux.

Au même instant, un groupe de personness’approcha d’eux.

– Êtes-vous blessés ? leur cria unpetit homme dont le visage blême était tout baigné de sueur, et,qui, à la façon dont il dirigeait le groupe, devait évidemment êtreun médecin.

Maurice montra son front ; le petithomme, après avoir haussé les épaules, lui tendit un flacond’eau-de-vie.

– Tenez, dit-il, buvez une gorgée dececi, et passez ensuite le flacon à votre ami, qui paraît en avoirencore plus besoin que vous ! Et puis, après cela, venez avecnous ! Il faut que tout le monde nous aide ! Il y a fortà faire ! Vous pourrez toujours vous rendre utiles, neserait-ce qu’en allant chercher des brancards !

À peine le médecin et sa suite s’étaient-ilséloignés que Maurice, sous l’influence vivifiante du cordial,acheva de reprendre conscience de lui-même.

– Seigneur ! s’écria-t-il. Etl’oncle Joseph ?

– Au fait, dit Jean, où peut-il biens’être fourré ? Il ne doit pas être loin ! J’espère quele pauvre vieux n’est pas trop endommagé !

– Viens m’aider à le chercher ! ditMaurice, d’un ton tout particulier de farouche résolution.

Puis, soudain, il éclata :

– Et s’il était mort ? gémit-il, enmontrant le poing au ciel.

Çà et là, les deux frères couraient, examinantles visages des blessés, retournant les morts. Ils avaient passé enrevue, de cette façon, une bonne vingtaine de personnes ; ettoujours aucune trace de l’oncle Joseph. Mais, bientôt, leurenquête les rapprocha du centre de la collision, où les deuxmachines continuaient à vomir de la fumée avec un vacarmeassourdissant. C’était une partie de la voie où le médecin et sasuite n’étaient pas encore parvenus. Le sol, surtout à la marge dubois, était plein d’aspérités : ici un fossé, là une buttesurmontée d’un buisson de genêts. Bien des corps pouvaient êtrecachés dans cet endroit ; et les deux jeunes neveuxl’explorèrent comme des chiens pointers après une chasse.Et tout à coup Maurice, qui marchait en tête, s’arrêta et étenditson index d’un geste tragique. Jean suivit la direction du doigt deson frère.

Au fond d’un trou de sable gisait quelquechose qui, naguère, avait été une créature humaine. Le visage étaitaffreusement mutilé, au point d’être tout à faitméconnaissable ; mais les deux jeunes gens n’avaient pasbesoin de reconnaître le visage. Le crâne chauve parsemé de rarescheveux blancs, la pelisse de martre, le drap à ventilation, laflanelle hygiénique, – tout, jusqu’aux bottines de santé deMM. Dall et Crumbie, – tout attestait que ce corps était celuide l’oncle Joseph. Seule, la casquette à visière pointue devaits’être égarée dans le cataclysme, car le mort était tête nue.

– La pauvre vieille bête ! fit Jean,avec une pointe de véritable émotion. Je donnerais bien dix livrespour que nous ne l’eussions pas embarqué dans ce train !

Mais c’était une émotion d’une tout autrenature qui se lisait sur le visage de Maurice, pendant qu’ilrestait penché sur le cadavre. Il songeait à cette nouvelle etsuprême injustice de la destinée. Il avait été volé de 7.800 livrespendant qu’il était un orphelin en tutelle ; il avait étéengagé par force dans une affaire de cuirs qui ne marchaitpas ; il avait été encombré de Miss Julia ; son cousinavait projeté de le dépouiller du bénéfice de la tontine ; ilavait supporté tout cela, – il pouvait presque dire avec dignité, –et voilà maintenant qu’on lui avait tué son oncle !

– Vite ! dit-il à son frère, d’unevoix haletante, prends-le par les pieds ; il faut que nous lecachions dans le bois ! Je ne veux pas que d’autres puissentle trouver !

– Quelle farce ! s’écria Jean. Àquoi bon ?

– Fais ce que je dis ! répliquaMaurice en saisissant le cadavre par les épaules. Veux-tu donc queje l’emporte à moi seul ?

Ils se trouvaient à la lisière du bois ;en dix ou douze pas, ils furent à couvert, et, un peu plus loin,dans une clairière sablonneuse, ils déposèrent leur fardeau ;après quoi, s’étant redressés, ils le considérèrentmélancoliquement.

– Qu’est-ce que tu comptes enfaire ? murmura Jean.

– L’enterrer, naturellement !répondit Maurice.

Il ouvrit son couteau de poche, et commença àcreuser le sable.

– Jamais tu n’arriveras à rien avec toncouteau ! objecta son frère.

– Si tu ne veux pas m’aider, toi,misérable couard, hurla Maurice, va-t-en à tous lesdiables !

– C’est la folie la plus ridicule !fit Jean ; mais il ne sera pas dit qu’on ait pu m’accuserd’être un couard !

Et il se mit en posture d’aider son frère.

Le sol était sablonneux et léger, mais toutembarrassé de racines des sapins environnants. Les deux jeunes genss’ensanglantèrent cruellement les mains. Une heure d’un travailhéroïque, surtout de la part de Maurice, et à peine si le fosséavait huit à neuf pouces de profondeur. Dans ce fossé, le corps futplongé, tant bien que mal ; le sable fut entassé par-dessus,et puis d’autre sable, qu’on dut prendre ailleurs, non moinspéniblement. Hélas ! à l’une des extrémités du lugubre tertre,deux pieds continuaient à se projeter hors du sable, chaussés devoyantes bottines de santé.

Mais tant pis ! Les nerfs des fossoyeursétaient à bout. Maurice lui-même n’en pouvait plus. Et, pareils àdeux loups, les deux frères s’enfuirent au plus profond du fourrévoisin.

– Nous avons fait de notre mieux !dit Maurice.

– Et maintenant, répondit Jean, peut-êtreauras-tu l’obligeance de me dire ce que tout celasignifie !

– Ma parole, s’écria Maurice, si tu ne lecomprends pas de toi-même, je désespère de te le fairecomprendre !

– Oh ! j’entends bien que c’estquelque chose qui se rapporte à la tontine ! répliqua Jean.Mais je te dis que c’est pure folie ! La tontine est perdue,voilà tout !

– Je te répète que l’oncle Masterman estmort ! cria Maurice. Je le sais ; il y a en moi une voixqui me le dit !

– Oui, et l’oncle Joseph est mortaussi ! dit Jean.

– Il n’est pas mort si je ne le veuxpas ! répondit Maurice.

– Eh bien ! fit Jean, admettons quel’oncle Masterman soit mort ! En ce cas, nous n’avons qu’àdire la vérité, et à sommer Michel de faire de même !

– Tu prends toujours Michel pour unimbécile ! ricana Maurice. Ne peux-tu donc pas comprendrequ’il y a des années qu’il a préparé son coup ? Il a tout sousla main : la garde-malade, le médecin, le certificat toutprêt, mais avec la date en blanc. Que nous révélions seulementl’affaire qui vient d’arriver, et je te parie que, dans deux jours,nous apprendrons la mort de l’oncle Masterman ! Oui, maisécoute bien, Jean ! Ce que Michel peut faire, je peux le faireaussi. S’il peut me monter un bluff, je peux, moi aussi,lui en monter un ! Si son père doit vivre éternellement, ehbien ! par Dieu, mon oncle fera de même !

– Et que fais-tu de la loi, dans toutcela ? demanda Jean.

– Un homme doit avoir quelquefois lecourage d’obéir à sa conscience ! répondit Maurice avecdignité.

– Mais supposons que tu te trompes !Supposons que l’oncle Masterman soit en vie et se porte comme uncharme !

– Même en ce cas, répondit Maurice, notresituation n’est point pire qu’avant : en fait, elle estmeilleure ! L’oncle Masterman doit nécessairement mourir unjour. Tant que l’oncle Joseph vivait, il devait, lui aussi, finirpar mourir un jour : tandis que, maintenant, nous n’avons pasà redouter cette alternative. Il n’y a point de limite à lacombinaison que je propose : elle peut se prolonger jusqu’auJugement Dernier !

– Si du moins je voyais ce qu’elle est,ta combinaison ! soupira Jean. Mais, tu sais, mon pauvrevieux, tu as toujours été un si terrible rêveur !

– Je voudrais bien savoir quand j’aijamais rêvé ! s’écria Maurice. Je possède la plus bellecollection de bagues à cachets qui existe à Londres !

– Oui, mais tu sais, il y a l’affaire descuirs ! suggéra l’autre. Tu ne peux pas nier que ce soit unbouillon !

Maurice donna, en cette circonstance, unepreuve remarquable de son empire sur soi : il laissa passerl’allusion de son frère sans s’offenser, sans même répondre.

– Pour ce qui est de l’affaire qui nousoccupe en ce moment, reprit-il, une fois que nous tiendrons l’onclechez nous, à Bloomsbury, nous serons hors d’embarras. Nousl’enterrerons dans la cave, qui paraît avoir été faite expressémentpour le recevoir ; et je n’aurai plus alors qu’à me mettre enquête d’un médecin que l’on puisse corrompre.

– Et pourquoi ne pas le laisserici ? demanda Jean.

– Parce que nous avons besoin de l’avoirsous la main quand son heure viendra ! répliqua Maurice. Etpuis, parce que nous ne savons rien de ce pays-ci ! Ce boisest peut-être un lieu de promenade favori des amoureux. Non, nerêve pas à ton tour, et songe avec moi à ce qui constitue la seuledifficulté réelle que nous ayons devant nous ! Commentallons-nous transporter l’oncle à Bloomsbury ?

Plusieurs plans furent soumis, débattus, etrejetés. Il n’y avait pas à penser, naturellement, à la gare deBrowndean, qui devait être, à cette heure, un centre de curiositéset de commérages, tandis que l’essentiel était d’expédier le corpsà Londres sans que personne eût soupçon de rien. Jean proposa,timidement, un baril à bière ; mais les objections étaient sipatentes que Maurice dédaigna de les exprimer. L’achat d’une caissed’emballage parut également impraticable : pourquoi deuxgentlemen sans aucun bagage auraient-ils eu besoin d’unecaisse de cette sorte ?

– Non, nous errons sur une faussepiste ! cria enfin Maurice. La chose doit être étudiée avecplus de soin ! Suppose maintenant, – reprit-il après unsilence, parlant par morceaux de phrases comme s’il pensait touthaut, – suppose que nous louions une villa au mois ! Lelocataire d’une villa peut acheter une caisse d’emballage sansqu’on s’avise de s’en étonner. Et puis, suppose que nous louions lamaison aujourd’hui même, que, ce soir, j’achète la caisse, et que,demain matin, dans une charrette à bras que je me chargeparfaitement de conduire seul, j’emmène la caisse à Ringwood, ou àLyndhurst, ou, enfin, à n’importe quelle gare ! Rien ne nousempêche d’inscrire dessus : Échantillons, hein ?Johnny, je crois que, cette fois, j’ai mis le doigt sur lejoint !

– Au fait, cela paraît faisable !reconnut Jean.

– Il va sans dire que nous prenons despseudonymes ! poursuivit Maurice. Ce ne serait pas à faire, degarder nos vrais noms ! Que penserais-tu de« Masterman », par exemple ? Cela vous a un airdigne et posé !

– Ta, ta, ta ! je ne veuxpas m’appeler Masterman ! répliqua son frère. Tu peux prendrele nom pour toi, si cela te plaît ! Quant à moi, jem’appellerai Vance, le Grand Vance : « sans rémission lessix derniers soirs » ! Voilà un nom, au moins !

– Vance ! s’écria Maurice. Un nom declown ! Te figures-tu donc que nous jouions une pantomime pournous amuser ? Personne ne s’est jamais appelé Vance qu’aucafé-concert !

– Oui, et voilà précisément ce qui meplaît dans ce nom ! répondit Jean. Cela vous donne tout desuite une allure artiste ! Pour toi, tu peux l’appeler commetu voudras ; je tiens à Vance, et je n’en démordraipas !

– Mais il y a une foule d’autres noms dethéâtre ! supplia Maurice ; il y a Leybourne, Irving,Brough, Toole…

– C’est le nom de Vance que je veux,mille diables ! répondit Jean. Je me suis mis en tête deprendre ce nom, et j’en verrai la farce !

– Soit ! dit Maurice, qui sentaitbien que tout effort échouerait contre l’obstination de son frère.Je serai donc, moi-même, Robert Vance !

– Et moi, je serai Georges Vance !s’écria Jean, le seul original Georges Vance ! En avant lamusique pour le « seul original » !

Ayant réparé du mieux qu’ils purent ledésordre de leur costume, les deux frères Finsbury revinrent, parun détour, à Browndean, en quête d’un repas et d’une villa à louer.Ce n’est pas toujours chose facile de découvrir, au pied levé, unemaison meublée, dans un endroit qui ne fait point profession derecevoir des étrangers. Mais la bonne fortune de nos héros leurpermit de rencontrer un vieux charpentier, effroyablement sourd,qui se trouvait disposer d’une maison à louer. Cette maison, situéeà environ un kilomètre et demi de tout voisinage, leur parut siappropriée à leur besoin qu’ils échangèrent, en l’apercevant, uncoup d’œil d’espérance. À être vue de plus près, cependant, ellen’était pas sans présenter quelques inconvénients. Sa position,d’abord ; car elle était placée dans le creux d’une façon demarécage desséché, avec des arbres faisant ombre de tous les côtés,de telle sorte qu’on avait peine à y voir clair en plein jour. Etles murs étaient tachés de plaques vertes dont l’aspect seul auraitsuffi à rendre malade. Les chambres étaient petites, les plafondsbas, le mobilier purement nominal ; un étrange parfumd’humidité remplissait la cuisine, et l’unique chambre à coucher nepossédait qu’un unique lit.

Maurice, dans l’espoir d’obtenir un rabais,signala au vieux charpentier ce dernier inconvénient.

– Ma foi ! répliqua l’homme, quandenfin il eut entendu, si vous ne savez pas dormir à deux dans lemême lit, vous feriez peut-être mieux de chercher à louer unchâteau !

– Et puis, poursuivit Maurice, il n’y apas d’eau ! Comment se procure-t-on de l’eau ?

– On n’a qu’à remplir ceci à lasource qui est à deux pas ! répondit le charpentier en tapant,de sa grosse main noire, sur un baril vide installé près de laporte. Tenez ! voilà un seau pour aller à la source ! Çavraiment, c’est plutôt un plaisir !

Maurice cligna de l’œil à son frère, etprocéda à l’examen du baril. Il était presque neuf, et semblaitsolidement construit. S’ils n’avaient pas été résolus d’avance àlouer cette maison, le baril aurait achevé de les décider. Lemarché fut donc aussitôt conclu, la location du premier mois futpayée séance tenante, et, une heure après, on aurait pu observerles frères Finsbury rentrant dans leur aimable cottage,avec une énorme clef, symbole de leur location, une lampe à alcool,qui devait leur servir de cuisine, un respectable carré de porc, etun litre du plus mauvais whisky de tout le Hampshire. Etdéjà ils avaient retenu, pour le lendemain (sous le prétexte qu’ilsétaient deux peintres de paysage), une légère mais solidebrouette ; de telle manière que, lorsqu’ils prirent possessionde leur nouvelle demeure, ils furent en droit de se dire que leplus gros de leur affaire se trouvait réglé.

Jean procéda à la confection du thé, pendantque Maurice, à force d’explorer la maison, avait le bonheur deretrouver le couvercle du baril, sur une des planches de lacuisine. Ainsi le matériel d’emballage était là, au complet !À défaut de paille, les couvertures du lit pourraient fort bienservir à caler l’objet dans le baril ; aussi bien cescouvertures étaient si sales que les deux frères ne pouvaientsonger à en faire un meilleur usage. Maurice, voyant les obstacless’aplanir, se sentit pénétré d’un sentiment qui ressemblait à del’exaltation.

Et cependant il y avait encore un obstacle àaplanir : Jean allait-il consentir à demeurer seul dans lecottage ? Maurice hésita longtemps avant d’oser lui poser laquestion.

N’importe : ce fut avec une bonne humeurréelle que les deux frères s’assirent aux deux côtés de la table enbois blanc, et attaquèrent le carré de porc. Maurice triomphait desa conquête du couvercle ; et le Grand Vance se plaisait àapprouver les paroles de son frère, dans le véritable style ducafé-concert, en cognant en cadence son verre sur la table.

– L’affaire est dans le sac !s’écria-t-il enfin. Je t’avais toujours dit que c’était un barilqui convenait, pour l’expédition du colis !

– Oui, c’est vrai, tu avais raison !reprit son frère, estimant l’occasion favorable pour l’amadouer. Etmaintenant, tu sais, il faudra que tu restes ici jusqu’à ce que jet’aie fait signe ! Je dirai que l’oncle Joseph se repose àl’air reconstituant de la Forêt-Neuve. Impossible que nousrentrions à Londres ensemble, toi et moi : jamais nous nepourrions expliquer l’absence de l’oncle !

Le nez de Jean s’allongea.

– Hé là, mon petit ! déclara-t-il.Pas de ça, hein ! Tu n’as qu’à rester toi-même dans cetrou ! Moi, je ne veux pas !

Maurice eut conscience qu’il rougissait. Coûteque coûte, il fallait que Jean acceptât de rester !

– Je te prie, Jeannot, dit-il, de terappeler le montant de la tontine ! Si je réussis, nous auronschacun vingt mille livres à placer en banque ! oui, et mêmeplus près de trente que de vingt, avec les intérêts !

– Oui, mais si tu échoues ! répliquaJean. Qu’arrivera-t-il en ce cas ? Quelle sera la couleur duplacement en banque ?

– Je me chargerai de tous lesfrais ! déclara Maurice, après une longue pause. Tu ne perdraspas un sou !

– Allons ! dit Jean avec un grosrire, si toutes les dépenses sont pour toi, et pour moi la moitiédu profit, je veux bien consentir à rester ici un jour ou deux.

– Un jour ou deux ! s’exclamaMaurice, qui commençait à se fâcher et ne se contenait plus quemalaisément. Hé ! mais tu en ferais davantage pour gagner cinqlivres sur un cheval !

– Oui, peut-être ! répondit le GrandVance ; mais cela, c’est mon tempérament d’artiste !

– C’est-à-dire que ta conduite estsimplement monstrueuse ! reprit Maurice. Je prends sur moitous les risques, je paie tous les frais, je te donne la moitié desbénéfices, et tu refuses de t’imposer la moindre peine pour mevenir en aide ! Ce n’est pas convenable, ce n’est pas mêmegentil !

La véhémence de Maurice ne fut pas sans fairequelque impression sur l’excellent Vance.

– Mais, supposons, dit-il enfin, quel’oncle Masterman soit en vie, et qu’il vive encore dix ans :est-ce qu’il faudra que je pourrisse ici pendant tout cetemps-là !

– Mais non, mais non, évidemmentnon ! reprit Maurice, d’un ton plus conciliant. Je te demandeseulement un mois, au maximum. Et si l’oncle Masterman n’est pasmort au bout d’un mois, tu pourras filer à l’étranger !

– À l’étranger ? répéta vivementJean. Hé ! mais, pourquoi ne pourrais-je pas y filer tout desuite ? Qu’est-ce qui t’empêcherait de dire que l’oncle Josephet moi sommes allés reprendre des forces à Paris ?

– Allons ! ne dis pas defolies ! répliqua Maurice.

– Non ! mais enfin, réfléchis unpeu ! fit Jean. Regarde un peu autour de toi ! Cettemaison est une vraie étable à porcs, et si lugubre, et sihumide ! Tu l’as dit toi-même, tout à l’heure, qu’elle étaithumide !

– Seulement au charpentier ! précisaMaurice ; et je ne l’ai dit que pour obtenir un rabais !En vérité, maintenant que nous sommes ici, je dois avouer qu’on avu pis que cela !

– Et que ferai-je de moi ? gémit lavictime. Pourrai-je au moins, inviter un camarade ?

– Mon cher Jean, si tu ne juges pas quela tontine mérite un léger sacrifice, dis-le, et j’envoie l’affaireau diable !

– Es-tu bien sûr des chiffres, aumoins ? demanda Jean. Allons ! poursuivit-il avec unprofond soupir, aie soin de m’envoyer régulièrement leLisez-moi ! et tous les journaux pour rire ! Et,ma foi, en avant la musique !

À mesure que l’après-midi s’avançait, lecottage se souvenait plus intimement de son maraisnatal ; un froid aigre envahissait toutes ses pièces ; lacheminée fumait ; et, bientôt, un coup de vent envoya dans lagrande chambre, à travers les fentes des fenêtres, une véritableaverse de pluie. Par intervalles, lorsque la mélancolie des deuxlocataires risquait de tourner au désespoir, Maurice débouchait labouteille de whisky ;et, d’abord, Jean accueillaitavec joie cette diversion. Mais le plaisir de la diversion fut decourte durée. J’ai dit déjà que ce whisky était leplus mauvais de tout le Hampshire ; ceux-là seuls quiconnaissent le Hampshire pourront apprécier l’exacte valeur de cesuperlatif ; et, à la fin, le Grand Vance lui-même, – quin’était cependant pas un connaisseur, – ne trouva plus le couraged’approcher de ses lèvres l’infecte décoction. Qu’on imagine,s’ajoutant à tout cela, la venue des ténèbres, faiblementcombattues par une misérable chandelle qui s’obstinait à ne brûlerque d’un côté : et l’on comprendra que, tout à coup, Jean sesoit arrêté de siffler entre ses doigts, exercice auquel il selivrait depuis une heure pour essayer de trouver un peu d’oublidans les joies de l’art.

– Jamais je ne pourrai rester un moisici ! déclara-t-il. Personne n’en serait capable ! Touteton affaire est folle, Maurice ! Allons-nous en d’ici tout desuite !

Avec une admirable affectation d’indifférence,Maurice proposa une partie de bouchon. À quelles concessions undiplomate est-il parfois forcé de descendre ! C’étaitd’ailleurs le jeu favori de Jean (les autres lui paraissant tropintellectuels), et il y jouait avec autant de chance quede dextérité. Le pauvre Maurice, au contraire, lançait mal lessous, avait une malchance congénitale, et, de plus, appartenait àl’espèce des joueurs qui ne peuvent pas supporter de perdre. Mais,ce soir-là, il était prêt d’avance à tous les sacrifices.

Vers les sept heures, Maurice, après destortures atroces, avait perdu cinq ou six shillings. Même avec latontine devant les yeux, c’était la limite de ce qu’il pouvaitsouffrir. Il promit de prendre sa revanche une autre fois, et, enattendant, proposa un petit souper accompagné d’un grog.

Et lorsque les deux frères eurent achevé cettedernière récréation, l’heure vint pour eux de se mettre au travail.Le baril à eau fut vidé, roulé devant le feu de la cuisine,soigneusement séché ; et les deux frères se glissèrent dehors,sous un ciel sans étoiles, pour aller déterrer leur oncleJoseph.

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