Le Mort Vivant

Chapitre 3LE CONFÉRENCIER EN LIBERTÉ

Les philosophes devraient bien prendre lapeine, un de ces jours, de rechercher sérieusement si, oui ou non,les hommes sont capables de s’accommoder du bonheur. Le fait estque pas un mois ne se passe sans qu’un fils de famille se sauve dechez lui pour s’engager à bord d’un bateau marchand, ou qu’un marichoyé décampe à destination du Texas avec sa cuisinière. On a vudes pasteurs s’enfuir de chez leurs paroissiens ; et il s’estmême trouvé des juges pour sortir volontairement de lamagistrature.

En tout cas, le lecteur ne sera point tropsurpris si je lui dis que Joseph Finsbury avait maintes fois méditédes projets d’évasion. La destinée de cet excellent vieillard – jecrois pouvoir l’affirmer – ne réalisait pas l’idéal du bonheur.Certes, M. Maurice, que j’ai souvent le plaisir de rencontrerdans le Métropolitain, est un gentleman des plus estimables ;mais, en tant que neveu, je n’oserais pas le proposer comme modèle.Quant à son frère Jean, c’était, naturellement, un bravegarçon ; mais si, vous-mêmes, vous n’aviez pas d’autre attacheque lui pour vous retenir à votre foyer, j’imagine que vous netarderiez pas à caresser le projet d’un voyage à l’étranger. Il estvrai que le vieux Joseph avait une attache plus solide que laprésence de ses deux neveux, pour le retenir à Bloomsbury ; etcette attache n’était point, comme l’on pourrait penser, la sociétéde Julia Hazeltine (encore que le vieillard aimât assez sapupille), mais bien l’énorme collection de carnets de notes où ilavait concentré sa vie tout entière. Que Joseph Finsbury se soitrésigné à se séparer de cette collection, c’est là une circonstancequi, en vérité, ne fait que peu d’honneur aux vertus familiales deses deux neveux.

Oui, la tentation de la fuite était déjàvieille de plusieurs mois, dans l’âme de l’oncle ; et lorsquecelui-ci se trouva tout à coup tenir en mains un chèque de 800livres, à lui payable, la tentation se changea aussitôt en unerésolution formelle. Il garda le chèque, qui, pour un hommed’habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse ; et ilse promit de disparaître dans la foule dès l’arrivée à Londres, oubien, s’il n’y parvenait pas, de se glisser hors de la maison aucours de la soirée, et de fondre comme un rêve dans les millionsdes habitants de la capitale. Tel était son projet : lacoïncidence particulière de la volonté de Dieu et d’une erreurd’aiguillage fit qu’il n’eut pas même à attendre aussi longtempspour le réaliser.

Il fut un des premiers à revenir à lui et à seretrouver sur pied, après la catastrophe de Browndean ; et iln’eut pas plutôt découvert l’état de prostration de ses deux neveuxque, comprenant sa chance, il détala aussi vite qu’il put. Un hommede soixante-dix ans passés, qui vient d’être victime d’un accidentde chemin de fer, et qui a encore le malheur d’être encombré del’uniforme complet des patients de sir Faraday Bond, on ne sauraitexiger d’un tel homme une course bien fournie ; mais le boisétait à deux pas, et offrait au fugitif un abri, tout au moinstemporaire. Vers cet abri, le vieillard se réfugia avec unecélérité étonnante ; et puis, se sentant quelque peu moulu,après la secousse, il s’étendit par terre, au milieu d’un fourré,et ne tarda pas à s’endormir très profondément.

Les voies du destin offrent souvent unspectacle des plus divertissants à l’observateur désintéressé. Jene puis, je l’avoue, m’empêcher de sourire en songeant que, pendantque Maurice et Jean s’ensanglantaient les mains pour cacher dans lesable le corps d’un homme qui ne leur était rien, leur oncledormait d’un bon sommeil reconstituant à quelques cents pasd’eux.

Il fut réveillé par l’agréable son d’unetrompe, venant de la grand’route voisine, où un mail-coachpromenait un groupe de touristes attardés. Le son égaya le vieuxcœur de Joseph, et dirigea ses pas par-dessus le marché, si bienqu’il ne tarda pas, lui-même, à se trouver sur la grand’route,regardant à droite et à gauche, sous sa visière, et se demandant cequ’il devait faire de lui. Bientôt un bruit de roues s’éleva dansle lointain, et Joseph vit approcher un chariot de camionnage,chargé de colis, conduit par un cocher d’apparence bienveillante,et portant imprimée sur ses deux côtés la légende : J.Chandler, camionneur. Fût-ce un vague (et bien imprévu)instinct poétique qui suggéra à l’oncle Joseph l’idée de poursuivreson évasion dans le chariot de M. Chandler ? Je croiraisplutôt à des considérations d’ordre plus foncièrement pratique. Levoyage se ferait à bon marché ; peut-être même, avec un peud’adresse, Joseph pourrait-il obtenir de voyager gratuitement.Restait bien la perspective de prendre froid sur le siège ;mais, après des années de mitaines et de flanelle hygiénique, lecœur de Joseph aspirait avidement au risque d’un rhume decerveau.

Et peut-être M. Chandler fut-il d’abordun peu surpris de trouver, à un endroit aussi solitaire de lagrand’route, un gentleman aussi vieux, aussi étrangement vêtu, etqui le priait aussi aimablement de vouloir bien le recueillir surle siège de sa voiture. Mais le camionneur était, en effet, unbrave homme, toujours heureux de rendre service ; de tellesorte qu’il recueillit volontiers l’étranger. Et puis, comme iltenait la discrétion pour la règle essentielle de la politesse, ilse défendit de lui faire aucune question. Le silence, d’ailleurs,ne déplaisait pas à M. Chandler ; mais à peine la voitureavait-elle commencé à se remettre en mouvement que le dignecamionneur se trouva contraint de subir le choc inattendu d’uneconférence.

– Le mélange de caisses et de paquets quecontient votre voiture, dit aussitôt l’étranger, ainsi que la vuede la bonne jument flamande qui nous conduit, me font conjecturerque vous occupez l’emploi de camionneur, dans ce grand système detransports publics qui, avec toutes ses lacunes, n’en est pas moinsl’orgueil de notre pays !

– Oui, monsieur ! répondit vaguementM. Chandler, qui ne savait pas trop ce qu’il devait répondre.Mais l’institution des colis postaux nous a déjà fait bien du tort,dans notre partie !

– Je suis un homme libre de préjugés,poursuivit Joseph Finsbury. Dans ma jeunesse, j’ai fait de nombreuxvoyages. Rien n’était trop petit pour ma curiosité. En mer, j’aiétudié les différentes façons de nouer les câbles, et me suis misau courant de tous les termes techniques. À Naples, j’ai apprisl’art de préparer le macaroni ; à Cannes, je me suis instruitdes principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je nesuis allé entendre un opéra sans avoir d’abord acheté le livret, etmême sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en lesjouant d’un seul doigt sur un piano.

– Vous devez avoir vu bien des choses,monsieur ! déclara le camionneur en fouettant sa bête.

– Savez-vous combien de fois le motfouet revient dans l’Ancien Testament ? reprit levieux gentleman. Il revient cent et (si ma mémoire ne me trompepas) quarante-sept fois !

– Vraiment, monsieur ! ditM. Chandler. Voilà ce que je n’aurais jamais cru !

– La Bible contient trois millions cinqcent un mille deux cent quarante-neuf lettres. Quant aux versets jecrois qu’il y en a plus de dix-huit mille. Il y a eu beaucoupd’éditions de la Bible ; Wiclif a été le premier àl’introduire en Angleterre, vers l’an mille trois cents. LaParagraph Bible, comme on l’appelle, est une des éditionsles plus connues, et doit son nom à ce qu’elle est divisée enparagraphes.

Le camionneur se borna à répondre, sèchement,que « c’était bien possible », et appliqua son attentionà la tâche plus familière d’éviter une charrette de foin qui venaiten sens inverse, tâche assez malaisée, d’ailleurs, car la routeétait étroite, avec des fossés sur les deux côtés.

– Je vois, commença M. Finsbury,lorsque la charrette fut heureusement dépassée, que vous tenez vosrênes d’une seule main. Vous devriez les tenir des deuxmains !

– Ah ! par exemple, j’aime biença ! s’écria dédaigneusement le camionneur. Et pourquoidonc ?

– Ce que je vous dis est un faitscientifique, reprit M. Finsbury, et repose sur la théorie dulevier, qui est une des branches de la mécanique. Il existe, sur cedomaine de la science, de très intéressants petits ouvrages à douzesous, que j’estime qu’un homme de votre condition aurait profit àlire. Je crains que vous n’ayez guère pratiqué le grand art del’observation ! Voici près d’une demi-heure que nous sommesensemble, et vous n’avez pas encore émis un seul fait ! C’estlà un bien grave défaut, mon cher ami ! Par exemple, je nesais pas si vous avez observé que, tout à l’heure, en passant prèsde cette charrette à foin, vous avez pris à gauche ?

– Mais, naturellement, je l’aiobservé ! s’écria M. Chandler, qui devenait d’humeurbelligérante. Le charretier m’aurait fait dresser procès-verbal, sije n’avais pas pris à gauche !

– Eh bien ! en France, poursuivit levieillard, en France, et aussi, je crois, aux États-Unis, – enAmérique, – vous auriez pris à droite !

– Je vous assure bien que non !déclara M. Chandler avec indignation. J’aurais pris àgauche !

– Je note, – poursuivit M. Finsbury,dédaignant de répondre, – que vous raccommodez vos harnais avec dugros fil. J’ai toujours protesté contre la négligence et la routinedes classes pauvres, en Angleterre. Dans une allocution que j’aiprononcée, un jour, devant un public éclairé…

– Ce n’est pas du gros fil, interrompithargneusement le camionneur : c’est de la ficelle !

– J’ai toujours soutenu, reprit levieillard, que, dans leur vie privée et domestique, aussi bien quedans la pratique de leurs professions, les classes inférieures dece pays sont imprévoyantes, routinières, et inintelligentes. C’estainsi, pour m’en tenir à un exemple…

– Que diable est-ce que vous entendez parvos « classes inférieures » ? cria M. Chandler.C’est vous-mêmes qui êtes une classe inférieure. Sij’avais pu penser que vous étiez un pareil aristo, je nevous aurais pas laissé monter dans ma voiture !

Ces paroles furent prononcées avec uneintention désagréable la moins déguisée du monde : évidemmentles deux hommes n’étaient pas faits pour s’entendre. À prolonger laconversation, il n’y fallait pas penser, même pour un homme aussiloquace que l’était M. Finsbury. Le vieillard se borna àrenfoncer sur ses yeux la visière de sa casquette, d’un gesterésigné ; après quoi, ayant tiré de sa poche un carnet denotes et un crayon bleu, il ne tarda pas à se plonger dans unestatistique.

Le camionneur, de son côté, se remit à siffleravec énergie. Que si, de temps à autre, il jetait un coup d’œil surson compagnon, c’était avec un mélange de triomphe et decrainte ; de triomphe, parce qu’il avait réussi à arrêtercette averse de paroles ; de crainte, car il se demandait si,tout à coup, l’averse en question n’allait pas recommencer. Il n’yeut pas jusqu’à une véritable averse, un grain qui s’abattitbrusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n’y eut pasjusqu’à cet accident qu’ils n’endurassent en silence. Et c’estencore en silence qu’ils firent leur entrée dans la ville deSouthampton.

La nuit était venue, les vitrines desboutiques brillaient dans les rues de la vieille ville ; dansles maisons particulières, des lampes éclairaient le repas dusoir ; et M. Finsbury commença à songer avec complaisancequ’il allait pouvoir s’installer dans une chambre où le voisinagede ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il classasoigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pours’éclaircir la gorge et lança un regard hésitant surM. Chandler.

– Seriez-vous assez aimable, –hasarda-t-il, – pour m’indiquer une hôtellerie ?

M. Chandler réfléchit un moment.

– Eh bien ! dit-il, je me demande siles Armes de Tregonwell ne feraient pasl’affaire ?

– Les Armes de Tregonwell ferontparfaitement mon affaire, répondit le vieillard, si c’est unemaison propre, et peu coûteuse, et si les gens y sontpolis !

– Oh ! ce n’était pas à vous que jepensais ! repartit ingénument M. Chandler. Je pensais àmon ami Watts, qui tient la maison. C’est un vieil ami à moi,voyez-vous ? et qui m’a rendu un grand service l’année passée.Et je me demande, à présent, si je dois, en conscience, encombrerun aussi brave homme d’un client tel que vous, qui risque del’assommer avec ses explications. Oui, je me demande si ce seraitbien de ma part ? – ajouta M. Chandler, avec tout le tond’un homme que tourmente un grave scrupule de conscience.

– Écoutez ce que je vais vous dire, monami ! fit le vieillard. Vous avez eu l’obligeance de meprendre gratuitement dans votre voiture ; mais cela ne vousdonne pas le droit de me parler sur ce ton ! Tenez, voici unshilling pour votre peine ! Et puis, si vous ne voulez pas meconduire aux Armes de Tregonwell, j’irai à pied jusque-là,voilà, tout !

La vigueur de cette apostrophe intimidaM. Chandler. Il murmura quelque chose qui ressemblait à uneexcuse, retourna le shilling entre ses doigts, engagea sa voiture,en silence, dans une ruelle tournante, puis dans d’autres, ets’arrêta enfin devant les fenêtres vivement éclairées d’uneauberge. De son siège, il appela : Watts !

– C’est vous, Jem ? cria une voixamicale, du fond de l’écurie. Entrez, mon vieux, et venez vouschauffer !

– Oh ! merci ! répondit lecamionneur. Je m’arrête seulement une minute, au passage, pourfaire descendre un vieux monsieur qui veut dîner et se loger. Mais,vous savez, prenez garde à lui ! Il est pire qu’un membre dela Ligue anti-alcoolique !

M. Finsbury eut quelque peine àdescendre ; car la longue immobilité, sur le siège, l’avaitengourdi, et puis il ressentait encore la secousse de lacatastrophe. L’amical M. Watts, malgré l’avertissement ducamionneur, le reçut avec une courtoisie parfaite, et le fit entrerdans la petite salle du fond, où il y avait un excellent feu dansla cheminée. Bientôt, une table fut servie, dans cette même salle,et le vieillard fut invité à s’asseoir devant une volaille étuvée –qui paraissait l’avoir attendu depuis plusieurs jours – et un grandpot d’ale fraîchement tirée du tonneau.

Ce souper lui rendit toute sa verdeur :de telle sorte que, lorsqu’il eut achevé de se régaler, il allas’installer plus près du feu, et se mit à examiner les personnesassises aux tables voisines. Il y avait là une dizaine de buveurs,d’âge mûr pour la plupart, et – Joseph Finsbury eut une véritablesatisfaction à le constater – appartenant tous à la classeouvrière. Souvent déjà le vieux conférencier avait eu l’occasion deconstater deux des traits les plus constants du caractère deshommes de cette classe, à savoir leur appétit pour de menus faitssans lien, et leur culte par les raisonnements en l’air. Aussinotre ami résolut-il aussitôt de s’offrir encore, avant la fin decette mémorable journée, la saine jouissance d’une allocution. Iltira ses lunettes de leur étui, les affermit sur son nez, prit danssa poche une liasse de papiers et les répandit, devant lui, sur unetable. Il les déplia, les aplanit d’un geste complaisant. Tantôt illes soulevait jusqu’à la hauteur de son nez, évidemment ravi deleur contenu ; tantôt, les sourcils froncés, il paraissaitabsorbé dans l’étude de quelque détail important. Un coup d’œilfurtif dans la salle lui suffit pour s’assurer du succès de samanœuvre : tous les yeux étaient tournés vers lui ; lesbouches béaient, les pipes reposaient sur les tables ; lesoiseaux se trouvaient charmés. Et, au même moment, l’entrée deM. Watts vint fournir à l’orateur la matière de sonexorde :

– J’observe, Monsieur, – dit-il ens’adressant à l’aubergiste, mais avec un regard encourageant pourle reste de l’auditoire, comme s’il avait voulu faire entendre quechacun était le bienvenu dans sa confidence, – j’observe quequelques-uns de ces messieurs me considèrent avec curiosité ;et c’est, en effet, chose peu commune de voir un homme s’occuper àdes recherches intellectuelles dans la salle publique d’unetaverne. Mais je n’ai pu m’empêcher de relire certains calculs quej’ai faits, ce matin même, sur le prix moyen de la vie dans cepays-ci et dans d’autres pays : un sujet (ai-je besoin de ledire ?) particulièrement intéressant pour des représentantsdes classes laborieuses. Oui, j’ai calculé d’après une échelle derevenus allant de quatre-vingts à deux cent quarante livres par an.Le revenu de quatre-vingts livres n’a pas été sans m’embarrassertrès longtemps ; et, maintenant encore, mes chiffres, en cequi le touche, comportent une légère part d’aléa ;car les différents modes du blanchissage, par exemple, suffisentpour créer de sérieuses différences dans les frais généraux. Aureste, je vais vous demander la permission de vous lire le résultatde mes recherches ; et j’espère que vous ne vous ferez passcrupule de me signaler les menues erreurs que j’aurai pucommettre, soit par insuffisance d’information ou par négligence.Je débuterai, messieurs, par le revenu de quatre-vingtslivres !

Sur quoi le vieillard, avec moins de pitiépour ces pauvres diables qu’il en aurait eu pour des animaux,s’épancha de ses fastidieuses et ineptes statistiques. Il donnait,de chaque revenu, neuf versions successives, transportant tour àtour son personnage imaginaire à Londres, Paris, Bagdad,Spitzbergen, Bassorah, Cork, Cincinnati, Tokio, et Nijni-Novgorod.Et l’on ne s’étonnera pas d’apprendre que, aujourd’hui encore, sesauditeurs de Southampton se rappellent cette soirée comme la plusmortellement ennuyeuse de toute leur vie.

Longtemps avant que M. Finsbury fûtparvenu jusqu’à Nijni-Novgorod en compagnie d’un homme absolumentfictif possédant un revenu de cent livres, tout son auditoires’était éclipsé discrètement, à l’exception de deux vieux ivrogneset de M. Watts, ce dernier supportant son ennui avec uncourage admirable. À tout instant, de nouveaux clients entraientdans la salle, mais, sitôt servis, se hâtaient d’avaler leurliqueur, et repartaient au plus vite vers une autre taverne.

M. Watts fut seul à savoir ce que pouvaitêtre, à Bagdad, la vie d’un homme jouissant d’un revenu de deuxcent quarante livres. Et à peine cette entité venait-elle detransporter sa vie imaginaire à Bassorah, que l’aubergistelui-même, malgré tout son courage, dut quitter la salle.

M. Finsbury dormit profondément, aprèsles multiples fatigues de sa journée. Il se leva le lendemain versdix heures et, s’étant encore muni d’un excellent déjeuner, demandaau domestique de lui apporter sa note. C’est alors qu’il s’aperçutd’une vérité dont bien d’autres que lui se sont aperçus : ildécouvrit que demander sa note et payer cette même note étaientdeux choses différentes. Les détails de la note étaient d’ailleursextrêmement modérés, et l’ensemble ne s’élevait qu’à cinq ou sixshillings. Mais le vieillard eut beau scruter avec le plus grandsoin le contenu de ses poches : le total de sa fortuneprésente, en espèces du moins, ne dépassait pas un shilling et neufpence. Il pria qu’on lui fît venir M. Watts.

– Voici, dit-il à l’aubergiste, un chèquede huit cents livres, payable à Londres ! Je crains de ne paspouvoir en toucher le montant avant un jour ou deux, à moins quevous ne puissiez me l’escompter vous-même !

M. Watts prit le chèque, le tourna et leretourna, le palpa entre ses doigts :

– Vous dites que vous aurez à attendre unjour ou deux ? fit-il enfin. Vous n’avez pas d’autreargent ?

– Un peu de monnaie ! réponditJoseph. À peine quelques shillings !

– En ce cas, vous pourrez m’envoyer lemontant de ma note. Je m’en remets à vous !

– Pour vous parler franchement,poursuivit le vieillard, je suis assez tenté de prolonger monséjour ici. J’ai besoin d’argent pour continuer mon voyage.

– Si un prêt de dix shillings peut vousaider, je les tiens à votre service ! reprit M. Wattsavec empressement.

– Non, merci ! dit Joseph. Je croisque je vais plutôt rester quelques jours chez vous, et me faireescompter mon billet avant de repartir.

– Vous ne resterez pas un jour de plusdans ma maison ! s’écria M. Watts. C’est la dernière foisque vous aurez eu un lit aux Armes deTregonwell !

– J’entends rester chezvous ! répliqua M. Finsbury. Les lois de mon pays medonnent le droit de rester. Faites-moi sortir de force, si vousl’osez !

– Alors, payez votre note ! ditM. Watts.

– Prenez ceci ! cria le vieillard,lui fourrant en main le chèque négociable.

– Ce n’est pas de l’argent légal !répondit M. Watts. Vous allez sortir de chez moi, et tout desuite !

– Je ne saurais vous donner une idée dumépris que vous m’inspirez, monsieur Watts ! reprit levieillard, comprenant qu’il devait se résigner aux circonstances.Mais, dans ces conditions, je vous préviens que je me refuse àpayer votre note !

– Peu m’importe ma note ! réponditM. Watts. Ce qu’il me faut, c’est votre départd’ici !

– Eh bien ! monsieur, vous serezsatisfait ! – prononça emphatiquement M. Finsbury. Aprèsquoi, saisissant sa casquette à visière pointue, il se l’enfonçasur la tête.

– Insolent comme vous l’êtes,ajouta-t-il, vous ne voudrez peut-être pas m’indiquer l’heure duprochain train pour Londres ?

– Oh ! monsieur, il y a un excellenttrain dans trois quarts d’heure ! – répliqua l’aubergiste,redevenu aimable, et avec plus d’empressement qu’il n’en avait misà offrir les dix shillings. – Vous pourrez le prendre sans avoirbesoin de vous presser !

La position de Joseph était des plusembarrassantes. D’une part, il aurait aimé à pouvoir éviter lagrande ligne de Londres, car il craignait fort que ses neveux nefussent embusqués dans la gare, guettant son arrivée pour s’emparerde lui ; mais, d’autre part, c’était pour lui chose éminemmentdésirable, et même rigoureusement indispensable, de faire escompterson chèque avant que ses neveux eussent le temps de s’y opposer. Ilrésolut donc de se rendre à Londres par le premier train. Et unseul point lui resta à considérer : le point de savoir commentil s’arrangerait pour payer son voyage.

Joseph Finsbury avait presque toujours lesmains sales, et je doute que, à voir, par exemple, la façon dont ilmangeait, vous l’eussiez pris pour un gentleman. Mais ilavait mieux que l’apparence d’un gentleman :il avaitdans toute sa personne un je ne sais quoi de digne à la fois et deséduisant qui, pour peu qu’il le voulût, ne manquait jamais àproduire son effet. Et lorsque, ce jour-là, il aborda le chef degare de Southampton, son salamalekfut véritablementoriental : le petit bureau du chef de gare sembla tout à coups’être changé en un bosquet de palmiers, où le simoon etle bulbul…mais je vais laisser, à ceux de mes lecteurs quiconnaissent l’Orient mieux que moi, le soin de poursuivre et decompléter cette métaphore. La mise du vieillard, en outre,prévenait en sa faveur : l’uniforme de sir Faraday Bond, pourincommode et voyant qu’il fût, n’était certainement pas une tenuequi risquât d’être adoptée par des chevaliers d’industrie ; etl’exhibition d’une montre, mais surtout d’un chèque de huit centslivres, acheva ce qu’avaient commencé les belles manières de notrehéros. De telle sorte que, un quart d’heure plus tard,lorsqu’arriva le train de Londres, M. Finsbury fut recommandéau conducteur du train par le chef de gare, et respectueusementinstallé dans un compartiment de première.

Pendant que le vieux gentleman attendait ledépart du train, il fut témoin d’un incident de peu d’intérêt ensoi, mais qui devait avoir une influence décisive sur les destinéesultérieures de la famille Finsbury. Une caisse d’emballagegigantesque fut amenée sur le quai par une douzaine de porteurs,et, à grand’peine, hissée par eux dans le fourgon aux bagages.C’est souvent la tâche consolante de l’historien, de dirigerl’attention de ses lecteurs sur les desseins ou (révérence parler)les artifices de la Providence. Dans ce fourgon à bagages du trainqui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est à Londres, l’œuf dece roman se trouvait, pour ainsi dire, à l’étatincouvé.L’énorme caisse était adressée à un certainWilliam Dent Pitman, « en gare à la station deWaterloo » ; et le colis qui l’avoisinait, dans lefourgon, était un solide baril, de dimensions moyennes, trèssoigneusement fermé, et portant l’adresse :M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury. – Portpayé.

La juxtaposition de ces deux colis, c’étaitune traînée de poudre ingénieusement préparée par laProvidence : il ne manquait plus qu’une main d’enfant pour ymettre le feu.

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