Le Mort Vivant

Chapitre 13LES TRIBULATIONS DE MAURICE (Seconde partie)

Si notre littérature avait conservé sesvieilles traditions de réserve et de politesse classiques, je nedégraderais pas ma dignité d’écrivain jusqu’à vous décrire lesangoisses de Maurice ; c’est là un de ces sujets quel’intensité même de leur réalisme devrait faire exclure d’une œuvred’art un peu digne de ce nom. Mais le goût est aujourd’hui auxsujets de ce genre : le lecteur aime à être introduit dans lesrecoins les plus secrets de l’âme d’un héros de roman, et rien nelui plaît autant que le spectacle d’un cœur tout sanglant, étalédevant lui dans sa nudité. Encore cette considération nesuffirait-elle pas à me décider si le repoussant sujet que je vaistraiter n’avait, en outre, l’avantage d’une éminente portéemoralisatrice. Puisse mon récit empêcher ne fût-ce qu’un seul demes lecteurs de se plonger dans le crime à la légère, sans s’êtresuffisamment entouré de précautions : et j’aurai conscience den’avoir pas travaillé en vain !

Le lendemain de la visite de Michel, quandMaurice se réveilla du profond sommeil du désespoir, ce fut pourconstater que ses mains tremblaient, que ses yeux avaient peine às’ouvrir, que sa gorge brûlait, et que sa digestion étaitparalysée. « Et Dieu sait pourtant que ce n’est pas à forced’avoir mangé ! » se dit l’infortuné. Après quoi il seleva, afin de réfléchir plus froidement à sa position. Rien nepourra mieux vous dépeindre les eaux troublées où naviguait sapensée qu’un exposé méthodique des diverses anxiétés qui sedressaient devant lui.

Aussi, pour la convenance du lecteur, vais-jeclasser par numéros ces anxiétés : mais je n’ai pas besoin dedire que, dans le cerveau de Maurice, elles se mêlaient ettournoyaient toutes ensemble comme une trombe de poussière. Et,toujours pour la commodité du lecteur, je vais donner des titres àchacune d’elles. Qu’on veuille bien observer que chacune d’elles, àelle seule, suffirait à assurer le succès d’unroman-feuilleton !

Anxiété n°1 : Où est lecadavre ? ou le Mystère de Bent Pitman. C’était désormaischose certaine, pour Maurice, que Bent Pitman appartenait àl’espèce la plus ténébreuse des professionnels du crime. Un hommetant soit peu honnête n’aurait pas touché le chèque ; un hommedoué de la moindre dose d’humanité n’aurait pas accepté en silencele tragique contenu du baril ; et seul un assassin éprouvéavait pu trouver les moyens de faire disparaître le cadavre sansqu’on en sût rien. Cette série de déductions eut pour effet defournir à Maurice la plus sinistre image d’un monstre, Bent Pitman.Évidemment cet être infernal n’avait eu, pour se débarrasser ducadavre, qu’à le précipiter dans une trappe de son arrière-cuisine(Maurice avait lu quelque chose de semblable dans un roman parlivraisons) : et maintenant cet homme vivait dans une orgie deluxe, sur le montant du chèque. Jusque-là, c’était d’ailleurs ceque Maurice pouvait souhaiter de mieux. Oui, mais avec leshabitudes de folle prodigalité d’un homme tel que Bent Pitman, huitcents livres pouvaient fort bien ne pas même durer une semaine. Etquand cette somme aurait fondu, que ferait ensuite l’effrayantpersonnage ? Et une voix diabolique, du fond de la poitrine deMaurice, lui répondait : « Ce qu’il fera ensuite ?Il te fera chanter ! »

Anxiété n° 2 : La fraude de latontine, ou l’oncle Masterman est-il mort ? Inquiétantproblème, et dont dépendaient pourtant tous les espoirs deMaurice ! Il avait essayé d’intimider Catherine, il avaitessayé de la corrompre : et ses tentatives n’avaient riendonné. Il gardait toujours la conviction « morale » queson oncle Masterman était mort ; mais ce n’est point chosefacile de faire chanter un subtil homme de loi en s’appuyantseulement sur une conviction morale. Sans compter que, depuis lavisite de Michel, ce projet de chantage souriait moins encorequ’auparavant à l’imagination de Maurice. « Michel est-il bienun homme qu’on puisse faire chanter ? se demandait-il. Etsuis-je bien l’homme qu’il faut pour faire chanterMichel ? » Graves, solennelles, terribles questions.« Ce n’est pas que j’aie peur de lui, – ajoutait Maurice, pourse rassurer ; – mais j’aime à être sûr de mon terrain, et lemalheur est que je ne vois guère la manière d’arriver à cela !Tout de même, comme la vie réelle est différente des romans !Dans un roman, j’aurais à peine entrepris toute cette affaire quej’aurais rencontré, sur mon chemin, un sombre et mystérieuxgaillard qui serait devenu mon complice, et qui aurait vu tout desuite ce qu’il y avait à faire, et qui, probablement, se seraitintroduit dans la maison de Michel, où il n’aurait trouvé qu’unestatue de cire ; après quoi, du reste, ce complice n’auraitpas manqué de me faire chanter, et de m’assassiner par-dessus lemarché. Tandis que, dans la réalité, je pourrais bien arpenter lesrues de Londres jour et nuit, jusqu’à crever de fatigue, sans qu’unseul criminel daignât seulement faire attention à moi !… Etcependant, à ce point de vue, il y a toujours Bent Pitman qui tientà peu près ce rôle-là ! » reprit-il, songeusement.

Anxiété n° 3 : Le cottage deBrowndean, ou le complice récalcitrant. Car il y avait aussiun complice : et ce complice était en train de moisir dans unmarais du Hampshire, avec les poches vides. Que pouvait-on faire dece côté ? Maurice se dit qu’il aurait dû envoyer au moinsquelque chose à son frère, n’importe quoi, un simple mandat de cinqshillings, de manière à lui faire prendre patience enl’approvisionnant d’espoir, de bière, et de tabac. « Maiscomment aurais-je pu lui envoyer quelque chose ? » gémitle pauvre garçon en explorant ses poches, d’où il retira tout justequatre pièces d’un shilling et dix-huit sous en monnaie de billon.Pour un homme dans la situation de Maurice, en guerre avec lasociété, et ayant à tenir, de sa main inexpérimentée, les fils del’intrigue la plus embrouillée, on doit avouer que cette sommeétait à peine suffisante. Tant pis ! Jean aurait à sedébrouiller tout seul ! « Oui, mais – reprenait alors lavoix diabolique – comment veux-tu qu’il se débrouille, fût-il mêmecent fois moins stupide qu’il l’est ? »

Anxiété numéro 4 : La maisonde cuirs, ou Enfin nous avons fait faillite ! Mœurslondoniennes. Sur ce point particulier, Maurice était sansnouvelles. Il n’avait pas encore osé mettre les pieds à sonbureau : et cependant il sentait qu’il allait être forcé d’ypasser sans plus de retard. Bon ! Mais que ferait-il, quand ilserait au bureau ? Il n’avait le droit de rien signer en sonpropre nom ; et, avec la meilleure volonté du monde, ilcommençait à se dire que jamais il ne réussirait à contrefaire lasignature de son oncle. Dans ces conditions, il ne pouvait rienpour arrêter la débâcle. Et lorsque la débâcle se serait enfinproduite, lorsque des yeux scrutateurs examineraient jusqu’auxmoindres détails les comptes de la maison, deux questions nemanqueraient pas d’être posées à l’effaré et piteuxinsolvable : 1° Où est M. Joseph Finsbury ?2° Que signifiait certaine visite à la banque ? Questionscombien faciles à poser ! et grand Dieu ! combien ilétait impossible d’y répondre ! Et l’homme à qui ellesseraient adressées, s’il n’y répondait pas, irait certainement enprison, irait probablement – eh ! oui ! – aux galères.Maurice était en train de se raser lorsque cette éventualités’offrit à sa pensée : il se hâta de déposer son rasoir.Voici, d’une part, suivant l’expression de Maurice, « ladisparition totale d’un oncle de prix » ; d’autre part,voici toute une série d’actes étranges et inexplicables, accomplispar un neveu de cet oncle, et un neveu dont on sait qu’il avait, àl’endroit du disparu, une haine sans pitié : quel admirableconcours de chances pour une erreur judiciaire ! « Non,se dit Maurice, ils n’oseront tout de même pas aller jusqu’à meconsidérer comme un assassin ! Mais, franchement, il n’y a pasdans le code un seul crime (excepté peut-être celui d’incendie)que, aux yeux de la loi, je n’aie l’apparence d’avoir commis !Et pourtant je suis un parfait honnête homme, qui n’a jamais désiréque de rentrer dans son dû ! Ah ! la loi, en vérité,c’est du propre ! »

C’est avec cette conclusion bien assise dansson esprit que Maurice descendit l’escalier de sa maison de JohnStreet ; il n’était toujours encore qu’à moitié rasé. Dans laboîte, une lettre. Il reconnut l’écriture : c’était Jean quis’impatientait !

« Vraiment, la destinée aurait pum’épargner au moins cela ! » se dit-il amèrement, et ildéchira l’enveloppe.

« Cher Maurice, lut-il, je commence àcroire que tu te paies ma tête ! Je suis ici dans une puréenoire ; sais-tu que je suis forcé de vivre à l’œil, et encoreavec une difficulté sans cesse plus grande ? Je n’ai pas dedraps de lit, pense bien à ça ! Il me faut de la galette,entends-tu ? J’en ai assez, de cette blague-là ! Tout lemonde en aurait assez, à ma place. Je me serais déjà défilé depuisdeux jours, si seulement j’avais eu de quoi prendre le train.Allons ! mon vieux Maurice, ne t’entête pas dans tafolie ! Essaie un peu de comprendre mon affreuseposition ! Le timbre de cette lettre, je vais avoir à me leprocurer à l’œil ! Ma parole d’honneur ! Ton frère bienaffectueux, J. FINSBURY. »

« Quelle brute ! songea Maurice enmettant la lettre dans sa poche. Que veut-il que je fasse pourlui ? Je vais avoir à me faire raser chez un coiffeur, ma mainn’est pas assez ferme ! Comment trouverais-je « de lagalette » à envoyer à quelqu’un ? Sa position n’est pasdrôle, je le reconnais : mais moi, se figure-t-il que je suisà la fête ?… Du moins il y a dans sa lettre une chose qui meconsole : il n’a pas le sou, impossible qu’il bouge ! Bongré, mal gré, il est cloué là-bas ! »

Puis, dans un nouvel élan d’indignation :« Il ose se plaindre, l’animal ! Et il n’a même jamaisentendu le nom de Bent Pitman ! Que ferait-il, que ferait-il,je me le demande, s’il avait sur le dos tout ce que j’yai ? »

Mais ce n’étaient point là des arguments d’unehonnêteté irréprochable, et le scrupuleux Maurice s’en rendait biencompte. Il ne pouvait se dissimuler que son frère Jean n’était pasdu tout « à la fête », lui non plus, dans le marécageuxcottage de Browndean, sans nouvelles, sans argent, sans draps delit, sans l’ombre d’une société ou d’une distraction. De tellesorte que, lorsqu’il eut été rasé, Maurice en arriva à concevoir lanécessité d’un compromis.

« Le pauvre Jeannot, se dit-il, estvraiment dans une noire purée ! Je ne peux pas lui envoyerd’argent ; mais je sais ce que je vais faire pour lui, je vaislui envoyer le Lisez-moi ! Ça le remontera, et puison lui fera plus volontiers crédit quand on verra qu’il reçoitquelque chose par la poste ! »

En conséquence de quoi, sur le chemin de sonbureau, Maurice acheta et expédia à son frère un numéro de ceréconfortant périodique, auquel (dans un accès de remords) iljoignit, au hasard, l’Athenœum, la Viechrétienne, et la Petite Semaine pittoresque. AinsiJean se trouva pourvu de littérature, et Maurice eut lasatisfaction de se sentir un baume sur la conscience.

Comme si le ciel avait voulu le récompenser,il eut la surprise, en arrivant à son bureau, d’y trouverd’excellentes nouvelles. Les commandes affluaient ; lesmagasins se vidaient, et le prix du cuir ne cessait pas de monter.Le gérant lui-même avait l’air ravi. Quant à Maurice, – qui avaitpresque oublié qu’il y eût au monde quelque chose comme de bonnesnouvelles, – il aurait volontiers sangloté de bonheur, comme unenfant ; volontiers il aurait pressé sur sa poitrine le gérantde la maison, un vieux bonhomme tout sec, avec des sourcils enbroussaille ; volontiers il serait allé jusqu’à donner àchacun des employés de ses bureaux une gratification (oh ! unepetite somme !). Et pendant qu’assis devant sa table ilouvrait son courrier, un chœur d’oiseaux légers chantait dans soncerveau, sur un rythme charmant : « Cette vieille affairedes cuirs peut encore avoir du bon, avoir du bon, avoir dubon ! »

C’est au milieu de cette oasis morale que letrouva un certain Rogerson, un des créanciers de la maison ;mais Rogerson n’était pas un créancier inquiétant, car sesrelations avec la maison Finsbury dataient de loin, et plus d’unefois déjà il avait consenti à de longs délais.

– Mon cher Finsbury, – dit-il, non sansembarras, – j’ai à vous prévenir d’une chose qui risque de vousennuyer ! Le fait est… je me suis vu à court d’argent…beaucoup de capitaux dehors… vous savez ce que c’est… et… en unmot…

– Vous savez que nous n’avons jamais eul’habitude de vous payer à la première échéance ! réponditMichel, en pâlissant. Mais donnez-moi le temps de me retourner, etje verrai ce que je puis faire ! Je crois pouvoir vouspromettre que vous aurez au moins un fort acompte !

– Mais c’est que… voilà… balbutiaRogerson, je me suis laissé tenter ! J’ai cédé macréance !

– Cédé votre créance ! répétaMaurice. Voilà un procédé auquel nous ne pouvions pas nous attendrede votre part, monsieur Rogerson !

– Hé ! on m’en a offert cent pourcent, rubis sur l’ongle, en espèces ! murmura Rogerson.

– Cent pour cent ! s’écria Maurice.Mais cela vous fait quelque chose comme trente pour cent debénéfice ! Singulière chose ! Et qui estl’acheteur ?

– Un homme que je ne connais pas !répondit le créancier. Un nommé Moss !

« Un juif ! » songea Maurice,quand son visiteur l’eut quitté. Que pouvait bien avoir à faire unJuif d’une créance sur la maison Finsbury ? Et quel intérêtpouvait-il bien avoir à la payer d’un tel prix ? Ce prixjustifiait Rogerson : oui, Maurice lui-même était prêt à enconvenir. Mais il prouvait, en même temps, de la part de Moss, unétrange désir de devenir créancier de la maison de cuirs. Lacréance pouvait être présentée d’un jour à l’autre, ce même jour,ce même matin ! Et pourquoi ? Le mystère de Moss menaçaitde constituer un triste pendant au mystère de Pitman. « Etcela au moment où tout paraissait vouloir aller mieux ! »gémit Maurice, en se cognant la tête contre le mur. Au mêmeinstant, on vint lui annoncer la visite de M. Moss.

M. Moss était un juif du genre rayonnant,avec une élégance choquante et une politesse offensive. Il déclaraqu’il agissait, en tout cela, au nom d’une tierce partie ;lui-même ne comprenait rien à l’affaire en question ; sonclient lui avait donné des ordres formels. Le susdit client tenaità rentrer dans ses fonds ; mais, si la chose était tout à faitimpossible pour l’instant, il accepterait un chèque payable danssoixante jours…

– Je ne sais pas ce que tout celasignifie ! dit Maurice. Quel motif a bien pu vous pousser àracheter cette créance, et à un taux comme celui-là ?

M. Moss n’en avait pas la moindreidée : il s’était borné à exécuter les ordres de sonclient.

– Tout cela est absolumentirrégulier ! dit enfin Maurice. C’est contraire aux usagescommerciaux. Quelles sont vos instructions pour le cas où jerefuserais ?

– J’ai l’ordre, en ce cas, de m’adresserà M. Joseph Finsbury, le chef de votre maison ! réponditle juif. Mon client a tout particulièrement insisté sur ce point.Il m’a dit que c’était M. Joseph Finsbury qui seul avaittitre, ici… excusez-moi, l’expression n’est pas de moi !

– Il est impossible que vous voyiezM. Joseph : il est souffrant ! dit Maurice.

– En ce cas, j’ai ordre de remettrel’affaire aux mains d’un avoué. Voyons un peu ! – poursuivitM. Moss, en consultant son portefeuille. – Ah !Voici ! M. Michel Finsbury ! Un de vos parents,peut-être ? J’en serais fort heureux, car, si cela était,l’affaire pourrait sans doute s’arranger à l’amiable !

Tomber aux mains de Michel : c’étaittrop, pour Maurice. Il se risqua. Un chèque à soixante jours ?En somme, qu’avait-il à craindre ? Dans soixante jours, ilserait probablement mort, ou tout au moins en prison ! Detelle sorte qu’il ordonna à son gérant de donner à M. Moss unfauteuil et un journal.

– Je vais aller faire signer le chèquepar M. Joseph Finsbury ! dit-il. Mon oncle est couché,souffrant, dans notre maison de John-Street !

Un fiacre pour l’aller, un fiacre pour leretour : encore deux fortes entailles aux quatre shillings deson capital ! Il calcula que, après le départ de M. Moss,il aurait pour toute fortune au monde dix-sept sous. Mais ce quiétait plus fâcheux encore, c’est que, pour se tirer d’embarras, ilavait dû maintenant transporter son oncle Joseph à Bloomsbury.

« Hélas ! se disait-il, inutiledésormais pour le pauvre Jeannot de s’enfermer dans leHampshire ! Et quant à savoir comment je pourrai faire durerla farce, je veux être pendu si j’en ai la moindre idée ! Avecmon oncle à Browndean, c’était déjà à peine possible : avecmon oncle à Bloomsbury, cela me paraît au-dessus des forceshumaines. Au-dessus de mes forces à moi, en tout cas : carenfin, c’est ce que fait Michel, avec le corps de mon oncleMasterman ! Mais lui, voilà ! il a des complices, cettevieille gouvernante, et sans doute bien des coquins de saclientèle. Ah ! si seulement je pouvais trouver descomplices ! »

La nécessité est la mère de tous les artshumains. Éperonné par elle, Maurice se surprit lui-même, enconstatant la hâte, la décision et, au total, l’excellenteapparence de son nouveau faux. Trois quarts d’heure après, ilremettait à M. Moss un chèque où s’étalait, hardiment, lasignature de l’oncle Joseph.

– Voilà qui est parfait ! déclara legentleman israélite en se levant. Et maintenant j’ai l’ordre devous dire que ce chèque ne vous sera pas présenté à l’échéance,mais que vous ferez sagement de prendre garde, de prendre biengarde !

Toute la chambre se mit à nager autour deMaurice.

– Quoi ? Que dites-vous ?s’écria-t-il, en se retenant à la table. Que voulez-vousdire ?… Que le chèque ne sera pas présenté ?… Pourquoiaurais-je à prendre garde ? Qu’est-ce que toute cettefolie ?

– Pas la moindre idée, ma parole,monsieur Finsbury ! répondit l’hébreu, avec un bon sourire.C’est simplement un message dont on m’a chargé ! On m’a mis enbouche les expressions qui semblent vous agiter si fort !

– Le nom de votre client ? demandaMaurice.

– Mon client tient provisoirement à ceque son nom reste un secret ! répondit M. Moss.

Maurice se pencha sur lui.

– Ce n’est pas… Ce n’est pas labanque ? murmura-t-il d’une voix étranglée.

– Bien au regret de n’avoir pasl’autorisation de vous en dire davantage ! réponditM. Moss. Et maintenant, si vous le voulez bien, je vais voussouhaiter une bonne journée !

« Me souhaiter une bonnejournée ! » songea Maurice, resté seul. Dès la minutesuivante, il avait empoigné son chapeau, et s’était enfui de soncabinet, comme un fou. Ce ne fut qu’au bout de trois rues qu’ils’arrêta, pour grogner : « Mon Dieu ! grogna-t-il,j’aurais dû emprunter de l’argent au gérant ! Mais, à présent,il est trop tard. Impossible de retourner pour cela ! Non,c’est clair ! Je suis sans le sou, absolument sans le sou,comme les ouvriers sans travail ! »

Il rentra chez lui, et s’assitmélancoliquement dans la salle à manger. Jamais Newton n’a fait uneffort de pensée aussi vigoureux que celui que fit alors cettevictime des circonstances : et cependant l’effort restastérile. « Je ne sais pas si cela tient à un défaut de monesprit, se dit-il : mais le fait est que je trouve que mamalchance a quelque chose de contre-nature. Ça vaudrait la peined’écrire au Times, pour signaler le cas ! Quedis-je ? Ça vaudrait la peine de faire une révolution !Et le plus clair de l’affaire, c’est qu’il me faut tout de suite del’argent ! La moralité, je n’ai plus à m’en occuper :j’ai depuis longtemps dépassé cette phase ! C’est de l’argentqu’il me faut, et tout de suite ; et la seule chance que j’aiede m’en procurer, c’est Bent Pitman ! Bent Pitman est uncriminel : et, par conséquent, sa position a des côtésfaibles ! Il doit avoir encore gardé une partie des huit centslivres. Il faut, à tout prix, que je l’oblige à partager avec moice qui lui en reste ! Et, même s’il ne lui en reste plus rien,eh bien ! je lui raconterai l’affaire de la tontine : etalors, avec un bravo (comme ce Pitman dans mon jeu, cesera bien le diable si je n’arrive pas à unrésultat ! »

Tout cela était bel et bon. Mais encores’agissait-il de mettre la main sur Bent Pitman : et Mauricen’en voyait pas très clairement le moyen. Une annonce dans lesjournaux, oui, c’était la seule façon possible d’atteindre Pitman.Oui, mais en quels termes rédiger la demande d’un rendez-vous, aunom de quoi, et où ? Faire venir Pitman à Bloomsbury, dans lamaison de John Street, serait bien dangereux avec un gaillard decette sorte, qui, du même coup, apprendrait l’adresse de Maurice,et n’était pas homme à n’en point profiter plus tard contre lui.Fixer le rendez-vous dans la maison de Pitman ? Biendangereux, cela aussi. Maurice se représentait trop bien ce quedevait être cette maison, une sinistre tanière, dans Holloway, avecune trappe secrète dans chacune des chambres ; une maison oùl’on pouvait entrer en pardessus d’été et en bottines vernies, pouren sortir, une heure plus tard, sous la forme d’un hachis de viandedans un panier de boucher ! C’était là, d’ailleurs,l’inconvénient fatal d’une liaison avec un complice tropentreprenant : Maurice s’en rendait compte, non sans un petitfrisson. « Jamais je n’aurais rêvé que je dusse en venir unjour à désirer une société comme celle-là ! » sedisait-il.

Enfin une brillante idée lui surgit àl’esprit. La Gare de Waterloo, un lieu public, et cependantsuffisamment désert à de certaines heures ! Et ce n’était pastout ! Mais aussi un lieu dont le nom seul devait faire battreplus fort le cœur de Pitman ; un lieu dont le choix, pour lerendez-vous, allait suggérer au ruffian qu’on connaissait au moinsun de ses coupables secrets !

Maurice prit donc une feuille de papier, et semit à rédiger l’esquisse d’une annonce :

AVIS.

WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeuxtombent par hasard sur le présent avis, est informé qu’il pourraapprendre quelque chose d’avantageux pour lui, dimanche prochain,de deux heures à quatre heures de l’après-midi, sur le quai dedépart des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.

Maurice relut avec la plus vive satisfactionle petit morceau de littérature qu’il venait d’improviser.« Pas mal, vraiment ! se dit-il. Quelque chosed’avantageux pour lui n’est peut-être pas d’une exactituderigoureuse ; mais c’est tentant, c’est original, et, en somme,on n’a pas à prêter serment avant d’être admis à faire passer uneannonce ! Tout ce que je demande au ciel, jusqu’à dimanche,c’est de pouvoir me procurer un peu d’argent de poche pour mesrepas, pour les frais de l’annonce, et aussi pour… Mais non, negaspillons pas nos fonds en envoyant des mandats à Jean ! Jelui enverrai simplement encore quelques journaux comiques. Oui,mais où trouver de l’argent ? »

Il s’approcha de l’armoire où était renferméesa collection de bagues à cachets… Mais, soudain, le collectionneurse révolte en lui : « Non, non ; je ne veuxpas ! s’écria-t-il. Pour rien au monde je ne dépareillerai masérie ! Plutôt voler ! »

Il s’élança dans le salon, et y prit en hâtequelques curiosités rapportées jadis par l’oncle Joseph, une pairede babouches turques, un éventail de Smyrne, un narghilé égyptien,un mousqueton garanti comme ayant appartenu à un bandit de Thrace,et une poignée de coquillages, avec leurs noms écrits en latin surdes étiquettes.

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