Le trappeur La Renardière – Au Canada, la tribu des Bois-Brûlés – Voyages, explorations, aventures

Chapitre 1Veneurs de France et d’Amérique.

 

Deux hommes se présentent à l’hôtel de France,à Montréal. À première vue, il était facile de reconnaître deuxtrappeurs.

« Mais, à la fin, m’écrit un de meslecteurs, qu’est-ce qu’un trappeur exactement ?

« Vous ne l’avez jamais expliqué à voslecteurs.

« J’ai lu tous vos livres.

« Pas la plus petite explication sur lestrappeurs.

« Ils chassent, c’est leur métier, maispourquoi ne pas les appeler chasseurs au lieu de trappeurs.

« Il doit y avoir une raison.

« Dites-la-nous. »

Il faut tâcher de satisfaire tout le monde,même un lecteur mécontent.

Il faut dire d’abord qu’il existe, au Canadaet aux États-unis, des grandes compagnies de pelleterie.

Elles achètent aux Indiens et aux chasseursblancs ou métis des peaux quelles qu’elles soient.

Peaux de bisons, de daims, de cerfs, de loups,etc.

Mais ce qu’elles cherchent surtout, ce sontles peaux précieuses.

Peaux d’ours blancs et gris et de jaguars avecgriffes et têtes.

Mais ce ne sont pas celles qui sont le mieuxpayées.

Les peaux de castors, de martes-zibelines, derenards bleus et autres animaux du genre fouine sont payéesextrêmement cher aux trappeurs.

Les chats sauvages et les lièvres sont assezbien cotés.

Or, toutes les peaux de valeur perdraientbeaucoup, si l’animal avait été tiré et criblé de plombs.

Aussi le prend-on au piège.

Le piège, c’est la trappe.

De là, trappeur.

La vie du trappeur est assez singulière ;tout d’abord il faut qu’il s’associe avec un camarade au moins.

Seul !

À deux cents lieues de tout secours le plussouvent, que ferait-il, s’il tombait malade ?

Et s’il était blessé par un bœuf musqué ou parun jaguar ?

Voilà pourquoi les trappeurs vont au moinsdeux par deux.

Les compagnies de pelleterie ont construit desforts le long des rivières et des lacs qui constituent unmagnifique ensemble d’artères fluviales au Canada.

Pendant l’été, les vapeurs de ces compagniessillonnent les cours d’eau navigables et ravitaillent lesforts.

Ils en rapportent les peaux et les dépouillesdes canards eiders (édredons).

Ces forts sont bien des forts, capables derésister à tous les assauts des Peaux-Rouges, mais ce sont surtoutdes factoreries.

On y vend, on y achète.

Les trappeurs font prix pour les denrées deravitaillement avec un fort qui devient leur point d’attache.

Ils font prix aussi pour les peaux qu’ilsapporteront.

Engagement réciproque.

Le trappeur, au commencement des froids, partextraordinairement chargé.

Cinquante kilos !

Lard, légumes secs, oignons, farine pour cuireson pain-galette sous la cendre, poivre, sel, ails, échalotes,etc.

Il ne trouvera rien en forêt que des glandsdoux qu’il sait réduire en une poudre, laquelle macérée dans l’eau,pétrie ensuite avec de la fève pilée, produit un assez bongâteau.

Le trappeur s’arrête ensuite où il voit destraces de gibier.

Il monte vivement sa hutte et il commence àtrapper.

D’autre part, il chasse au fusil pour senourrir.

Quand il tue un daim, il demi-sale certainsmorceaux.

Il en boucane d’autres.

Il en fait geler dans la glace.

C’est la réserve.

Trois ou quatre fois dans la saison, il porteses peaux au fort et s’y ravitaille pour une autre expédition.

Rudes hommes !

Aimant leur métier.

Épris de la splendeur neigeuse des forêts oùils vivent.

Ils sont toujours accompagnés de leurs chiensfidèles, presqu’aussi sauvages qu’eux, mais dressésadmirablement.

Obéissants sur un regard.

Comprenant le moindre signe.

Combien d’hommes moins intelligentsqu’eux !

Ils ressemblent, du reste, à nos chiens debergers, mais plus farouches encore, bien plus féroces.

Ne se laissant jamais caresser, si ce n’estpar le maître ou par ses compagnons de trappe.

Encore obéit-il mieux au maître qu’à toutautre.

Donc ils étaient là deux trappeurs dans lebureau de l’hôtel de France.

L’un petit, vif, très remuant, quoique blond,mélange bizarre de deux types bien différents, le Gascon et leNormand, naïf par sauvagerie, finaud par tempérament, ayant l’œilvif, la mine futée, le nez pointu du renard, mais cependant quelquechose d’aquilin dans le profil.

Il était Bordelais par la mère, et Canadienpar le père.

Le geste, la pose, l’allure annonçaient ledéterminisme.

Les lèvres dénotaient la dissimulation et lementon proéminent l’entêtement dans les entreprises.

La peau ridée, tannée, hâlée,recuite par la gelée et le soleil, se plissait en grimacesexpressives qui eussent fait le désespoir d’un acteur.

Jean Lapique-Tauquet, surnomméTaupe-Renardière par les Indiens, sobriquet significatif, étaitfouinard, débrouillard, mais brave homme et profondémenthonnête.

Connu comme tel dans les forts, chez lesIndiens et parmi les trappeurs ; mais défendant sesintérêts.

Il était d’une bravoure astucieuse, c’était unUlysse canadien.

Son compagnon était unBois-Brûlé.

Ce que c’est ?

Une race très ancienne de métis de Français etd’Indiennes.

Mais le sang indien domine.

Ces Bois-Brûlés sont ainsi nommés parce qu’ilsbrûlent des forêts pour les défricher. Ils cultivent et ilschassent.

Les Anglais commettent vis-à-vis d’eux degrandes injustices et ils se révoltent périodiquement, toujoursvaincus, mais toujours redoutables.

On finit toujours par redresser ; cestorts qu’on leur a faits pour arriver à conclure la paix, car lesdéfaites ne les découragent pas.

Ignorants, plus Peaux-Rouges que blancs, maissobres, infatigables, travailleurs, ils font d’excellentsbûcherons, de bons fermiers et des trappeurs renommés.

Mais les citadins affectent de les mépriser.Les Bois-Brûlés, très dignes, dédaignent les gens des villes.

Ils sont très simples, tout d’une pièce,loyaux et fidèles.

Leur intelligence, spéciale naturellement auxchoses de la forêt, est des plus nettes, des plus lucides.

Ils ont une tendance à aimer beaucoup lesblancs qui les traitent bien et subissent volontiers la supériorité« d’un homme qui sait lire. »

Le Bois-Brûlé s’appelait du nom de sontrisaïeul, créateur de la famille, Nicolas Latreille.

Mais son surnom était Balle-Franche, parcequ’il ne tirait jamais à chevrotines, étant sûr de ses coups.

C’était un grand garçon, d’une coupe superbe,au profil anguleux, à l’air imposant et même hautain.

Mais il avait pour Taupe-Renardière une grandeadmiration.

Tous deux, ils portaient la blouse de chasse,la culotte et les guêtres de cuir, le bonnet de fourrure.

L’employé du bureau les regarda d’un airétonné.

Il demanda d’un ton rogue :

– Qu’avez-vous à faire ici ?

Taupe-Renardière fit une de ces plus laidesgrimaces ; on aurait dit qu’il faisait des efforts pour fairepasser un morceau étranglant.

Enfin, il demanda :

– C’est bien ici que logent troispiqueurs français ?

– Que leur voulez-vous ?

– Ça ne vous regarde pas.

C’était carré.

L’employé se vexa et se monta.

– Et vous croyez, dit-il, que l’on abordecomme ça de prime abord des gentlemen respectables ?

» Alors le premier mendiant venucirculerait dans l’hôtel sous le prétexte d’y parler àquelqu’un.

– Je ne suis pas un mendiant et lapreuve, c’est que voici un carnet de chèques qui m’ouvre un créditde deux mille livres sterling à la banque Jarome Bordereau etCie.

Il jeta le carnet sur la table en disant d’unair de défi :

– Vous n’en pourriez montrer autant,vous, petit employé de quatre sous !

Le Bois-Brûlé se mit à rire.

L’employé de quatre sous se fâchatout rouge.

– Dites donc, fit-il, vous, face decuivre jaunasse, je vous défends de rire à mes dépens.

Balle-Franche étendait le bras pour cueillirl’employé.

Taupe-Renardière intervenait.

– Un petit instant ! dit-il à soncompagnon.

Et à l’employé :

– Sachez donc, pour votre gouverne, quevous avez là, devant vous, moi, Taupe-Renardière, connu pour avoirscalpé cent trois Indiens en sa longue carrière, et ce n’est pasfini.

» Je ne vous scalperai pas, vous, parceque vous êtes chauve ; mais si vous continuez à être insolent,je vous laisserai battre par Balle-Franche.

» Ce n’est qu’un Bois-Brûlé c’est vrai,mais c’est un homme et un rude homme ; il m’obéit comme unenfant, parce qu’il me sait au-dessus de lui.

» Mais je le traite avec bonté et je neveux pas qu’on lui reproche la couleur de sa peau.

» Je ne vous dis rien de la vôtre, quiest plus rouge, avec sa couperose, que celle d’un Indien Siouxpeint en guerre.

L’employé sentit bien qu’il avait affaire àforte partie ; mais il voulut avoir le dernier mot.

Faiblesse des petits esprits.

– Et d’abord, dit-il, avant tout mettezvos chiens dehors ; je ne veux pas qu’ils fassent desinconvenances ici.

– Dehors ! protestaTaupe-Renardière, dehors des chiens qui valent cent dollarschacun.

» Dehors, pour qu’on leur passe la cordeau cou et qu’on nous les vole !

» Mais, bonhomme, vous n’y pensezpas.

D’un air digne :

– Sachez que nos chiens sont bien élevéset qu’ils savent nous demander à sortir, s’ils en ont besoin.

» Ils ne se permettent pointd’inconvenances, pas même de celles qu’on sent sans rien voir. Etmaintenant assez causé.

» Voici une lettre de mon banquier,faites-la porter à ces gentlemen français ; nousattendons.

La lettre ou plutôt l’enveloppe portaitl’en-tête de la banque.

La plus riche banque de Montréal.

Diable !

Il n’allait pas, lui, « le méchant petitemployé de quatre sous », se brouiller avec la banque à caused’un client de celle-ci mal reçu par lui.

Il sonna.

Un garçon parut.

L’employé lui remit la lettre.

– Pour le 108 ! dit-il.

Il se mit à consulter un registre d’un airimpatient.

Le garçon revint :

– Ces messieurs, dit-il avec une grandepolitesse, sont priés de monter.

L’employé, d’un air rogue :

– Laissez vos chiens là.

– Mais, fit le garçon, ces gentlemen ontdemandé si les trappeurs avaient amené leurs chiens !

– Alors l’hôtel va devenir unchenil ! fit l’employé.

– Dont vous serez le chien le plushargneux ! riposta Taupe-Renardière.

Le garçon lui fit un signe et le trappeur lesuivit.

Balle-Franche emboîta le pasmajestueusement.

On s’introduisit dans l’ascenseur que legarçon fit fonctionner ; on s’arrêta au troisième étage.

Le garçon conduisit les trappeurs devant le1o3[1] et les fit entrer.

Salon !

Un appartement complet !

Diable !

Taupe-Renardière savait, par ouï dire, le prixde cette location.

Très cher.

Ils étaient donc bien riches, messieurs lesveneurs français ?

Ils vinrent tous les trois au salon, vêtus deleur costume de velours couleur feuille-morte, très simples, trèsélégants.

Ils tendirent la main aux trappeurs,regardèrent les chiens, échangèrent des coups d’œil, puis lepremier piqueur entama la conversation.

C’était un grand bel homme, de très magnifiqueapparence, se posant très bien sans poser, rieur, bon garçon sanstrop de familiarité, sachant se tenir et très bien élevé, parlantavec précision, au besoin avec fermeté.

Il s’appelait La Feuille.

Le second piqueur s’appelait La Rosée ;c’était un homme poli à l’ordinaire, gai, ayant le mot pour rire,mais enragé une fois en chasse.

Alors l’expression de sa physionomie devenaitdiabolique, et, au dire de ses camarades, « il faisait alorsses yeux de langouste plongée dans l’eau bouillante. »

La Futaie, le troisième piqueur, était unjeune homme à figure douce, mais au regard très futé.

Bon cavalier, ne faisant point l’important,sachant bien le métier.

– Messieurs, dit La Feuille, nous nousconnaissons par noms et surnoms d’après la lettre du banquier.

» Je me présente, moi, La Feuille et jevous présente messieurs La Rosée et La Futaie.

Taupe-Renardière fit observer :

– On dirait des surnoms.

– Vous ne vous trompez pas.

» C’est l’habitude dans la véneriefrançaise.

– Tiens, c’est comme pour nous autres,trappeurs.

La Feuille tira sa montre :

– Oh ! oh ! fit-il.

» Dix heures et demie !

» Je suppose que vous n’avez pas déjeuné,messieurs ?

– Pas encore.

– Alors vous accepterez bien de déjeuneravec nous, pour pouvoir causer le verre à la main.

– Vous nous faites grand honneur.

La Feuille sonna.

Un garçon se présenta.

– La carte du déjeuner, Joseph.

– Bien, monsieur.

La Feuille aux trappeurs :

– Superbes, vos chiens !

– De bonne garde et très bonslimiers ! dit Taupe-Renardière.

– Le banquier vous a-t-il dit que nousvoulions une meute ?

– Oui, monsieur.

– Est-ce que les chiens que vous nousprocurerez seront courants ?

– Oui.

» Très ardents, très vite !

» Et ils ont beaucoup de gorge, de sorteque l’on suit facilement de l’oreille le cercle que décrit l’animalet que l’on peut couper court pour se poster et le tirer.

– Nous ne tirons jamais.

» Nous forçons l’animal.

» Il faut qu’il tombe épuisé, alors leschiens le coiffent.

» Nous survenons et servons l’animal aucouteau.

– Et vous croyez qu’une bonne balle tiréeà propos, ce n’est pas plus pratique que votre manière ?

– Pratique, oui !

» Mais ce n’est plus la chasse à courre,qui est un grand art et un plaisir de grand seigneur.

» En somme, à coups de fusil, onassassine un animal.

» Il est en pleines ruses, il fait sescombinaisons, il espère donner au change et il peut échapper auxchiens.

» Ceux-ci forceront-ils ou neforceront-ils pas ?

» Donneront-ils dans le change aupas ?

» Et, si le cerf parvient à les mettre endéfaut, parviendront-ils à retrouver, à relever la voie ?

» Voilà où est l’intérêt.

» Mais couper court à cette lutte du cerfet des chiens par un coup de fusil, c’est tricher. Savez-vous joueraux dames ?

– Oui.

– Eh bien, quel plaisir auriez-vous àtricher ? Aucun.

» Gagner déloyalement, ce n’est pasgagner, surtout à des jeux où l’on ne joue que pour l’honneur.

» Quand nous chassons à tir, nous n’avonsqu’un chien.

» Si nous nous servons de la meute, ilfaut qu’elle force.

– Nous chassons, nous, pour la peau etpour la viande de l’animal.

– Je sais… Je sais…

» Nous autres, nous pratiquons unart.

– Vous êtes des amateurs.

– Mais non.

» Dites des professionnels et vous serezdans le vrai.

» Pour faire un piqueur, il faut prendreun garçonnet dès l’âge de treize ans, au plus tard.

» Mais mieux vaut encore des fils depiqueurs, dans les familles où on l’est de père en filsdepuis des siècles.

» Les Hourvari remontent à Jean Hourvari,piqueur de saint Louis.

» Et ce Jean Hourvari prétendait que sonarrière trisaïeul était piqueur d’un roi des Arvernes, vieuxGaulois d’avant Jules César. Moi, à six ans, je suivais les chassesà cheval, sur le petit poney de relais du fils du maître.

» Je vous ai parlé des Gaulois.

» Nos pères.

» Ce sont eux qui ont inventé la chasse àcourre.

» Et ils se servaient de leurs chiens àla guerre.

– Alors vous chassez à cheval ?

– Il le faut bien.

» Nous devons être tout le temps sur laqueue des chiens.

» Il faut couper et ramener sur ledroit ceux qui s’égarent sur une fausse piste ; il fautles encourager dans les défauts, quand le cerf, à force de malice,a fait perdre sa voie.

» Il faut encore couper, quand la meuteprend le contre-pied.

» Il faut s’apercevoir que les chiens ontpris le change, et, après les avoir coupés, les remettre au pointoù le change s’est produit pour leur faire réempaumer la voie ducerf de chasse.

– Combien donc vous faudra-t-il dechevaux ?

– Dix pour les maîtres.

» Six pour nous.

» Vous comprenez qu’il faut relayer etchanger son cheval essoufflé contre un cheval à peu près frais.

» Je dis à peu près.

» En effet celui qui monte le cheval derelais doit nous l’amener en pleine chasse, tout en leménageant.

» Il calcule.

» Il se guide d’après les abois deschiens et les sons du cor.

» Il étudie les courbes, les cercles quefait l’animal.

» Il coupe au plus près, au petit trot desa bête.

» Nous prenons celle-ci, nous luirepassons l’autre qu’il laisse souffler.

» Et ça recommence jusqu’à ce que le cerfsoit à l’hallali.

– Mais qui montera les chevaux derelais ?

– Des jeunes gens légers, aimant leschevaux et la chasse.

» Sachant se rendre compte surtout de cequi se passe.

Taupe-Renardière échangea un regard avecBalle-Franche.

– Eh ! fit-il, si vous payez bien,nous avons votre affaire.

» D’abord il faut que je vous dise queBalle-Franche est mon beau-frère.

– Ah ! vous avez épousé sasœur ? fit La Feuille.

– Oui.

» Et j’ai des beaux-frères, des neveuxpar alliance, des cousins.

» Tous Bois-Brûlés !

– Très bien.

– Jeunes, minces, pas lourds, légerscomme des daguets.

– Parfait.

– Vous les nourrirez.

– Entendu.

– Vous leur donnerez deux dollars parmois à chacun.

– Dix francs ?

Sur cette interrogation, Taupe-Renardière fitune de ses grimaces.

– Aïe ! aïe ! pense-t-il.

» J’ai trop demandé.

Mais il dit :

– Vous comprenez, deux dollars ce n’estpas trop.

– Mon cher ami, vousplaisantez !

» C’est une dérision.

» Vous avilissez les prix.

» Ils auront cent francs par mois et desgratifications.

Balle-Franche fit un bond terrible et poussaun cri effrayant.

Les chiens, en l’entendant, se mirent à hurlerla mort.

Et Taupe-Renardière dit sévèrement à soncompagnon :

– Qu’est-ce que c’est que ces manières desauvage !

» Si ça vous arrive encore,Balle-Franche, je ne vous emmènerai plus dans le monde.

Aux piqueurs :

– Il faut lui pardonner.

» Au fond, un sauvage.

» Il a des tics nerveux.

Puis très calme :

– Votre maître est donc bienriche ?

– Des millions de revenu.

– C’est un seigneur de France ?

– Non.

» C’est un ancien sous-officier qui afait fortune.

» Très simple !

» Vous verrez.

» Mais il ne faudrait pas essayer de luimonter le coup.

» Voit très clair.

» Et de la poigne !

En ce moment, le garçon entra la carte à lamain.

La Feuille la prit.

– Voyons ! voyons !

» Hors-d’œuvre.

» Des crevettes, des mufles de bœufs ensalade, des anchois de Norvège, des radis de serre, etc., etc.

Au garçon :

– Joseph, ça va pour leshors-d’œuvre ; ces messieurs choisiront sur table.

À Taupe-Renardière :

– Aimez-vous la sole normande ?

– Jamais mangé !

Un poisson, la sole.

Marinière ou pas, vous savez, c’est un bonpoisson.

Occasion de faire connaissance avec une solehabillée à la marinière.

Ne pas la manquer.

– Vous entendez, Joseph ?

» Ah ! mon ami, n’oubliez pas douzedouzaines d’huîtres.

» Vous les accompagnerez avec du chablis,comme d’habitude.

Au trappeur :

– Vous aimez le vin blanc ?

– Dans notre métier on n’a pas souventl’occasion d’en boire.

» Je me souviens pourtant qu’au baptêmede la fille du directeur du fort Stephenson, j’en ai bu.

» Je ne veux pas médire du cidre ;non, je ne le veux pas.

» Mais ce vin blanc là, vous savez,c’était encore meilleur que du vieux cidre ayant six mois debouteille et fait avec des vieilles pommes sauvages après lapremière gelée.

– Bon !

» Du chablis première.

» Ça ira, du reste, avec la sole.

» Et après cette sole ?

» Que pensez-vous d’un poulet de grain aukary ?

» C’est très relevé.

» On arroserait ce plat avec du médoctrès corsé.

– Moi… je veux bien.

» Quant à Balle-Franche, il n’a pasd’opinion bien arrêtée sur la nourriture que l’on peut servir dansles hôtels.

» Mais il n’a pas son pareil pour cuire àpoint une tranche de daim sur les braises.

» Et ce qu’il réussit un fromage de piedsd’ours, vous le verrez plus tard, si nous faisons affaire.

» Je n’en doute pas, du reste.

– Moi non plus.

» Mais comme légumes, j’ai idée qu’uneperdrix aux choux, la perdrix pilée et mêlée aux choux, comme ilssavent le faire ici, pourrait faire bonne figure.

» Ils ont un certain moulin-à-vent quiajouterait à la saveur de ce plat qui sera truffé.

– Je suis sûr que Balle-Franche n’y voitaucun inconvénient.

– Non ! dit Balle-Franche.

Il avait une confiance aveugle dans sonbeau-frère.

La foi du charbonnier.

La Feuille se mit à sourire.

Il était gourmet.

– Oh ! oh t fit-il.

» On nous offre, ce matin, des côtelettesde veau en papillotes, avec un fin hachis de quenelles saupoudréesde poussière de morilles sèches et légèrement pimentées.

» Aiguillon à vin.

» Nous n’en apprécierons que mieux lecorton qui ira avec ce plat.

» Je propose une salade d’aspergespoussées sous couche à la douce (chaleur du fumier de cheval arroséavec de l’eau tiède.

» Ça, messieurs, c’est une méthodeimportée ici par un jardinier français qui gagne beaucoup d’argentici.

» Il est de Chanzy et je l’ai reconnuavant-hier.

» Fameuse idée qu’il a eue d’écouter unde ses cousins établi ici bourrelier, qui l’a engagé à venir.

» Ah ! j’oubliais…

» Combien de côtelettes pour vous,M. Taupe-Renardière.

– Oh ! moi, je ne suis pas commeBalle-Franche, un gros mangeur.

» Avec une douzaine, j’en auraiassez !

» Mais, à lui, il en faudra bien troisdouzaines.

La Feuille réprima un mouvement desurprise.

– Ça suffira ? fit-il.

» Si, à tout hasard, je faisais servir unpâté de gibier ?

– Oh ! ce n’est pas de refus.

– Va pour le pâté.

» Quant au dessert, il sera trèsvarié.

» Et nous boirons du champagne !

Les yeux de la Taupe-Renardièreétincelèrent.

– Une fois, dit-il, une fois en ma vie,j’en ai bu.

» C’est étonnant.

» C’est doux, c’est pétillant, çaressemble, en beaucoup meilleur, au vin d’érable, mais çagrise.

– Bah !

» Quand vous seriez un peugris !

– C’est que…

– Est-ce que vous auriez levin mauvais, Monsieur Taupe-Renardière ?

– Non ! oh non !

» Je vois tout en rose.

» Mais Bois-Brûlé, lui, se met àchanter ; et il beugle comme un taureau sauvage qui appelleses vaches.

– Eh bien, nous l’accompagnerons ensourdine avec nos cors de chasse.

» Ce sera très amusant.

Le garçon était parti pour commander ledéjeuner.

Mais il avait demandé du vermouth et il enapporta une bouteille sur un plateau avec deux verres.

Il versa.

On trinqua.

Mais Balle-Franche, après avoir goûté, fit unemoue aussi dédaigneuse que significative.

– Qu’avez-vous donc ? demanda LaFeuille un peu inquiet.

Taupe-Renardière se mit à rire et ildit :

– Il est volé.

» Il croyait que c’était del’eau-de-vie ; parce que le verre est petit.

– Un grand verre, garçon.

Le garçon s’empressa d’en aller chercher unque La Feuille remplit.

– Merci ! dit Balle-Franche.

Il le vida d’un trait.

– Douce amère ! fit-il.

Il peignait d’un trait la double saveur duvermouth.

Mais Taupe-Renardière avait sur les lèvres unequestion brûlante.

– Si nous parlions un peu, dit-il, desappointements que vous nous proposez.

» La chose en vaut la peine.

– Combien demandez-vous ?

– Vous donnez aux petits Bois-Brûlés centfrancs par mois.

– C’est dit !

– Nous valons bien le double.

– Décidément vous gâtez le métier.

» Ça vaut cinq cents francs.

Balle-Franche, qui écoutait trèsattentivement, refit un bond extraordinaire et poussa un cri degorille.

Taupe-Renardière se fâcha.

– Mais, par tous les diables,s’écria-t-il, satané Bois-Brûlé que vous êtes, homme à deuxnatures, ne montrez donc que la bonne, la blanche.

» Cachez l’homme sauvage qui est en vous.Car vous me faites rougir de honte.

» Un singe, oui un singe, auquel ondonnerait des friandises, aurait plus de tenue que vous.

Aux piqueurs :

– Messieurs, il faut lui pardonner, caril n’est plus Français qu’au sixième degré, peut-être auseptième.

Et pour détourner l’attention des piqueursd’un incident qu’il jugeait désagréable, il se mit àdemander :

– Mais comment votre maître, qui n’étaitqu’un ancien sous-officier, m’avez-vous dit, est-il devenu siriche ?

– C’est toute une aventure.

» Figurez-vous qu’un capitaine au longcours, qui sétait fait chercheur d’or en Australie, atrouvé le moyen de vivre dans un désert sans eau, de le traverseret de prospecter (vous savez ce que cela veut dire) en pleinesolitude, sans une seule source.

» Or, il y a trouvé une montagned’or.

» Il a levé une compagnie d’anciennesamazones de Béhanzin, commandées par deux vieilles générales du roidéchu, Taki-Data et Taki-Nadou, qui sont de notre expédition.

» Il était accompagné de cent esclavesnoirs mariés.

» Il avait pour lieutenantsM. Driveau, notre maître, M. Santarelli,M. Castarel, qui le suivent eu pôle nord…

– Ah ! c’est là que l’onva ?

– Nous en reparlerons tout à l’heure.M. d’Ussonville a emmené tout son monde en Australie.

» Les champs d’or ont produit quatremilliards et demi.

» La montagne d’or reste une mine d’unerichesse fabuleuse.

» M. d’Ussonville a réalisé quatremilliards qui lui rapportent gros.

» Mon maître et les autres ont eu douzemillions, mais ils ont pris pour dix millions d’actions chacun dansla mine.

» Les dividendes sont énormes.

» M. d’Ussonville a, lui,propriétaire de la moitié des actions, touché des revenusfabuleux.

» C’est un homme extraordinaire.

» Il veut faire des choses étonnantes quepersonne n’a réussies avant lui et que l’on déclareimpossibles.

» Il ne tient pas à l’or pour l’or etpour le luxe, pour les plaisirs qu’il peut procurer.

» Non !

» Il veut être un très grand homme, leplus grand homme qui ait existé.

– Un Napoléon ?

– Oh ! pas ça.

» Napoléon faisait tuer du monde et ilvoulait injustement conquérir des peuples qui, eux, voulaientrester libres.

» M. d’Ussonville ne tentera que desentreprises utiles à la science, et, par conséquent, àl’humanité.

» Dans ce moment, je vous l’ai dit, nousallons au pôle nord.

» Nous allons au Mackenzie et à sonembouchure par voie fluviale et par terre ; mais le gros del’expédition y va par mer.

» Elle y bâtira un hôtel, puis àcinquante ou à soixante lieues de là, un autre et ainsi jusqu’aupôle.

» Soixante lieues, c’est une étape entraîneaux attelés de chiens.

– C’est vrai.

– Mais est-il curieux, le pôle ?

– Je n’en sais rien.

» Je sais que l’on dit que ça ressemble àtoutes les autres régions polaires d’alentour de ce point.

» Mais enfin… il importe d’y aller, caril y a peut-être un secret.

» Il est mortel !

» Tout le monde parle du pôle.

» Andrée a voulu y aller en ballon…

» Nansen a essayé d’y arriver avec untraîneau et il a échoué.

» Nous avons lu les récits de ceux quiont tenté d’y atteindre, et c’est très intéressant, je vousassure.

» Mais aller y établir un hôtel terminusd’une ligne d’hôtels, vous m’avouerez que l’idée n’est pasbanale.

– Ça, j’en conviens.

» Mais, quelle clientèle fera vivre ceshôtels ?

» La même que celle qui passe l’été dansle fameux hôtel tout nouvellement construit au Spitzberg.

» Il y a, de par le monde, beaucoup detouristes fort riches.

» Ils sont las de villégiatures banaleset celle du pôle ne le sera pas.

– Il faudra que je me paie ce voyage-là,si M. d’Ussonville veut bien nous emmener.

– Mais c’est entendu.

» Je viens de vous engager.

– La Meute ira au pôle ?

» Mais oui.

– Et les chevaux ?

» Aussi.

» Les chiens de traîneaux ravitaillerontsans cesse, faisant la navette.

» Ils apporteront de l’avoine, du son, dufoin comprimé.

» Les chevaux seront bien nourris.

– Ça sera très drôle une chasse aupôle.

– S’il y a du gibier.

– Il doit y en avoir.

» Les bœufs musqués et les rennes, enété, remontent le plus haut possible.

– Nous les chasserons.

» Mais il va falloir s’occuper d’acheterles chiens.

– Nous nous en occuperons dès demain avecle Bois-Brûlé.

» Il s’y connaît.

» À première vue, il vous dit :

» – Voilà un bon chien !

» »Voilà un rossard.

– Nous voulons des fins de nez.

– Il ne s’y trompera pas.

– Et les chevaux ?

– Ça, c’est une autre paire de manches,monsieur La Feuille.

Le trappeur eut une grimace.

– Le Bois-Brûlé et moi, reprit-il, nousvous fournirons des chevaux sauvages que nous attraperons en lesforçant.

– Il vous faudra avoir quelques autreschevaux pour prendre ceux-là.

– Non pas.

» Nous les forçons à pied.

– Ce n’est pas possible.

– Vous verrez ça.

– Comment, c’est réellementpossible ?

Autre grimace !

– Monsieur La Feuille, je ne pourrais pascompter les chevaux sauvages que j’ai lassés en ma vie.

» Et toujours à pied !

La Feuille était émerveillé.

– Je suis curieux, dit-il, de vous voir àl’œuvre.

En ce moment, le garçon avertit :

– Ces messieurs sont servis.

– Ah ! fit La Rosée, il n’est pastrop tôt ! Je ne suis pas grand mangeur, mais je me sensfaim.

– La main aux dames ! dit en riantLa Futaie.

On passa dans la salle à manger et LaRenardière s’écria :

– Comment, des fleurs !

» Des roses !

– On les envoie de la Caroline duSud ! dit le garçon.

– Ma foi, fit La Renardière, ça ne semange pas, c’est vrai ; mais c’est tout de même joli àvoir.

Balle-Franche était si étonné, si ravi, car envrai enfant de là nature, il adorait les fleurs, il était siheureux d’en voir qu’il étouffa son rauque cri de joie dans songosier et réprima un élan qui se traduisit par un simple entrechat,très brillamment exécuté du reste.

– Allons ! allons ! fit LaRenardière avec indulgence :

» Tu te formes, Bois-Brûlé.

» Je te permets l’entrechat qui ne gènepersonne.

» Mais des bonds de jaguar comme tu enfais sont déplacés dans un appartement et en société.

» Encore si tu prévenais.

» Mais tu pars comme unressort !

La Roséeimpatient :

– À table !

» Je vous jure qu’il n’est que temps meschers camarades.

On s’assit.

Les hors-d’œuvre reçurent un très rudeassaut.

Mais La Renardière pensa aux chiens.

– Garçon !

– Monsieur.

– Vous ferez préparer une énorme pâtée,vous entendez, énorme :

» Jetez dedans tous les restes de cuisineet faites-la apporter ici.

» Pour ne rien salir, vous ferez étendrequelques vieux tapis, par dessus ceux que nous avons sous lespieds.

– Monsieur, je ferai dérouler une nappede linoléum…

– Très bien.

Le déjeuner continua, un peu silencieuxd’abord.

Mais on s’anima.

– Quand croyez-vous que nous pourronspartir ? demanda La Feuille.

– Eh mais, bientôt.

» On a vu des oies sauvages monter versle nord.

» C’est un présage.

» La débâcle est proche.

» Je crois qu’elle aura lieu dans unedizaine de jours.

» La glace du fleuve est pourrie.

» Du reste, on annonce à son de caisse,deux jours d’avance, le départ du premier bateau à vapeur.

» C’est celui que nous prendrons.

» Trente chiens.

» Il faudra un chenil sérieux.

» Je verrai le capitaine.

– Oui, voyez-le.

» Mais vos cousins ?

» Vos neveux !

– Ils sont ici.

» Ils sont venus vendre des peaux etacheter tout ce qui doit être remplacé là-bas dans lesBois-Brûlés.

» Moi-même, je suis venu avec eux dans lemême but.

» Mais mon banquier, auquel j’allaisverser des fonds, m’a parlé de vous.

» Alors je suis venu avec Balle-Franche,qui attend ses douzaines de côtelettes avec impatience.

» C’est un gouffre.

» Sa part de sole lui a paru bien petiteet le voilà qui vide tous les plats de hors-d’œuvre.

La Feuille, au garçon :

– Découpez le pâté en tranches etplacez-le devant M. Balle-Franche, qui en mangera autant qu’illui plaira.

– Il n’en laissera pas ! dit LaRenardière, qui connaissait son ami.

– Monsieur, dit le garçon, je ne devraispas prendre la parole ; mais vous ne m’en voudrez pas de vousdire que ce pâté pèse dix livres pour le moins.

– Eh bien, dis-lui adieu !

» Tu n’en verras plus une miette dans dixminutes.

Bois-Brûlé s’administra une tranche, puis uneautre, une autre encore, arrosant largement.

Tout tomba dans le gouffre.

Ce Bois-Brûlé n’avalait pas la nourriture, illa détruisait.

– Un gouffre, soit ! disait plustard La Futaie.

» Mais au fond du gouffre, il y a un fourqui brûle tout.

Enfin vinrent les côtelettes.

Le Bois-Brûlé, dont la bouche se dilataitmerveilleusement, mettait les côtelettes doubles et tordant àbelles dents, il tirait et engloutissait.

Sans mâcher !

À quoi bon mastiquer.

Il était si sûr de ses digestions.

Je n’ai rencontré, en ma vie de voyageur,qu’un seul homme qui pouvait faire concurrence à Balle-Franche.

C’était un Touareg.

Mais les Touareg sont célèbres commemangeurs.

Il dévora devant moi et d’autres curieux unmouton rôti et mangea cinquante-deux biscuits.

Il en redemandait…

Enfin, Balle-Franche paraissait rassasié,quand La Feuille demanda :

– Joseph, est-ce que vous auriez unsecond pâté tout prêt.

– Oh ! certainement.

– Offrez-le à M. Balle-Franche, sile cœur lui en dit.

Le Bois-Brûlé, rectifia :

– Ce n’est pas mon cœur qui dit oui,c’est mon ventre.

– Allez, Joseph.

Et les piqueurs eurent cette joie de voir lesecond pâté détruit comme le premier.

Mais tout cela ne s’était pas passé sansboire.

Balle-Franche en était à sa dixièmebouteille.

On fit honneur à la salade d’asperges, puis aufromage de Chester américain et au dessert varié.

Oh ! très varié.

Et les bouchons de champagne sautèrent à lagrande joie de Bois-Brûlé qui déclara que c’était « doux etpiquant. »

Enfin on prit le café.

Puis du cognac.

Tant et si bien que Balle-Franche sentit que« son âme voulait s’envoler, en paroles chantées. »

Il le déclara.

– C’est le moment ! dit LaRenardière aux piqueurs.

» Vous avez des cors de chasse ?

– Mais oui.

– Je n’ai jamais entendu cetinstrument-là ; mais si vous pouviez accompagner leBois-Brûlé, ce serait très beau.

– Essayons !

Ils envoyèrent le garçon décrocher les cors etfourrèrent leurs mouchoirs dans les pavillons pour produire lasourdine.

Le Bois-Brûlé voyait ces préparatifs du coinde l’œil avec plaisir.

Il entonna un chant étrange qui commençait parune mélopée lente d’un très grand charme intime.

Puis ce chant rauque, dur, mais très mélodiqueet bien rythmé, s’anima.

Des phrases musicales d’une grandeenvolée ; s’échappèrent des lèvres inspirées du Bois-Brûlé,marquant la joie et l’enthousiasme, c’était une explosion.

– Mais, s’écria La Futaie ; ce doitêtre la vue, ça !

– Oui ! dit Là Renardière.

» Il a vu le daim !

» Son chien lui a signalé la bête.

» Il dit cela en langue indienne.

» Tenez, la bête détale.

– C’est lelaisser-courre !

– Je ne sais pas.

Mais le chien est lancé sur le daim, il lepoursuit.

– Le découplé !

– Voilà maintenant que le chasseur courtpour se poster.

» Il devine que le daim passera dans unede ses refuites.

» L’animal arrive.

» On entend la voix du chien.

» Pan !

» Coup de feu !

» Le daim tombe !

» Le chasseur l’éventre et donne la curéechaude au chien.

» La curée !

» Puis il charge le daim sur ses épauleset s’en va lourdement.

» Salut des femmes et des enfants, desguerriers et des chiens à son retour.

» Hymne des Bois-Brûlés.

Les piqueurs avaient écouté, très émus, cettesauvage mais superbe mélodie.

La Futaie, sur son cor, essaya de répéter lesprincipaux motifs.

Le Bois-Brûlé, de la main, de la voix,corrigea les erreurs de mémoire.

Les deux autres piqueurs sonnèrent à leurtour.

La Feuille trouva l’accompagnement et il ditau Bois-Brûlé :

– Recommence !

» Tu vas voir ça.

» Nous y sommes ?

Et la fanfare sonna, assourdie, mais trèsvibrante dans une salle relativement petite. Les piqueurs sepassionnèrent.

– Ah ! dit La Feuille, quand cesmessieurs entendront ça…

» C’est brutal !

» C’est dur à l’oreille.

» Mais c’est épatant !

– Attendez, fit La Renardière.

Au Bois-Brûlé :

– Le chant du mariage.

Et Balle-Franche, d’une voix très douce,chanta l’amour, puis la rivalité et la querelle, avec sesgrondements et l’explosion furieuse, le duel, le triomphe duvainqueur, les épousailles.

Les piqueurs reprirent leurs cors etenlevèrent cette nouvelle fanfare.

Mais, comme le Bois-Brûlé allait entamer unautre chant, la porte s’ouvrit et Joseph parut :

– Messieurs, dit-il, à la demandegénérale de toutes les personnes qui habitent l’hôtel en ce moment,on vous prie de ne pas vous gêner et de sonner… à toute volée.

– Il prend nos cors pour descloches ! dit La Futaie en riant.

La Feuille à Joseph :

– Ouvrez les fenêtres !

– Nous ne voulons pas nous assourdir.

Au Bois-Brûlé :

– Repose-toi.

» Tout à l’heure tu reprendras.

Et aux piqueurs :

– Les airs de France !

» Le départ pour la chasse !

La fanfare éclata.

Dans la rue, les passants s’arrêtaient pourécouter.

Montréal n’avait jamais rien entendu depareil.

Peu à peu, la foule s’entassa au point que lacirculation s’en trouva entravée, puis suspendue.

La police dut faire effort pour que lestramways pussent circuler.

Mais les voyageurs descendaient pourécouter.

Grand succès !

On crie bravo.

Le Bois-Brûlé chanta la Guerre, lesFunérailles, le Printemps, l’Été, l’Automne et l’Hiver, lesMigrations, alternant avec les fanfares de la véneriefrançaise.

L’enthousiasme des Montréalais devintprodigieux.

Enfin, les piqueurs, lassés, se turent et desgentlemen firent irruption dans les salles à manger, sanspermission.

– Félicitations, messieurs.

» À quel équipageappartenez-vous ?

» Vos noms ?

» Combien prenez-vous de cerfs paran ? Mariés ou pas ?

» Quels appointements ?

Les questions tombaient dru comme grêle,posées par des reporters.

L’un avait accaparé La Feuille, l’autre LaRosée.

Celui-ci commençait « à faire des yeux delangouste ».

La Futaie ne savait à qui répondre etBois-Brûlé, pour être débarrassé, se mit à chanter.

La Renardière, très malin, dit auquestionneur :

– J’en sais très long.

» Je sais tout !

» Mais vous allez gagner de l’argent avecce que je vous dirai.

» Je ne dirai rien.

– Venez au journal.

» On vous paiera.

– Combien ?

– Cent dollars !

Mais un autre.

– Venez avec moi.

» Deux cents dollars !

– Trois cents !

Personne ne mettant, de surenchère,la Renardière suivit le dernier offrant et sauta avec lui dans unevoiture.

Qui ne connaît pas les reportersanglo-américains, n’a pas idée de leur audace et de leuringéniosité.

Ils osent tout.

Mais enfin les piqueurs en furentdébarrassés.

Il fallait faire paraître les journaux plustôt.

Deux heures après, on les criait dans toutesles rues…

Mais, pour les piqueurs, ce n’était pasfini.

Ça commençait.

Des gentlemen étaient restés là, raides,compassés.

Hommes d’affaires.

Ils se regardèrent avec défiance, avechostilité.

Enfin, l’un d’eux se décida.

À La Feuille :

– Vous êtes, je crois, monsieur, le chefde la troupe ?

– Je suis le premier piqueur.

– Très bien !

» Je sollicite un moment d’entretien,oh ! très court, avec vous.

– Passons au salon.

Les autres, se levant, comme un seul homme,s’écrièrent :

– Que voulez-vous ? Avant del’entendre, moi aussi j’ai des propositions à vous faire trèsavantageuses.

La Feuille, avec sang-froid :

– Très bien, messieurs !

À La Rosée :

– Écoutez l’un de ces messieurs et preneznote de ses propositions.

À La Futaie :

– Prenez-en un autre !

À tous les deux :

– Passez dans vos chambres.

Ainsi fut fait.

Résultat ?

Moyennant de fortes sommes :

1°Les piqueurs, avec le Bois-Brûlé et LaTaupe-Renardière se feraient entendre dans la Jeunesse du roiHenri où il y a une chasse à courre.

2°Dans la grande salle des conférences, LaFeuille en ferait une sur la vénerie française.

Ouverture de cors de chasse.

Les diverses fanfares seraient requises…

Le Bois-Brûlé chanterait avecaccompagnement.

La Taupe-Renardière traduirait auparavantchaque chant.

Enfin, les hôteliers, marchands de vin,tenanciers de bars et taverniers, après une quête chez d’autresintéressés à attirer du monde dans la ville, organisèrent unegrande cavalcade où les piqueurs figuraient sur un char.

Et toutes ces exhibitions eurent un succèscolossal.

Après quoi, vint l’abbé.

Très aimable homme.

– Vous êtes Français ?

– Oui.

– Catholique ?

– Oui, mais pas fervent.

– Aimez-vous les protestantsanglais ?

– Oh non !

– Eh bien, consentez-vous à donner, sousles voûtes de la cathédrale, une grand’messe deSaint-Hubert ?

La Feuille regarda les autres.

– Moi, dit La Rosée, ça me fera plaisirde faire maronner les Anglais.

Et La Futaie :

– À moi aussi.

La Feuille :

– Monsieur l’abbé, dites à Monseigneur decompter sur nous.

» Quand ?

– Dimanche prochain, à dix heures ;vous serez placés dans le chœur.

– Très bien.

L’abbé s’en alla enchanté.

Très réussie cette messe !

Il y eut une imitation du son des cloches quifut admirable.

La popularité des piqueurs français devinttelle que Québec les réclama ; mais ils se récusèrent.

La débâcle était imminente et le départ tropprochain.

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