Les Aventures de John Davys

Chapitre 15

 

Le matin du jour désigné pour la solennité denotre réception, pendant que j’étais occupé à faire une toiletteassez élégante pour ne pas laisser un trop grand avantage auxofficiers turcs au milieu desquels nous allions faire tache parnotre simplicité, Jacob entra dans ma cabine et referma la portederrière lui, en homme chargé d’une mission aussi importante quesecrète ; puis, lorsque toutes ces précautions furent prises,il s’approcha de moi, marchant sur la pointe du pied et tenant undoigt sur ses lèvres. Je le suivais des yeux pendant qu’ilaccomplissait tous ces préparatifs mystérieux, riant del’importance qu’il se donnait, et convaincu que toutes cessimagrées allaient aboutir à l’offre de quelque marchandiseprohibée dans les États de Sa Hautesse, lorsque, regardant unedernière fois derrière lui, pour s’assurer que nous étionsseuls :

– Vous avez, me dit-il, à la main gauche, unebague d’émeraude ?

– Pourquoi cela ? m’écriai-jetressaillant malgré moi de plaisir à l’idée que j’allais obtenirquelque éclaircissement sur une aventure qui jusqu’alors m’étaitconstamment demeurée présente à l’esprit.

– Cette bague, continua Jacob, sans répondre àma question, vous a été jetée d’une fenêtre, à Galata, le jour denotre promenade autour des murs de la ville ?

– Oui ; mais comment savez-vouscela ?

– C’est une femme qui l’a laisséetomber ? reprit Jacob, fidèle à son même système de narrationinterrogative.

– Une femme jeune et belle, n’est-cepas ?

– Désirez-vous la voir ?

– Pardieu ! m’écriai-je, je le croisbien.

– Vous savez à quoi vous vousexposez ?

– Que m’importe le danger ?

– Alors, trouvez-vous chez moi, ce soir, àsept heures.

– J’y serai.

– Silence ! voici quelqu’un.

James entra, et Jacob nous laissa seuls. Monjeune camarade, dont la toilette était achevée, le suivit des yeuxen souriant.

– Ah ! ah ! me dit-il, il paraît quevous êtes en relation secrète avec il signor Mercurio ? Mafoi, mon cher John, je vous souhaite meilleure chance qu’àmoi ; j’en suis revenu à ne plus demander que du tabac, tantce qu’il m’a livré était au-dessous des offres qu’il m’avaitfaites. Il vous promettra, comme à moi, des Circassiennes, desGrecques et des Géorgiennes, comme s’il n’en savait que faire, puisil vous livrera quelque misérable juive dont ne voudrait pas unportefaix de Piccadilly.

– Vous vous trompez, James, interrompis-je enrougissant moi-même à l’idée que mes rêves iraient peut-êtreaboutir à une pareille fin, ce n’est pas moi qui cherche uneaventure ; c’est, au contraire une aventure qui me cherche.Tenez, voyez cette bague.

Et je lui montrai l’émeraude.

– Ah ! diable !alors, c’est encore pis, continua-t-il. J’ai été bercéavec des histoires de bouquets parlants, de bouches muettes et desacs de cuir vivants qui poussent des cris quand on les jette dansla mer. J’ignore si toutes ces histoires sont vraies ; mais ceque je sais, c’est que nous sommes sur le théâtre où l’on prétendqu’elles se passent.

Je fis un geste de doute.

– Et puis-je savoir, continua-t-il, comment cemagnifique talisman est parvenu entre vos mains ?

– On me l’a jeté de cette fenêtre grillée d’oùs’est élevé un si grand cri, le jour où nous avons rencontré cevieux boyard grec que l’on conduisait au supplice. Vous devez vousla rappeler ?

– Parfaitement. Alors, c’est dans cette maisonqu’on vous attend ?

– Je le présume.

– Et quand cela, sans indiscrétion ?

– Ce soir, de sept à huit heures.

– Vous avez résolu d’y aller ?

– Sans doute.

– Allez-y, mon cher ; car, en pareilleoccasion, rien ne pourrait me détourner d’une telle aventure. Demon côté, je ferai, pendant ce temps-là, ce que vous feriez sij’étais à votre place et si vous étiez à la mienne.

– Que ferez-vous ?

– C’est mon secret.

– Eh bien, faites ce que vous voudrez,James ; je m’en rapporte à votre amitié.

James me tendit la main, et, ma toilette étantachevée, nous remontâmes sur le pont.

Une salve de coups de canon qui partit dusérail annonça au peuple de Constantinople qu’il allait bientôtjouir de l’auguste présence de Sa Hautesse. La caserne desjanissaires et la Tophana lui répondirent : à cet appel, tousles vaisseaux à l’ancre dans le Bosphore arborèrent les couleurs deleurs nations respectives, et mêlèrent les décharges de leurartillerie à celles qui venaient de la terre. C’était quelque chosede magique que l’aspect de Constantinople en ce moment : toutela Corne d’or était en flammes ; de notre vaisseau, grondantet bondissant comme les autres, nous apercevions, à travers lesdéchirures de la fumée, des mosquées, des fortifications, desminarets, des maisons rouges, des jardins d’un vert sombre, descimetières avec leurs grands cyprès, un amphithéâtre de bâtimentsbizarrement entassés les uns sur les autres, qui, grâce au voilevaporeux à travers lequel ils nous apparaissaient, prenaient desdimensions gigantesques, des formes fantastiques ; tout celavague et flottant comme les visions d’un songe. C’étaitvéritablement à se croire sur une terre de féerie.

Ce canon, qui grondait ainsi de tous côtés,nous appelait au sérail ; nous nous hâtâmes donc de descendredans la chaloupe du capitaine, et nous fîmes force de rames vers laterre. Des chevaux richement caparaçonnés nous attendaient sur lerivage : un beau cheval gris pommelé, couvert d’un harnaisd’or, digne être monté par un général en chef un jour de bataille,m’échut en partage. Je m’élançai dessus avec une légèreté et unehabitude que m’envia plus d’un officier de marine. En arrivant à laporte, nous trouvâmes l’ambassadeur, qui venait d’arriver,accompagné de lord Byron : ce dernier portait un habitécarlate richement brodé d’or, et à peu près taillé sur le modèlede celui d’un aide de camp anglais. Cette cérémonie, à laquellel’ambassadeur l’avait invité à assister comme à un simple spectaclecurieux, était devenue, pour le noble poète une affaire de la plushaute importance. Il s’était occupé avec une grande inquiétude dela place qu’il devait occuper dans le cortège ; car il tenaitbeaucoup à conserver, même aux yeux des infidèles, les prérogativesde son rang. M. Adair eut beau lui assurer qu’il ne pouvait luiassigner une place particulière, et que, d’ailleurs, les Turcs neconsidéraient, dans le cérémonial, que les individus attachés àl’ambassade et ignoraient complètement l’ordre de préséance enusage parmi la noblesse anglaise, lord Byron ne consentit à venirque lorsque le ministre d’Autriche, arbitre irrécusable en matièred’étiquette, lui eut assuré, sur ses trente-deux quartiers, qu’ilpouvait, sans se compromettre, prendre à la suite de M. Adair laplace qu’il choisirait.

Nous entrâmes dans la première cour, où nousdevions rester jusqu’à ce que le cortège, en défilant, nous offrîtla place qui nous était réservée : il ne nous fit pasattendre.

Ceux qui parurent en tête étaient lesjanissaires. J’eus quelque peine, après la magnifique descriptionque j’avais entendu faire de ce corps, à le reconnaître dans cesguerriers chétifs et malpropres, coiffés de leurs hauts bonnetsd’où pendait la fameuse manche rouge, avec leur baguette blanche àla main, et marchant pêle-mêle, sans ordre et sans garder de rang,en criant à tue-tête le Mahomet Rassoul Allah. Si cetillustre corps n’avait pas été trop haut placé pour attacherquelque importance à l’opinion d’un giaour, il eût été fort humiliédu souvenir qu’il avait éveillé dans mon esprit ; en effet, ilm’avait merveilleusement rappelé cette fameuse milice de Falstaffqui éveille toujours un rire homérique lorsqu’elle apparaîtconduite par son digne racoleur, sur le théâtre de Drury-Lane ou deCovent-Garden. Cependant, au respect ou plutôt à la crainte qu’onleur témoignait, il était évident qu’ils conservaient tout l’éclatde leur ancien nom, tout le prestige de leur ancienne force. Sélimavait lutté avec le serpent, mais sans parvenir à l’étouffer, et leserpent s’était redressé plus irrité et plus terrible de sablessure ; c’était à Mahmoud qu’il était réservé de couperd’un coup les sept têtes de l’hydre. Après les janissaires venaientles delhis, avec leurs javelines antiques et leurs bonnetsornés de flammes pareilles à celles des piques de nos lanciers.Puis s’avançaient les tophis, ou bombardiers, qui formentle corps le mieux organisé de l’empire, composé qu’il est de jeunesgens des premières familles de Constantinople, qui ont reçu à laTophana, sous la direction d’officiers français, une espèced’instruction militaire. Je les suivais des yeux avec une certainecuriosité, lorsque les grands de l’empire apparurent tout à coup,comme un nuage d’or, revêtus de costumes empruntés presque tous,pour la forme, pour les ornements, et surtout pour la richesse, àl’ancienne cour des empereurs grecs. Au milieu d’euxresplendissaient l’uléma, le mufti et le kislar-aga, c’est-à-direle garde des sceaux, l’archevêque et le chef des eunuquesnoirs ; trinité bizarre, marchant sur la même ligne etjouissant d’un pouvoir à peu près égal. Parmi ces trois noblespersonnages, ce fut le kislar-aga qui attira le plus directementmon attention ; il faut avouer aussi qu’il en était digne soustous les rapports. Outre son titre de concierge du Jardin de laFélicité, bien fait pour exciter la curiosité d’un Européen, il serecommandait singulièrement par son propre physique, qui étaitassez laid pour être curieux : il se composait d’un corpscourt et ramassé, surmonté d’une tête monstrueuse, au milieu delaquelle brillaient irrégulièrement deux yeux jaunes, qui donnaientà sa physionomie épaisse et rechignée la dignité solennelle etassoupie du hibou. Cette espèce de Caliban était cependant lemaître d’Athènes, que les Turcs ont voulu mettre, sans doute,au-dessous de toutes les autres villes du monde en lui donnant uneunuque pour gouverneur ; après le sultan, c’est lui quipossède le harem le plus riche et le plus nombreux. Bizarreanomalie, qui pourrait sembler un étrange superflu en France et enAngleterre, mais qui, à Constantinople, a droit de chose jugée.

Enfin apparut celui que j’attendais avec tantd’impatience. Contre mon attente, la présence du sultan Mahmoud IIfut annoncée, non par des cris et des acclamations pareils à ceuxdont l’Europe occidentale salue ses rois, mais par un majestueux etprofond silence. Il faut avouer aussi que l’aspect du noble sultanétait fait pour commander, même à des infidèles, la vénération etle respect ; c’était, dans tout son ensemble, un de ces beauxtypes devant lesquels la foule éblouie s’arrête, et qu’elle salue,comme malgré elle, du titre de roi ou d’empereur.

Tout en Mahmoud laissait deviner, dès cetteépoque, le caractère fier et implacable qu’il a manifesté depuis.Son œil cave et pénétrant semblait pouvoir lire au fond del’âme ; son nez bien fait, quoique moins long et moins courbeque celui des Turcs, se dilatait, en respirant, comme celui dulion ; ses lèvres contractées, dont on apercevait à peine ladouble ligne sanglante, perdue qu’elle était dans les flots de salongue barbe noire, avaient, même dans le silence, un formidablecaractère de commandement ; sa tête, qui semblait avoir étécoulée en bronze dans un moule antique, ne présentait, sur toute sasurface olivâtre, aucun de ces plis creusés par les passionshumaines. Rien dans le visage n’indiquait la circulation intérieuredu sang ; l’ensemble, au contraire, était d’un caractèresévère, pâle et immobile comme la mort ; seulement, de tempsen temps, et par un mouvement inattendu, comme lorsqu’on secoue unetorche qui semble éteinte, des gerbes de lumière sortaient de sesyeux.

On voyait que cet homme commandait à desmillions d’hommes, et qu’il avait la conscience intime et profondede sa puissance indéfinie et de son autorité sans bornes. Le chevalqui frémissait sous lui, et qui semblait soumis pour lui seul, toutblanc d’écume, quoiqu’il marchât au pas, était l’image réelle, lesymbole visible de ce peuple que, le premier, Mahmoud devaitsoumettre au frein. Aussi, lorsque le sultan passait devant sessujets, se voilaient-ils le visage comme pour ne pas être éblouisde sa majesté ; et cependant son costume était plus simple, aupremier aspect, que celui du dernier officier de sa suite ; lapelisse de martre noire était le seul signe de sa dignité ;l’aigrette où brillait le fameux diamant Eghricapoue,trouvé, en l679, dans un tas d’immondices, par un mendiant, quil’échangea contre trois cuillers de bois, et qui est devenu le plusprécieux diamant du sérail, était sa seule parure.

Devant le sultan marchait son trésorier, quijetait au peuple de petites pièces d’argent nouvellement monnayées,et derrière lui son secrétaire, qui recevait, dans un portefeuillejaune, les pétitions et les requêtes qu’on lui présentait. Je nesais pas qui venait ensuite, et je n’eus jamais envie de le savoir.L’ambassadeur nous fit signe que c’était à nous de prendre rangdans le cortège ; nous poussâmes nos chevaux dans un espacelaissé vide avec intention entre la garde du sultan et un corps decavalerie, dont nous ne fîmes qu’apercevoir les casques dorés, etnous nous acheminâmes à la suite de Sa Hautesse, véritablementéblouis, mais peut-être encore plus émus de ce luxe de l’Orient,dont l’Europe occidentale, en mettant au jour tous ses trésors,tenterait en vain d’atteindre la majesté.

Nous devions traverser toute la ville pournous rendre du sérail à la mosquée du sultan Achmet, située vers lecôté méridional de la place de l’Hippodrome, dont les Turcs ontéchangé le nom grec, si fameux dans les fastes byzantins, contrecelui d’At-Meidam, qui n’est que la traduction de l’autre et quisignifie l’arène aux chevaux. Nous passâmes tour à tour sur desplaces magnifiques et dans des rues si étroites, que nous nepouvions marcher que deux à deux, et que nous voyions quelquefois,grâce aux étages qui surplombent à mesure qu’ils s’élèvent, desenfants passer d’un toit à l’autre à quarante ou cinquante piedsau-dessus de nos têtes. Arrivés au lieu de notre destination, toutle cortège fit halte, le sultan descendit de cheval, et entra, avecses principaux officiers, dans la mosquée ; quant à nous,cette faveur nous était interdite, vu notre qualitéd’infidèles ; mais, pour nous rendre cette interdiction moinssensible, le sultan Mahmoud Il avec une délicatesse toutoccidentale, avait étendu la prohibition aux trois quarts de sasuite, qui resta avec nous au pied de l’obélisque de Théodose.

Je profitai de cette station pour examiner àloisir cette merveille des capricieux loisirs du prince le plusartiste qui, peut-être, ait jamais existé : c’est un véritablepalais des Mille et une Nuits ; la main des géniesseule a pu tisser les dentelles de pierre qui ceignent ces colonnesde granit. C’est de cette place, du pied du bloc triangulaire quiservait jadis à marquer le milieu du stade, que sont parties toutesles révoltes de janissaires qui, depuis cinq siècles, ont changé,du jour au lendemain, la face du sérail ; et, par un justeretour, c’était encore du pied de ce bloc que devait partir, aumois de juin 1826, l’ordre vengeur qui épuisa jusqu’à la dernièregoutte du sang de cette turbulente milice, garde et bourreau dessultans.

Après une demi-heure passée dans la mosquée,le sultan Mahmoud reparut pour aller présider le jeu dedjérid ; l’emplacement de ce tournoi, passe-temps chéri desTurcs et des Égyptiens, était fixé aux Eaux-Douces, promenadefavorite des amants de Constantinople. Nous reprîmes donc notremarche, et, passant de nouveau près du sérail de Constantin, noussuivîmes le rivage jusqu’à l’endroit indiqué, reconnaissable par depetits atterrissements de terrain qui s’élevaient des deux côtés,pareils aux sièges d’un théâtre. Au milieu était la plate-formeréservée au sultan et à sa cour, et, en face du sultan, la liceétait terminée par un bouquet d’arbres, sous lesquels s’étaitentassée la population qui n’avait pas droit aux placesréservées.

Dès que le sultan eut pris sa place, lesgradins se remplirent, les uns d’hommes, les autres de femmes. Cene fut pas sans quelque étonnement, avec les idées fausses que nousrecevons, en général, de l’Orient, que je vis les femmes despremières maisons de la ville assister à une fête publique,séparées des hommes et voilées, il est vrai, mais plus librescependant que ne l’étaient les femmes de l’antiquité, ordinairementexclues des jeux du gymnase et du stade. C’est que les femmesturques sont beaucoup moins esclaves qu’on ne se l’imagine : àl’exception des femmes du Grand Seigneur, sévèrement gardées, afinde conserver le sang impérial dans toute sa pureté, les autrescommuniquent entre elles, vont au bain, courent les boutiques,visitent les promenades, reçoivent leurs médecins et même quelquesamis, toujours voilées, sans doute ; mais il y a loin de cetteliberté à la réclusion à laquelle, généralement, nous les croyonscondamnées.

Bien différente de nos réunions d’Angleterreou de France, dont les femmes, par leur toilette, font le principalornement, la réunion à laquelle j’assistais était tout entière àl’honneur des hommes. Couvertes de leurs longs voiles, qui nelaissent apercevoir que les yeux, les spectatrices, placées surquatre rangs, semblaient de longues files superposées defantômes ; tandis que les hommes, revêtus de leurs habits deguerre resplendissants d’or et de pierreries, présentaient le coupd’œil le plus splendide que l’on puisse imaginer. Quant au sultan,il était isolé, comme nous l’avons dit, sous un dais véritablementimpérial, et entouré de quatre cents jeunes gens, tous vêtus derobes blanches et placés en rangs égaux sur les quatre côtés dutrône. Tout cela était encadré par un ciel bleu foncé et par desarbres d’une végétation sombre et vigoureuse, qui faisaient encoremieux ressortir les teintes riches et variées du tableau.

Dès que le sultan fut assis, on donna lesignal, et aussitôt, par les quatre angles laissés libres, et quemasquaient des gardes qui s’écartèrent, entrèrent quatre escadronsde jeunes gens, tous pris dans les premières familles de l’empire,ne portant aucun costume particulier, si ce n’est une veste courte,dont la couleur et les ornements étaient laissés au caprice de sonpropriétaire. Ils étaient tous montés sur des étalons de l’Yémen oude Dongolah, la jument étant regardée comme une monture indigned’un noble osmanli, et ils se précipitèrent dans la lice avec unetelle fougue, qu’on eût cru qu’hommes et chevaux allaient se briseren se rencontrant ; mais, d’un mouvement spontané, que lecavalier turc sait seul imprimer à son coursier, chacun s’arrêta aumilieu de la lice.

Aussitôt tous les rangs se mêlèrent avec unetelle rapidité, qu’il était impossible de rien distinguer à cetourbillon, qui formait un nuage éblouissant et confus de sellescramoisies, d’étriers d’or, de yatagans de vermeil, de poitrailsd’argent et d’aigrettes de rubis. La fête devait commencer par desimples exercices d’équitation. En effet, ces cavaliers sans armesmêlaient leurs rangs, les démêlaient, les remêlaient encore avectant de régularité et tant d’art, qu’ils devaient, comme lescomparses d’un théâtre, avoir répété bien souvent cet étonnantexercice. À chaque tour, les jeux de formes et de couleursprenaient plus d’éclat, les groupes s’enroulaient en chiffres,s’épanouissait en fleurs, s’éparpillaient en tapis.

Enfin des écuyers nubiens entrèrent dans lalice, chargés de blanches javelines émoussées, faites avec le boisélastique et pesant du palmier. Chaque cavalier, en passant près delui, prit son djérid[23] ;puis d’autres écuyers entrèrent, portant, comme les premiers, desfaisceaux de baguettes ; mais celles-ci étaient terminées parun fer recourbé, qui servait à ramasser les djérids tombés, sansque les cavaliers eussent besoin de descendre de leurschevaux ; puis, quand chacun fut armé, les écuyers seretirèrent. La course devint plus impétueuse et la mêlée prit uncaractère plus précis. Les cavaliers se mirent à tourner rapidementautour de l’arène en brandissant leur djérid au-dessus de leurtête. Enfin l’un d’eux se retourna tout à coup, et lança l’armeinoffensive à celui qui le suivait de plus près.

Ce fut le signal : les évolutionsgénérales se changèrent en combats individuels, où chacun s’efforçade montrer son adresse en touchant son adversaire et en évitant sescoups. Ce fut alors que la baguette à crochet de fer remplit sonoffice et révéla une adresse incroyable dans ceux qui la maniaient.Il est vrai que d’autres, plus habiles encore, méprisaient cemoyen, et, se laissant glisser presque sous le ventre de leurschevaux, sans arrêter ni même ralentir leur course, ramassaientleurs armes avec la main. Je crus un instant que je me trouvais àGrenade, au milieu de ces fameuses joutes des Abencerages et desZégris, et que cette brillante chevalerie de l’Orient était sortiede son tombeau pour se disputer de nouveau cette terre enchantéequ’elle avait préférée à la verte vallée de l’Égypte et auxmontagnes neigeuses de l’Atlas.

Enfin, après deux heures de cette luttemerveilleuse, ou, quoiqu’ils n’eussent ni armure ni casque àvisière, aucun des tenants ne fut blessé, – ce qui, au reste,n’arrive pas toujours, – une effroyable musique, qui avait déjàdonné le signal de l’entrée des combattants, donna celui de leurretraite. Aussitôt les djérids cessèrent de voler, et reprirentleur place à l’arçon de la selle ; de nouvelles évolutionscommencèrent en arabesques variées ; puis tout à coup lesquatre groupes, se tournant le dos, disparurent par les quatreangles avec cette fantastique rapidité que nous avions admirée enles voyant paraître, laissant vide et silencieuse cette lice uneseconde auparavant toute pleine d’hommes, de chevaux, de cris et derumeurs.

Aux cavaliers succédèrent immédiatement desbateleurs, des comédiens ambulants, des jongleurs et des montreursd’ours. Tous ces dignes industriels entrèrent ensemble, et les unscommencèrent à danser, les autres à réciter leurs farces, ceux-ci àfaire leurs tours, ceux-là à montrer leurs animaux, de sorte quechacun put adopter le spectacle qui lui convenait parmi tous lesspectacles, ou, d’un œil distrait, embrasser l’ensemble grotesqueet hétérogène amassé sous ses yeux. Quant à moi, je l’avoue à mahonte, je fus de l’opinion de lord Sussex dansKenilworth., qui décide, on se le rappelle, contreShakespeare en faveur de l’ours, et je m’abandonnai tout entier àla contemplation de ce gracieux animal. Il est juste de dire aussique son gardien, Turc plein de gravité, qui ne riait pas plus quesa bête, fut bien pour quelque chose dans cette préférence ;on voyait qu’il était pénétré, depuis la houppe de soie de sonbonnet jusqu’à la pointe recourbée de ses babouches, de l’honneurauquel il avait été appelé.

Aussi, chaque fois que Sa Hautesse témoignaitsa satisfaction, convaincu que c’était à lui et à son ours ques’adressait ce témoignage, il s’arrêtait, saluait avec dignité,faisait saluer son ours, et reprenait le cours de ses exercices,que le sultan interrompit, à mon grand regret, en se levant,rappelé qu’il était au sérail par l’heure du dîner. Au signal donnépar le maître, chacun répondit de la même manière, et, au bout d’uninstant, comédiens, bateleurs, jongleurs, montreurs d’ours, peupleet courtisans, tout avait disparu.

Quant à moi, toujours préoccupé de l’idée demon rendez-vous, et ne sachant pas si je pourrais m’échapper dusérail, je résolus de renoncer à l’honneur de dîner avec SaHautesse ; et, jetant la bride de mon cheval au bras d’undomestique, je m’acheminai, sans que ma fuite fût remarquée depersonne, vers le rivage, où je pris une barque qui me conduisit aufaubourg de Galata ; là, grâce à quelques mots de languefranque que j’avais retenus, et à l’adresse que m’avait donnéeJacob, je ne tardai pas à trouver son magasin.

Le digne négociant ne m’attendait pas si tôt,car le rendez-vous n’était que pour sept heures, et à peine enétait-il cinq ; mais je lui expliquai la cause de mapromptitude, en le priant de remplacer par un dîner quelconquecelui que je venais de sacrifier. Jacob était un homme précieux etqui exerçait toutes les professions, depuis celle decommissionnaire jusqu’à celle d’ambassadeur. Il me trouva, en uninstant, un dîner aussi confortable qu’il est possible de se leprocurer à Constantinople, c’est-à-dire un poulet bouilli, du rizau safran et des pâtisseries ; puis, au dessert, de délicieuxtabac dans un narguilé parfumé à l’eau de rose.

J’étais voluptueusement couché sur un divan,enveloppé du nuage odoriférant qui s’échappait de mes lèvres,lorsque Jacob entra dans ma chambre, accompagné d’une femmecouverte d’un long voile, et ferma la porte derrière lui. Je crusque c’était la déesse qui daignait se manifester à moi sous lestraits d’une mortelle, et je me levai vivement ; mais Jacobm’arrêta comme je commençais mes démonstrations respectueuses.

– Nous n’avons pas de temps à perdre, medit-il.

– Mais il me semble, lui dis-je, que jem’apprêtais à agir selon le conseil que vous me donnez.

– Vous vous trompez ; celle-ci n’est quela suivante.

– Ah ! ah ! dis-je un peudésappointé.

– Écoutez, me dit Jacob : il est encorel’heure de reculer. Vous vous engagez dans une entreprisepérilleuse dans tous les pays du monde, et à Constantinoplesurtout. J’ai reçu de l’argent pour vous proposer un rendez-vous,je l’ai fait ; mais, pour rien au monde, je ne voudraisprendre sur moi la responsabilité de ce qui peut vous arriver.

Je tirai ma bourse, et, versant dans ma mainla moitié de ce qu’elle contenait, je le lui offris.

– Voici, lui dis-je, quelques sequins enremerciement de votre message, et qui prouvent que je suis prêt àtenter l’aventure.

– Eh bien, alors, continua Jacob en détachantle voile et la grande robe de la femme qui se tenait de bout prèsde la porte sans comprendre ce que nous disions, affublez-vous dece déguisement, et que Dieu vous garde !

J’avoue que je sentis ma résolution près dem’échapper, lorsque je vis qu’il me fallait m’envelopper de cetterobe et de ce voile qui ne devaient pas laisser à mes bras plus deliberté qu’à ceux d’une momie. Mais je m’étais trop avancé pourreculer ; je continuai donc à marcher bravement dans la voieaventureuse.

– Et que faudra-t-il que je fasse, lorsquej’aurai revêtu ce costume ? demandai-je à Jacob. Donnez moiquelques instructions.

– Elles seront courtes, me répondit-il ;suivez l’esclave qui vous conduira, et, sous aucun prétexte, nelaissez échapper une parole, car une parole vous perdrait.

Tout cela n’était pas rassurant, maisn’importe. Le lecteur doit savoir que je ne manquais pas decourage, et le démon de la curiosité me poussait en avant. Je mecontentai donc de bien assurer mon poignard de midshipman à maceinture ; puis je me laissai emprisonner les bras dans larobe et couvrir la tête du voile. Affublé ainsi de ces deuxvêtements, qui dissimulaient toute forme humaine, je ressemblais, às’y tromper, à celle dont je venais de prendre les habits. C’est ceque m’affirma un signe d’intelligence qu’échangèrent entre eux lejuif et la vieille suivante.

– Et maintenant, dis-je impatient de voir oùtout cela me conduirait, que faut-il faire ?

– Me suivre, répondit Jacob, et surtout…

Il mit le doigt sur sa bouche.

Je lui fis signe que je comprenais, et,ouvrant la porte moi-même, je descendis l’escalier et me trouvaidans le magasin.

Un esclave noir nous y attendait. Trompé parmon déguisement, et me prenant pour celle qu’il avait amenée, ilcourut, aussitôt qu’il me vit paraître, détacher un âne, montureordinaire des femmes turques. Jacob me conduisit révérencieusementjusqu’à la porte, me donna la main pour me mettre en selle, et jepartis, tout étourdi de ce qui venait de se passer, sans savoir oùl’on me conduisait.

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