Les Aventures de John Davys

Chapitre 26

 

Le lendemain, je trouvai ma porte decommunication ouverte, et, à l’heure du déjeuner, je passai sansobstacle de chez Constantin chez Fortunato. La première chose quime frappa, comme ornement nouveau, fut, au milieu des yatagans etdes pistolets, la guzla dont la veille, j’avais entendu les sons.Je demandai alors à Fortunato, d’un air indifférent, si c’était luiqui jouait de cet instrument, et il me répondit que la guzla étaitaux Grecs ce que la guitare est aux Espagnols, c’est-à-dire que,plus ou moins fort, chacun en savait assez pour s’accompagner.

Comme j’étais bon musicien et que le doigté dela guzla est à peu près celui de la viole et de la mandoline, je ladétachai de la muraille, et, à mon tour, j’en tirai quelquesaccords. Fanatiques de la musique, comme tous les peuples primitifsou qui ont retrempé leur civilisation dans une barbarie nouvelle,Constantin et Fortunato m’écoutaient avec délices ; moi-même,je trouvais un plaisir étrange et infini à faire parler à mon tourcette guzla, qui, la veille, m’avait envoyé des sons si doux. Il mesemblait qu’il était demeuré en elle un reste de mélodie de laveille, et que c’était cette mélodie que je réveillais ; mamain touchait les mêmes cordes que j’avais entendues vibrer sidoucement sous une autre main, et il fut un moment où, aprèsquelques mesures d’étude, l’air entier qui m’avait frappé le soirprécédent me revint si complètement à la mémoire, que j’aurais pu,moins les paroles, l’exécuter à mon tour. Mais c’eût été medénoncer moi-même, et, au lieu de cet air, que je renvoyai dormirau fond de mon cœur, je chantai le Pria che spunti, deCimarosa, qui se présenta à mon souvenir.

Soit que je chantasse avec une méthodeinconnue de mes naïfs admirateurs, soit que, grâce à la dispositionexaltée où se trouvait mon esprit, ma voix eût effectivement prisde l’âme, mon succès fut complet, et je crus même m’apercevoirqu’il ne se bornait pas à mes auditeurs visibles, mais s’étendaitjusqu’aux habitantes du pavillon, dont il me sembla voir remuer lesjalousies. Aussi, après le déjeuner, demandai-je à Constantin lapermission d’emporter l’instrument dans ma chambre ; ce qui mefut accordé sans difficulté aucune.

Cependant je me gardai de m’en servir àl’instant même ; ce que je craignais avant tout, c’étaitd’éveiller les soupçons de mes hôtes, qui pouvaient, sous unprétexte quelconque, ou même sans prétexte, me faire changerd’appartement. Je me serais vu privé ainsi de la seule chance quej’eusse de satisfaire un désir que je ne pouvais regarder encoreque comme de la curiosité, et qui cependant, je ne savais pourquoi,éveillait déjà en moi toute la préoccupation d’un sentiment plustendre. Je me décidai donc à faire, comme la veille, une nouvellecourse dans l’île, et comme, sous ce rapport, Constantin m’avaitdonné liberté entière, je descendis et demandai un cheval.

On m’en amena un autre que celui de la veille,plus léger et plus fin, à ce qu’il me parut. Du moment où je levis, je fus convaincu, je ne sais pourquoi, que c’était celui dela petite main. Ne sachant pas son nom, c’était souscelui-là que je désignais, dans mon esprit, la jeune fille auxtourterelles ; car c’était sur elle que s’arrêtait toujours mapensée ; je ne songeais pas même à la seconde femme quil’accompagnait. Ce sentiment fit que je voulus d’abord avoir pourla charmante petite bête que l’on m’amenait tous les égards que jecrus devoir à la monture de celle qui ne m’était apparue qu’uninstant, et qui, comme la mère d’Énée, m’avait, par sa seuledémarche, révélé sa divinité. Mais je m’aperçus bientôtqu’insensible à ces égards, elle prenait ma délicatesse pour del’inexpérience ; de sorte qu’il me fallut recourir au fouet etaux éperons, comme j’aurais fait pour un cheval de manège, afin delui faire comprendre qu’elle se trompait grossièrement. Au reste,elle n’avait pas fait trois fois le tour de la cour, qu’elle étaitcomplètement revenue de son erreur ; ce dont elle me donna lapreuve par une docilité qui ne pouvait émaner que d’une profondeconviction.

Cette fois, je ne pris ni guide ni escorte. Jesortis de la maison, et je laissai Pretly, c’est le nomque j’avais donné à ma monture, suivre le chemin qu’elle voulait,convaincu qu’elle me conduirait dans quelque site charmant où samaîtresse avait l’habitude d’aller. Je ne me trompais pas :elle prit, dans la montagne, un petit sentier, qui déboucha bientôtdans une vallée délicieuse, au fond de laquelle roulait un torrenttout ombragé de grenadiers et de lauriers-roses.

Les deux versants étaient couverts de mûriers,et orangers et de vignes sauvages, et les chemins bordés d’unedélicieuse plante à fleurs purpurines, nommée alhagi parles anciens botanistes, et dont je croyais la Perse la seulepatrie. Quant aux rochers qui, de temps en temps, perçaient de leurfront nu ce riche tapis de verdure, ils appartenaient tous aux plusriches variétés de la géologie : c’étaient du mica nacré, dufeldspath blanc ou rose, de l’amphibole vert, ou de magnifiqueséchantillons d’euphotide.

Au milieu de tout cela serpentaient des filonsde fer probablement pareil à celui que les anciens exploitaient àScyros et à Ghyoura. Cette route conduisait à une grottenaturellement taillée dans la montagne et toute tapissée d’herbeset de mousse. Je pensai que c’était le terme habituel de la course,car Pretly s’arrêta toute seule. Je descendis et voulus l’attacherà un arbre ; mais je m’aperçus bientôt, à la magnifiquedéfense qu’elle faisait, qu’elle était habituée à paître enliberté. Je lui ôtai son frein, et j’entrai dans la grotte. Unlivre y avait été oublié ; je l’ouvris : c’était lesSépulcres, d’Ugo Foscolo.

Je ne puis exprimer le plaisir que me fitcette trouvaille. Ce livre, qui venait de paraître, il y avaitquelque temps, à Venise, appartenait, sans doute, à mavoisine ; donc, elle savait l’italien, et, quand je pourraisla voir, si je la voyais jamais, nous aurions une langue communedans laquelle nous pourrions nous entendre. Au reste, iSepolcri est un livre national pour tout Grec, l’auteur étantde Corfou, et les regrets que sa muse fait entendre sur lesmonuments pouvant aussi bien s’appliquer à l’abaissement grec qu’àla décadence italienne.

Je restai une heure dans la grotte, tantôtlisant quelques lignes de cette poésie passionnée, tantôt fixantles yeux sur une échappée par laquelle on distinguait la mer,pareille à un lac d’azur tout pointillé de voiles blanches, tantôt,enfin, jetant les regards sur un pâtre qui, appuyé sur un bâtonrecourbé et drapé comme un berger antique, faisait paître sontroupeau sur le versant de la colline opposée. Mais, quelque idéeque voulût fixer mon esprit, ou quelque objet qui attirât mes yeux,il y avait toujours, au fond de ma pensée, ou au delà de l’horizon,quelque chose de vague et d’indéfini qui ramenait ma rêverie verscette petite main que j’avais vue passer sous la jalousie.

Enfin, je cachai le livre dans ma poitrine, etje rappelai Pretly d’un coup de sifflet, ainsi que j’avais vu faireà son palefrenier. Reconnaissante, sans doute, de la confiance queje lui avais montrée, elle revint aussitôt tendre la bouche à labride ; deux heures après, elle était réinstallée à l’écurie,et moi, je me trouvais debout devant ma fenêtre, où, à part letemps du dîner, qui me parut horriblement long, je restai jusqu’ausoir, sans qu’aucun signe, direct ou indirect, m’annonçât le moinsdu monde la présence de ma voisine.

Le soir, j’entendis dans la chambre deFortunato, les mêmes accords que la veille. J’avais, dans monimpatience, quitté un instant ma fenêtre pour essayer de lirequelques vers, et, sans doute, en ce moment, mes deux voisinesavaient traversé la cour. Je retournai à mon poste, me promettantde ne plus le quitter. En effet, à la même heure que la veille, jeles vis sortir de nouveau, toujours voilées et mystérieuses ;cependant il me sembla que l’une d’elles, la plus petite, avaitdeux fois tourné la tête de mon côté.

Le lendemain, je descendis au village, que jene connaissais que pour l’avoir traversé le jour de mon arrivée.J’entrai chez un marchand, et, pour lier conversation avec lui,j’achetai une pièce de soie. Comme il parlait la langue franque,qui est une espèce de patois italien, j’en profitai pour luidemander quelles étaient les femmes qui habitaient le pavillonisolé de la maison de Constantin. Il me dit que c’étaient ses deuxfilles. Je demandai leurs noms : l’aînée s’appelait Stéphana,et la cadette Fatinitza ; l’aînée était la plus grande, et lacadette la plus petite. Ainsi, c’était Fatinitza qui s’étaitretournée deux fois pour me regarder. J’en fus bien aise ; ily avait quelque chose d’étrangement doux dans ce nom, et qui mefaisait plaisir à répéter.

Le marchand ajouta que l’une des deux sœursallait se marier. Je lui demandai avec anxiété laquelle ; maislà s’arrêtaient les renseignements qu’il pouvait me donner :tout ce qu’il avait à me dire, c’est que le futur était le filsd’un riche marchand de soie, son confrère, et s’appelait ChristoPanayoti. Celle des deux sœurs qu’il devait épouser, il ne lesavait pas, et il était probable que le fiancé ne le savait pasplus que lui-même. Je lui demandai l’explication de cetteignorance, laquelle me semblait au moins bizarre de la part decelui qui me paraissait si fort intéressé dans l’affaire, et lemarchand m’apprit alors que rarement un Turc ou un Grec a vu, avantle jour de ses noces, la femme qu’il doit épouser. Il s’en rapporteordinairement, pour cela, à des matrones qui, ayant connu la jeunefille chez ses parents ou au bain, lui répondent de sa beauté et desa sagesse. Or, Christo Payanoti s’était conformé à l’usage, et,sachant que Constantin avait deux filles jeunes, sages et belles,il avait demandé l’une de ces jeunes filles, laissant aux parentsle soin de désigner laquelle, la chose lui étant parfaitementégale, à lui, qui ne connaissait ni l’une ni l’autre.

Cette explication était loin de merassurer ; car Constantin pouvait aussi bien accorder àChristo sa fille cadette que sa fille aînée, les droits de l’âgen’étant aucunement reconnus en Orient ; et je sentais, chosebizarre, que, si Fatinitza se mariait, j’en serais inconsolable.Cela pourra sembler absurde ; car, moi non plus, je n’avaispas vu son visage ; et elle, de son côté, ignorait même,peut-être, que j’existasse. Mais cela était ainsi : j’étaisjaloux comme si j’eusse été amoureux.

Je n’avais point autre chose à demander aumarchand ; je payai donc, et sortis. Une jolie petite fille dedouze à quatorze ans, qui avait regardé d’un œil d’envie tous lestrésors du magasin, me suivit, les yeux fixés, avec un désirsauvage et une curiosité naïve, sur la pièce de soie quej’emportais, répétant, dans la langue franque qu’elle m’avaitentendu parler : Bella, Bella, bellissima ! Ilme vint l’envie de rendre cette enfant bien heureuse. Je ne savaisque faire de mon ballot ; je lui demandai si elle le voulait.Elle sourit avec un air de doute, en secouant la tête et en memontrant deux rangées de perles. Je lui mis l’étoffe sur les bras,et je remontai à la maison de Constantin, la laissant immobile etmuette, ne sachant si c’était un rêve ou une réalité.

Ce soir-là, je n’entendis point laguzla ; Fortunato s’était senti assez bien pour descendre, etce ne furent pas Stéphana et Fatinitza qui vinrent chez leur frère,mais Constantin et Fortunato qui allèrent chez elles. Je les vistraverser la cour, et je compris qu’à compter de ce soir-là ledernier bonheur qui me restât, c’est-à-dire de voir passer mes deuxvoisines m’était enlevé. Il était évident que si, contre leshabitudes des femmes grecques, elles étaient sorties de leurgynécée, c’était parce que Fortunato ne pouvait pas les y allervisiter, mais que, du moment où il était guéri, il n’y avait plusde nécessité qu’elles commissent une pareille infraction aux usagesreçus, tant qu’il y aurait un étranger dans leur maison.

Le lendemain se passa sans amener rien denouveau. Je demeurai une partie de la journée à ma jalousie, sansvoir autre chose que les colombes qui voltigeaient dans la cour. Jesemai du blé, et j’émiettai du pain sur le rebord de ma fenêtre.Voyant ma bonne intention pour elles, elles vinrent s’yreposer ; mais, au premier mouvement que je fis pour lesprendre, elles s’envolèrent et, de la journée, ne s’en approchèrentplus.

Les jours suivants s’écoulèrent vides de toutévénement. Constantin et Fortunato me traitaient, l’un comme unfils, l’autre comme un frère ; mais ils ne me parlaientaucunement du reste de leur famille. Un beau jeune homme, vêtu d’unsuperbe costume, était venu les voir deux ou trois fois : jedemandai son nom, et j’appris que c’était Christo Panayoti.

J’avais épuisé tous les moyens pour entrevoirmême le bout du voile de Fatinitza, et aucun ne m’avaitréussi : j’étais redescendu au village pour interroger monmarchand ; il ne savait rien de nouveau. J’avais rencontré majeune Grecque, qui se promenait orgueilleusement dans les rues deZéa, vêtue de la robe dont je lui avais fait cadeau ; jechangeai une guinée contre des sequins de Venise, et je lui endonnai deux pour compléter sa parure. Elle y perça aussitôt unpetit trou, et les attacha, de chaque côté de ses tempes, auxcheveux qui tombaient en nattes sur ses épaules. Puis, enfin,j’étais revenu, comme toujours à ma fenêtre, et, comme toujours,celle de ma voisine était restée hermétiquement fermée.

Je désespérais, lorsqu’un soir Constantinentra dans ma chambre et me dit, sans autre préparation, qu’une deses filles étant malade, il me conduirait auprès d’elle lelendemain. Heureusement, nous étions sans lumière, et je pus luicacher ce qui se passa en moi, lorsqu’il m’annonça cette nouvelleinespérée. Je fis un effort sur moi-même afin de maîtriser ma voix,et je lui répondis, d’un ton où il était difficile de démêler autrechose que l’intérêt, que j’étais à ses ordres pour l’heure qui luiconviendrait. Je lui demandai s’il pensait la maladiedangereuse ; mais il me répondit qu’il y voyait seulement uneindisposition. Je ne fermai pas l’œil de la nuit ; vingt foisj’allai de mon divan à ma fenêtre, pour voir si le jour paraissait,et vingt fois je revins de ma fenêtre à mon divan, cherchantvainement le sommeil, qu’écartait toujours mon agitation. Enfin lespremiers rayons du soleil glissèrent à travers les roseaux de majalousie ; ce jour bienheureux était venu.

Je me mis à ma toilette ; elle étaittoujours simple, et ordinairement rapide : elle se bornait auxdeux habits que m’avait vendus Jacob. Je tirai le plus beau, quiétait un costume albanais, de drap violet, avec des broderiesd’argent ; un instant j’hésitai entre le turban de mousselineblanche qui encadre la figure en passant sous le menton, et lacalotte rouge au long gland de soie pendant ; mais, commej’avais d’assez beaux cheveux blonds qui ondulaient naturellementje me décidai pour la calotte rouge. Cependant, il faut l’avouer,ce ne fut qu’après une délibération intérieure qui eût fait honneurà une coquette. À huit heures, Constantin vint me prendre ; ily en avait trois que j’attendais.

Je le suivis le visage calme, mais le cœurbondissant. Nous descendîmes par l’escalier du maître, et noustraversâmes cette cour où tant de fois mes regards avaient siavidement plongé. En entrant sous la porte du pavillon, je sentisles jambes qui me manquaient. En ce moment, Constantin se retournade mon côté ; la crainte qu’il ne s’aperçut de mon trouble merendit tout mon empire sur moi-même, et je montai, derrière lui, unescalier couvert de tapis de Turquie, dans lesquels les piedsentraient comme dans de la mousse, et qui était déjà tout parfuméd’une tiède odeur de rose et de benjoin[51].

Nous entrâmes dans une première chambre, oùConstantin me laissa seul un instant. Elle était entièrementmeublée à la turque, avec un plafond ciselé et peint de couleursvives, représentant des dessins dans le goût byzantin. Tout le longdu mur, peint en blanc, s’enroulaient de capricieuses arabesquesreprésentant des fleurs, des poissons, des kiosques, des oiseaux,des papillons, des fruits, le tout entrelacé avec un goût et unefantaisie admirables. Un divan de satin lilas à fleurs d’argentrégnait tout autour de la salle, interrompu seulement par lesportes, et des coussins de la même étoffe étaient empilés auxangles ou jetés çà et là.

Au milieu de la chambre se découpaitcirculairement un petit bassin où reluisaient, sous un jet d’eauplein de fraîcheur et de murmure, des poissons de l’inde et de laChine, aux écailles d’or et d’azur, et où venaient boire, enroucoulant, deux petites colombes d’un gris rose si tendre et sinacré, que Vénus n’en eut jamais de pareilles dans son île dePaphos et de Cythère. Dans un coin brûlaient, sur un trépied deforme antique, du bois d’aloès et de l’essence de jasmin, dont lavapeur la plus lourde s’échappait par la fenêtre ouverte, tandisque la chambre n’en gardait que l’arôme le plus fin. Je m’approchaide la jalousie : elle donnait juste devant ma fenêtre, etc’était par celle-là même que j’avais vu passer cette petite mainqui, depuis ce jour, m’avait rendu fou.

En ce moment, Constantin rentra, me demandantpardon de m’avoir fait attendre, et rejetant cela sur l’espritcapricieux des femmes. Fatinitza, qui avait, la veille, et aprèstrois jours de souffrances, consenti à me voir, avait fait aumoment même mille difficultés pour me laisser entrer ; enfinelle y consentait. Je profitai de la permission, et, de peurqu’elle ne me fût retirée, je priai Constantin de me montrer lechemin ; il me précéda, je le suivis.

Je ne ferai pas la description de cetteseconde chambre, un seul objet fixa mes yeux : c’était lajeune malade que je venais visiter, et que je reconnus à l’instantmême pour Fatinitza. Elle était couchée sur des coussins de soie,renversant sa tête contre le divan placé derrière elle, comme sielle n’eût pas eu la force de la porter ; je restai debout àla porte, et son père s’approcha encore une fois d’elle, pour luidire quelques mots en romaïque, de sorte que, pendant ce temps,j’eus tout le loisir de l’examiner.

Elle avait, comme les femmes turques, levisage entièrement couvert d’un petit voile de soie taillé enpointe, comme une barbe de masque, et tout brodé, par le bas, derubis ; sa tête était couverte d’une calotte à fond d’or,brodée de fleurs de couleur naturelle, d’où pendait, au lieu de lahouppe de soie, un gland composé de mille perles. Deux touffes decheveux, frisées à la manière de nos dames anglaises descendaientle long de ses joues, tandis que les cheveux de derrière, tressésen nattes et recouverts de petites pièces d’or, superposées lesunes aux autres comme des écailles de poisson, ruisselaient le longde ses épaules et tombaient jusque sur ses genoux. Son cou étaitorné d’un collier de sequins de Venise réunis les uns aux autrespar de petits anneaux, et au-dessous du collier, qui ne descendaitpas sur la poitrine, mais serrait le cou, un corset de soiedessinait si fidèlement la forme des épaules et du sein qu’il n’endérobait aucun contour et n’en voilait aucune grâce. Les manches dece corset étaient ouvertes, au-dessus du coude, avec des attachesen fil d’or d’un côté, et des boutons de perles de l’autre. Cesmanches laissaient, par leur ouverture, voir un bras blanc et rond,tout chargé de bracelets et terminé par cette merveilleuse petitemain, dont les ongles étaient peints d’une couleur cerise, et quitenait nonchalamment le tuyau d’ambre d’un narghilé. Une richeceinture de cachemire, plus haute derrière que devant, venaits’attacher au bas de la poitrine avec une agrafe de pierreries,laissant paraître, au creux de l’estomac, les plis transparentsd’une chemise de gaze, à travers laquelle on voyait le rose tendrede la peau. Au-dessous de l’écharpe commençait un caleçon demousseline des Indes, parsemé de bouquets de fleurs d’or, flottantà grands plis, descendant jusqu’à la cheville et laissant sortir,comme d’un nuage brodé, deux petits pieds nus, aux ongles peints enrouge, ainsi que ceux des mains, et qu’elle ramenait sous elle,comme de jeunes cygnes effrayés qui se cachent sous les ailes deleur mère.

Je venais de finir cet examen, qui m’avaitprouvé qu’elle aussi avait calculé sa toilette pour laisser voirtout ce qu’il ne lui était pas défendu de cacher, lorsqueConstantin me fit signe de venir. En me voyant approcher, Fatinitzafit, pour se reculer, un mouvement qui ressemblait au frémissementd’une gazelle, et ses yeux, la seule partie de son visage que Jepusse voir à travers son voile, prirent une expression d’inquiètecuriosité, à laquelle la peinture noire de ses paupières donnaitquelque chose de sauvage. Je n’en approchai pas moins, mais pas àpas, et presque en suppliant.

– Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je enitalien, et où souffrez-vous ?

– Je n’ai plus rien, répondit-elle vivement,et je ne souffre pas.

– Folle, dit Constantin, voilà huit jours quetu te plains, voilà huit jours que tu n’es plus la même, que toutt’ennuie, tes colombes, ta guzla, et jusqu’à ta toilette. Voyons,sois raisonnable, enfant ; tu avais le front lourd ?

– Oh ! oui, répondit Fatinitza commerappelée à sa souffrance et laissant retomber sa tête sur ledivan.

– Voulez-vous me donner votre main ? luidemandai-je.

– Ma main ? Pourquoi faire ?

– Pour que je juge de votre maladie.

– Jamais, dit Fatinitza retirant sa main àelle.

Je me retournai vers Constantin, comme pourl’appeler à mon aide.

– Ne vous étonnez pas de cela, me dit-il,comme s’il eût craint que les difficultés que faisait la malade neme blessassent ; jamais une de nos filles ne reçoit chez elleun autre homme que son père et ses frères ; quand elle sort, àpied ou à cheval, c’est toujours escortée et voilée, et elle al’habitude de voir tous ceux qu’elle rencontre tourner la têtejusqu’à ce qu’elle soit passée.

– Mais, moi, lui dis-je, je ne suis pas entréici comme un homme, je suis entré ici comme médecin. Une foisguérie, je ne vous reverrai jamais, et il faut vous guérirvite.

– Et pourquoi cela ? demanda-t-elle.

– Ne devez-vous pas vous marier ?

– Ce n’est pas moi, c’est ma sœur, ditvivement Fatinitza.

Je respirai, et une grande joie me fit bondirle cœur.

– N’importe, alors, lui répondis-je ; ilfaut vous guérir pour aller à la noce de votre sœur.

– Je ne demande pas mieux que de me guérir,dit-elle en soupirant ; mais pourquoi faut-il que je vousdonne la main ?

– Pour que je tâte votre pouls.

– Ne pouvez-vous pas le tâter par-dessus mamanche ?

– Non, la soie assourdirait trop lespulsations.

– Cela ne fait rien, dit Fatinitza, car il battrès fort.

Je souris.

– Eh bien, dit Constantin, voyons, adoptons unterme moyen.

– Lequel ? demandai-je ; je suisprêt à faire tout ce qui vous conviendra.

– Pouvez-vous, à travers une gaze ?

– Parfaitement.

– Eh bien, à travers une gaze, alors.

Et Constantin me présenta un voile de cetteétoffe, qui était jeté sur le divan avec mille autres objets detoilette. Je le tendis à Fatinitza, qui s’en enveloppa la main, etqui, après quelques difficultés, me la laissa prendre.

Nos deux mains, en se touchant, secommuniquèrent un frémissement étrange ; de sorte qu’il eûtété difficile de se dire laquelle était la plus fiévreuse Le poulsde Fatinitza était intermittent et agité ; mais ce pouvaitaussi bien être l’effet de l’émotion que celui de la maladie. Jelui demandai ce qu’elle éprouvait.

– Mon père vous l’a dit, merépondit-elle ; j’ai mal à la tête, et je ne dors plus.

C’était absolument la maladie que j’éprouvaismoi même depuis quelques jours, et dont maintenant, plus quejamais, j’étais décidé à ne pas guérir. Je me retournai versConstantin.

– Eh bien, me dit-il, qu’a-t-elle ?

– À Londres ou à Paris, répondis-je ensouriant, je répondrais qu’elle a des vapeurs, et je traiterais lamalade par l’Opéra et les eaux ; à Céos, où la civilisationest moins avancée, je vous dirai tout simplement que je crois cemal de tête causé par le besoin d’air et de distraction. Pourquoimademoiselle ne monterait-elle pas à cheval ? Il y a, autourdu mont Saint-Élie, des vallées charmantes, une, entre autres,arrosée par un petit ruisseau et terminée par une grotte délicieusepour la rêverie ou la lecture. La connaissez-vous ?demandai-je à Fatinitza.

– Oui, c’était ma promenade favorite.

– Eh bien, pourquoi n’y allez-vousplus ?

– Parce que, depuis mon retour, ditConstantin, elle n’a pas voulu sortir, et se tient constammentrenfermée ici.

– Eh bien, dis-je, dès demain, il fautsortir.

Alors, comme c’eût été donner une tropmédiocre idée de la médecine, que de réduire l’ordonnance à untraitement si simple, j’ordonnai, pour le soir, un bain de piedsaussi brûlant que possible ; puis je me levai, quelque envieque j’eusse de rester encore, et, craignant qu’une plus longuevisite ne parut suspecte, je laissai la malade seule, en luirecommandant l’air et la distraction. Comme je fermais la porte, jevis se soulever la tapisserie en face ; c’était Stéphana, qui,n’ayant probablement point osé assister à la consultation,accourait savoir comment elle s’était passée. Mais peu m’importaitStéphana : toute ma curiosité, tout mon désir, tout mon amour,étaient pour sa sœur.

Constantin me reconduisit jusque dans machambre, pour excuser Fatinitza ; Dieu sait cependant si elleavait besoin d’excuse. Cette crainte, si inconnue de nos femmesd’Occident, au lieu d’être un défaut à mes yeux, était, pour monimagination, un nouveau charme. Cela avait donné à notre premièreentrevue quelque chose de si étrange, qu’il me semblait que,quelque temps qui s’écoulât, aucun détail n’en sortirait de mamémoire. En effet, aujourd’hui même, que plus de vingt-cinq ans ontpassé entre l’heure où j’entrai dans cette chambre et celle oùj’écris, je n’ai qu’à fermer les yeux, et je revois encoreFatinitza telle qu’elle était, c’est-à-dire couchée sur sescoussins, avec son bonnet d’or, ses longs cheveux écaillés debesants, son collier de sequins, son corset de soie, sa ceinture decachemire, ses pantalons brodés, puis ses mains si petites, sespieds roses si mignons, et il me semble que je n’ai qu’à étendreles bras et que je vais la toucher !

Hélas ! mon Dieu ! le souvenir estquelquefois un don de votre miséricorde ; mais, plus souventencore, c’est le ministre de votre vengeance !

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