Les Aventures de John Davys

Chapitre 11

 

Gibraltar n’est point une ville, c’est uneforteresse, dont la discipline sévère s’étend jusqu’auxcitoyens : aussi n’a-t-elle d’importance que comme positionmilitaire ; tout le monde, sous ce rapport, connaît sa valeur,et je n’en parlerai pas. Nous devions, après avoir déposé lenouveau gouverneur, attendre en rade les ordres du gouvernement. Lecapitaine Stanbow, avec sa bonté ordinaire, pour nous rendrel’attente moins fastidieuse, permettait tous les jours, à la moitiéde l’équipage, de descendre à terre ; nous eûmes bientôt faitconnaissance avec quelques officiers de la garnison, qui nousprésentèrent dans les maisons où ils étaient reçus. Cettedistraction, une très belle bibliothèque appartenant à laforteresse, et des promenades à cheval dans les environs de laville, formaient tous nos amusements. Je m’étais lié d’unevéritable amitié avec James ; nous goûtions ensemble le peu deplaisir que l’on peut prendre à Gibraltar, et, comme, pour toutefortune, il n’avait que sa paye d’officier, j’avais soin que laplus forte portion des dépenses faites dans toutes nos partiesretombât sur moi, sans que cependant sa délicatesse pût êtrefroissée. Ainsi, j’avais loué deux beaux chevaux arabes pour toutle temps que je resterais en rade, et tout naturellement James,profitant de cette prodigalité factice, en montait un.

Un jour, dans une de nos courses, nous vîmesun aigle qui s’était abattu sur un cheval mort, et qui, n’endéplaise aux poétiques historiens de ce noble oiseau, dévorait avecune telle voracité cette proie infecte, qu’il me laissa approcherde lui à une distance de cent pas. J’avais souvent vu nos paysans,quand ils aperçoivent un lièvre au gîte, user d’un moyen biensimple pour s’en emparer ; ce moyen consiste à tourner autourde l’animal, en resserrant toujours le cercle, au point de s’enapprocher assez pour lui casser la tête d’un coup de bâton.L’immobilité du roi de l’air me donna l’idée de tenter sur lui lamême épreuve. J’avais, dans mes fontes, d’excellents pistolets detir de Menton ; j’en armai un et je tournai autour de l’aigleavec toute la rapidité dont était capable mon cheval, que j’avaismis au galop, tandis que James, immobile à l’endroit où je l’avaisquitté, regardait l’épreuve et secouait la tête. Soitqu’effectivement ce procédé renferme une fascination qui enchaînel’animal à sa place, soit que l’oiseau, dans son accès degastronomie, eût tant mangé, qu’il éprouvât de la difficulté às’envoler, il me laissa approcher ainsi jusqu’à la distance devingt-cinq pas : arrivé là, j’arrêtai mon cheval tout à coup,m’apprêtant à tirer ; voyant alors que sa vie étaitsérieusement compromise, l’aigle tenta de s’envoler ; mais,avant qu’il eût quitté la terre, le coup était parti, et je luiavais cassé une aile.

Nous jetâmes un cri de joie, James et moi, etnous nous précipitâmes à bas de nos chevaux, pour nous emparer denotre capture ; malheureusement, le plus fort de la besognerestait à faire ; le blessé s’était mis en défense et neparaissait pas disposé à se rendre sans combat. J’aurais pu letuer ; mais nous avions la prétention de le prendre vivant, etde le conduire au vaisseau ; nous commençâmes donc une attaqueen règle. Je n’ai jamais rien vu de plus beau et de plus fier quel’attitude du royal oiseau, suivant de son œil puissant toutes nosdispositions d’attaque. Notre première intention avait d’abord étéde le saisir par le milieu du corps, de lui mettre la tête sousl’aile, et de l’emporter comme une poule qu’on endort ; maisdeux ou trois coups de bec, dont l’un fit à James une blessureassez grave à la main, nous forcèrent de recourir à d’autresmoyens. Nos deux mouchoirs firent l’affaire : je coiffail’aigle avec l’un, tandis que James lui liait les serres avecl’autre. Ces deux opérations terminées, nous lui bandâmes l’aileautour du corps avec ma cravate ; je l’attachai à l’arçon dema selle, couvert de bandelettes comme une momie d’ibis, et nousrevînmes à Gibraltar, tout glorieux de la capture que nous avionsfaite. Notre canot nous attendait dans le port, et nous conduisiten triomphe au vaisseau.

Comme nous avions fait des signaux indiquantque nous étions porteurs de quelque chose d’extraordinaire, noustrouvâmes tout ce qu’il y avait de l’équipage à bord nous attendantau haut de l’échelle. Notre premier soin fut de réclamer l’aide duchirurgien pour pratiquer l’amputation. Nous détachâmes donc lebandeau qui retenait l’aile du blessé ; mais comme il étaitassez difficile de distinguer notre aigle, affublé comme il était,d’un poulet d’Inde, l’apprenti docteur déclara que la fonction pourlaquelle nous l’appelions était du ressort du maître Cook,et non du sien. Nous fîmes, en conséquence, venir celui-ci, qui,moins fier que le carabin, fit en un tour de main ce qu’ondemandait.

L’opération terminée, nous déliâmes les serresde l’oiseau, puis nous dégageâmes la tête, et tout l’équipage saluapar un cri d’admiration le noble prisonnier que nous avions fait.Dès ce moment, avec la permission du capitaine, il fut installé àbord ; huit jours après, Nick était apprivoisé comme unperroquet.

À Plymouth, j’avais donné une preuved’habileté en dirigeant l’expédition de Walsmouth ; pendant latempête, j’avais donné une preuve de courage en coupant la voile dugrand perroquet ; je venais d’en donner une d’adresse encassant d’un coup de pistolet l’aile d’un aigle, c’était tout cequ’il fallait pour n’être plus regardé, à bord du Trident,comme un enfant, ni comme un novice. Aussi, à compter de ce jour,fus-je considéré comme un homme et comme un marin.

M. Stanbow continuait à avoir pour moi toutel’amitié qu’il pouvait me témoigner sans blesser mes camarades,tandis qu’au contraire je paraissais faire des progrès en sensinverse dans les sentiments de M. Burke. Au reste, c’était unmalheur que je partageais avec tous ceux de mes jeunes camarades etdes officiers qui appartenaient, comme moi, à l’aristocratie. Ilfallut bien faire comme ils faisaient eux-mêmes, c’est-à-dire m’enconsoler. Je redoublai d’activité dans mes devoirs ; et, commeje ne donnai pas, pendant toute notre station dans la rade, uneseule occasion à M. Burke de me punir, il fallut bien qu’ilréservât pour un meilleur temps la bonne volonté qu’il enavait.

Nous étions ainsi, depuis près d’un mois, dansle port de Gibraltar, attendant toujours les instructions quidevaient nous arriver d’Angleterre, lorsque, le vingt-neuvièmejour, on signala un bâtiment qui manœuvrait pour entrer dans leport. Nous reconnûmes la Salsette, frégate de quarante-sixcanons, au service de Sa Majesté Britannique, et nous ne doutâmespas que les instructions attendues ne fussent à bord. Ce fut unsujet de joie pour tout l’équipage ; matelots et officierscommençaient à être las de la vie que nous menions sur notrerocher. Nous ne nous étions pas trompés dans nos conjectures :le soir même, les dépêches tant désirées furent apportées à bord duTrident par le capitaine de la Salsette. Outreles ordres du gouvernement, il y avait plusieurs lettresparticulières ; une de ces lettres était adressée à David. M.Stanbow, qui avait fait le dépouillement lui même, me la donna,afin que je la remisse à son adresse.

Pendant les vingt-neuf jours que nous étionsrestés en rade, David n’avait pas profité une seule fois de lapermission accordée à l’équipage de descendre à terre ; malgréles sollicitations de Bob et de ses camarades, il s’étaitconstamment tenu à bord, sombre et muet, et cependant s’acquittantde son service avec une intelligence et une exactitude qui eussentfait honneur à un matelot de profession. Je le trouvai dans lasoute au voilier, occupé à faire quelques réparations à la misaine,qui avait souffert dans le dernier coup de vent, et je lui remis lalettre ; à peine eut-il reconnu l’écriture, qu’il la décachetaavec un empressement qui indiquait l’importance qu’il y attachait.Dès les premières lignes, je le vis pâlir : ses lèvrestremblantes devinrent pâles comme le papier qu’il tenait à lamain ; puis, de la racine de ses cheveux de grosses gouttes desueur roulèrent sur son visage ; la lettre achevée, il lareplia et la mit dans sa poitrine.

– Que contient cette lettre, David ? luidemandai-je.

– Rien à quoi je ne dusse m’attendre, merépondit-il.

– Et cependant elle vous a affectévivement.

– Pour y être préparé, on n’en reçoit pasmoins le coup.

– David, lui dis-je, confiez-vous à unami.

– Il n’y a point d’ami qui puisse maintenantquelque chose pour moi ; je ne vous en remercie pas moins,monsieur John, et je n’oublierai jamais ce que vous et le capitaineavez fait pour moi.

– Allons, David, du courage !

– Vous voyez bien que j’en ai, répondit-il enreprenant la voile déchirée et en se remettant à la couture qu’ilétait occupé à y faire.

Oui, certes, il avait du courage, mais c’étaitcelui du désespoir et non celui de la résignation. Je remontai prèsdu capitaine avec une tristesse dont je ne pouvais me rendremaître, et qui s’emparait de moi chaque fois que je me retrouvaisen contact avec ce malheureux ; j’allais lui faire part de mescraintes sur David, lorsque, sans me laisser le temps de luiparler :

– Monsieur Davys, me dit-il, je vais vousrendre bien content ; nous partirons demain pourConstantinople, où nous allons appuyer de notre présence lesremontrances que M. Adair, notre ambassadeur, est chargé de faire,de la part de notre gouvernement, à la Sublime Porte. Vous allezvoir l’Orient, cette terre des Mille et une Nuits quiétait votre rêve, et vous allez la voir peut-être à travers lafumée du canon, ce qui ne lui ôtera rien de sa poésie à vos yeux,je le suppose. Faites savoir cette décision à l’équipage, et quechacun se tienne prêt à appareiller au point du jour.

Le capitaine avait deviné juste ; rien nepouvait m’être plus agréable que la nouvelle qu’ilm’annonçait ; aussi fit-elle rapidement diversion à toutes lesautres pensées que j’avais dans l’esprit, et je ne m’occupai plusque de transmettre au premier lieutenant les ordres relatifs audépart. Depuis l’aventure de David, le capitaine ne s’adressaitpresque plus directement à lui, et m’avait choisi pour sonintermédiaire ; M. Burke de son côté, s’était aperçu de cetteaffectation que mettait M. Stanbow à éviter avec lui tous rapports,et cela ne le rendait pas, à beaucoup près, plus aimable avec moi.Cependant, dans cette circonstance comme dans toutes les autres,comme j’affectais, en lui parlant, les formes respectueuses de laplus sévère discipline, il y répondit, ainsi que d’habitude, parune politesse froide et contrainte, et tout fut dit.

Le même soir, nous appareillâmes, et comme levent était bon, pendant la nuit nous mîmes à la voile et, lelendemain, à quatre heures de l’après-midi, nous avions entièrementperdu de vue la terre. On venait de relever le premier quart dusoir, dont je faisais partie, et je m’apprêtais à me déshabiller,lorsque tout à coup une grande rumeur qui partait du gaillardd’arrière se fit entendre, et le cri terrible « àl’assassin ! » parvint jusqu’à moi. Je m’élançai sur lepont, et, là, un terrible spectacle, auquel j’étais loin dem’attendre, frappa mes yeux. David, tenant à la main un couteauensanglanté, était contenu par quatre vigoureux matelots, tandisque le premier lieutenant, jetant bas son habit, découvrait unelarge blessure qu’il venait de recevoir dans le haut du brasgauche. De quelque étonnement que je fusse frappé à cette vue, lefait était trop positif pour que je doutasse un instant ;David venait de frapper M. Burke ; heureusement, averti par lecri d’un matelot qui avait vu briller le fer, le premier lieutenantavait paré avec le bras, et le coup destiné à sa poitrine lui avaittraversé seulement les chairs de l’épaule. David avait vouluredoubler ; mais M. Burke lui avait saisi le poignet, et, lesmatelots étant arrivés à son secours, David avait été arrêté.Presque en même temps que moi M. Stanbow était monté sur le pont etavait pu être témoin du même spectacle ; on ne saurait sefaire une idée de l’expression de douleur qui se peignit sur lafigure vénérable de ce digne vieillard à la vue de ce qui venait dese passer. Il avait toujours, dans son cœur, pris le parti de Davidcontre M. Burke ; mais, cette fois, il n’y avait pas deraisons qui pussent excuser une pareille violence ; c’était unassassinat, un véritable assassinat, avec préméditation etguet-apens : le capitaine ordonna, en conséquence, de mettreles fers à David et de le jeter à fond de cale ; puis leconseil militaire fut convoqué pour le surlendemain.

Pendant la nuit qui précéda la réunion de lacommission militaire, M. Stanbow me fit appeler pour me demander sije ne connaissais pas quelques détails particuliers sur cettemalheureuse affaire, et si j’avais appris que David eût été denouveau victime de quelque mauvais traitement de la part de M.Burke. Je ne savais de tout cela que ce que le capitaine en savaitlui-même, je ne pus donc lui donner aucun renseignement. J’essayaide rappeler toutes les injustices que le coupable avaitsouffertes ; mais M. Stanbow secoua la tête tristement. Je luioffris de descendre dans la cale pour tâcher de tirer de Davidlui-même quelques éclaircissements ; mais ce que je proposaisétait contre les lois disciplinaires : David devait rester ausecret jusqu’au moment où il paraîtrait devant le conseil. Lecapitaine fut donc forcé d’attendre ce moment.

Le lendemain, après le fourbissage,c’est-à-dire vers les dix heures du matin, le conseil s’assembladans la grande cabine ; une table, couverte d’un tapis vert etsur laquelle on avait posé une grosse Bible, était placée aumilieu. Les juges prirent place devant la partie qui faisait face àla porte : c’étaient le capitaine Stanbow, les deuxlieutenants en second, le contre-maître, et James, qui, comme leplus ancien des midshipmen, se trouvait appelé à la délibération.Aux deux côtés, se tenaient le prévôt d’armes et l’officier chargéde soutenir l’accusation, tous deux tête découverte, et le premierl’épée nue. Quand les juges furent placés, les deux battants de laporte s’ouvrirent et donnèrent passage aux matelots, qui serangèrent dans l’espèce d’hémicycle qu’on leur avait réservé. Quantau premier lieutenant, il était resté dans sa cabine.

On amena le prisonnier : il était pâle,mais parfaitement calme ; chacun de nous frémit en voyant cethomme, qu’on avait été heurter violemment, dans la vie obscure,mais heureuse, qu’il menait, et qui, déplacé de son centred’affections, était venu comme un aveugle et un insensé, se brisercontre un crime. Quoique la loi fût en ce cas, pour le pouvoir,ceux-là mêmes qui l’avaient exercée sentaient, au fond de leur âme,que la loi n’est pas toujours le droit ; et cependant, malgréce sentiment de l’équitable qui vibrait à l’unisson dans tous lescœurs, cet homme, dont le crime était à lui, mais dont le malheurvenait de nous, était là, un pied dans la tombe, sans que nouspussions faire autre chose, quelque pitié que nous ressentissionspour lui que de l’y pousser tout à fait. Il se fit, même avantqu’il fût entré, un moment de silence, pendant lequel ces penséesse présentèrent, sans doute, à l’esprit de tous ceux qui étaientprésents à cette scène imposante ; car tous les visagesexprimaient un même sentiment de triste et sévère pitié. Enfin lavoix du capitaine se fit entendre :

– Vos noms ? demanda-t-il.

– David Munson, répondit le coupable d’unevoix plus ferme que celle qui l’avait interrogé.

– Quel âge avez-vous ?

– Trente-neuf ans et trois mois.

– Ou êtes-vous né ?

– Au village de Saltash.

– David Munson, vous êtes accusé d’avoirtenté, dans la nuit du 4 au 5 décembre dernier, d’assassiner M.Burke ?

– L’accusation est vraie, monsieur.

– Quels sont les motifs qui vous ont porté àce crime ?

– Vous en connaissez une partie, monsieurStanbow, répondit David ; ceux-là, je n’ai pas besoin de vousles rappeler. Maintenant voici les autres.

À ces mots, l’accusé tira un papier de sapoitrine, et le déposa sur la table. Je reconnus la lettre que jelui avais remise, trois jours auparavant, à Gibraltar. Le capitainela prit et la lut avec une émotion visible ; puis il la remità son voisin, qui la parcourut à son tour ; elle passa ainsi,de main en main, jusqu’au dernier, qui la rejeta sur la table.

– Qu’y a-t-il dans cette lettre ? demandal’officier accusateur.

– Il y a, monsieur, dit David, que ma femme,restée veuve, moi vivant, avec cinq enfants, a d’abord vendu toutce que nous possédions pour les nourrir ; puis elle amendié ! Enfin, un jour que la pitié publique était sourdepour elle, entendant ses malheureux enfants qui pleuraient en proieaux tourments de la faim, elle a volé un pain chez un boulanger,et, par grâce spéciale, vu les circonstances atténuantes, au lieud’être pendue, elle a été condamnée à une réclusion perpétuelle, etmes enfants ont été enfermés dans un hôpital comme vagabonds. Voilàce que contient cette lettre !… Oh ! mes enfants, mespauvres enfants ! s’écria David avec un sanglot si déchirantet si inattendu, qu’il nous fit jaillir à tous les larmes desyeux ! Oh ! continua David, après un moment de silence,je lui aurais tout pardonné, comme doit le faire un chrétien, jejure sur la Bible que vous avez là devant vous, messieurs ; jelui aurais pardonné de m’avoir enlevé à ma patrie, à mon pays, à mafamille ; je lui aurais pardonné de m’avoir fait battre commeun chien !… je lui aurais pardonné tout ce qu’il aurait puamener de tortures sur moi-même ; mais le déshonneur de mafemme et de mes enfants !… mais ma femme dans une prison, mesenfants dans un hôpital ! Oh ! quand j’ai reçu cettelettre, ç’a été comme si tous les démons de l’enfer étaient entrésdans mon cœur, me criant tous à la fois :Vengeance ! Et maintenant, oui, messieurs, oui, enface de la mort, je n’ai qu’un regret, c’est de l’avoir manqué.

– Avez-vous autre chose à dire ? demandale capitaine.

– Rien, monsieur Stanbow, si ce n’est que jevous prie de ne pas me faire languir longtemps. Tant que je vivrai,j’aurai devant les yeux ma malheureuse femme et mes pauvresenfants ; vous voyez donc bien que mieux vaut que je meure, etque le plus tôt sera le mieux.

– Reconduisez le prisonnier, dit le capitained’une voix dont il essayait en vain de dissimuler l’émotion.

Deux soldats de marine emmenèrent aussitôtDavid. On nous fit sortir derrière lui, car le conseil allaitentrer en délibération ; mais nous restâmes tous à la portepour attendre le résultat du jugement. Au bout de trois quartsd’heure, le prévôt d’armes sortit, tenant à la main un papierrevêtu de cinq signatures : c’était la condamnation à mort deDavid Munson.

Quoique tout le monde s’y attendît, lasensation fut douloureuse et profonde. Quant à moi, je sentais aufond du cœur renaître, plus violent que jamais, ce mouvement deremords que j’avais déjà éprouvé plus d’une fois. En effet, quoiqueje n’eusse pas à me reprocher d’avoir arrêté David, j’avais prispart à cette expédition. Je détournai la tête pour cacher monémotion, et je vis, derrière moi, Bob, appuyé à la muraille dubâtiment, et qui, plus naïf que moi dans sa douleur, n’essayait pasde dissimuler deux grosses larmes qui roulaient de ses paupièressur ses joues.

– Monsieur John, me dit-il, vous avez toujoursété la providence du pauvre David ; est-ce que vousl’abandonnerez dans un pareil moment ?

– Eh ! que puis-je faire pour lui,Bob ? Dites, connaissez-vous un moyen de le sauver ?Dût-il compromettre ma vie, je le tenterai.

– Oui, oui, murmura Bob en soufflant de toutela force de ses poumons ; oui, je sais que vous êtes un vraijeune homme. Eh bien, ne pourriez-vous pas proposer à toutl’équipage d’aller, en masse, demander sa grâce au capitaine ?Vous savez, monsieur John, comme il est bon et miséricordieux.

– Triste espérance, Bob, si vous n’avez quecelle-là. N’importe ! vous avez raison, il faut tout tenter,parlez-en à l’équipage, Bob ; nous ne pouvons pas, nous, commeofficiers, faire une pareille ouverture.

– Mais vous pouvez vous charger, n’est-ce pas,de transmettre au commandant la prière de ses vieux matelots ?vous pouvez lui dire que la demande que vous lui adresserez estfaite par des hommes qui sont prêts à mourir sur un mot delui ?

– Tout ce que vous voudrez sous ce rapport,Bob. Arrangez cela avec vos camarades.

Un cri de joie accueillit la proposition deBob. James et moi, nous fûmes chargés de porter au capitaine lademande en grâce de l’équipage.

– Maintenant, mes amis, leur dis-je,croyez-vous que nous ne devrions pas prier M. Burke de nousaccompagner chez le capitaine ? C’est sur lui, qui est causede tous les malheurs de David, que l’attentat a été commis :ou ce n’est pas un homme, ou, dans cette circonstance, il sera pluséloquent que nous.

Un sombre silence accueillit cetteproposition. Cependant elle était si naturelle que personne ne larepoussa. Seulement, quelques murmures de doute se firent entendre.Bob hocha la tête et respira bruyamment. Nous n’en résolûmes pasmoins, James et moi, de faire la démarche de miséricorde auprès dupremier lieutenant.

Nous le trouvâmes marchant à grands pas danssa chambre, la manche de sa veste ouverte, et portant le brassoutenu à son cou par une cravate noire. Il ne me fallut qu’un coupet œil pour juger qu’il était en proie à une grande agitation.Cependant, à peine nous eût-il aperçus, que sa figure reprit àl’instant le calme sombre et sévère qui était l’expressionhabituelle de sa physionomie. Il y eut un instant de silence ;car nous le saluâmes sans lui adresser les paroles d’usage, et luinous regarda comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de notre cœur.Enfin, il prit le premier la parole :

– Puis-je savoir, messieurs, ce qui me vautl’honneur de votre visite ?

– Une grande et bonne action à vous proposer,monsieur Burke.

Il sourit amèrement. Je vis ce sourire et jele compris ; mais je n’en continuai pas moins :

– Vous savez que David a été condamné àmort ?

– Oui, monsieur, à l’unanimité.

– Et la condamnation est juste,monsieur ; car il n’y avait qu’un seul homme sur tout lebâtiment qui pût élever la voix en faveur de l’assassin, et cethomme ne devait pas assister au conseil. Mais, maintenant que lejugement est rendu, monsieur, maintenant que la justice a fait sonœuvre, ne croyez-vous pas que c’est à la miséricorde de commencerla sienne ?

– Je vous écoute, monsieur ; vous parlezcomme notre saint ministre. Achevez.

– L’équipage a donc décidé qu’une députationserait envoyée au capitaine, pour obtenir de lui la grâce deDavid ; il nous a désignés, M. James et moi, pour cetteœuvre ; mais nous avons pensé, monsieur Burke, que nousn’avions pas le droit d’usurper une mission que vous vous étiezpeut-être réservée à vous-même.

Le premier lieutenant laissa apparaître, surses lèvres pâles et minces, un de ces sourires dédaigneux quin’appartenaient qu’à lui.

– Et vous avez eu raison, messieurs,répondit-il en faisant un léger signe de tête. Si le crime avaitété commis sur la personne du dernier contre-maître, et que j’eusseété désintéressé dans la question, vous me trouveriez inflexible,comme il serait de mon devoir de l’être. Mais l’assassinat a étécommis sur moi, c’est autre chose ; je puis donc, dans laposition exceptionnelle où m’a placé le couteau de votre protégé,faire quelque chose selon mon cœur. Suivez-moi messieurs, je vaisvous introduire chez le capitaine.

Nous nous regardâmes, James et moi, sanséchanger une parole. Dans tout ce qu’il nous avait dit, M. Burkeavait bien été ce qu’il était toujours, l’homme qui se commande àlui-même avec la même sécheresse qu’il commande aux autres, et dontle visage, au lieu d’être le miroir du cœur, n’est que la porte dela prison dans laquelle il est enfermé.

Nous entrâmes chez le capitaine ; ilétait assis ou plutôt couché sur l’affût du canon du bâbord de sacabine, et semblait plongé dans une tristesse profonde. En nousapercevant, il se leva et fit un pas vers nous. M. Burke prit alorsla parole, et lui exposa la cause de notre visite. Je doisl’avouer, ce qu’il dit au capitaine était bien la même chose que cequ’eût dit un avocat ; mais il fit ce qu’eût fait strictementun avocat, c’est-à-dire un discours et non une prière. Pas un motdu cœur ne vint rafraîchir les paroles sèches qui sortaient une àune de ses lèvres ; et je compris, en écoutant une pareilledemande, que, quelque fût la disposition favorable du capitaine, illui était impossible de l’accorder. La réponse fut telle que nousl’attendions ; seulement, comme si l’intervention du premierlieutenant eût tari jusqu’au fond du cœur de M. Stanbow les sourcesde la sensibilité, sa voix avait un accent de sécheresse que je nelui avais jamais connu. Quant à ses paroles, elles avaient lecaractère officiel que leur eût donné un homme qui aurait su que saréponse devait être mise sous les yeux des lords de l’amirauté.

– C’eût été de bon cœur, dit-il, si j’y avaisvu la moindre possibilité, que j’eusse accédé aux vœux del’équipage, surtout présentés par vous, monsieur Burke ; maisvous n’ignorez pas qu’un devoir supérieur m’ordonne de fermerl’oreille à votre appel. Les intérêts du service exigent qu’uncrime aussi grave soit puni de toute la rigueur des loismilitaires ; l’utilité publique ne peut céder à l’influencedes sentiments privés ; et vous savez aussi bien que personne,monsieur Burke, que je me compromettrais gravement si je montraisla moindre indulgence dans une affaire qui intéresse d’aussi prèsle maintien de la discipline militaire.

– Mais, monsieur Stanbow, m’écriai-je, songezdonc à la position exceptionnelle du malheureux David, à laviolence, légale peut-être, mais injuste, certainement, qui l’afait matelot. Songez à tout ce qu’il a souffert, et, au nom de lamiséricorde divine, pardonnez comme Dieu pardonnerait.

– Dieu ne doit compte de ses arrêts àpersonne, monsieur, et, comme il est la toute-puissance, il peutêtre la suprême miséricorde ; mais, moi, j’ai reçu des loistoutes faites, dont je ne suis que l’exécuteur, et les lois serontexécutées, monsieur.

James voulut ouvrir la bouche ; mais lecapitaine étendit la main comme pour lui commander le silence.

– Alors nous n’avons plus qu’à vous demanderpardon, capitaine, murmura James, le cœur serré et la voixtremblante.

– Et je vous l’accorde, messieurs, répondit lecapitaine d’une voix qui avait complètement changéd’expression ; car je ne vous en veux pas d’avoir tenté prèsde moi une démarche selon votre cœur, et, malgré mon refus, je puisdire selon le mien ; ainsi retirez-vous, messieurs, etlaissez-moi avec M. Burke. Exprimez à l’équipage tout mon regret dene pouvoir lui accorder ce qu’il demande d’une voix unanime, etannoncez-lui que l’exécution aura lieu demain à midi.

Nous saluâmes et nous sortîmes, laissant lecapitaine et le premier lieutenant ensemble.

– Eh bien ? s’écrièrent toutes les voixen nous voyant reparaître.

Nous secouâmes tristement la tête ; carnous n’avions pas le courage de parler.

– Ainsi, dit Bob, vous n’avez rien obtenu,monsieur John ?

– Non, mon pauvre Bob. David n’a plus qu’unechose à faire, c’est de se préparer à mourir.

– Et c’est ce qu’il fera en homme et enchrétien, monsieur John.

– Je l’espère, Bob.

– Et à quand l’exécution, monsieur ?

– À demain midi, mon brave.

– Pourra-t-on le voir d’ici là ?

– J’en demanderai, pour vous, la permission aucapitaine.

– Merci, monsieur John, merci ! s’écriaBob en se jetant sur ma main et en essayant de la porter à seslèvres.

Je la retirai.

– Et maintenant, mes amis, chacun à sabesogne, et du courage !

Les matelots obéirent avec la soumissionpassive et prompte qui leur est habituelle ; cinq minutesaprès, moins la tristesse et le silence qui régnaient à bord, etqui faisaient ressembler le bâtiment à un vaisseau fantôme, on eutdit qu’il ne s’était rien passé.

Quant à moi, j’avais une espèce de devoir deconscience à acquitter ; j’avais pris part à l’expédition quiavait amené le malheureux David à bord du Trident, et,depuis le moment où j’avais vu vers quelle douloureuse fin leschoses marchaient, j’avais constamment éprouvé une sorte deremords. Je descendis donc dans le faux pont, et me fis ouvrir laprison où David était renfermé. Il était assis sur un escabeau debois, le front appuyé sur ses genoux, et avait les fers aux piedset aux mains. En entendant le bruit de la porte qui s’ouvrait et serefermait il releva la tête ; mais, comme la lampe étaitdisposée de manière à laisser ma figure dans l’obscurité, il ne mereconnut pas d’abord.

– C’est moi, David lui dis-je, moi qui,quoique l’une des causes les plus innocentes de votre malheur, aivoulu vous voir encore une fois, pour vous dire combien du fond demon cœur j’y prenais part.

– Oui, je le sais, monsieur John, me dit Daviden se levant, oui, vous avez toujours été bon pour moi : c’estvous qui m’avez fait sortir de cette même prison assez à temps pourvoir une dernière fois les côtes d’Angleterre ; c’est vousqui, le jour où M. Burke, Dieu lui pardonne comme je lui pardonnemoi-même ! m’a fait battre de verges, avez intercédé en mafaveur ; c’est vous enfin qui, tout à l’heure encore, avezété, au nom de l’équipage, demander ma grâce au capitaine. Soyezbéni pour votre miséricorde, monsieur Davys ; c’est une saintevertu qui, je l’espère, vous précédera là haut pour vous ouvrir lesportes du ciel.

– Vous savez donc déjà le jugement qui a étérendu, David ?

– Oui, monsieur John, le greffier vient de mele lire ; c’est pour demain ; à midi, n’est-cepas ?

– Asseyez-vous donc, David, lui répondis-jepour éluder la question ; vous devez avoir besoin derepos.

– Oui, monsieur John, oui, j’en aibesoin ; et, grâce au ciel, Dieu va me l’accorder, profond etéternel. Ah ! monsieur John, vous qui êtes un homme instruitet qui savez beaucoup de choses, croyez vous qu’il existe une autrevie où l’on est récompensé selon les souffrances que l’on aendurées en celle-ci ?

– David, lui dis-je, ceci n’est point uneaffaire de science, mais de foi ; ce ne sont point les livresqui apprennent à croire, c’est le cœur qui a besoin d’espérer. Oui,David, oui, il est une autre vie où vous retrouverez, un jour,votre femme et vos enfants ; et, cette fois, vous serez réunissans qu’aucune force humaine puisse jamais vous séparer.

– Cependant, monsieur John, me dit David aveccrainte, cependant j’ai commis un crime.

– Vous en repentez-vous, David ?

– Je tâcherai de m’en repentir, monsieur, jetâcherai ; cependant je ne suis pas assez près de la mort pourêtre tout à coup détaché de mes amours et de mes haines. Mais,dites-moi, monsieur John, si je n’en avais pas la force, etj’espère qu’il n’en sera pas ainsi, je vous le répète, la mort queje vais subir ne serait-elle pas une expiation ?

– Oui, devant les hommes, David, mais pasdevant Dieu.

– Eh bien, je tâcherai, monsieur John, jetâcherai de lui pardonner non pas ma mort, Dieu sait que je la luipardonne, mais la honte de ma femme, la misère de mes enfants. Oui,je tâcherai de lui pardonner tout cela, je vous le promets.

En ce moment, la clef tourna dans la serrure,la porte s’ouvrit une seconde fois, et le capitaine parut, précédédu matelot qui servait de geôlier.

– Qui donc est ici ? dit-il en cherchantà me reconnaître.

– Moi, monsieur Stanbow, m’écriai-je avecjoie, espérant tout de cette visite inattendue ; vous levoyez, j’étais venu dire un dernier adieu à ce pauvre David.

Il y eut un moment de silence, pendant lequelle capitaine porta ses yeux sur moi, puis sur le prisonnier, qui setenait debout dans une attitude sombre mais respectueuse ;enfin, parlant le premier :

– David, lui dit-il, je viens vous demanderpardon, comme homme, de vous avoir condamné comme juge ; maisla discipline militaire en a fait à ma position, sinon à maconscience, un devoir rigoureux. Je ne pouvais pas faire autrement,croyez moi.

– Je ne me suis point abusé sur le sort quim’était réservé, capitaine : j’ai voulu donner la mort :donc, j’ai mérité la mort ; seulement, tous les crimes pareilsne sont point frappés de la même punition.

– Croyez-moi, David, répondit le capitained’une voix triste et solennelle, un crime est un crime au compte dela justice céleste, et ceux qui, à l’aide d’un déguisement, secachent à l’investigation des hommes, n’échappent point pour celaau regard de Dieu. Voilà pourquoi je suis descendu près de vous,David, car j’ai le cœur plein de doutes sur moi-même. Pendant lepeu de temps que j’ai pu vous voir, j’ai reconnu que vous aviez uncœur au-dessus de votre position ; d’ailleurs, le malheuragrandit l’intelligence et élève la pensée. Répondez-moi donc,David, comme vous répondriez à Dieu : croyez-vous que je pussefaire autrement que je n’ai fait ?

– Oui ! oui ! s’écria David,oui ! vous pouviez faire autrement ; car vous pouviezêtre sans pitié pour moi, comme l’a été M. Burke, et vous pouviezme faire mourir au milieu du désespoir et des malédictions, quandj’aurais pensé qu’il n’y avait plus un cœur humain sur laterre ; mais, au lieu de cela, capitaine, oui, je le déclaredans toute la reconnaissance de mon cœur, oui, vous avez fait toutce que vous avez pu. Quand vous avez vu mon désespoir, vous m’avezfait dire, par M. John, qu’au retour de la campagne, vous merendriez ma liberté ; quand vous avez vu que vous deviez mepunir, quoique je ne fusse pas coupable, vous avez, autant qu’il aété en votre pouvoir, adouci la punition ; et quand, enfin, ilvous a fallu me condamner à mort, vous êtes descendu dans maprison, capitaine, pour me montrer vos yeux en larmes et votre cœursaignant. Oui, capitaine, oui, vous avez fait tout ce que vous avezdû, plus que vous ne deviez même pour un malheureux que tant debonté retient et encourage à la fois de vous faire une dernièredemande.

– Laquelle ? Dites, dites ! s’écriaM. Stanbow en étendant les bras vers David.

– Mes enfants, capitaine, dit David en sejetant aux pieds du digne vieillard, mes enfants, qui, en sortantde l’hôpital, seront obligés de tendre leur main aux passants…

– À compter de cette heure, David, interrompitle capitaine, vos enfants seront les miens ; ne craignez rienpour eux. Puissent-ils me pardonner de leur avoir enlevé leur père,comme vous me pardonnez de vous avoir enlevé à vos enfants !Quant à votre femme, le jour même de mon retour, je mettrai auxpieds de Sa Majesté quarante ans de bons et loyaux services, et ilfaudra bien, qu’en échange, il m’accorde la grâce que je luidemanderai.

– Merci, capitaine, merci ! s’écria Davidéclatant en sanglots. Oh ! maintenant, je vous le jure,maintenant, je ne crains plus la mort, je la bénis même,puisqu’elle donne à ma famille un aussi noble protecteur.Maintenant, capitaine, ah ! je le sens, je suis revenu à dessentiments vraiment chrétiens ; maintenant, mon amour s’estaugmenté, ma haine s’est éteinte ; maintenant, je voudraisvoir M. Burke entre vous et M. John, et, dans mon humilité,capitaine, je baiserais la main qui m’a frappé.

– Assez, assez ! voulez-vous m’ôter lecourage ? Mon pauvre martyr, embrassez-moi, et disons-nousadieu.

Un rayon de joie orgueilleuse éclaira lafigure du condamné, et il embrassa le capitaine avec une dignitéqui semblait appartenir à un autre rang que celui qu’il avait reçudu hasard.

– Maintenant, David, ne puis-je plus rienfaire pour vous ?

– Ces fers me gênent, monsieur Stanbow, etj’ai peur qu’ils ne m’empêchent de dormir ; or, j’ai besoin desommeil pour être fort demain. Je voudrais mourir avec fermetédevant des hommes et des soldats.

– On va vous les ôter David ; est-cetout ?

– Il y a un ministre, à bord dubâtiment ?

– Je vais vous l’envoyer.

– Bob sollicite la faveur de l’accompagner,capitaine, dis-je à mon tour, et de passer la nuit avecDavid ?

– Bob sera libre d’entrer et de sortir tantqu’il voudra.

– C’est plus que je n’osais demander ;vous me comblez de bontés, monsieur Stanbow. Aujourd’hui, je vousremercie sur la terre ; demain, je prierai pour vous dans leciel.

C’était tout ce que nous pouvions supporter,le capitaine et moi. Nous frappâmes à la porte, on l’ouvrit et noussortîmes. M. Stanbow donna aussitôt des ordres pour que tout cequ’avait désiré David fut ponctuellement exécuté. Dans la batteriede trente-six, je trouvai Bob, qui se tenait sur notre route poursavoir si sa demande lui était accordée. Je lui annonçai qu’ilpouvait descendre près de David, et qu’on lui ferait porter dans laprison double souper, double part de vin et de grog. Cette fois, jene pus empêcher Bob de me baiser les mains.

Je prenais le quart à quatre heures : jerestai donc sur le pont jusqu’à deux heures du matin ; pendanttout ce temps, je ne vis pas reparaître Bob, ce qui me prouva qu’iln’avait pas quitté son ami David. À deux heures, on mereleva ; mais, avant de regagner ma chambre, je voulus passerdevant la prison pour m’informer si les ordres donnés à l’égard deDavid avaient été exécutés. Toutes les instructions du capitaineavaient été religieusement remplies : les fers avaient étédétachés, le ministre était descendu pour offrir au condamné lesconsolations de l’Église ; il était resté près de lui jusqu’àune heure, et ne l’avait quitté que sur la prière instante quecelui-ci lui avait faite d’aller prendre quelque repos. David etBob étaient donc demeurés seuls : j’approchai mon oreille dela porte pour savoir s’ils dormaient ; mais tous deuxveillaient encore, et Bob, succédant au ministre dans ses saintesfonctions, consolait de son mieux son ami David.

– Après tout, disait Bob, vois-tu, David, cen’est qu’un instant ; une cravate plus ou moins serrée, voilàtout. As-tu jamais avalé de travers ? Eh bien, c’est cela.J’ai vu pendre trente hommes, à bord, dans un seul jour, despirates brésiliens que nous avions pris, et leur affaire a étéfaite en une demi-heure, de bon compte ; c’est donc uneminute, l’un dans l’autre, pour chacun ; et pour toi, David,ça ira encore plus vite, vois-tu, attendu que tout le monde seraréuni, tandis que, ce jour-là, l’équipage était disséminé.

– Ah ! ce n’est pas précisément le momentde la mort qui m’effraye, dit David d’une voix assez ferme ;ce sont les préparatifs.

– Les préparatifs, David, ça se passera entreamis ; ainsi, il n’y a rien là dedans de désagréable : çan’est pas comme si tu étais pendu pour vol et à terre,vois-tu ; oh ! alors, c’est autre chose ; tu auraisaffaire au bourreau et à ses aides, ce qui est toujours une chosedésagréable ; puis tu aurais des spectateurs qui temépriseraient de ce que, étant un homme, tu n’as pas su vivre dutravail de tes mains comme un homme. Ici, c’est autre chose :chacun te plaindra, David, et, s’il fallait que chaque matelotdonnât un mois de sa vie pour te refaire un total d’existence, jesuis bien sûr qu’il n’y en aurait pas un qui refuserait de mettre àla masse, sans compter les officiers qui mettraient le double, j’ensuis sûr, comme si, de ce côté-là aussi, ils avaient doublepaye : et quoique le capitaine, d’après son âge, est celui quinaturellement a le moins à vivre, eh bien, lui, je suis sûr qu’ilne lésinerait pas plus que les autres, et qu’il mettrait letrimestre.

– Tu me fais du bien, Bob, dit David enrespirant, comme si une montagne venait de lui être enlevée de lapoitrine ; j’avais peur d’être méprisé, parce que ma mortétait méprisable.

– Méprisé, toi, David ? Jamais,jamais !

– Et pourtant, Bob, crois-tu qu’au moment demourir, et, en face de tous, le dernier des officiers du bâtimentvoudrait m’embrasser comme l’a fait aujourd’hui le digne M.Stanbow ? car il m’a embrassé, Bob, comme si j’étais un hommede sa condition ; mais aussi nous étions seuls.

– Quant à ce qui est de cela, David, j’osedire que j’en connais un, moi, qui ne te refuserais pas cettepetite satisfaction, s’il savait que cela pût te faireplaisir ; et cet officier, c’est M. John.

– Oui, oui ! M. John a été bon pour moi,et je ne l’oublierai pas, ni ici ni là haut.

– Eh bien, David, veux-tu que je lui dise unmot de ton désir ?

– Non, Bob, non ; c’est un mouvementd’orgueil qui m’a dicté les paroles que j’ai dites, et l’orgueil neconvient pas au chrétien qui va mourir d’une pareille mort. Non,tout se passera ainsi que la chose a été réglée ; mais, après,Bob, après, qui ensevelira mon pauvre corps ?

– Qui, David, qui ?… Moi, répondit Bob ensoufflant comme une baleine, et personne ne te toucheras que moi,vois-tu, et tu pourras te vanter d’être cousu aussi proprement danston hamac, que si c’était la meilleure couturière de Piccadilly quiait été chargée de la besogne. Après quoi, je te mettrai au pied unsac de sable, pour que tu descendes aussi lestement que possible aufond ; et, là, David, là, tu seras couché dans la tombe d’unmarin, une belle tombe, où tu ne seras pas gêné comme dans unmisérable cercueil, et où je viendrai te rejoindre un jour oùl’autre, entends-tu, David ? car j’espère bien finir ma vie àbord d’un vaisseau, comme un brave marin que je suis, et non pascrever sur mon lit, comme un gueux dans un hôpital. De ce côté-làcomme de l’autre, sois donc tranquille, David, et repose-toi sur unami.

– Merci, Bob, répondit le condamné ;maintenant, je suis tranquille, si tranquille, que je voudraisdormir.

– Bonne nuit, David ! dit Bob ; jene voulais pas t’en parler le premier, mais je ne serais pas fâchéde faire un somme non plus.

Les deux amis firent leurs dispositions ;puis, un instant après, j’entendis le ronflement sonore de Bob etla respiration plus douce du pauvre David. Alors je me retirai dansma chambre, mais sans avoir l’espérance d’en faire autant qu’eux.Je ne pus fermer en effet l’œil de la nuit ; le matin, aupoint du jour, j’étais sur le pont.

En passant de l’arrière à l’avant, comme lejour ne paraissait encore qu’à peine, je heurtai quelque chose quise trouvait au pied du grand mât ; je me baissai pour voir ceque c’était, et je reconnus une poulie bouclée sur le parquet.

– Que fait ici cette poulie ? dis-je aumatelot qui se trouvait le plus près de moi.

Celui-ci, sans me répondre, me montra du doigtune seconde poulie attachée à la grande vergue, et une troisièmepoulie de rappel que l’on était en train de clouer à la dunette.Alors je compris tout : les préparatifs de l’exécution étaientdéjà faits. Je levai les yeux au haut du grand mât, et je vis deuxmatelots occupés à lier au contre-cacatois le pavillon dejustice ; il était encore enroulé autour de sa lance, retenupar un fil qui pendait sur le pont, et qui, tiré au moment del’exécution, devait le laisser flotter en liberté.

Tous ces apprêts se faisaient dans un silenceprofond, interrompu seulement par Nick, qui, perché sur le bout dela grande vergue, semblait, avec ses plumes hérissées et son criaigu et triste, un messager de mort. Le temps était gris et sombre,la mer houleuse et couleur de cendre, l’horizon étroit etbrumeux ; le jour était en deuil comme les cœurs.

À huit heures, on changea le quart. À mesureque les nouveaux appelés paraissaient sur le pont, ils jetaient uncoup d’œil sur la poulie du plancher, puis sur celle de la vergue,puis enfin sur celle de la dunette, et, voyant que tout était prêt,ils se rendaient à leur poste en silence. À huit heures et demie,l’inspection eut lieu comme d’habitude ; à neuf heures, lecapitaine sortit de la chambre du conseil et monta sur la dunettepar l’escalier de bâbord. Chacun jeta sur lui un regard à ladérobée, et tous demeurèrent convaincus, en voyant son visage, quiportait l’empreinte d’une ferme résignation, que, quoiqu’ilsouffrît intérieurement autant que personne, le jugement qu’ilavait prononcé ne subirait aucune modification.

À onze heures et demie, le tambour appela toutle monde sur le pont. Les soldats de marine se rangèrent à bâbordet à tribord, à quelques pieds de la muraille formant retour à lahauteur du dôme et en avant du mât d’artimon, laissant ainsi ladunette aux officiers, et le passavant et l’avant aux matelots. Àmidi moins dix minutes, il ne manquait, parmi les officiers, que M.Burke, et, parmi les matelots, que maître Bob.

Ce fut alors seulement qu’on prépara lacorde ; elle passait sous la poulie du pont, allait tournerderrière la poulie de rappel attachée à la dunette ; un boutpendait de la poulie de la vergue avec un nœud coulant ;l’autre était aux mains de six vigoureux matelots.

À midi moins cinq minutes, David parut surl’escalier de l’avant ; il était accompagné d’un côté par Bobet de l’autre par le ministre ; son visage était pâle comme lebonnet qui couvrait sa tête ; sa démarche cependant étaitassurée ; il jeta un coup d’œil sur les préparatifs del’exécution ; puis, voyant que les soldats qui le suivaient nele poussaient pas en avant :

– Mon père, dit-il en se retournant, que mereste-t-il à faire ?

– À recommander votre âme à Dieu, mon fils,répondit le ministre.

– Oui, oui, murmura Bob, c’est le moment. Ducourage, David !

David sourit tristement, et s’avança jusqu’aupied du grand mât ; puis, arrivé là, il regarda autour de luicomme pour adresser un dernier adieu à tout l’équipage ; sesyeux s’arrêtèrent sur moi. Alors, je me rappelai le désir qu’ilavait exprimé la veille, Traversant la haie de soldats, j’allai àlui.

– David lui dis-je, avez-vous quelque dernièrerecommandation à me faire à l’égard de votre femme et de vosenfants ?

– Non, monsieur John ; vous avez entenduce qu’a dit le capitaine ; et je sais que, tant qu’il vivra,il tiendra parole.

– Embrassez-moi donc, et moureztranquille.

Il fit un mouvement pour se jeter à mes pieds.Je le pris dans mes bras ; en ce moment, l’horloge piquamidi.

– Merci, monsieur John, s’écria-t-il,merci ; et maintenant, éloignez-vous ; voici l’heure.

Effectivement, deux matelots s’approchaient delui : l’un lui passa la corde au cou, l’autre lui rabattit sonbonnet sur les yeux ; puis il y eut un moment de silencesolennel et terrible ; tous les regards étaient fixés sur lemalheureux. Le prévôt d’armes donna le signal, et les matelots quitenaient la corde s’élancèrent d’un même élan.

– Seigneur, ayez pitié…

Ce fut tout ce que put dire le pauvreDavid ; le nœud coulant étrangla le reste de sa prière. On vitson corps s’élever en l’air ; au même instant, un coup decanon fendit l’espace, et le pavillon de justice, libre du lien quile retenait roulé, se déploya au haut du grand mât. Tout étaitfini : David avait cessé d’exister.

À peine cette cérémonie funèbre fut-elleterminée, que chacun se retira par les escaliers et qu’il ne restasur le pont que ceux que leur service y enchaînait et les deuxsoldats de marine qui devaient, pendant une heure, garder lecadavre du supplicié. Au bout d’une heure, ils détachèrent la cordeet le descendirent. Pendant tout ce temps, Bob avait attendu aupied du grand mat.

Fidèle à sa parole, il prit le corps de sonami, comme il aurait pu faire d’un enfant, et l’emporta dans lefaux pont, où il commença à l’ensevelir comme il le lui avaitpromis. Plusieurs matelots s’offrirent pour l’aider dans cettetriste besogne ; mais Bob refusa toute coopération. À quatreheures du soir, tous les préparatifs funéraires étaient achevés. Unroulement de tambour rappela tout le monde sur le pont. Cependantles matelots n’arrivèrent point avec cette précipitation bruyantequi leur était habituelle, mais les uns après les autres, sansbruit et comme des fantômes.

Le corps, selon l’habitude, avait été placédans son hamac et cousu avec soin. À ses pieds, Bob avait placé unsac de sable double de celui que l’on met ordinairement, et dont lepoids devait le précipiter au fond de la mer. Il le déposa sur lecaillebotis, et le caillebotis sur le passavant. Puis le ministres’avança. La justice humaine était satisfaite, c’était au tour dela religion d’accomplir son œuvre sainte. La mort avait expié lecrime, le coupable avait disparu ; il ne restait plus qu’uncadavre, sur lequel elle venait prier.

Cette cérémonie, déjà si triste et sisolennelle en elle-même, l’était encore davantage par l’heure àlaquelle elle s’accomplissait. Le soleil, qui s’était montré uninstant à l’occident, se couchait dans la mer tout sillonné delarges bandes violâtres, et le crépuscule descendait avec cetterapidité qui lui est ordinaire dans les climats méridionaux Toutl’équipage était debout et la tête découverte. Le ministre ouvritle livre saint, et chacun écouta respectueusement et en silencel’office des morts, qu’il répéta entièrement, depuis cesparoles : « Je suis la résurrection et la vie, dit leSeigneur, » jusqu’à celles-ci : « Nous confions doncson corps aux profondeurs de la mer. »

À ces mots, auxquels tout l’équipagerépondit : « Ainsi soit-il ! » Bob poussa lecaillebotis ; le hamac glissa dans les vagues, qui serefermèrent sur lui, et le vaisseau s’éloigna majestueusement,effaçant, par son sillage, les cercles que le cadavre du pauvreDavid avait tracés en tombant dans la mer. Cet événement laissa uneprofonde tristesse dans l’équipage, et cette tristesse régnaitencore dans tous les cœurs, lorsque nous arrivâmes, dix joursaprès, en vue de Malte.

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