Les Aventures de John Davys

Chapitre 2

 

C’est à tort que Tom avait conçu descraintes : la partie du château qui était en ce moment l’objetde son inquiète curiosité avait été approvisionnée par le mêmeesprit prévoyant qui avait présidé à l’arrangement de toute lamaison. Dès le premier caveau, Tom, qui était expert en pareillematière, reconnut, dans la disposition des récipients, uneintelligence supérieure : selon que les qualités ou âge du vinl’exigeaient, les bouteilles étaient debout ou couchées ; maistoutes étaient pleines, et des étiquettes, écrites sur des carteset clouées au bout d’un petit bâton fiché en terre, indiquantl’année et le cru, servaient de bannières à ces différents corpsd’armée, rangés dans un ordre qui faisait le plus grand honneur auxconnaissances stratégiques du digne M. Sanders. Tom fit entendre unmurmure d’approbation, qui prouvait qu’il était digne d’apprécierces savantes dispositions ; et, voyant qu’auprès de chaque tasune bouteille était placée comme échantillon, il fit main basse surtrois de ces sentinelles perdues, avec lesquelles il reparut devantson commandant.

Il le retrouva assis devant une fenêtre del’appartement qu’il avait choisi pour le sien, et qui donnait surle lac dont nous avons déjà parlé. L’aspect de cette pauvre petiteétendue d’eau, qui brillait comme un miroir dans le vertencadrement de la prairie, avait rappelé au capitaine tous sesvieux souvenirs et tous ses regrets ; mais, au bruit que fitTom en ouvrant la porte, il se retourna, et, comme s’il eût étéhumilié d’être surpris ainsi pensif et les larmes aux yeux, ilsecoua vivement la tête en faisant entendre une espèce de toux quilui était habituelle, lorsqu’il prenait le dessus sur ses penséeset qu’il leur ordonnait, en quelque sorte, de suivre un autrecours. Tom vit, au premier coup d’œil, quelles sensationspréoccupaient son commandant ; mais celui-ci, comme s’il eûtété honteux d’être surpris, par son vieux camarade, dans desdispositions aussi mélancoliques, affecta, à sa vue, une libertéd’esprit dont il était bien éloigné.

– Eh bien, Tom, lui dit-il en essayant dedonner à sa voix un accent de gaieté dont celui auquel ils’adressait ne fut pas dupe, il paraît, mon vieux camarade, que lacampagne n’a pas été mauvaise, et que nous avons fait desprisonniers ?

– Le fait est, mon commandant, répondit Tom,que les parages d’où je viens sont parfaitement habités, et vousavez là de quoi boire longtemps à l’honneur futur de la vieilleAngleterre, après avoir si bien contribué à son honneur passé.

Sir Édouard tendit machinalement un verre,avala, sans y goûter, quelques gouttes d’un vin de Bordeaux digned’être servi au roi Georges, siffla un petit air ; puis, selevant tout à coup, fit le tour de la chambre, regardant sans lesvoir les tableaux qui la décoraient ; enfin, revenant à lafenêtre :

– Le fait est, Tom, dit-il, que nous seronsici aussi bien, je crois, qu’il est permis d’être à terre.

– Quant à moi, répondit Tom voulant, par leton de détachement qu’il affectait, consoler son commandant, jecrois qu’avant qu’il soit huit jours, j’aurai tout à fait oublié laJunon.

– Ah ! la Junon était une bellefrégate, mon ami, reprit en soupirant sir Édouard, légère à lacourse, obéissante à la manœuvre, brave au combat. Mais n’enparlons plus, plutôt ou plutôt parlons-en toujours, mon ami. Oui,oui, je l’avais vue construire depuis sa quille jusqu’à ses mats deperroquet ; c’était mon enfant, ma fille… Maintenant, c’estcomme si elle était mariée à un autre. Dieu veuille que son mari lagouverne bien ; car, s’il lui arrivait malheur, je ne m’enconsolerais jamais. Allons faire un tour, Tom.

Et le vieux commandant, ne cherchant pluscette fois à cacher son émotion, prit le bras de Tom et descenditle perron qui conduisait au jardin. C’était un de ces jolis parcscomme les Anglais en ont donné le modèle au reste du monde, avecses corbeilles de fleurs, ses massifs de feuillage, ses alléesnombreuses. Plusieurs fabriques, disposées avec goût, s’élevaientde place en place. Sur la porte de l’une d’elles, sir Édouardaperçut M. Sanders ; il alla à lui ; de son côté,l’intendant, voyant approcher son maître, lui épargna la moitié duchemin.

– Pardieu ! monsieur Sanders, lui cria lecapitaine sans même lui donner le temps de le joindre, je suis bienaise de vous avoir rencontré pour vous faire tous mesremerciements ; vous êtes un homme précieux, sur ma parole.(M. Sanders s’inclina.) Et, si j’avais su où vous trouver, jen’aurais pas attendu si longtemps.

– Je remercie le hasard qui a conduit VotreSeigneurie de ce côté, répondit M. Sanders visiblement très réjouidu compliment qu’il recevait. Voici la maison que j’habite, enattendant qu’il plaise à Votre Seigneurie de me faire connaître savolonté.

– Est-ce que vous ne vous trouvez pas biendans votre logement ?

– Au contraire, Votre Honneur ; voilàquarante ans que j’y demeure ; mon père y est mort, et j’ysuis né ; mais il se pourrait que Votre Seigneurie lui eûtassigné une autre destination.

– Voyons la maison, dit sir Édouard.

M Sanders, le chapeau à la main, précéda sirÉdouard, et l’introduisit, avec Tom, dans le cottage qu’ilhabitait. Cette demeure se composait d’une petite cuisine, d’unesalle à manger, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de travail,dans lequel étaient rangés, avec un ordre parfait, les différentscartons renfermant les papiers relatifs à la propriété deWilliams-house ; le tout avait un air de propreté et debonheur à faire envie à un intérieur hollandais.

– Combien touchez-vous d’appointements ?demanda sir Édouard.

– Cent guinées, Votre Honneur. Cette sommeavait été fixée par le père de Votre Seigneurie à mon père ;mon père est mort, et, quoique je n’eusse alors que vingt-cinq ans,j’ai hérité de sa place et de son traitement ; si VotreHonneur trouve que cette somme est trop considérable, je suis prêtà subir telle réduction qu’il lui conviendra.

– Au contraire, répondit sir Édouard, je ladouble, et vous donne au château le logement que vous choisirezvous-même.

– Je commence par remercier, comme je le doisVotre Honneur, reprit M. Sanders en s’inclinant ; cependant jelui ferai observer qu’une augmentation aussi considérable detraitement est inutile. Je dépense à peine la moitié de ce que jegagne, et, n’étant pas marié, je n’ai pas d’enfant à qui laissermes économies. Quant au changement de demeure…, continua enhésitant M. Sanders.

– Eh bien ? reprit le capitaine voyantqu’il n’achevait pas.

– Je me conformerai, pour cela comme pour toutle reste, aux volontés de Votre Seigneurie, et, si elle me donnel’ordre de quitter cette petite maison, je la quitterai ;mais…

– Mais quoi ? Voyons, achevez.

– Mais, avec la permission de Votre Honneur,je suis habitué à ce cottage, et lui est habitué à moi. Je sais oùtoute chose se trouve, je n’ai qu’à étendre le bras pour mettre lamain sur ce que je cherche. C’est ici que ma jeunesse s’estpassée ; ces meubles sont à une certaine place où je les aitoujours vus ; c’était à cette fenêtre que s’asseyait ma mère,dans ce grand fauteuil ; ce fusil a été accroché au-dessus decette cheminée par mon père ; voilà le lit où le dignevieillard a rendu son âme à Dieu. Il est présent ici en esprit,j’en suis sûr ; que Votre Honneur me pardonne, mais jeregarderais presque comme un sacrilège de rien changervolontairement à tout ce qui m’entoure. Si Votre Honneur l’ordonne,c’est autre chose.

– Dieu m’en garde ! s’écria sirÉdouard ; je connais trop, mon digne ami, la puissance dessouvenirs, pour porter atteinte aux vôtres ; gardez-les avecreligion, monsieur Sanders. Quant à vos appointements, nous lesdoublerons comme nous avons dit, et vous vous arrangerez avec lepasteur pour que cette augmentation profite à quelques pauvresfamilles de votre connaissance… À quelle heure dînez-vous, monsieurSanders ?

– À midi, Votre Honneur.

– C’est mon heure aussi, monsieur, et voussaurez, une fois pour toutes, que vous avez votre couvert mis auchâteau. Vous faites de temps en temps votre partied’hombre[1], n’est-ce pas ?

– Oui, Votre Honneur ; quand M. Robinsona le temps, je vais chez lui, ou il vient chez moi, et alors c’estune distraction qu’après une journée bien remplie, nous croyonsqu’il nous est permis de prendre.

– Eh bien, monsieur Sanders, les jours où ilne viendra pas, vous trouverez en moi un partenaire qui ne selaissera pas battre facilement, je vous en préviens, et, les joursoù il viendra, vous l’amènerez avec vous, si cela peut lui êtreagréable ; et nous changerons l’hombre en whist.

– Votre Seigneurie me fait honneur.

– Et vous, vous me ferez plaisir, monsieurSanders. Ainsi, c’est chose convenue.

M. Sanders s’inclina jusqu’à terre ; sirÉdouard reprit le bras de Tom, et continua sa route.

À quelque distance de la maisonnette de sonintendant, le capitaine trouva celle du garde-chasse, qui cumulaitcette fonction avec celle de conservateur de la pêche. Ce dernieravait une femme et des enfants, et c’était une famille heureuse. Lebonheur s’était, comme on le voit, réfugié dans ce coin de terre,et tout ce petit monde, qui craignait que l’arrivée du capitaine nechangeât quelque chose à sa vie, fut bientôt rassuré par saprésence. Le fait est que mon père, qu’on citait dans la marineanglaise pour sa sévérité et son courage, était, dès qu’il nes’agissait plus du service de Sa Majesté Britannique, l’homme leplus doux et le meilleur que j’eusse jamais connu.

Il rentra au château un peu fatigué de sacourse, car c’était la plus longue qu’il eût encore faite depuisson amputation, mais aussi content qu’il pouvait l’être avec leregret éternel qu’il nourrissait au fond du cœur. Sa mission étaitchangée : maître et arbitre encore du bonheur de sessemblables, il passait seulement du commandement au patriarcat, etil résolut, avec la promptitude et la régularité qui lui étaientfamilières, de soumettre dès ce jour l’emploi de son temps auxrègles adoptées à bord de sa frégate.

C’était un moyen de ne point amener dedérangement dans ses habitudes. Tom fut prévenu de cettedécision ; Georges s’y conforma d’autant plus facilement qu’iln’avait point encore oublié la discipline du Boreas ;le cuisinier reçut ses ordres en conséquence, et, dès le lendemain,toutes choses furent établies sur le pied où elles étaient à bordde la Junon.

Au lever du soleil, la cloche, remplaçant letambour, devait donner à tout le monde le signal du réveil ;une demi-heure était laissée, depuis le moment où elle avait sonnéjusqu’à celui où chacun devait se mettre au travail, pour faire unpremier déjeuner, usage tout à fait en honneur sur les bâtiments del’État, et fort approuvé par le capitaine, qui n’avait jamaissouffert que ses matelots affrontassent, l’estomac vide, lebrouillard morbifique[2] du matin.Le déjeuner fini, au lieu de procéder au lavage du pont, on devaitse mettre au frottage des appartements ; du frottage, onpassait au fourbissage : cette occupation à bord desbâtiments, comprend le nettoyage de tout ce qui est cuivre. Or, lesserrures, les boutons des portes, les anneaux des pelles etpincettes et les devants de feu nécessitaient, pour que le châteaude Williams-house fût confortablement tenu sous ce rapport,l’application d’une discipline aussi sévère que celle qui régnait àbord de la Junon. Aussi, à neuf heures, le capitainedevait-il passer l’inspection, suivi de tous les domestiques, etceux-ci avaient été prévenus, avant de s’engager, qu’en cas demanquement au service, ils subiraient les peines militaires enusage sur les bâtiments de l’État. À midi, tout exercice devaitêtre interrompu par le dîner ; puis, de midi à quatre heures,tandis que le capitaine se promènerait dans le parc, comme il avaitl’habitude de le faire sur sa dunette, on devait s’occuper desréparations à faire aux vitres, aux charpentes, aux meubles, aulinge ; à cinq heures précises, la cloche sonnait pour lesouper. Enfin, la moitié des serviteurs, traités comme l’équipageen rade, devait aller se coucher à huit heures, abandonnant leservice de la maison à la moitié qui était de quart.

Cependant cette vie n’était, si l’on peut ledire, que la parodie de celle à laquelle sir Édouard étaithabitué : c’était toute la monotonie de l’existence maritime,moins les accidents qui en font le charme et la poésie. Le roulisde la mer manquait au capitaine comme manque à l’enfant quis’endort le mouvement maternel qui l’a bercé si longtemps. Lesémotions de la tempête, pendant lesquelles l’homme, comme lesgéants antiques, lutte avec Dieu, laissaient par leur absence soncœur vide, et le souvenir de ces jeux terribles, où l’individudéfend la cause d’une nation, où la gloire est la récompense duvainqueur, la honte la punition du vaincu, rendait à ses yeux touteautre occupation mesquine et frivole : le passé dévorait leprésent.

Cependant le capitaine, avec cette force decaractère qu’il avait puisée dans une existence où sans cesse ilétait forcé de donner l’exemple, cachait ses sensations à ceux quil’entouraient. Tom seul, chez lequel les mêmes sentiments, quoiqueportés à un degré moins vif, éveillaient les mêmes regrets, suivaitavec inquiétude les progrès de cette mélancolie intérieure, donttoute l’expression était de temps en temps un regard jeté sur lemembre mutilé, suivi d’un soupir douloureux, auquel succédaitordinairement autour de la chambre une évolution rapide,accompagnée d’un petit air que le capitaine avait l’habitude desiffloter pendant le combat ou la tempête. Cette douleur des âmesfortes, qui ne se répand pas au dehors, et qui s’alimente de sonsilence, est la plus dangereuse et la plus terrible : au lieude filtrer goutte à goutte par la voie des larmes, elle s’amassedans les profondeurs de la poitrine, et ce n’est que lorsque lapoitrine se brise que l’on voit le ravage qu’elle a produit. Unsoir, le capitaine dit à Tom qu’il se sentait malade, et, lelendemain, il s’évanouit lorsqu’il essaya de se lever.

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