Les Aventures de John Davys

Chapitre 18

 

De ce moment, il n’y eut plus d’hésitationdans mon esprit, et le projet que j’y ballottais depuis trois ouquatre jours y fut définitivement arrêté. Cependant je ne melaissai point aller, comme David, à une de ces aveugles vengeancesqui peuvent avorter, et retombent alors sur celui qui l’a conçue.Je voulais délivrer l’équipage de son bourreau, mais non pas par unassassinat. M. Burke avait levé sur moi sa canne ; il m’avaitinsulté comme homme, c’était comme homme qu’il me rendrait raison.S’il me tuait dans un duel loyal, tout était dit : si c’étaitmoi, au contraire, que le sort favorisait, ma carrière militaireétait perdue ; car, ayant tiré l’épée contre un supérieur, jene pouvais échapper à une condamnation capitale, si je remettais lepied sur le vaisseau. J’étais donc décidé, après le combat, à fuiren Grèce, en Asie Mineure ou en Égypte, mais à rester en Orient.Une seule pensée combattait cette résolution : c’était lesouvenir de mon père et de ma mère, qui se présentait à mon espritavec l’idée que je me séparais d’eux pour toujours. Mais tous deuxétaient des âmes fortes, et j’étais sûr que mon père, tout lepremier, lorsqu’il saurait quelle insulte m’avait été faite,approuverait la manière dont je l’avais repoussée.

Je commençai donc dès lors à tout préparerpour cet événement. Je fis la visite de ma bourse : ellecontenait cinq cents livres sterling, tant en or qu’en traites, etc’était plus qu’il ne m’en fallait pour vivre deux ans à l’abri dubesoin ; à l’âge que j’avais alors, deux ans sont deuxsiècles. J’écrivis à mon père et à ma bonne mère une longue lettre,pleine des sentiments que j’avais pour eux, et où je leurracontais, dans tous ses détails, ce qui s’était passé à bord duTrident depuis que je les avais quittés. L’expédition deWalsmouth, l’enlèvement de David, sa punition, sa mort, moninsulte, tout y était ; ma lettre s’arrêtait à la résolutionque j’avais prise, et un mot de ma main, ajouté en post-scriptum,devait leur apprendre le résultat, si j’étais vainqueur ; sij’étais tué, au contraire, je priais M. Stanbow, dans une lettrequ’il devait recevoir de son côté, de faire passer à mes bonsparents ces dernières lignes, que l’on trouverait sur moi, et quileur seraient une preuve que j’étais mort en pensant à eux.

Une fois ces dispositions générales terminées,je fus plus tranquille ; il me semblait qu’il y avaitcommencement d’exécution, et qu’il était déjà trop tard pour que jerevinsse sur la résolution prise. Je m’occupai donc des moyens.Proposer, à bord du bâtiment, un duel à M. Burke, eût été unefolie : j’arrêtai, en conséquence, mon plan d’une tout autrefaçon.

Pour ses propres affaires ou pour celles duservice, M. Burke était appelé, de temps en temps, à notreambassade. Or, comme M. Burke, ainsi qu’on le sait, étaitmédiocrement sociable et assez peu curieux, il s’y rendaitordinairement seul et par le chemin le plus court. Ce chemintraversait un des plus beaux et des plus vastes cimetières deConstantinople ; là, je l’attendrais seul aussi, car je nevoulais compromettre personne, et, bon gré mal gré, je le forceraisde se battre. L’arme m’était égale, pourvu qu’il en acceptâtune ; chacun de nous aurait son épée au côté, et j’emporteraisune paire de pistolets.

Sur ces entrefaites, le tour de Bob arrivad’être de service auprès de moi. Dès que le pauvre garçon entra,m’apportant mon déjeuner, je me jetai à son cou : il avait,comme à son ordinaire, déjà oublié la correction qu’il avaitreçue ; et, d’ailleurs, à ce qu’il m’assura, il n’avait jamaiscru un instant que je fusse pour quelque chose dans le surcroît decoups qui lui était tombé si inopinément sur les épaules ;comme je m’en étais douté, il en avait laissé tout l’honneur à M.Burke. Il me dit qu’au reste le premier lieutenant était toujoursen quarantaine, et plus exécré que jamais, et que, quant à lui, ilétait convaincu que M. Burke finirait mal. C’était aussi monopinion, et je ne fus pas fâché de la voir si généralementpartagée ; il me semblait que la Providence, qui m’avaitchoisi pour le vengeur de tant de braves gens, ne pouvaitm’abandonner.

Je demandai des nouvelles du juif Jacob :il était venu plusieurs fois au bâtiment et avait demandé aprèsmoi ; mais il n’avait pu me voir à cause de mes arrêts. Jecomprenais son inquiétude ; j’avais à lui remettre le bouquetde Vasiliki, lequel, on s’en souvient, était le prix de sonentremise dans l’événement que j’ai raconté. Je chargeai Bob de luidire qu’une fois libre, je le lui porterais sans retard, et que,d’ailleurs, j’avais, pour ma part aussi, à lui demander un servicedont il serait bien récompensé.

Le jour de ma sortie approchait, et tout étaitpréparé pour que je pusse profiter de la première occasion qui seprésenterait de mener ma résolution à fin ; elle arriva. Aubout d’un mois, heure pour heure, mes arrêts furent levés.

Ma première visite fut pour le capitaine. Jeretrouvai le bon et digne vieillard tel qu’il avait toujours étépour moi. Il me gronda doucement de ne lui avoir pas demandé unepermission qu’il m’eût accordée, et me fit raconter dans tous sesdétails l’aventure de la jeune Grecque, le dévouement de James etde Bob, notre retour au bâtiment et ma scène avec M. Burke. Je luidis tout comme je l’eusse dit à un confesseur ; car M.Stanbow, dans la circonstance où je me trouvais, avait pour moi uncaractère sacré, celui d’ami de mon père. Lorsque j’en arrivai augeste insultant que M. Burke s’était permis en m’ordonnant de meretirer, je vis M. Stanbow pâlir.

– Il a fait ce que vous dites ?interrompit-il.

– Il l’a fait, monsieur, répondis-jefroidement.

– Mais vous le lui avez pardonné, n’est-cepas ? C’est un fou.

– Oui, repris-je en souriant. Seulement, c’estun fou furieux, et qu’il faut lier.

– Que voulez-vous dire ? demanda M.Stanbow avec inquiétude. John, mon enfant, n’oubliez jamais que lepremier devoir d’un marin est la discipline.

– Mon habitude est-elle d’y manquer, monsieurStanbow ? demandai-je au capitaine.

– Non, monsieur John, non ; vous êtes, aucontraire, un de mes meilleurs officiers. C’est une justice que jeme plais à vous rendre.

– Et qui m’est d’autant plus précieuse,répondis-je, qu’elle m’est rendue au moment où je viens d’êtrepuni.

M. Stanbow soupira ; puis, encore unefois :

– Mais pourquoi ne m’avez-vous pas demandécette permission ? me dit-il ; pourquoi n’avez-vous pasdit que je vous l’avais donnée ? Je ne vous eusse pasdémenti.

– Je vous remercie, monsieur Stanbow,m’écriai-je les larmes aux yeux, je vous remercie du fond ducœur ; malheureusement, je ne mens jamais.

– C’est pour cela que je veux que vousm’affirmiez que vous ne vous souvenez de rien.

Je restai muet.

– Allons, allons, continua-t-il, c’est tropexiger en ce moment, j’en conviens, et il y aurait plus que del’héroïsme à l’abnégation de la rancune au moment où elle doit êtredans toute sa force. Prenez de l’air et du plaisir, vous en avezbesoin, après un mois de réclusion ; et que l’air et leplaisir emportent vos mauvaises pensées, si par hasard, vous enaviez conçu. Voulez-vous aller à terre ?

– Merci, monsieur ; pas dans ce moment.Si j’y étais appelé par quelque affaire, je vous en demanderais lapermission.

– Tant que vous voudrez ; mais à moi,entendez-vous bien ? à moi, John. Pour tout ce qui dépend demoi, au nom du ciel ! n’ayez affaire qu’à moi. N’oubliez pasque c’est à moi, et non à un autre, que votre respectable père, monbon et vieil ami, vous a confié ; je lui réponds donc de vouscontre tout ce qui n’est pas combat ou naufrage. Avez-vous del’argent ?

– Oui, monsieur.

– Ne vous gênez pas ; vous savez que M.Édouard m’a constitué votre banquier.

– J’ai encore plus de douze mille francs,monsieur.

– Allons, je vois que je ne puis rien fairepour vous aujourd’hui ; demain, peut-être, serai-je plusheureux.

– Merci, capitaine, cent fois merci. Vousdites que vous ne pouvez rien faire pour moi ? Détrompez vous,car vous faites plus, avec vos seules paroles, que ne pourraitfaire le roi Georges avec tout son pouvoir. Adieu, monsieur ;je profiterai de votre offre ; et, si j’ai besoin d’aller àterre, je viendrai vous demander la permission.

– Mieux que cela, John ; je pourrais nepas y être et il résulterait de mon absence une nouvelle source decontrariétés pour vous.

Il se mit à son secrétaire, et écrivitquelques mots sur un papier.

– Tenez, voici une permission écrite àlaquelle vous n’aurez que la date à mettre, et qui vous garantirade tout reproche Voyons, cherchez bien, avant de me quitter ;n’avez-vous point autre chose à me demander ?

– Eh bien, monsieur, répondis-je, puisque vousme donnez cette latitude, je vais en profiter.

– Faites.

– Vous savez que James, pour m’avoiraccompagné à terre, avait d’abord été condamné, comme moi, à garderles arrêts pendant un mois, et que, sur la prière que j’ai faite àM. Burke de ne point le punir pour une action que vous eussiezrécompensée, les arrêts de James ont été portés à sixsemaines ?

– Oui, je sais cela.

– Eh bien, capitaine, je demande qu’il soitfait remise à James de ces quinze jours.

– C’est déjà fait.

– Comment cela ?

– Oui, oui ; j’ai arrangé la chose avantvotre sortie, pour qu’on ne pût pas dire que c’était vous quim’aviez demandé cette grâce, et vous en vouloir de cette demande.James a été mis en liberté en même temps que vous.

– Alors, monsieur, au lieu d’une justice, unegrâce : laissez-moi vous baiser la main.

– Embrassez-moi, mon enfant !

Je me jetai dans ses bras.

– Ah ! dit-il en secouant la tête, sinous n’avions plus cet homme à bord, nous serions bien heureux.

– N’est-ce pas, monsieur Stanbow, m’écriai-je,que c’est votre avis, à vous aussi, et que cet homme est fatal etodieux à vous-même, comme à tout l’équipage, et que celui qui vousen débarrassera… ?

– Silence, mon enfant ! s’écria levieillard. Il n’y a que les lords de l’amirauté qui aient cepouvoir. Il faut nous en rapporter à eux et attendre… Adieu, adieu,John ; vos camarades doivent être impatients de vous revoir,depuis un mois qu’ils ne vous ont pas vu.

Puis, me faisant un geste de lamain :

– Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas ?pour toute chose, vous vous adresserez à moi.

Je lui fis un signe d’assentiment ; caril se fût peut-être aperçu, à l’altération de ma voix, de ce qui sepassait dans mon cœur ; et, m’inclinant avec un respect pleinde reconnaissance pour tant de bontés, je sortis de la cabine.

M. Stanbow avait dit vrai : tous mescamarades m’attendaient sur le pont, et James avec eux ; sibien que ma sortie de chez le capitaine eut tout l’air d’unvéritable triomphe. Aussi, dès que l’équipage m’eut aperçu, ce futun hourra général, que M. Burke dut entendre de sa cabine, ou,depuis un mois, à part les heures de service et de repas, ils’imposait des arrêts volontaires, aimant mieux demeurer seul danssa chambre que rester isolé sur le pont. Il avait été décidé, partout le corps des officiers, que l’on donnerait à James et à moi ungrand dîner. Cette solennité fut fixée, séance tenante, ausurlendemain, et sur le champ on alla en demander la permission àM. Stanbow, qui l’accorda avec sa bonté ordinaire.

Au moment où on relevait le quart du soir, M.Burke monta sur le pont ; c’était la première fois que je lerevoyais depuis notre altercation, et je sentis bouillonner audedans de moi toutes les passions haineuses qu’il m’avaitinspirées. Il me sembla que le moment le plus heureux de ma vieserait celui où je me vengerais de cet homme, et que le bonheur dele tuer de mes propres mains valait bien un exil éternel. Quant àlui, je le trouvai plus sombre et plus soucieux encore qu’àl’ordinaire. Personne ne lui parla. La quarantaine n’était pointencore levée.

Le lendemain, M. Burke, qui, sans doute, sesouciait peu d’assister à la fête que l’on me donnait, prévint lecapitaine qu’il s’absenterait pour quelques affaires qu’il avait àrégler avec l’ambassade, et ne reviendrait au bâtiment qu’après lequart du soir. Cette nouvelle, lorsqu’elle me parvint, me fitfrissonner jusqu’au fond du cœur, si désireux que je fusse del’apprendre : c’est que, dans toutes les circonstancessuprêmes, si bien arrêtée que soit une décision, il y a lutte entrel’intérêt et la volonté. Certes, mon intérêt était de dévorer cetteoffense, qui n’était connue de personne que du capitaine, et decontinuer une carrière qui, par le crédit de mon père et avecl’appui de M. Stanbow, pouvait me conduire aux premiers grades.Mais ma volonté était dans ma dignité offensée par un de ces gestesqu’un homme ne peut pardonner à un autre homme sans être unlâche ; ma volonté était tout opposée à mon intérêt ; mavolonté était dans la conviction qu’en m’attaquant à M. Burke, jeme sacrifiais au salut de tous ; ma volonté était dans lacertitude que, quel que fût mon sort, les regrets et lareconnaissance de l’équipage tout entier me suivraient ou dans latombe ou dans l’exil. Ma volonté l’avait emporté sur monintérêt ; je m’affermis dans mon projet, et je regardai lejour du lendemain comme celui que Dieu avait fixé pour sonexécution.

Qu’on ne s’étonne point que je revienneplusieurs fois sur cette pensée, et que j’avoue, non les doutes,mais les agitations de mon esprit. Un duel avec un supérieur n’estpoint un duel ordinaire, puisque vaincu, c’est la mort ;puisque, vainqueur, c’est au moins l’exil. Or, l’exil, à l’âge quej’avais, était un exil long et douloureux, un exil qui me séparaità jamais de tout ce qui m’était cher au monde, un exil qui brisaitma vie tout entière, telle que mes bons parents me l’avaient faite,pour la remplacer par une vie inconnue que je serais obligé de mefaire moi même.

Je passai la journée entière plongé dans cesréflexions, mais sans qu’elles pussent, si sombres qu’ellesétaient, faire faiblir un instant ma volonté. Je dormis peu, etcependant ma nuit fut assez tranquille. Dès le matin, je demandai àM. Stanbow la permission d’aller à terre. Il me fit observer, enriant, que ma démarche était inutile, puisque j’avais unepermission écrite ; mais je lui dis que je gardais celle-làpour une autre occasion. Je pris congé de James, qui me fitpromettre d’être de retour à midi juste ; je m’y engageaipositivement, et je partis.

J’avais deux visites à faire : l’une ànotre juif Jacob, l’autre à lord Byron. Je remis au premier lebouquet de Vasiliki, et j’y ajoutai une gratification de vingt-cinqguinées ; puis, lui en donnant vingt cinq autres, je lechargeai de s’informer si, parmi tous les navires en rade, il n’yen avait pas un qui dut partir pour l’Archipel, l’Asie Mineure oul’Égypte, et, dans ce cas, d’y retenir passage pour unepersonne ; peu importait de quelle nation fût le navire. Il mepromit que, le soir, la chose serait faite ; l’engagement, aureste, était d’autant plus facile à remplir, qu’il n’y avait pas dejour que nous ne vissions quelque bâtiment faire voile pour lesDardanelles. Je chargeai, en outre, Jacob de m’acheter un costumegrec complet.

Lord Byron me reçut avec son affabilitéordinaire. Inquiet de ne pas me voir, il était venu faire unevisite à M. Stanbow, et lui avait demandé de mes nouvelles. Ilavait alors appris que j’étais aux arrêts, et, comme la consigneétait formelle, il n’avait pu arriver jusqu’à moi. Je lui dis que,comptant, si nous devions croiser encore longtemps dans leBosphore, demander un congé pour voyager en Grèce, je venais luidemander une lettre pour Ali-Pacha, que je désirais visiter. Il semit à l’instant même à son bureau, écrivit d’abord la lettre enanglais afin que je pusse juger de la force de la recommandation,la fit traduire par le Grec que lui avait donné Ali, et qui luiservait à la fois de valet de chambre et de secrétaire ; puisil la signa, et appuya près de la signature son cachet à ses armes,qui étaient d’argent à trois calices de gueules placés en barredans la partie supérieure de l’écu, avec cette devise :Crede Byron.

L’heure me rappelait au bâtiment. Je priscongé de lui sans lui rien dire ; d’ailleurs, je comptais lerevoir une fois encore.

Le Trident était en joie ; onavait, comme pour le branle-bas de combat, abattu toutes lescloisons, et une table de vingt couverts s’étendait dans toute lalongueur de la salle à manger et de la salle du conseil.

Je fus le véritable héros de la fête : oneut dit que chacun savait le projet arrêté dans mon cœur, etvoulait prendre congé de moi par une dernière démonstrationamicale. Quant à moi, dans la préoccupation de mon esprit, il mesemblait que tout cela était arrangé d’avance, et que Dieu melaissait voir le fil qui conduisait les choses.

Au dessert, on porta des toasts, comme c’estl’habitude en Angleterre. L’un d’eux fut adressé à l’amitié, etJames, qui était près de moi, m’embrassa au nom des convives ;tout cela était si merveilleusement approprié à la circonstance,qu’il avait l’air de prendre congé de moi, et que, les larmes auxyeux, je murmurai, en l’embrassant, le mot adieu.

L’horloge piqua six heures, je n’avais pas detemps à perdre ; je demandai la permission de prendre congé dela compagnie pour une affaire importante ; cette permission mefut accordée, accompagnée de toutes les plaisanteries d’usage enpareille circonstance. Je fis bon visage pour les soutenir, et jedescendis dans ma chambre sans que nul ne se doutât de rien. Endescendant, je donnai à Bob l’ordre de faire préparer un canot pourme conduire à terre.

Tout était prêt. Je bouclai autour de moi uneceinture pleine d’or avec des lettres de change sur Smyrne, Malteet Venise ; je fis la visite de mon portefeuille, pourm’assurer que, dans le cas où je serais tué, tous mes papiersétaient en ordre. Je mis une paire de pistolets dans mes poches, jesuspendis à mon cou un portrait de ma mère, que je baisai avec uneconfiance superstitieuse, avant de reboutonner sur lui mon habit,et, faisant signe au canot de s’approcher, je descendis par unsabord.

À peine fus-je à trente pas du bâtiment, queJames, m’ayant aperçu, appela tout le monde sur le pont. Alors cefurent des hourras tels, que M. Stanbow sortit de sa cabine. Je nepuis exprimer ce qui se passa en moi, lorsque j’aperçus, au milieude tous les jeunes gens, dont il était le père, ce bon vieillarddont j’allais cesser d’être le fils ; les larmes me vinrentaux yeux, j’eus un moment de doute ; mais je n’eus qu’à fermerles yeux pour revoir M. Burke et son geste insultant, et je fissigne à mes rameurs de redoubler de force.

Nous débarquâmes devant la porte de Tophana.Je sautai à terre, et, en sautant, un de mes pistolets tomba de mapoche ; Bob, qui avait paru soucieux pendant tout ce trajet,le ramassa et me le rendit : il se trouva ainsi seul à terreavec moi.

– Monsieur John, me dit-il, vous n’avez pasconfiance en Bob, parce que c’est un simple matelot, et vous aveztort.

– Comment cela, mon ami ? luidemandai-je.

– Oh ! je m’entends, répondit-il ;je n’ai pas besoin de vivre dix ans avec les personnes pourconnaître leur caractère, et ce n’est pas pour un rendez-vousd’amour que vous êtes venu à terre.

– Qui t’a dit cela ?

– Personne. En tout cas, si vous avez, pourquelque chose, besoin de Bob, vous savez qu’il est à vous, de jourcomme de nuit, de corps et d’âme, à la vie comme à la mort.

– Merci, Bob, lui dis-je. Si vous avez devinéce qui m’amène à terre, ce dont cependant je doute, vous devezcomprendre qu’il serait indélicat à moi d’entraîner personne dansune pareille affaire. Seulement, Bob, si, demain matin, ni moi niM. Burke, nous n’étions rentrés, dites à James de demander unepermission, de prendre un canot, et venez faire ensemble un tourdans le cimetière de Galata ; il se peut alors que vousappreniez de nos nouvelles.

– Oui, oui, murmura Bob, c’est bien ce quej’avais pensé. En tout cas, monsieur John, vous êtes mon supérieur,et je n’ai pas le droit de vous faire d’observation, mais tout lemonde peut donner un avis : défiez-vous de l’homme, monsieur,défiez-vous-en !

– Merci, Bob, je suis sur mes gardes ; etmaintenant, mon ami, sur ta parole d’honneur, pas un mot.

– Foi de Bob, monsieur John.

– Tiens, continuai-je en tirant ma bourse dema poche, voilà pour boire à ma santé.

– Entendez-vous, vous autres ? dit Bob enversant tout l’argent dans les mains d’un matelot et en mettant labourse vide sur sa poitrine, voilà une gratification que M. Johnvous donne.

– Vive M. John ! crièrent tous lesmatelots.

– Oui, oui, murmura Bob, vive M. John, c’estbien dit ; et, s’il y a un Dieu au ciel, il entendra lesouhait que vous faites. Adieu., monsieur John ; je ne voussouhaite pas du courage, vous en avez, Dieu merci, comme un amiral.Mais de la prudence, monsieur John, de la prudence !

– Sois tranquille, Bob ; et maintenant àmon tour, adieu.

Je mis les doigts sur mes lèvres, pour luirecommander une seconde fois le silence.

– C’est dit, c’est dit, murmura Bob.

Je lui tendis la main, il la porta à seslèvres avant que j’eusse eu le temps de l’en empêcher ; puis,sautant dans la barque :

– Allons, vous autres, au large, dit-il.

Et, prenant un aviron :

– Ce n’est pas adieu, monsieur John, c’est aurevoir. Mais à bon entendeur, salut : de laprudence !

Je lui fis un dernier signe de tête, et, commel’heure s’avançait, je pris le chemin de l’ambassade, qui, ainsique je l’ai dit, traversait le cimetière de Galata.

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