Les Aventures de John Davys

Chapitre 21

 

Ce maître-timonier était un Sicilien duvillage della Pace, près de Messine, dont j’avais déjà eul’occasion, lors de notre sortie du port de Chalcédoine, deremarquer le courage et le sang-froid. De son côté, lorsqu’il avaitvu le vaisseau tiré, par mes soins, du danger où l’avait mis lecapitaine, il était venu à moi, et m’avait complimenté avec lafranchise d’un vieux marin. Depuis ce temps, chaque fois que nousnous étions rencontrés, soit sur les échelles des panneaux, soitsur le pont, nous avions échangé quelques paroles, et nous étionsrestés bons amis.

Je le trouvai assis sur la drome, le coudeappuyé sur la muraille et tenant à la main une longue-vue denuit ; il me fit signe de m’approcher de lui, et, me passantsa lunette :

– Pardon, me dit-il, d’avoir dérangé VotreSeigneurie ; mais je n’étais pas fâché de lui demander cequ’elle pense d’un petit point blanc que l’on aperçoit vers lenord-nord-ouest, et qui m’a bien l’air d’être un certain bâtimentque j’ai vu, au coucher du soleil, déboucher de la pointe deCoccino, marchant d’une allure tout à fait suspecte. Si je ne metrompe, ou il fait même route que nous, ou il nous donne la chasse,et, dans ce dernier cas, j’avoue que j’aimerais autant vous voircommander la manœuvre, que d’être forcé d’obéir au capitaine.

– N’avez-vous donc pas de second à bord dubâtiment ? lui demandai-je.

– Si fait, nous en avions un ; mais ilest tombé malade à Scutari, et nous avons été obligés,malheureusement, de l’y laisser ; je dis malheureusement, carc’était un homme qui savait aussi bien son métier que le capitaineconnaît mal le sien, et, dans une circonstance grave comme celle oùj’ai peur que nous ne nous trouvions bientôt, son avis n’auraitpoint été à dédaigner. Il est vrai, continua le timonier, que, siVotre Seigneurie veut donner le sien, nous n’aurons rien à yperdre, bien au contraire.

– Vous me faites trop d’honneur, maître,répondis-je en riant ; mais n’importe, je vais toujours vousdire ce que j’en pense.

Je braquai ma longue-vue vers le pointindiqué, et, comme la lune éclairait magnifiquement la mer, jereconnus, comme le maître timonier, une felouque grecque qui venaità nous toutes voiles dehors : elle était distante à peu prèsde trois milles, et paraissait gagner sur nous ; en ce moment,sans doute, elle devint visible à l’œil nu, car le matelot en vigieaux barres traversières de la grande hune cria tout àcoup :

– Une voile !

– Certainement, une voile, murmura letimonier ; croit-il que nous dormons ou que nous sommesaveugles ?

Oui, oui, c’est une voile, et je voudrais bienque nous fussions seulement une vingtaine de lieues plus au sud, ducoté de Mételin.

– Mais, dis-je, faites-y attention, maître,c’en est peut-être une seconde.

– Oui, oui, cela pourrait bien être, dit letimonier ; car ces pirates, que Dieu confonde ! sont dela race des chacals, et chassent parfois en compagnie.

Puis, haussant la voix :

– Ohé, de là-haut ! cria-t-il ; dequel côté est cette voile ?

– Vers le nord-nord-ouest, directement sousnotre vent, répondit le matelot.

– C’est bien cela, dis-je au maître timonier,et, s’il nous faut jouer des jambes ou du canon, nous n’aurons, aumoins, affaire qu’à un seul. En attendant, je crois qu’il seraitbon de réveiller le capitaine.

– Malheureusement, oui, répondit letimonier ; car j’aimerais mieux que vous pussiez prendre saplace, et que tout se passât pendant qu’il dort. En attendant,est-ce que l’on ne pourrait pas toujours ajouter quelques chiffonsde toile à ceux que nous portons déjà ?

– Mais il me semble qu’il n’y a pasd’inconvénient à cela, répondis-je, et que c’est ce qu’ilordonnerait lui-même ; d’ailleurs, continuai-je en portant denouveau la longue-vue à mon œil, il n’y a pas de temps à perdre,car il gagne sur nous d’instant en instant. Envoyez donc un hommeréveiller le capitaine, et que les autres matelots de quart setiennent prêts à obéir à la manœuvre. Vous connaissez l’endroit oùnous nous trouvons ?

– Comme Messine, Votre Seigneurie ;c’est-à-dire que j’y conduirais le bâtiment les yeux fermés, depuisTénédos jusqu’à Lérigo.

– Comment la Belle-Levantineporte-t-elle ses voiles ?

– Comme une Espagnole sa mantille, VotreSeigneurie ; vous pouvez déplier jusqu’à son cacatois, et lacoquette ne dira jamais qu’elle en a assez.

– C’est quelque chose, murmurai-je.

– Oui, oui, c’est quelque chose, répondit lemaître ; mais ce n’est point assez.

– Croyez-vous qu’une felouque puisse la gagnerde vitesse ?

– Si c’était une felouque ordinaire, je nevoudrais pas en jurer, tant la Belle-Levantine est bonnevoilière ; mais j’ai cru voir, à bâbord et à tribord dubâtiment qui nous suit, une certaine écume qui ne me paraît pastrès catholique.

– Et que vous fait-elle présumer ?

– Qu’outre ses ailes, la felouque pourraitbien avoir aussi des pattes, ce qui lui donnerait un avantage surnous.

– Ah ! ah ! murmurai-je encomprenant et en partageant à mon tour la crainte dutimonier ; je ne m’étonne plus alors si elle va de cetrain-là.

Je portai de nouveau la longue-vue à monœil ; la felouque s’était encore rapprochée, et paraissaitn’être plus qu’à deux milles de nous à peu près, ce qui mepermettait de la mieux examiner.

– Sur mon âme ! m’écriai-je au bout d’uninstant, vous aviez raison, maître, et je commence à distinguer lejeu des avirons ; il n’y a pas un instant à perdre.Holà ! à la manœuvre ! est-on prêt ?

– Oui, répondirent les matelots.

– Amenez la grande voile et la voile demisaine et déployez celle de perroquet !

– Qui donne des ordres à mon bord ?demanda en ce moment le capitaine, tandis que les matelotsexécutaient la manœuvre commandée.

– Celui qui veille pendant que vous dormez,monsieur, répondis-je, et qui vous remet le commandement, espérant,comme le danger n’est pas moindre, que vous vous en tirerez mieuxcette fois-ci que la première.

J’allai m’asseoir, au même instant, sur lebossoir de tribord, remettant la longue-vue au timonier.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le capitaineavec inquiétude.

– Il y a que nous sommes chassés par un pirategrec, répondit le timonier : voilà ce qu’il y a ; mais,si vous jugez que cela ne valait pas la peine de vous réveiller,vous pouvez aller vous recoucher, capitaine.

– Que dites-vous-là ? s’écria le pauvrediable au comble de la terreur.

– Rien dont vous ne puissiez vous assurer àl’instant même par vos propres yeux, répondit le timonier. Iltendit la longue-vue à son chef, qui la prit, et, la portant à sesyeux, la dirigea avec empressement vers le point désigné.

– Et vous croyez que c’est unpirate ?

– Je voudrais être aussi sûr du salut de monâme, cela me tranquilliserait, au moment où je me verrai près depasser de ce monde-ci dans l’autre.

– Que faire alors ? demanda lecapitaine.

– Voulez-vous m’en croire, monsieur ?répondit le timonier.

– Parle.

– Vous désirez savoir ce qu’il faut faire,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, je vous conseille de le demander àce seigneur anglais qui est assis là-bas, sur le bossoir detribord, comme si la chose ne le regardait pas.

– Monsieur, dit le capitaine en s’approchantde moi, seriez-vous assez bon pour me dire ce que vous feriez, sivous étiez à ma place ?

– Je réveillerais à l’instant le quart quidort et je réunirais en conseil les passagers.

– Tout le monde sur le pont ! cria lecapitaine, d’une voix à laquelle la crainte donnait une si grandeforce qu’on aurait pu l’attribuer à la résolution.

Comme il n’y avait pas de second pour répéterl’ordre du capitaine, le contre-maître fit, à l’instant même,entendre le cri bien connu qui appelait à l’aide de leurs camaradesles matelots dont le quart était fini. Or, ainsi que je l’ai dit,comme c’étaient de braves marins en un instant ils furent hors deleurs hamacs et montèrent, à moitié nus, sur le pont ; lecapitaine se retourna de mon côté et me regarda, comme pourm’interroger.

– Vous savez ce que votre bâtiment peut porterde voiles, lui dis-je ; ainsi, agissez en conséquence, car,autant que j’en puis juger à l’œil nu, la felouque continue degagner sur nous.

– Déployez la bonnette de misaine et celle dugrand et du petit hunier ! cria le capitaine.

Puis, se retournant de mon côté, tandis queles matelots exécutaient son ordre :

– Je crois que c’est tout ce que nous pouvonsrisquer, me dit-il ; voyez, monsieur, le mât de hune pliecomme une houssine[34].

– Vous avez des mâts de rechange ?

– Oui, certainement, monsieur ; mais unmât brisé est une grande dépense pour les armateurs.

– Que vous comptez éviter en laissant prendrele bâtiment ? Vous êtes habile calculateur, monsieur ; etje félicite vos armateurs d’avoir fait, pour diriger leur bâtiment,choix d’un représentant aussi économe que vous.

– D’ailleurs, reprit le capitaine, comprenantqu’il avait dit une niaiserie, j’ai toujours vu laBelle-Levantine faire eau, quand on la fatigue.

– Vous avez des pompes ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, alors, ajoutez la voile de petitperroquet à celles qui sont déjà déployées, et nous verrons plustard s’il est urgent de la faire accompagner de ses bonnettes.

Le capitaine restait confondu de la manièredont je comptais traiter son bâtiment, lorsque en ce moment, lespassagers commencèrent à paraître sur le pont.

Éveillés au milieu de leur premier sommeil etse doutant qu’on n’eût point porté atteinte à leur repos sans unévénement grave, ils arrivaient avec des figures si grotesquementbouleversées, que, dans toute autre circonstance, leur aspect m’eûtfait éclater de rire. Parmi eux était mon pauvre Apostoli, qui,aussitôt qu’il m’aperçut, vint à moi.

– Qu’y a-t-il donc ? me dit-il avec savoix douce et son sourire triste : c’était, grâce à vous, lapremière fois que je dormais d’un bon sommeil depuis deux mois, etvoilà qu’on est venu me réveiller sans pitié.

– Il y a, mon cher Apostoli, répondis-je, quenous faisons, en ce, moment-ci une partie de barres avec lesdescendants de vos ancêtres, et que, si nous n’avons pas de bonnesjambes, il nous faudra avoir de bons bras.

– Sommes-nous chassés par quelquepirate ?

– Vous l’avez deviné ; et, en voustournant de ce côté, vous pouvez voir l’ennemi.

– En effet, dit Apostoli ; mais nepouvons-nous forcer de voiles ?

– Oui, oui, répondis-je ; nous avons bienencore quelques chiffons à étendre ; mais nous n’y gagneronspas grand’chose.

– N’importe, dit Apostoli, il faut touttenter ; et puis, si malgré cela ils nous rejoignent, eh bien,nous nous battrons.

– Mon pauvre ami, lui dis-je, c’est votre âmequi parle, et non votre corps ; d’ailleurs, savez-vous si lecapitaine est disposé à se battre ?

– Nous l’y forcerons bien ! s’écriaApostoli ; le véritable capitaine ici, c’est vous, John, c’estvous, qui avez déjà sauvé le bâtiment ; c’est vous, qui lesauverez encore.

Je secouai la tête en homme qui n’a pas grandespoir.

– Attendez, dit Apostoli.

Et il s’élança au milieu du groupe depassagers auxquels le capitaine expliquait la position où nous noustrouvions.

– Messieurs ! s’écria-t-il de toute laforce de sa voix affaiblie, en se frayant un passage pour arriverau centre du rassemblement ; messieurs, nous sommes dans unede ces circonstances où il est urgent de prendre une résolutionrapide et forte. Notre vie, notre liberté, notre fortune, tout estenjeu à cette heure, tout dépend d’un ordre bien ou mal donné,d’une manœuvre bien ou mal faite. Eh bien, j’adjure le capitaine dedéclarer, à l’instant même, sur son honneur, s’il se croit à lahauteur de la mission qui lui est confiée, et s’il prendl’événement sous sa responsabilité ?

Le capitaine balbutia quelques motsinintelligibles.

– Mais, dit un des passagers, vous savez bienque le second lieutenant est tombé malade à Scutari, et que lecapitaine est le seul, à bord, qui puisse commander lamanœuvre.

– Vous avez la mémoire courte, Gaëtano,s’écria Apostoli ; car vous avez, à ce qu’il paraît, déjàoublié celui qui nous a tirés, avec quelques paroles, d’un dangerau moins égal à celui-ci. Au moment du péril, le seul chef,l’unique maître, le véritable capitaine, c’est celui qui a le plusde science ou de courage : or, nous avons tous le courage,continua Apostoli ; mais voilà le seul qui ait la science.

Et, en disant ces paroles, il étendit le brasvers moi.

– Oui, oui ! crièrent tous lespassagers : oui, que l’officier anglais soit notrecapitaine.

– Messieurs, répondis-je en me levant, commeil s’agit ici, non point de simples formalités de politesse, ou desimples règles de préséance, mais bien d’une question de vie ou demort, j’accepte ; mais je dois vous dire auparavant quellessont mes intentions.

– Parlez ! crièrent toutes lesvoix :

– Je prendrai chasse autant que possible, etj’espère, grâce à la légèreté du bâtiment, vous conduire dansquelque port, soit à Scyros, soit à Mételin, avant que la felouqueait pu nous rejoindre.

– Très-bien, crièrent toutes les voix.

– Mais, dans le cas contraire, et si lespirates nous gagnent, je vous préviens que je les combattraijusqu’à la dernière extrémité, et que je vous ferai plutôt sautertous avec moi que de me rendre.

– Mourir pour mourir, dit Apostoli, mieux vautmourir en combattant que d’être pendus ou jetés à la mer.

– Nous combattrons jusqu’à la mort, crial’équipage ; qu’on nous donne des armes !

– Silence ! m’écriai-je ; ce n’estpoint à vous à décider cela, mais à ceux qui ont un double intérêtdans le bâtiment. Vous avez entendu ce que j’ai dit,messieurs ; je vous laisse cinq minutes. Délibérez.

Je me rassis. Les passagers se réunirent enconseil ; au bout de cinq minutes, ils vinrent à moi, conduitspar Apostoli.

– Frère, me dit-il, d’une voix unanime, tu esnommé notre chef : à compter de cette heure, notre vie, nosbras et notre fortune sont à toi : disposes.

– Et moi, dit le capitaine en s’approchant àson tour, je m’offre à être votre second et à transmettre vosordres, si vous m’en jugez capable ; sinon, vous me placerez àla manœuvre, comme le dernier matelot.

– Bravo ! crièrent à la fois lespassagers et l’équipage ; hourra pour l’officieranglais ! hourra pour le capitaine !

– C’est bien, messieurs, j’accepte,répondis-je en tendant la main au capitaine ; maintenant,silence partout !

Chacun se tut à l’instant même, attendant lesordres que j’allais donner.

– Monsieur le contre-maître, dis-je au cheftimonier, qui cumulait ces deux fonctions à bord de laBelle-Levantine, consultez le compas, et dites-nous àquelle distance nous sommes de ces coquins, afin que je voie sivotre estime s’accorde avec la mienne.

Le contre-maître fit le calcul demandé.

– Il sont à deux milles de nous, monsieur, pasun point de plus, pas un point de moins.

– C’est cela, répondis-je. Eh bien, messieurs,nous allons voir ce que sait faire la Belle-Levantine aumoment du danger.

– Attention ! Hissez le cacatois de grandet de petit perroquet et le contre-cacatois ; déployez lavoile du perroquet de fougue et de clinfoc, et, quand vous aurezfait cela, il n’y aura plus, sur la Belle-Levantine, unlambeau de toile qui ne soit au vent.

L’équipage obéit avec une rapidité et uneprécision qui indiquaient l’importance qu’il attachait au résultatd’un pareil ordre ; en effet, c’était le dernier effort que laBelle-Levantine pût faire, et si, grâce à ce supplément devoiles, elle ne laissait pas en arrière la felouque, il n’y avaitplus rien à faire qu’à se préparer au combat. Le bâtiment lui-mêmesemblait comprendre, comme un être animé, le danger qu’il courait,et, dès qu’il sentit la pression des nouvelles voiles qui venaientd’être déployées, il s’inclina un peu plus encore sur le côté auvent, montrant de l’autre les premières bandes de son cuivresortant de la mer et fendant, avec sa proue, l’eau quirejaillissait en écume jusque sur le pont.

Pendant ce temps, confiant dans la science dutimonier, j’avais repris la longue-vue, et je l’avais de nouveaubraquée sur la felouque ; elle aussi avait mis toutes sesvoiles dehors, et l’on voyait, à l’agitation de l’eau bouillonnantsur ses flancs, que ses rameurs ne restaient point oisifs. Il sefaisait, au reste, quoique tout le monde fût sur le pont, un telsilence, que l’on entendait jusqu’au moindre craquement des mâts,qui semblaient ainsi me prévenir de l’imprudence que je commettaisen les chargeant outre mesure ; mais j’avais décidé d’avanceque tous les avis de ce genre seraient complètement méprisés et jen’avais de chance de gagner la partie qu’en jouant le tout pour letout. Cet état d’anxiété durait depuis une heure à peu près, sansqu’il fût arrivé, au reste, le moindre accident, lorsque je donnaiau contremaître l’ordre de consulter de nouveau le compas. Pendantqu’il faisait son calcul, je reportai les yeux sur la felouque,qu’il me semblait tenir maintenant à une distance un peu plusgrande.

– Par sainte Rosalie ! s’écria lecontre-maître, nous gagnons sur elle, monsieur ; oui, aussivrai que j’ai une âme et que j’espère qu’elle sera sauvée, nous lalaissons en arrière.

– Et de combien ? lui demandai-je,commençant à respirer plus à mon aise.

– Oh de peu de chose, il est vrai.

Le contre-maître demeura un instantmuet : puis, ayant vérifié ses calculs :

– Un quart de mille à peu près, me dit-il.

– Et vous appelez cela peu de chose !m’écriai-je, un quart de mille en une heure ; par saintGeorges ! vous êtes difficile, mon maître, et je me seraiscontenté de moitié, moi !… Messieurs, continuai-je enm’adressant aux passagers, vous pouvez vous retirer maintenant, etdormir tranquilles ; demain vous vous réveillerez hors de laportée des pirates, à moins que…

– À moins que ?… répéta Apostoli.

– À moins que, comme cela arrive quelquefoisle vent ne tombe une heure ou deux après le lever du soleil.

– Et alors ? demandèrent lespassagers.

– Alors, ce serait autre chose ; il nefaudrait plus songer à fuir, mais à nous battre ; cependant,d’ici à quatre heures du matin, vous n’avez rien à craindre.Retirez-vous donc tranquillement, et attendez.

Les passagers se retirèrent ; Apostolivoulait rester ; mais j’exigeai qu’il descendit à l’instantmême dans sa chambre : l’agitation qu’il avait éprouvée avaitnaturellement aggravé son état, et, quoiqu’il ne s’en aperçût paslui-même, dans l’agitation où il était, il était dévoré de fièvre.Après une légère lutte, il obéit comme un enfant : c’étaittoujours ainsi que finissait toute résistance opposée par cette âmedouce et qui n’avait rien perdu de sa jeunesse en marchant si vitevers la mort.

– Maintenant, monsieur, dis-je au capitaine,lorsque nous fûmes seuls, nous pouvons envoyer se reposer la moitiéde l’équipage ; si le vent continue ainsi, un enfant suffiraità conduire le bâtiment ; si le vent tombe, nous aurons besoinde tous les bras, et, dans ce cas-là, il n’y aurait point de malqu’ils fussent bien reposés.

– Tout ce qui n’est point de quart, sous lepont ! cria le capitaine.

Cinq minutes après, il ne restait plus deboutque les hommes qui étaient strictement de service.

La Belle-Levantine continuait deraser les flots comme une hirondelle de mer, car il faisait une deces belles brises comme en demanderait un capitaine pour manœuvrerun bâtiment devant sa maîtresse. Quant à la felouque, au bout d’unedemi-heure, elle avait encore perdu un quart de mille : ilétait donc évident que, si rien ne changeait dans l’atmosphèreavant la fin de la journée du lendemain, nous serions à l’abri dansquelque port de l’Archipel.

J’avais fait un rapide progrès, comme on levoit, dans la hiérarchie militaire : de midshipman, j’étaispassé d’emblée capitaine, et, tel est l’orgueil humain, qu’oubliantque cette promotion momentanée s’était faite à bord d’un pauvrebâtiment marchand, j’étais tout fier de cette position qui nedevait durer que tant que durerait le danger. Je n’en avais pasmoins pris mon intérim au sérieux, et cela avait, au moins, chassétoutes les tristes pensées qui accablaient mon esprit ; je medemandais pourquoi je n’aurais pas un bâtiment à moi, soit unsimple yacht, pour voyager à mon plaisir, soit un trois-mâtsmarchand pour commercer avec l’Inde ou le nouveau monde.

Ainsi, je parviendrais peut-être à satisfairecette soif d’activité qui est la fièvre de la jeunesse, et àoublier l’exil auquel je m’étais volontairement condamné :puis, comme à cette époque nous étions en guerre avec la France,peut-être aurais-je le bonheur, par quelque action d’éclat, de mefaire pardonner le crime que j’avais commis contre les règles de ladiscipline ; alors, je rentrerais dans la marine anglaise avecle grade que j’aurais conquis, et, guidé par les traces de monpère, je deviendrais un Howe ou un Nelson. L’étrange etmerveilleuse chose que l’imagination, qui jette un pont surl’impossible et qui s’égare, tout éveillée, dans des jardins plussplendides que ceux que l’on verra jamais en songe !

Ces rêveries me bercèrent quelque tempsencore ; puis, comme il était deux heures du matin, et quenous continuions de gagner sur la felouque, je laissai la conduitedu bâtiment au pilote, je plaçai le contre-maître en vigie, et,m’enveloppant dans mon manteau, je me couchai sur un pierrier.

Je ne sais depuis combien de temps je dormaisavec toute l’ardeur de mon âge, lorsque je crus entendre que l’onm’appelait ; en même temps, et, comme je ne me réveillais pasassez vite à ce qu’il paraît, on me toucha sur l’épaule. J’ouvrisaussitôt les yeux, et vis devant moi le contre-maître :

– Qu’y a-t-il de nouveau ? demandai-je enme rappelant que j’avais commandé de m’éveiller, si quelque choseallait mal.

– Il y a que, comme vous l’aviez prévu, levent est tombé et que nous ne marchons plus.

La nouvelle était triste ; mais c’étaitune raison de plus de ne pas perdre de temps pour y faire face. Jejetai mon manteau sur le pont, et, ne voulant confier à personne lesoin d’étudier le ciel, j’empoignai les haubans de misaine, et jegrimpai jusqu’à la barre du petit perroquet. Arrivé à cettehauteur, il y avait encore quelques souffles d’air qui, de temps entemps, traversaient l’espace, mais à peine suffisants pour gonflerles voiles les plus élevées et faire flotter notre banderolle. Jetournai alors les yeux vers la felouque ; elle ne paraissaitplus que comme un point blanc à l’horizon, mais elle paraissaitencore ; il était évident qu’elle avait espéré en cette chutede vent, que nous craignions, et qu’elle avait continué sa chassesans se ralentir ; cependant, nous l’avions laissée à troislieues de nous, à peu près.

Je portai ensuite mon regard circulairementsur l’horizon ; nous étions à la hauteur du cap Baba, l’ancienLectum Promontorium ; nous avions devant nous, àl’est-sud-est, Mételin, dont je distinguais parfaitement lesmontagnes, et Scyros, berceau d’Achille et tombe de Thésée ;mais la première de ces deux îles était à sept lieues, et laseconde à dix lieues à peu près de notre navire. Trois heures decette même brise, et nous étions sauvés ; mais nous n’enavions plus que le râle, et encore, dans quelques minutes, sondernier soupir allait-il s’éteindre.

Cependant, comme je ne voulais rien avoir à mereprocher, je redescendis sur le pont, et, faisant amener toutesles voiles basses, je ne laissai que le grand et le petit hunier,le perroquet de fougue, le grand et le petit perroquet et lesbonnettes. La Belle-Levantine parut alors respirer uninstant, débarrassée qu’elle était de cet amas de toiles, et, commeune nymphe qui glisse sur la mer en tenant son écharpe arrondieau-dessus de sa tête elle fit, aspirant les derniers soufflesd’air, une demi-lieue encore ; puis elle s’arrêta, laissantpendre tristement ses voiles le long de ses mâtereaux et de sesmâts : la brise était morte.

Alors je fis mettre, afin qu’elles fussentdéferlées au besoin, toutes les voiles sur des fils de caret, àl’exception du grand hunier et du clinfoc, et comme lecontre-maître me demandait mes ordres :

– Trouvez-moi, lui dis-je, un mousse et untambour, et que l’on fasse entendre à l’instant même le branle-basde combat.

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