Les Aventures de John Davys

Chapitre 23

 

En deux mots, Apostoli me mit au fait ;il n’avait pu faire sauter le vaisseau, parce que le capitaine, quiavait prévu mon intention, avait noyé les poudres ; ilremontait donc par l’escalier du grand panneau, pour venir meretrouver, lorsqu’il rencontra les pirates qui, maîtres dubâtiment, descendaient dans la cabine du capitaine le jeune hommeque j’avais blessé. Le pauvre garçon perdait tout son sang, etdemandait à grands cris un chirurgien. Alors l’idée de me sauver,en me donnant ce titre, s’était présentée à l’âme ardente etdévouée de mon ami ; Apostoli s’écria qu’il y avait unchirurgien dans l’équipage de la Belle-Levantine, et qu’onordonnât de cesser le carnage, s’il était encore temps. Deux hommess’élancèrent aussitôt sur le pont en commandant, au nom du fils ducapitaine, que, sous peine de vie, il ne fût plus donné un seulcoup. Apostoli les suivit avec anxiété, me cherchant partout, ne metrouvant nulle part ; en ce moment, les pirates poussèrent degrands cris de joie ; leur capitaine, qui avait disparu dansla lutte, remonta par une amarre, et, s’élança sur le pont encriant :

– Victoire !

Apostoli reconnut l’homme avec lequel ilm’avait laissé luttant, et courut à lui pour lui demander ce quej’étais devenu. Le pirate n’en savait rien et me croyait noyé.Apostoli s’empressa de dire que j’étais médecin, et que, seul, jepouvais sauver le fils du capitaine.

Alors le père, désespéré, demanda à grandscris si personne ne m’avait vu reparaître ; deux piratesdirent avoir tiré sur un homme qui nageait dans la direction del’île de Neoe. Le capitaine ordonna que l’on mit aussitôt unechaloupe à la mer, partagé entre le désir de descendre près de sonfils et celui de venir lui-même à ma recherche ; mais Apostolilui dit qu’il était mon frère de cœur, et qu’avec l’aide de laVierge, il me retrouverait. Le capitaine était donc descendu dansla cabine, et Apostoli s’était élancé dans la barque. À la lueurdes éclairs, les hommes envoyés à ma recherche avaient vu flotterquelque chose de blanc et l’avaient atteint ; c’était mafustanelle.

De ce moment, certains qu’ils étaient sur mavoie, ils avaient repris courage, et, pensant que mon intentionétait de gagner l’île, ils avaient ramé dans cette direction. Ilsne s’étaient pas trompés : au bout d’une demi-heure, un secondéclair leur avait montré un homme se débattant contre lamort ; ils avaient dirigé la barque de mon côté, et étaientarrivés au moment où j’allais probablement disparaître pourtoujours.

Comme Apostoli achevait de me donner cetteexplication, la porte de ma cabine s’ouvrit, et le capitaine entra.Au premier coup d’œil je reconnus mon adversaire, quoiquel’expression de sa physionomie fût bien différente ; car, àcette heure, sa figure était presque aussi abattue que je l’avaisvue terrible : il venait, non plus en ennemi, mais ensuppliant. Ayant vu que j’avais repris mes sens, il s’élança versmon lit, et me cria en langage franc :

– Au nom, au nom de la Vierge ! seigneurmédecin, sauvez mon Fortunato, et demandez-moi ce que vousvoudrez.

– Je ne sais si je pourrai sauver ton fils,répondis-je au pirate ; mais, avant tout, ce que j’exige,c’est que pas un des prisonniers que tu as faits ne périsse ;la vie de ton fils me répond de la vie du dernier matelot.

– Sauve Fortunato ! s’écria une secondefois le pirate, et j’étoufferai de mes propres mains celui quiosera toucher à un cheveu de leur tête ; mais, à ton tour,jure-moi une chose.

– Laquelle ?

– C’est que tu ne quitteras point Fortunatoqu’il ne soit guéri ou mort.

– Je le jure !

– Viens donc, dit le pirate.

Je sautai à bas de mon lit, et je suivis lecapitaine, avec Apostoli, dans la chambre du malade.

Je reconnus également celui que j’avaisblessé. C’était un beau jeune homme de dix-huit à vingt ans, auxcheveux noirs, au teint foncé. Les lèvres du malade étaientviolacées ; il pouvait à peine parler pour se plaindre ;de temps en temps, il demandait à boire ; car la fièvre lebrûlait. Je m’approchai de lui, je levai le drap dont il étaitrecouvert, et le trouvai nageant dans le sang. La plaie étaitlongitudinale, située à la partie supérieure et externe de lacuisse droite ; elle pouvait avoir cinq pouces de longueurenviron, sur un pouce et demi dans sa plus grande profondeur. Dupremier coup d’œil, je vis qu’elle n’avait pu offenser l’artère, etje pris bon espoir ; d’ailleurs, je savais que les plaieslongitudinales sont moins dangereuses que les plaiestransversales.

Je fis coucher le blessé sur le dos, pourdonner au membre une position horizontale, et je lavai la blessureavec l’eau la plus fraîche que l’on put trouver. Quand le sang futbien étanché, j’appliquai de la charpie dans toute la longueur dela plaie ; puis, passant une bande par-dessous la cuisse, jeramenai les deux bouts en tirant en sens contraire, afin de réunirles deux lèvres béantes de la blessure ; je tournai la bandejusqu’à ce que la plaie fût entièrement recouverte. Ce pansementfini, je fis soulever le malade avec des sangles, de manière à ceque l’on substituât un matelas et des draps frais à ceux qu’ilavait trempés de sang ; j’ordonnai que, d’heure en heure, oncontinuât d’arroser la plaie avec de l’eau, et, pour dernierrèglement, je prescrivis la diète la plus absolue.

Alors, à peu près certain que la nuit dublessé serait bonne, je demandai au capitaine la permission de meretirer moi-même ; car on comprend qu’après la journée que jevenais de passer, je devais avoir besoin de quelques moments derepos. Cette permission me fut accordée à la condition que, s’ilarrivait quelque accident au malade, on me réveilleraitaussitôt.

Je me retrouvai seul avec Apostoli. Ce futalors seulement que je compris toute l’étendue de son dévouement etde sa présence d’esprit. Sans lui, à l’heure où nous étions, moncadavre eût roulé de vague en vague, jusqu’à ce que, échoué au piedde quelque rocher, il eût servi de pâture aux oiseaux de proie.Nous nous embrassâmes encore une fois, en hommes qui ne devaientplus se revoir et qu’un miracle avait réunis ; puis je luidemandai des nouvelles de notre équipage. Le carnage n’avaitépargné que treize hommes et cinq passagers ; tous les blessésdes deux partis avaient été jetés à la mer, et au nombre de ceux-ciétait le pauvre contre-maître. Quant à notre capitaine, il avaitraconté ce qui s’était passé ; comment, malgré lui, laBelle-Levan tine avait fait résistance ; il avaitprouvé qu’au moment décisif, c’était lui qui avait sauvé tout lemonde en noyant les poudres, et, grâce à ces explications,confirmées par Apostoli, il avait eu la vie sauve. Rassuré alorssur le sort de tout le monde, je me retirai dans ma chambre, où jene tardai pas à m’endormir d’un profond sommeil.

Sur les deux heures, je me réveillai ; jepensai aussitôt à mon blessé, et, quoique l’on fût pas venu mechercher, preuve qu’aucun accident fâcheux ne s’était manifesté, jeme levai et je me dirigeai vers la cabine du capitaine. Il étaitassis près du lit de son fils, qu’il avait voulu veiller lui-même,et dont, de minute en minute, il humectait la blessure. Son visage,si dur et si terrible dans l’action, avait pris un caractère detendresse et d’anxiété incroyables ; ce n’était plus un chefdes pirates, c’était un père tremblant et soumis. Aussitôt qu’ilm’aperçut, il me tendit la main en me faisant signe d’observer leplus grand silence, de peur de réveiller son enfant.

Le jeune homme dormait d’un sommeil paisibleet sans fièvre, affaibli qu’il était par la perte du sang.J’écoutai sa respiration ; elle était faible, maiscalme ; jamais je n’avais vu, au reste, plus belle figure quela sienne : pâlie ainsi et encadrée dans ses noirs cheveux,c’était une de ces nobles têtes comme on en trouve parfois dans lestableaux du Titien et de Van Dyck, et que l’on croit n’exister quedans l’imagination de l’artiste. Tout allait donc au mieux, et jerassurai le père ; mais, malgré mes efforts pour l’y engager,il ne voulut point abandonner le lit de Fortunato.

Je me retirai dans ma chambre, où je dormistranquillement jusqu’à huit heures du matin. Je retournai près deFortunato. Il était réveillé et avait la fièvre : c’était lecours que devait suivre sa guérison ; je m’en inquiétai doncpeu et j’ordonnai quelques boissons rafraîchissantes ; puisj’allai voir mon autre malade.

Hélas ! celui-là était en voie toutecontraire : soutenu par l’exaltation morale pendant le combat,et par le dévouement fraternel lorsqu’il avait fallu me sauver,Apostoli avait surmonté sa faiblesse ; mais un tel effortl’avait épuisé. Un instant après que je l’avais quitté, la veille,il avait été pris d’une toux violente qui avait amené unvomissement de sang ; puis était venue la fièvre, et, lematin, il se trouvait si faible, qu’il n’essaya même pas de selever.

J’étais au bout de mes connaissances enmédecine, et je n’osais plus rien risquer. J’ordonnai de ces chosesindifférentes qui n’ont d’autre but que de faire croire au maladequ’il y a encore pour lui des chances de guérison, puisque l’oncontinue de combattre la maladie. Ensuite, je restai près de lui,pensant que la distraction était encore ce qui pouvait lui faire leplus de bien.

Ce fut alors que se révéla à moi toute cetteâme d’ange, qui n’avait point encore eu une pensée qui ne fûtsainte. Par une de ces grâces accordées aux malades en proie auxmortelles et implacables souffrances de la phthisie, il n’avaitaucun pressentiment de son danger, et se croyait atteint d’une deces fièvres, si communes en Grèce, qui vous prennent on ne saitpourquoi et vous quittent on ne sait comment. Pendant tout ce jour,que je passai près de lui, il ne me parla que de sa mère, de sasœur et de son pays : aucun autre amour n’avait encore chasséde son cœur les amours primitifs ; c’était un beau lis quis’ouvrait plein de parfums et de fraîcheur.

Le soir, je montai sur le pont ; les deuxbâtiments, réparés aussi bien que possible, marchaient de conserve,longeant, à la distance de deux lieues, à peu près, une côte quej’avais déjà vue lorsque nous étions venus à Smyrne pour y prendrelord Byron, et que je crus reconnaître pour celle de Scio. Qued’événements étranges s’étaient passés depuis cette époque, etcombien ils étaient loin de ma pensée, lorsque, cinq ou six moisauparavant, j’avais, à bord du Trident, passé dans lesmêmes eaux !

Je m’étais, d’ailleurs, aperçu, dès lespremiers pas que j’avais faits sur le pont, que j’étais un objet derespect pour tout l’équipage, qui, me croyant un très savantmédecin, m’avait pris, selon la coutume orientale, en hautevénération Je ne vis, au reste, aucun des passagers de laBelle-Levantine ; ce qui me fit penser qu’ils avaientété transportés sur la felouque.

Au bout d’une heure, je redescendis prèsd’Apostoli ; il était un peu plus calme. Je me gardai de luidire que nous allions avoir dépassé Scio et, par conséquent,Smyrne. De son côté, il ne s’informa pas non plus de la marche quenous suivions : on eût dit que peu importait quelle était savoie sur la terre, à cette âme qui allait au ciel.

Pendant la nuit, nous éprouvâmes un de cesgrains si communs dans la mer de l’Archipel. J’allais du litd’Apostoli à celui de Fortunato : tous deux étaientextrêmement fatigués par le mouvement du navire ; je dis àConstantin – c’était le nom du capitaine de pirates – qu’il seraiturgent de prendre terre, à cause des deux malades. Il se consultaun instant, en grec, avec son fils ; puis il monta sur lepont, sans doute pour voir où nous étions. Ayant reconnu que nousdoublions la pointe méridionale de Scio, et que nous étions arrivésà la hauteur d’Andros, à peu près, il décida que, le lendemain,nous mouillerions à Nicaria. J’allai porter cette nouvelle àApostoli ; il la reçut avec son sourire habituel, et me ditqu’il espérait que la terre ferme lui ferait du bien.

Le lendemain était le troisième jour écoulédepuis la blessure de Fortunato, et le moment était venu de leverl’appareil. Je m’apprêtais à faire cette opération ; maisConstantin m’arrêta en me demandant de le laisser se retirer. Cethomme de sang et de carnage, cet aigle de mer, dont toute la vieavait été un combat, n’osait assister au pansement de sonfils : étrange contradiction entre le sentiment etl’habitude ! En conséquence, il monta sur le pont, et jerestai seul avec Fortunato et un jeune pirate qu’on m’avait donnécomme servant.

Je levai l’appareil et trouvai la plaie un peuenflammée ; j’étendis donc du cérat[43] sur lanouvelle charpie que je substituai à l’ancienne, je rebandai lablessure avec les mêmes précautions que la première fois, etj’ordonnai de l’arroser avec de l’eau mucilagineuse[44]. Le pansement fini, je remontai sur lepont pour porter à Constantin la nouvelle que Fortunato était envoie de guérison.

Je le trouvai avec Apostoli, qui, se sentantun peu plus fort, avait désiré prendre l’air. Ils étaient tous deuxà l’avant, les regards tournés vers l’horizon, où commençait àsurgir, comme un écueil, l’île de Nicaria, qui était le butmomentané de notre voyage. À sa gauche était Samos, qui, par levert sombre de ses oliviers, se confondait presque avec la mer. Aupremier mot que je lui dis, Constantin retourna joyeux auprès deson fils, et me laissa seul avec Apostoli.

C’était la première fois que je le revoyais augrand jour, depuis le moment du combat, et, quoique préparé à cettevue, je fus effrayé du ravage que trois jours avaient apporté danstoute sa personne. Il est vrai que ces trois jours avaient amasséet versé sur lui, dans l’espace de quelques heures, les émotions detoute une année ; les pommettes de ses joues étaient plussaillantes et plus enflammées ; ses yeux avaient grandi d’untiers, et une sueur éternelle perlait à la racine de ses longscheveux.

– Viens, mon Esculape, me dit-il ensouriant ; viens, que je te montre l’île où nous te bâtironsun temple, quand tu nous auras guéris, Fortunato et moi. Ce n’estqu’un rocher, il est vrai ; mais les dieux modernes passent sivite, qu’ils doivent être moins exigeants que les dieuxantiques.

– Et comment appelles-tu cette île où tu veuxme faire adorer ?

– Oh ! sois tranquille, me répondit-il,les hommages des hommes ne t’y fatigueront pas ; car, du tempsde Strabon, elle était déjà déserte ; mais tu y entendras,nuit et jour, le murmure de la mer ; tu y seras visité par lesalcyons de Délos et de Méconi, et, de temps en temps, quelquepirate qui n’osera pas jeter l’ancre dans le port d’une ville, etdont l’enfant chéri aura été blessé dans un combat, viendramystérieusement y faire une prière à la Vierge et à toi Et puis unjour se lèvera où tu seras témoin d’un beau spectacle, crois-moi,celui de toutes ces îles qui nous environnent s’allumant comme desfanaux : c’est qu’alors la croix de feu aura été vue pour latroisième fois au-dessus de Constantinople, c’est qu’alors le crid’indépendance retentira, de montagne en montagne, depuis l’Albaniejusqu’au cap Saint-Ange, et depuis le golfe de Salonique jusqu’àCandie. Alors tu verras passer, chargées non plus de pirates, maisde soldats, des barques rasant la mer comme des oiseaux aux longuesailes ; tu entendras des cris de désespoir et de mort, et cescris suprêmes, ce ne seront plus les esclaves qui les pousseront.Quant à moi, continua Apostoli avec son doux sourire, si je devaismourir hors de ma patrie, je demanderais pour tombe un de ces beauxcercueils qui avaient déjà un nom il y a deux mille ans, afin que,si je n’avais pas contribué comme acteur à cette régénération tantattendue, mon ombre pût, du moins, y assister commespectatrice.

– Et quelle est la sibylle aux paroles doréesqui t’a promis une pareille résurrection, pauvre fils des anciensjours ? lui demandai-je en secouant la tête.

– Celle qui n’a jamais cessé de rendre desoracles, dont le temple n’est ni à Dodone, ni à Delphes, mais dansle cœur de tous les hommes, l’Espérance !

– Celle-la, Apostoli, lui dis-je, est encoreplus trompeuse que l’autre ; car ce n’est pas même sur desfeuilles qu’elle écrit ses prédictions, mais sur des nuages :le vent ne faisait que disperser les unes, et l’on en retrouvait aumoins quelque chose ; le moindre souffle emporte lesautres ; ils se fondent dans l’azur du ciel ou se mêlent à latempête, et l’on n’en retrouve jamais rien.

Apostoli me regarda un instant ; puis,avec un sourire :

– Tu es donc bien heureux, que tu ne croispas ? Écoute, John, continua-t-il, l’extrême infortune toucheau bonheur comme l’extrême bonheur touche à l’infortune : tuvois Samos, – et il étendit la main du côté de la plus grande desdeux îles vers lesquelles nous voguions ; – là vivaitPolycrate, qui avait toujours été heureux ; partout où ilavait fait la guerre, le succès l’avait accompagné ; il avaitcent vaisseaux à cinquante rameurs, et mille archers, lesmeilleurs, les plus braves et les plus adroits de toute laGrèce ; il s’était rendu maître d’un grand nombre d’îles et deplusieurs villes du continent ; il avait vaincu les Lesbiensdans un combat naval, et il avait fait creuser, par sesprisonniers, autour de sa ville, un fossé d’enceinte si profond,que tu en verras encore aujourd’hui la trace ; si bien quel’on avait l’habitude de dire par toute la Grèce, quand on voulaitdésigner un homme parfaitement heureux, qu’il était heureux ;comme Polycrate. Or, au plus haut terme de sa prospérité, il reçutune lettre que lui envoyait Amasis, roi d’Égypte, qui avaitautrefois contracté une alliance avec lui ; elle était conçueen ces termes :

« Amasis écrit à Polycrate ce quisuit :

« Il est doux d’apprendre qu’un ami etallié est dans le bonheur ; cependant des succès aussiconstants que les vôtres ne me plaisent point, à moi, qui saiscombien la Divinité est jalouse. Je souhaite donc, pour moi et pourtous ceux que j’aime, tantôt des succès, tantôt des revers, et jepréfère que la vie soit accompagnée d’une suite de biens et demaux, plutôt que de s’écouler dans un bonheur sans mélange ;car je ne connais personne, ni par moi-même, ni par ce que j’aientendu dire, qui, ayant réussi en tout, n’ait fini par quelquerenversement total de sa fortune. Si, donc, vous m’en croyez, vousagirez vous-même contre vos prospérités, et vous ferez ce que jevais vous dire. Réfléchissez à ce que vous avez de plus précieux, àla chose dont la perte vous affligerait le plus vivement, etcherchez à vous en défaire de manière à l’anéantir ; si, aprèscette perte, les événements continuaient à se succéder en votrefaveur, sans alternative de bien et de mal, pour y remédier, vousauriez recours de nouveau au moyen que je viens de vousindiquer. »

Voilà ce qu’écrivit Amasis, le pharaonégyptien, à Polycrate, le tyran de Samos, et celui-ci, pour lapremière fois, tomba dans une rêverie profonde, dont le résultatfut qu’il suivrait le conseil donné par son allié. L’objet le plusprécieux qu’il possédât, celui qu’il aimait le plus au monde, étaitun anneau d’or dans lequel était enchâssée une émeraude gravée parThéodore, fils de Télècle ; et ce fut par la perte de cetanneau qu’il se décida à désarmer les dieux. Il fit donc équiperune de ses barques à cinquante rameurs, s’y embarqua, ordonna qu’onle conduisit en pleine mer, et, lorsqu’il fut arrivé là, à la vuede tout le monde, il jeta la bague dans les flots ; puis ilfit voile vers Samos, où, rentré dans son palais, il versa sur sabelle émeraude perdue les premières larmes de douleur qui eussentmouillé sa paupière.

Quelques jours après, un pécheur demanda àêtre admis devant Polycrate pour lui offrir un poisson magnifiqueet inconnu qu’il venait de prendre. Curieux de voir cettemerveille, Polycrate permit que le pécheur fût admis en saprésence ; celui-ci entra, et, déposant sa pêche aux pieds duroi :

– Quoique je ne vive que du travail de mesmains, lui dit-il, je n’ai pas voulu vendre ce poisson aumarché ; il m’a paru digne de toi ; je te l’apporte et tele donne.

– On ne peut mieux dire ni faire, répondit leroi, et je suis doublement reconnaissant, et de ce que tu fais etde ce que tu dis ; remets ce poisson à mes cuisiniers, etviens souper avec moi, je t’y invite.

Le pêcheur obéit, et se prépara à revenir lesoir. Mais, avant que le soir fût venu, le cuisinier avait rapportéà Polycrate l’anneau d’or jeté à la mer, et qu’il avait retrouvédans les entrailles du poisson ; ce qu’ayant appris Amasis, ilécrivit à Polycrate qu’il rompait l’alliance contractée avec lui,craignant que la paix de son âme ne fût troublée par les malheursqui ne pouvaient manquer de lui arriver.

– Eh bien, dis-je en riant à Apostoli,qu’est-ce que cela prouve, frère ? C’est qu’il y avait, àcette époque, comme de nos jours, des hommes qui ne savaient pasporter la moitié du malheur d’un ami, et qu’Amasis était un drôle àqui je suis fâché que Cambyse n’ait pas coupé les oreilles.

– Il n’en avait pas moins raison, me réponditApostoli ; car, un jour qu’Orètes et Mitrobate, deuxcapitaines de Cyrus, se trouvaient ensemble à la porte du palais,ils eurent, pour savoir lequel des deux entrerait le premier, unedispute dans laquelle chacun exalta son mérite et abaissa celui deson rival. Je ne sais ce qu’Orètes reprocha à Mitrobate ; maisvoici ce que Mitrobate reprocha à Orètes :

« C’est bien à vous, lui dit-il, de vouscompter au nombre des capitaines d’un aussi grand roi que le nôtre,quand vous n’avez pas même pu lui acquérir cette île de Samos quitouche à votre province ! Il est cependant si facile de lasoumettre, que Polycrate, aidé de quinze hommes armés seulement, atrouvé le moyen de s’en faire le roi. »

Ce reproche était d’autant plus terrible qu’ilétait vrai, et, par quelque moyen que ce fût, Orètes, à compter dece jour, résolut de s’emparer de Samos. Or, ayant appris quePolycrate rêvait l’empire de la mer, il lui envoya Myrsas, fils deGygès, avec un message ainsi conçu :

« Orètes à Polycrate :

« Je sais que vous avez formé de grandsprojets ; mais, comme je sais aussi que vous n’avez pasl’argent nécessaire pour les exécuter, je vous offre un moyend’élever votre puissance, et, en même temps, de me sauver la vie.Cambyse menace mes jours, et je suis instruit de ses desseinscontre moi. Je vous propose donc de venir me chercher pour metransporter hors d’ici, moi et toutes les richesses que je possède.De ces richesses, une partie vous appartiendra, et vous melaisserez jouir du reste ; mais, avec les trésors que je vousabandonne, vous vous rendrez aisément maître de toute la Grèce. Sivous avez des doutes sur l’existence de mes biens, vous pouvezenvoyer ici quelqu’un à qui je les ferai voir. »

Polycrate envoya Meandrius, l’un desprincipaux citoyens de Samos, et Orètes lui montra huit grandescaisses remplies de pierres, mais à la surface desquelles il avaitétendu une couche de lingots d’or ; puis Meandrius retournavers Polycrate, et lui raconta ce qu’il avait vu.

Polycrate résolut d’aller lui-même àMagnésie ; en vain sa fille voulut-elle l’arrêter en luiracontant un songe qu’elle avait fait, et dans lequel elle avait vule corps de son père lavé par Jupiter et oint par le soleil. Toutfut inutile : l’or avait ébloui Polycrate, ses jours deprospérité étaient arrivés à leur terme ; il quitta Samos etremonta le Méandre, ayant près de lui Démocède, fils deCalliphonte, son médecin, qui ne le quittait jamais, et une grandesuite de courtisans et de serviteurs. En arrivant à Magnésie, ilfut arrêté par Orètes et cloué sur une croix, et, sur cette croix,il accomplit le rêve de sa fille ; car il fut lavé parJupiter, qui versa sur lui les eaux de la pluie, et oint par lesoleil, qui le sécha de ses rayons.

Eh bien, continua Apostoli, nous sommes aussimalheureux, nous, que Polycrate était heureux. Si nous jetions à lamer le fouet avec lequel on nous frappe, nous trouverions aussiquelque poisson qui le rapporterait à notre maître. Rien ne présagenotre bonheur, comme rien ne présageait son infortune. Mais il y apeut-être, à cette heure, se disputant à la porte du sultanMahmoud, un vizir et un pacha dont l’un ou l’autre aura besoin denotre liberté pour sauver sa tête. D’où nous viendra larésurrection ? Je ne le sais pas encore ; mais elleviendra avant qu’il soit longtemps, crois-moi, John, et puisses-tuêtre un de ceux qui marcheront à cette lumière !

J’avoue que de pareils oracles, dans la bouched’Apostoli, me causaient quelque émotion ; j’ai toujours cruaux prédictions des mourants ; on n’est pas si près de latombe sans distinguer ce qui s’étend au delà, on ne touche pas àl’éternité sans pouvoir lire dans l’avenir.

Tandis que, les yeux sur Samos, nous évoquionsses antiques traditions, nous nous étions approchés de notre but,et nous étions entrés dans une espèce de petit port où les deuxbâtiments étaient sûrs d’un bon ancrage.

À l’instant même, les pirates avaienttransporté à terre deux tentes, qu’ils avaient placées à quelquedistance l’une de l’autre, la première près d’un ruisseau, laseconde sous l’ombrage d’un petit bois. Ils avaient transporté dansces tentes des coussins et des tapis ; puis ils avaient tournél’ouverture vers la terre, afin que, de leur lit, les maladespussent voir Samos ; derrière Samos, le sommet bleuâtre dumont Mycale, et, de chaque côté de Samos, Éphèse et Milet, ouplutôt la place où furent ces villes ; puis, autour de cesdeux tentes, les pirates établirent leur camp.

Ces préparatifs terminés, on descenditFortunato à terre, et on le transporta vers l’une des deuxtentes ; l’autre fut abandonnée à Apostoli ; puis on mefit jurer une seconde fois de ne pas chercher à fuir avant queFortunato fût guéri, et on me laissa libre. Ce serment étaitinutile ; car pour rien au monde je n’eusse quittéApostoli.

Sous cette délicieuse température, qui n’apoint changé depuis qu’Athénée y vit, dans la même année, fleurirdeux fois la vigne et mûrir deux fois le raisin, le froid de lanuit n’était point à craindre. Je voulus m’en assurer moi-même encouchant dans la même tente qu’Apostoli, tandis que Constantincouchait sous celle de Fortunato. Quant aux pirates, moitiécampèrent autour de nous, et moitié restèrent sur le bâtiment.

Dès le lendemain, Constantin envoya une barqueà Samos pour acheter des vivres frais et des fruits. Je demandaique l’on me ramenât une chèvre pour Apostoli ; elle me futaussitôt accordée, et, dès le même jour, je ne lui permis que lelait pour toute nourriture.

J’avais levé le second appareil de Fortunato,et il allait de mieux en mieux. La plaie commençait à se joindrevers le centre, et promettait une prompte cicatrisation. Je n’avaisdonc plus aucune inquiétude de ce côté. Il n’en était pas de mêmed’Apostoli : chaque soir, il se couchait avec plus de fièvre,et, chaque matin, il se levait plus faible. Dans les premiersjours, nous montions quelquefois, pour voir se lever ou se coucherle soleil, jusqu’au sommet d’une petite colline qui était le pointculminant de l’île ; mais bientôt cette promenade, si courtequ’elle fût, devint trop fatigante pour lui. Chaque jour, ilfaisait quelques pas de moins, et s’asseyait sur quelque point plusrapproché que celui d’où il était parti. Enfin, il finit par êtreenchaîné à la porte de sa tente, et ce fut alors seulement qu’ilcommença à comprendre l’extrémité de sa position.

Apostoli était un de ces hommes qui éveillent,chez tous ceux qui les entourent, les sentiments doux ettendres ; aussi tout le monde l’aimait-il et le plaignait-il.Je ne doutai donc pas qu’en demandant à Constantin qu’il le laissâtretourner à Smyrne, pour mourir dans les bras de sa famille, il nele lui permit à l’instant même. Je ne m’étais pas trompé : lepirate ne fit aucune difficulté, et m’offrit même, comme latraversée était courte, de le faire reconduire, par une barque,jusqu’à Théos, d’où on le transporterait facilement à Smyrne.J’allai porter à Apostoli cette bonne nouvelle ; mais, à mongrand étonnement, il la reçut avec une certaine froideur.

– Et toi ? me dit-il.

– Comment, lui dis-je, et moi ?

– M’accompagnes-tu, frère ?

– Je ne le lui ai pas demandé.

Apostoli sourit tristement.

– Ah ! continuai-je vivement, crois bienque c’est parce que je suis sûr qu’il ne m’accorderait pas maliberté.

– Informe-t’en d’abord, nous verrons ce que jeferai après.

Je retournai près du pirate, qui se consultaun instant avec Fortunato. Bientôt il revint me dire que je luiavais donné ma parole de ne point quitter son fils qu’il ne fûtguéri, et que, comme son fils était encore étendu sur son lit dedouleur il ne pouvait pas me laisser partir.

Je rapportai cette réponse à Apostoli. Ilréfléchit un instant ; puis, me prenant les mains et mefaisant asseoir près de lui, devant la porte de sa tente :

– Écoute, frère, me dit-il ; si j’avaispu, en allant dire adieu à ma mère, laisser, à ma place, un fils,et à ma sœur un frère, je l’aurais fait, vois-tu ; carj’aurais espéré que, leur donnant plus qu’elles ne perdaient, ellesseraient bientôt consolées. Mais, puisqu’il n’en peut pas êtreainsi, il vaut mieux que je leur épargne la douleur des derniersmoments. J’ai vu mourir mon père, John, et je sais ce que c’est qued’attendre jour par jour, heure par heure, au chevet d’un lit, uneguérison qui ne vient jamais, et une mort qui tarde à venir.L’agonie est plus longue pour celui qui regarde que pour celui quisouffre. Je perdrais ma force à la vue de leur douleur. Là-bas, jeserais mort sous les larmes de ma mère ; ici, je mourrai sousle sourire de Dieu. Puis, ajouta-t-il, ce sera toujours, pour elle,quelques heures de tranquillité de plus. J’avais même pensé à unechose : c’était à lui cacher ma mort, à lui faire dire que jevoyageais, et à te laisser des lettres, que, de temps en temps, tului eusses envoyées comme si je vivais toujours. Ma mère est âgéeet souffrante ; peut-être eussions-nous pu la conduire ainsijusqu’au moment où, sur son lit de mort, à son tour, on lui eût ditqu’elle n’allait pas me quitter, mais me rejoindre. Cependant, jen’ai point osé, John ; j’ai trouvé qu’il était étrange à unmort de mentir, et j’ai reculé devant cette idée.

Je me jetai dans ses bras.

– Mais, lui dis-je, mon cher Apostoli,pourquoi t’arrêter à de si tristes pensées ? Tu es jeune, tuhabites un pays où l’air est si doux, la nature si belle ; lemal dont tu es atteint, mortel dans nos climats d’Occident, nel’est point ici. Ne pensons plus à la mort, pensons à taguérison ; puis, lorsque tu seras guéri, nous irons ensembleretrouver ta mère, et, au lieu d’un fils, elle en aura deux.

– Merci, frère, me répondit Apostoli avec sondoux sourire ; mais il est inutile que tu essayes de metromper. Je suis jeune, dis-tu ?

Il essaya de se lever, et retomba sansforce.

– Tu le vois… Qu’importe le compte de mesannées, si, à dix-neuf ans, je suis faible comme un vieillard.J’habite un pays où l’air est doux et où la nature est belle ;cet air si doux me brûle la poitrine, cette nature si bellecommence à s’effacer à mes yeux… Chaque jour, frère, un voiles’épaissit entre moi et les objets qui m’entourent ; chaquejour, ils perdent de leur forme et de leur couleur. Bientôt lesoleil le plus ardent ne les éclairera plus que comme uncrépuscule, et, du crépuscule, je passerai doucement à la nuit.Alors, écoute, John, et promets-moi de faire de point en point ceque je vais te demander.

Je lui fis signe de la tête qu’il pouvaitparler ; car, à moi, les larmes m’étouffaient la voix.

– Quand je serai mort, me dit-il, tu mecouperas les cheveux, et tu tireras cet anneau de mon doigt. Lescheveux seront pour ma mère, l’anneau sera pour ma sœur ;c’est toi qui leur apprendras ma mort : car tu leur dirascette triste nouvelle mieux et plus doucement que tout autre. Tuentreras dans la maison comme les messagers antiques, une branchede verveine à la main ; et, comme elles n’auront point entenduparler de moi depuis longtemps, comme elles ne sauront pas ce queje suis devenu, elles comprendront que je suis mort.

– Je ferai tout ce que tu voudras, luirépondis-je. Mais ne me dis plus de pareilles choses, tu me faismourir.

Et je me levai en secouant la tête pour meretirer, car je sentais que j’allais éclater en sanglots.

– Reste donc, me dit-il, et ne t’afflige pointainsi. Tu sais bien que nous ne mourons que pour revivre et que,nous autres Grecs, nous nous sommes toujours crus immortels, quelsque fussent nos dieux. À mille ans de distance, Orphée et saintJérôme nous ont laissé, dans la même langue, des hymnes à Pluton etdes prières au Christ.

Et alors il commença, dans sa belle languemélodieuse, l’hymne antique à Pluton :

« Magnanime Pluton, toi qui parcours lesespaces sombres des enfers, le Tartare obscur et les immensitéssilencieuses voilées par les ténèbres, je t’implore en t’offrant undon favorable. Toi, qui environnes de tous côtés la terre quiproduit toutes choses ; toi qui as obtenu, par le sort,l’empire de l’Averne[45], demeuredes immortels et dernière demeure des hommes, toi qui tiens tesdroits des largesses de la Mort ; dieu puissant qui, vaincupar l’Amour, enlevas la fille de Cérès au milieu d’un pré fleuri etl’entraînas, sur ton char, à travers les plaines azurées de la merjusqu’à l’antre d’Athide, où sont les portes de l’Averne ;dieu qui sais toutes les choses connues et inconnues, dieupuissant, dieu illustre, dieu très saint, qui te réjouis deslouanges et du culte sacré de tes autels, sois-moi propice, je t’ensupplie, Pluton, ô divin Pluton ! »

Je chercherais en vain à exprimer ce qui sepassait en moi, tandis que le descendant d’Agamemnon disait cetteprière dans la langue d’Orphée : il me semblait avoir reculéde deux mille ans dans le passé, et assister à la fin dequelques-uns de ces philosophes grecs dont la vie et la mortétaient un enseignement. Tout ajoutait à cette illusion, tout,jusqu’à cette bande de pirates qui s’étaient abattus sur l’îled’Icare, comme une volée d’oiseaux de mer fatigués, et quisemblaient n’attendre que la fin du chant du cygne pour reprendreleur vol vers le rocher où était leur nid.

En ce moment, le soleil se couchait entre lesîles d’Andros et de Ténos, et ses derniers rayons éclairaient sivivement l’horizon, qu’à cinq lieues de distance, on distinguaitles cabanes de pécheurs éparses sur les rivages de Samos. Je meretournai vers Apostoli, et, pour essayer de le distraire, je luidis de regarder le magnifique paysage qui se déroulait à nosyeux.

– Oui, me dit-il, tu vois tout cela ; et,moi aussi je le vois encore avec les yeux de l’esprit ; maisje ne le vois plus avec ceux du corps ; car tout cela est,pour moi, couvert d’un voile qui sera levé demain. Demain, jeverrai, non-seulement les choses qui sont maintenant, mais encoreles choses qui ne sont plus depuis longtemps et les choses quiseront un jour. Crois-moi, John, celui qui meurt dans une telle foiest plus heureux que celui qui vit sans croire.

– Tu ne dis pas cela pour moi, Apostoli,répondis-je ; car, quoique notre religion diffère dansquelques-uns de ses dogmes, ainsi que toi, je fus élevé par unemère pieuse et croyante, dont je suis, hélas ! peut-êtreséparé plus éternellement que tu ne l’es de la tienne ; et,ainsi que toi, je crois et j’espère.

– Eh bien, écoute, me dit Apostoli, jevoudrais un prêtre. Dis à Constantin de venir me parler ; j’aicela à lui demander, et beaucoup d’autres choses encore.

– Que veux tu donc demander à cet homme ?Songe bien que tout ce que tu demandes à un autre, c’est un vol quetu me fais.

– Je veux lui demander la liberté desmalheureux matelots et des pauvres passagers qu’il retientcaptifs ; je veux lui demander que le jour de ma mort soitcelui de leur délivrance, afin qu’ils bénissent ce jour, afinqu’eux et ceux qui les aiment prient pour moi qui les auraidélivrés.

– Et tu crois qu’il t’accordera cettegrâce ?

– Aide-moi à rentrer dans la tente, John, carl’air est froid, et puis tu l’iras chercher, et tu mel’amèneras.

J’aidai Apostoli à marcher jusqu’à son lit,car il était si faible, qu’il ne pouvait plus se soutenir seul, etj’allai chercher Constantin, que je ramenai près de lui.

Ils restèrent une demi-heure à peu prèsensemble, causant en romaïque, langue que je n’entendaispoint ; mais il m’était facile de voir, à leur accent, queConstantin accordait à Apostoli tout ce qu’il lui demandait. Sur unseul point, ils discutèrent un instant ; mais Constantin ditquelques paroles avec un accent qui ressemblait à la prière, etApostoli cessa d’insister.

– Eh bien ? lui demandai-je quandConstantin fut parti.

– Eh bien, me dit Apostoli, demain matin,j’aurai un prêtre, et, le jour de ma mort, tous les prisonniersseront libres ; il n’y a que toi, John qu’il m’a supplié, aunom de ma mère, de lui laisser jusqu’à ce que Fortunato soit guéri.Pardonne-moi ; mais, au nom de ma mère, j’ai cédé, et j’aipromis, en ton nom, que tu l’accompagnerais à Céos.

– J’acquitterai ta promesse, Apostoli ;peu m’importe où je vais… Ne suis-je pas exilé ? Mais commentas-tu obtenu un pareil sacrifice de cet homme ?

– Nous sommes tous deux, me répondit Apostoli,de la société des hétéristes, fondée pour la régénérationde la Grèce, et l’un de nos premiers règlements est de ne rienrefuser de ce que nous demande un ami au lit de mort… Donc, à monlit de mort, je lui ai demandé la liberté des captifs, et il me l’aaccordée.

– Et voilà ce qui te fait plus grand que tesancêtres, m’écriai-je. Un ancien Grec eût demandé une hécatombe…tandis que, toi, pauvre agneau sans tache, tu as demandé uneamnistie… car tu ne veux pas seulement qu’on te pleure, tu veuxencore qu’on te bénisse.

Apostoli sourit tristement ; puis, commeje vis qu’il disait tout bas quelques prières, je le laissai seuls’entretenir avec le Dieu que, dans quelques heures, ainsi queMoïse, il allait voir face à face.

Je montai au sommet de la colline qui marquaitle centre de l’île ; c’était, comme je l’ai dit, notrepromenade habituelle, lorsque Apostoli avait encore quelquesforces.

Souvent il m’avait dit, en brisant une branchede laurier-rose et en l’enfonçant dans un petit tertre qui dominaitla source d’un ruisseau qui descendait dans la mer :

– Si j’étais libre de choisir ma tombe, jevoudrais être enterré ici.

La dernière branche qu’il avait plantée, en medisant ces paroles, était encore là, fanée et mourante, comme sielle eût gardé sa place. Je me couchai près de la branche ;et, voyant au-dessus de ma tête ces milliers d’étoiles, que nous nesoupçonnons même pas dans notre ciel d’Occident, et autour de moices myriades d’îles bercées sur la mer comme des corbeilles defleurs, je compris qu’il y avait quelque douceur, pour un mourant,à choisir sa dernière couche dans un pareil lieu. Du reste, ainsisont les Orientaux, insouciants du lieu où passe leur vie mortelleet éphémère, mais recherchés pour la tombe où ils doivent mouriréternellement.

Quand je rentrai dans la tente, Apostolidormait d’un sommeil assez calme ; mais, au bout d’unedemi-heure, ce sommeil fut interrompu par une toux qui amena unvomissement de sang terrible. Deux ou trois fois, pendant cettecrise, le pauvre enfant s’évanouit dans mes bras, croyant, chaquefois, qu’il allait expirer, et, chaque fois, revenant à la vie avecce sourire triste et angélique que je n’ai connu qu’à ceux quidoivent mourir jeunes. Enfin, vers les deux heures du matin, cettedernière lutte de la mort et de la vie se calma. La vie étaitvaincue, et semblait ne plus demander à son ennemie que le temps des’éteindre chrétiennement.

Au jour entra le prêtre grec, que l’on avaitenvoyé chercher à Samos ; ce fut un moment de pure joie pourApostoli. Je voulus les laisser seuls ; mais, se tournant versmoi :

– Reste, John, me dit-il ; nous n’avonspas assez longtemps à demeurer ensemble pour que tu me quittesainsi.

Alors il raconta, devant moi, au vieux moine,sa vie pure comme celle d’un enfant. Le prêtre était profondémentattendri, et, me montrant tour à tour Apostoli mourant, et lespirates qui, de temps en temps, venaient regarder à laporte :

– Voilà, me dit-il, ceux qui s’en vont, etvoilà ceux qui restent.

– Dieu a ses desseins, mon père, ditApostoli ; moi, faible, il m’appelle auprès de lui pour prier,et il laisse ici-bas les forts pour combattre. Mon père, quand jeserai mort, vous prierez pour moi, n’est-ce pas ? et moi, jeprierai pour la liberté.

– Sois tranquille, mon fils, répondit lemoine, avant qu’il soit longtemps, les cris vengeurs de tes frèreste feront tressaillir dans ta tombe ; mort et aux pieds deDieu, tu pourras plus pour ta patrie que tu n’aurais pu vivant.

– Vienne donc la mort, mon père ! ditApostoli avec une exaltation sublime ; car, à cette condition,je l’attends et la bénis.

– Amen ! dit Constantin enentrant dans la tente et en s’agenouillant près du lit dumourant.

Alors le prêtre lui donna la communion. Etmoi, je commençais à croire à cette résurrection prochaine envoyant un jeune homme, un vieux moine et un chef de pirates, entrelesquels Dieu avait mis la distance qui s’étend de l’enfance à lavieillesse et creusé l’abîme qu’il y a du crime à la vertu, réunispar un lien mystérieux, par un amour unique, par une espérancecommune, que celui qui montait au ciel léguait à ceux qui restaientsur la terre, et dont le corps du Christ était le pacte et legarant.

Cette cérémonie achevée, Apostoli parut encoreplus calme qu’auparavant, soit que cet acte religieux lui eûteffectivement fait du bien, soit que l’on dise des phthisiques,avec raison, qu’au moment où leur dernière heure approche, elleconduit la mort voilée et couronnée comme l’espérance.

Le vieux moine fut à peine sorti, que lemalade se trouva mieux et demanda à être conduit au seuil de satente ; nous l’y portâmes, Constantin et moi, en prenant parles quatre coins le matelas sur lequel il était couché ; et àpeine y fut-il, qu’il s’écria avec extase qu’il n’avait plus devantles yeux le voile funèbre dont il se plaignait depuis quelquesjours, mais qu’il revoyait le ciel, la mer de Samos, et jusqu’à lacôte qui, noyée dans les premiers rayons du soleil, ne nousparaissait à nous-mêmes qu’une vapeur flottante et indécise. Il yavait alors une telle joie dans ses yeux, une telle expression debonheur sur son visage, que je doutai de sa mort prochaine pourcroire en un miracle. Apostoli lui-même semblait visitéintérieurement par quelque ange consolateur. Je m’assis près delui ; alors il me parla de sa mère et de sa sœur, non pluscomme il l’avait fait les jours précédents, mais comme un voyageurlongtemps absent de son toit, qui va y rentrer et retrouver, sur leseuil, les personnes qui lui sont chères.

Toute la journée s’écoula ainsi ;cependant il était visible que la faiblesse physique s’augmentaiten raison de l’exaltation morale. Le soir vint, un de ces beauxsoirs d’Orient, avec de douces brises, qui vous apportent desbouffées de parfums, avec de beaux nuages roses qui se reflètentdans la mer, avec un soleil qui quitte le monde en souriant. Depuisquelque temps, Apostoli ne nous parlait plus, et semblait abîmédans son extase ; toute la journée, il avait suivi le soleil,et, le soir venu, il avait désiré que je le tournasse vers l’astreenflammé. Au moment où le bord du disque toucha aux montagnesd’Andros, la force parut lui revenir ; il se souleva, commepour le suivre des yeux plus longtemps, se soutenant davantage etavec une force plus grande à mesure qu’il disparaissait ;enfin, lorsqu’on ne vit plus que ses derniers rayons, il étenditencore les bras vers le soleil, murmura le mot adieu, etlaissa retomber sa tête sur mon épaule.

Le pauvre Apostoli était mort, mort sanscrise, sans secousse, sans douleur, mort comme une flamme quiexpire, comme un son qui s’envole, comme un parfum qui monte auciel.

Je coupai ses cheveux, ainsi qu’il m’avait ditde le faire, et je pris sa bague, que je passai à mon doigt.

Toute la nuit, je le veillai. Le matin, deuxfemmes vinrent de Samos ; elles lavèrent le cadavre, lefrottèrent avec des parfums, couronnèrent sa tête d’iris et denymphéas, et lui mirent sur la poitrine un lis, comme celui quetenait l’ange Gabriel, lorsqu’il vint annoncer à la Vierge qu’elleportait dans ses flancs le Sauveur du monde. Puis j’allai, avecdeux pirates, au sommet de la colline, et, à l’endroit même oùétait plantée la branche de laurier-rose, je fis creuser unefosse.

Toute la journée, on transporta lesmarchandises qui étaient à bord de la Belle-Levantine àbord de la felouque grecque. Le soir, le vieux moine revint,s’agenouilla près du lit, et commença les prières. Alors on fitsortir les prisonniers, et on les amena devant la tente : ilsreconnurent Apostoli, et, comme tout le monde l’aimait, tout lemonde le pleura.

Quand les prières furent dites, on déposa lecorps dans la bière, que l’on plaça découverte sur les épaules dequatre pirates. Le prêtre sortit le premier, suivi de deux enfantsde chœur portant des torches allumées ; ensuite venait lecorps, puis les deux femmes de Samos, portant chacune sur la têteun grand plat de froment à demi bouilli, surmonté de la figured’une colombe, faite d’amandes blanches ; les bords du platétaient garnis de raisins, de figues et de grenades. Arrivé au lieude la sépulture, on déposa les deux plats sur le corps, où ilsrestèrent tout le temps que le prêtre dit l’office des morts ;puis, les prières étant terminées, tandis que l’on clouait lecouvercle de la bière et que chaque coup de marteau me retentissaitjusqu’au fond du cœur, on passa les plats à la ronde, et chacun enmangea un morceau ; bientôt on entendit rouler la premièrepelletée de terre, suivie de toutes les autres, qui allèrents’assourdissant ; enfin, lorsque les fossoyeurs eurent faitleur office, Constantin étendit le bras, et, avec une dignitéétrange :

– Celui qui repose ici, dit-il en se tournantvers les prisonniers, m’a demandé votre liberté avant de mourir.Voici votre bâtiment qui vous est rendu, voici la mer qui vous estouverte, voici la brise qui se lève ; partez, vous êteslibres.

Ce fut la seule oraison funèbre qui retentitsur la tombe d’Apostoli.

Chacun fit alors ses préparatifs de départ.Les passagers, trop heureux d’en être quittes pour la perte deleurs marchandises, et le capitaine, à qui on rendait son bâtiment,ne comprenaient rien à cette générosité inouïe dans un chef depirates. Moi même, je l’avoue, je commençais à envisager cet hommesous un autre aspect. Fortunato, qui n’avait pas pu suivre leconvoi, s’était fait conduire à la porte de sa tente, et, de cetendroit, l’avait vu passer. J’allai à Fortunato, et je lui tendisla main en pleurant.

– Oui, oui, me dit-il, c’était un digne enfantde la Grèce ; aussi, vous voyez que nous avons fidèlementaccompli la première parole que nous lui avons donnée ; et,quand le jour sera venu de tenir la seconde, croyez-moi, monsieur,ce sera avec la même fidélité.

Ainsi, au fond de tous ces cœurs, une dernièreflamme veillait : c’était l’espérance de la liberté.

Il n’y avait plus rien à craindre du roulis dela mer pour Fortunato, dont la blessure commençait à secicatriser ; aussi, le même soir, fut-il transporté à bord dela felouque. Je l’y suivis, pour accomplir en tout point lesdernières volontés de celui que nous allions abandonner seul aumilieu de cette île, où il voulait bâtir un temple àEsculape ; puis, au dernier rayon du jour, les deux bâtimentssortirent du petit port, et, faisant voile en sens opposé,s’éloignèrent de Nicaria.

Au moment où le soleil se couchait, à l’heuremême où, la veille, Apostoli avait rendu le dernier soupir, unevolée de cygnes, qui allaient du nord au midi, s’abattit sur latombe.

– Vois-tu, me dit Fortunato, ce sont les âmesdes Martyrs qui viennent chercher l’âme d’un bienheureux.

Puis la nuit vint ; et, comme le ventétait bon, et que nos matelots faisaient force de rames, nousperdîmes bientôt de vue l’île de Nicaria.

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