Les Aventures de John Davys

Chapitre 17

 

Notre premier sentiment, lorsque la barque eutdisparu et que nous nous trouvâmes seuls sur le rivage, fut unretour sur nous-mêmes ; notre position n’était pas rassurante.D’abord, nous étions tous trois, à minuit, hors du vaisseau sanspermission ; puis nous avions à suivre, depuis Galata jusqu’àla Tophana, le rivage de la mer, tout couvert de chiens errants partroupes, qui semblaient nous reconnaître pour des étrangers, et quiavaient tous l’air de se croire, en conséquence, le droit de nousdévorer. Enfin, je n’oubliais pas que, quoique je ne fusse pourrien dans le meurtre, il n’y en avait pas moins un fils de Mahometpoignardé, et que ce fils de Mahomet était le tzouka-dar.

Les deux dernières raisons, malgré la punitionque nous savions nous attendre à notre rentrée à bord, nouspoussaient à ne pas perdre de temps. Aussi nous mîmes-nous enroute, marchant serrés les uns contre les autres, et suivis d’unvéritable troupeau de chiens affamés, dont les yeux brillaient,dans les ténèbres, comme des escarboucles. De temps en temps, cesanimaux s’approchaient si près de nous et avec des intentions sivisiblement hostiles, que nous étions obligés de nous retourner etde leur faire face. Alors, comme Bob tenait à la main un bâton,dont il jouait avec beaucoup d’adresse, force était à nosantagonistes de faire quelques pas en arrière ; nous enprofitions aussitôt pour nous remettre en route ; mais nousn’avions pas fait vingt pas, qu’ils étaient de nouveau sur nostalons. Si l’un de nous se fût écarté ou eût chancelé dans samarche, c’était fait de lui et probablement de nous, car, une foisqu’ils eussent goûté du sang, il n’y eût plus eu moyen de lesécarter.

Les chiens nous accompagnèrent ainsi jusqu’àla Tophana, où Bob et James retrouvèrent enfin leur barque. James ydescendit le premier, je l’y suivis ; Bob soutint la retraite,ce qui n’était pas chose facile. Alors nos antagonistes, comprenantque nous allions leur échapper, s’avancèrent si près de nous, queBob, d’un coup de son bâton, étendit sur le rivage un des plushardis ; aussitôt tous les autres se jetèrent sur le cadavre,et, en un instant, le dévorèrent. Bob profita de cette diversionpour ouvrir le cadenas qui retenait la chaîne, et pour sauter avecnous dans la barque ; puis, ramant vigoureusement, James etmoi, nous nous éloignâmes, accompagnés par des hurlements qui nousdonnaient à entendre tout le chagrin qu’éprouvaient ceux qui lesfaisaient retentir de nous voir partir sans avoir fait avec nousplus ample connaissance. À cent pas du rivage, Bob nous reprit lesavirons, et se mit à ramer à lui seul plus efficacement que nous nel’avions fait, James et moi.

Il faut s’être épanoui à ces nuits douces etsouriantes de l’Orient, pour s’en faire une idée ; vue ainsiau clair de lune, avec ses maisons peintes, ses kiosques auxcoupoles dorées, ses arbres semés partout avec une confusionpittoresque, Constantinople semblait un vrai jardin de fée ;le ciel était pur et sans un seul nuage ; la mer, calme etpareille à un miroir, réfléchissait toutes les étoiles du ciel.Notre bâtiment, ancré un peu en avant du sérail de Scutari, à lahauteur de la tour de Léandre, avait derrière lui le fanal quis’élève sur le promontoire du port de Chalcédoine, et dessinait,sur sa flamme protectrice, sa mâture élégante et ses cordagespareils à des fils d’araignée. Cet aspect nous ramena à notreposition, que la beauté du paysage nous avait fait oublier, et,comme nous nous rapprochions du navire, nous dîmes à Bob de ramerplus doucement, afin que les avirons fissent jaillir moins deflamme de la mer phosphorescente, et en même temps produisissentmoins de bruit. Nous espérions atteindre ainsi le bâtiment sans quela sentinelle nous vit, ou, si elle était de nos amis, sans qu’ellefît semblant de nous voir ; puis, après être rentrés parquelqu’une de ces ouvertures qui sont toujours béantes au flancd’un vaisseau, regagner nos hamacs sans souffler une parole, et, lelendemain, à notre quart, monter sur le pont comme si riend’extraordinaire ne s’était passé ; malheureusement, toutesles précautions étaient prises pour que les choses allassentautrement. Quand nous fûmes à environ trente pas duTrident, la sentinelle, dont nous ne voyions que la têteau dessus de la muraille, monta sur le banc de bâbord, et nouscria, de toute la force de ses poumons :

– Holà ! de la barque, quedemandez-vous ?

– À remonter à bord, répondis-je en mettantmes mains devant ma bouche pour porter mes paroles avec moins debruit.

– Qui êtes vous ?

– Les midshipmen John et James, et le matelotBob.

– Au large !

Nous nous regardâmes, d’autant plusstupéfaits, que nous avions reconnu dans la sentinelle un matelotparticulièrement ami de Bob, et qui, au fond du cœur, était trèsdisposé, nous en étions certains, à cacher notre petite escapade.Je me retournai donc vers lui, croyant qu’il avait malentendu :

– Vous avez mal compris, Patrick, luicriai-je ; nous sommes du bâtiment et nous y rentrons, James,Bob et moi. Ne reconnaissez-vous pas ma voix ? Je suis JohnDavys.

– Au large ! cria Patrick d’une voix siforte et si impérieuse, qu’il était évident qu’une troisièmeinterpellation du même genre réveillerait tout le bâtiment ;aussi Bob, comprenant le danger, se remit-il aussitôt à ramer sansl’attendre.

Nous comprîmes son intention, et nous luifîmes, en silence, un signe de tête pour lui indiquer que nousl’approuvions. Son intention était de se mettre hors de vue dubâtiment ; puis, comme nous avions échoué à bâbord, ilvoulait, en décrivant un cercle et en se rapprochant avec desprécautions plus grandes encore que la première fois, voir si nousne serions pas plus heureux à tribord. En conséquence, une foishors de vue, nous nous arrêtâmes un instant pour envelopperl’extrémité des avirons avec nos mouchoirs de poche et une petitevoile que nous déchirâmes en deux parties ; puis, cesprécautions prises, Bob se remit à ramer si sourdement, quenous-mêmes n’entendions pas le bruit que nous produisions, et quele sillon de feu que nous laissions après nous pouvait seul nousdénoncer. Nous nous applaudissions de ce stratagème, grâce auquelnous espérions enfin rentrer à bord, lorsque, arrivés à cinquantepas du bâtiment, nous vîmes le fusil du soldat de marine ensentinelle à tribord passer du mouvement à l’état fixe ; et,au bout d’un instant, cette nouvelle interpellation arriva jusqu’ànous :

– Ohé ! de la barque, quevoulez-vous ?

– Rentrer à bord, pardieu ! réponditJames, qui commençait comme moi à s’impatienter du manège qu’onnous faisait faire.

– Au large ! cria la voix.

– Mais, que diable ! dis-je à mon tour,reconnaissez-nous donc une fois pour toutes, nous ne sommes pas despirates.

– Au large ! répéta la sentinelle.

Nous ne tînmes aucun compte del’avertissement, et nous fîmes signe à Bob de continuer de ramervers le bâtiment.

– Au large ! répéta une troisième fois lasentinelle en abaissant son fusil vers nous ; au large, ou jefais feu.

– Il y a du M. Burke là-dessous, murmura Bob.Croyez-moi, monsieur John, obéissons ; c’est ce que nous avonsde mieux à faire.

– Et quand donc pourrons-nous rentrer ?demandai-je au soldat.

– Au quart du matin, répondit celui-ci ;il fera jour.

C’était encore quatre heures à attendre ;mais il n’y avait pas d’observations à faire ; nous prîmesdonc notre parti, et, en quelques coups de rames, nous noustrouvâmes à la distance exigée. Bob nous proposa alors de nousconduire au rivage, où nous serions mieux, pour reposer un instant,que dans notre barque ; mais la compagnie que nous y avionstrouvée nous avait dégoûtés de la terre ferme pendant la nuit. Nouspréférâmes donc rester au milieu du Bosphore. Notre punition,réduite à cette halte nocturne, n’eut pas été bien grande, vu labeauté du ciel et la douceur de l’atmosphère ; mais lespréliminaires nous avaient appris que nous devions nous attendre àquelque chose de plus sérieux ; du caractère dont nousconnaissions M. Burke, ce quelque chose, qui n’était encore pournous que de l’inconnu, ne laissait pas que d’être assez inquiétant.Aussi, malgré la beauté du paysage, sur lequel l’aurore se leva, etqui en tout autre moment, éclairé ainsi aux premiers rayons dusoleil, m’eût, pour mon compte, jeté dans l’extase, nous passâmesquatre des plus mortelles heures d’attente que le temps ait jamaissonnées. Enfin un coup de sifflet nous apprit que le moment derelever le quart était arrivé, et nous nous rapprochâmes duvaisseau, qui, cette fois, nous laissa faire sans aucun signeextérieur d’hostilité.

En arrivant sur le pont, la première personneque nous aperçûmes fut M. Burke en grand uniforme, à la tête ducorps d’officiers, qui semblait rassemblé en conseil de guerre.Comme notre escapade était tout bonnement de celles que l’on punit,chez les midshipmen, par quelques jours de prison, et, chez lesmatelots, par quelques coups de fouet, nous ne pûmes croire d’abordque c’était pour nous qu’on avait déployé un si formidableappareil. Mais nous fûmes bientôt détrompés, et nous vîmes que M.Burke avait l’intention de nous faire les honneurs de ladésertion ; aussi, à peine eûmes-nous mis le pied sur le pont,que, se croisant les bras et nous regardant de cet œil que l’espoird’imposer un châtiment faisait toujours briller chez lui d’unelueur étrange :

– D’où venez-vous ? nous dit-il.

– De terre, monsieur, répondis-je.

– Qui vous a donné permission ?

– Vous savez monsieur, que j’étais du cortègede M. Stanbow.

– Mais, comme les autres, vous deviez êtrerentré à dix heures, et tout le monde est rentré, excepté vous.

– Nous nous sommes présentés à minuit, on arefusé de nous laisser monter.

– Rentre-t-on, sur un bâtiment de guerre, àminuit ?

– Je sais, monsieur, que ce n’est pas l’heurehabituelle ; mais je sais aussi qu’il est certainescirconstances où la discipline est moins sévère.

– Avez-vous une permission ducapitaine ?

– Non, monsieur.

– Vous garderez les arrêts quinze jours.

Je m’inclinai en signe d’adhésion ; maisje restai pour attendre ce qui serait décidé à l’égard de James etde Bob.

– Et vous, monsieur, dit, en souriant de sonsourire de démon, M. Burke, qui, ayant fini avec moi, commençaitd’entreprendre James, étiez-vous aussi de l’escorte ducapitaine ?

– Non, monsieur, répondit James ; aussije ne cherche pas d’excuses, je suis coupable d’avoir été à terresans permission. J’ai mérité d’être puni : punissez-moidonc ; seulement, punissez-moi pour deux.

– Ah ! ah ! murmura M. Burke entreses dents, il paraît que nous allons avoir une scène de Pythias etDamon[27].

Puis, à haute voix :

– Et pourquoi vous punirais-je pour deux, s’ilvous plaît ?

– Parce que c’est moi, monsieur, qui, sous maresponsabilité, ai emmené Bob.

– Sous votre responsabilité ? dit M.Burke en souriant de cette façon méprisante qui n’appartenait qu’àlui, la responsabilité d’un midshipman !…

James se mordit les lèvres jusqu’au sang, maisne dit pas un mot, quoique M. Burke, avec intention, lui laissâttout le temps de répondre.

– Alors, voilà tout ce que vous avez à direpour votre défense ? continua le lieutenant après un moment desilence.

– Oui, monsieur, répondit James.

– Vous garderez les arrêts pendant un mois, etBob recevra vingt coups de fouet.

– Monsieur, dis-je alors en m’avançant vers M.Burke, pourrais-je obtenir de vous la faveur d’un entretienparticulier ?

Il me regarda avec étonnement, et commesurpris de ma hardiesse.

– Qu’avez-vous à me dire ? medemanda-t-il.

– Des choses qui pourront peut-être changervotre décision.

– À votre égard ?

– Non, monsieur, à l’égard de James et deBob.

– Et ces choses sont si secrètes, qu’elles ontbesoin du tête-à-tête ?

– Je crois, du moins, convenable de ne vousles dire qu’ainsi.

– Veuillez me suivre, monsieur ; jedescends à la cabine, et, là, je vous écouterai.

Il fit quelques pas vers la dunette ;puis, se retournant, et s’adressant aux soldats de marine, endésignant alternativement James et Bob :

– Conduisez monsieur à sa chambre, et mettezune sentinelle à sa porte. Jetez-moi ce drôle dans la fosse auxlions, et mettez-lui les fers aux pieds et aux mains. Puis, seretournant avec la même tranquillité que s’il venait de dire lachose la plus simple, il descendit, marchant devant moi, etsifflotant un de ces airs qui n’existent pas.

Je le suivais, je l’avoue, sans aucun espoird’en rien obtenir pour mes pauvres amis ; mais je sentais que,pour l’acquit de ma conscience, je devais cependant essayer cedernier moyen. Arrivé dans la cabine, M. Burke s’arrêta, et,demeurant debout pour m’inviter à la brièveté :

– Parlez, monsieur, me dit-il ; nousvoilà seuls, et je vous écoute.

Alors je lui racontai dans tous ses détails lacause de mon absence ; comment j’avais reçu un rendez-vous quej’avais d’abord cru une intrigue d’amour ; puis comment leschoses avaient pris un tour romanesque, et amené un dénouementtragique. Je lui exposai enfin le dévouement de James et de Bob,qui, craignant pour moi, avaient préféré risquer une punition, maisavaient voulu être à même de me prêter secours, si besoinétait.

M. Burke m’écouta dans le plus profondsilence ; puis, lorsque j’eus fini :

– Tout cela est fort touchant, sans doute, medit-il avec son méchant sourire ; mais Sa Majesté Britanniquenous a envoyés à Constantinople, monsieur, pour tout autre choseque pour faire les chercheurs d’aventures et les chevalierserrants. Partant, vous trouverez bon que votre récit, toutintéressant qu’il est, ne change rien à la décision que j’airendue.

– Non, sans doute, à mon égard, monsieurBurke ; mais punirez-vous, chez James et chez Bob, un excès dedévouement ?

– Je punirai, répondit M. Burke en pâlissant,comme il le faisait à la moindre contrainte, toute infraction auxrègles de la discipline.

– Quelle que soit la cause qui l’aitamenée ?

– Quelle qu’elle soit.

– Permettez-moi de vous dire, monsieur, quevous agissez, ce me semble, sous l’empire d’un sentiment exagéré devos devoirs, et que, si j’avais affaire au capitaine au lieud’avoir affaire à vous…

– Malheureusement, monsieur, répondit lelieutenant avec son éternel sourire, vous avez affaire à moi, etnon à lui ; M. Stanbow est resté à terre, et, en son absence,c’est moi qui suis maître à bord ; or, comme maître souverain,je vous ordonne de vous rendre à votre chambre, et d’y prendre lesarrêts.

– Vous savez bien que, quant à moi, je nerefuse pas, et que, si je vous demande grâce, c’est pour James etpour Bob.

– M. James, au lieu d’un mois, restera sixsemaines aux arrêts ; et Bob, au lieu de vingt coups de fouet,en recevra trente.

Ce fut moi qui devins affreusement pâle à montour. Cependant, me maîtrisant encore :

– Monsieur Burke, lui dis-je, ce que vousfaites là est injuste.

– Un mot de plus, me répondit-il, et je doublela dose.

Je fis un pas vers lui.

– Mais, monsieur Burke, lui dis-je, vous medéshonorez ! Mes amis, en voyant augmenter leur punition sansavoir rien fait pour cela, croiront que je suis descendu avec vouspour faire contre eux quelque délation infâme ?Punissez-moi ! punissez-moi doublement, mais pas eux, degrâce !

– Assez, monsieur. Sortez !

– Mais…

– Ah ! s’écria M. Burke en levant sacanne.

Ce qui se passa en moi à la vue de ce gesteest impossible à décrire. Je sentis tout mon sang, qui, un instantauparavant, avait reflué vers mon cœur, s’élancer à mon visage. Sij’eusse cédé à mon premier mouvement, je me fusse élancé sur lui etje l’eusse poignardé ; mais l’ombre du malheureux David passaentre lui et moi comme une apparition protectrice ; je poussaiun cri étouffé, qui ressemblait à un rugissement, et je m’élançaihors de la cabine. En ce moment, c’était un bienfait pour moi queces arrêts forcés. J’avais besoin d’être seul.

À peine me trouvai-je dans ma chambre, que jeme jetai la face contre terre en m’enfonçant les mains dans lescheveux, et que je restai immobile et comme anéanti, ne donnantd’autre signe d’existence qu’une espèce de râlement sourd quis’échappait des plus profondes cavités de ma poitrine ; puis,au bout de je ne sais combien de temps, car tout calcul de duréem’était impossible dans l’état violent où je me trouvais, je merelevai lentement, en souriant à mon tour, car la possibilité d’unevengeance venait de s’offrir à moi.

Je fus tellement absorbé tout le jour parcette idée, que je ne touchai point à la nourriture qu’on m’envoya,et que je passai la nuit sur ma chaise. Cependant, en apparence,j’étais calme, et le matelot qui vint m’apporter mon déjeuner neput rien connaître de ce qui se passait en moi. Pour ne luiinspirer, au reste, aucun soupçon, je mangeai devant lui, tout enlui demandant si M. Stanbow était de retour à bord. Il était revenula veille, et avait paru peiné de notre double condamnation. Aureste, pour punir, autant que la chose était en eux, le lieutenantde son nouveau jugement contre nous, qu’ils regardaient comme uneinfamie, tous les officiers du bâtiment l’avaient mis enquarantaine. Cette démonstration me fit plaisir ; car elle meprouva que tous, à bord, jugeaient la conduite de M. Burke ainsique je l’avais jugée moi-même, et je me sentis affermi dans larésolution que j’avais prise.

Maintenant, je dois expliquer à ceux de meslecteurs qui ne sont pas au fait de la vie maritime, ce qu’onappelle, à bord d’un bâtiment, mettre un officier enquarantaine.

Lorsqu’un supérieur, par un caractèreintolérable ou par une rigueur exagérée, a indisposé contre lui sessubordonnés, ces derniers, qui ne peuvent lui rendre les punitionsqu’il leur inflige, en ont inventé une dont ils disposent et quiest peut-être plus cruelle qu’aucune de celles qui sont dans lecode militaire. Ils se réunissent en espèce de conseil de guerre,et, là, ils déclarent leur officier en quarantaine pour un tempsplus ou moins long. Il faut néanmoins que le jugement soit rendu àl’unanimité ; car tous doivent concourir à l’application de lapeine qu’il porte.

Or, voici ce que c’est que cechâtiment :

Du moment qu’un officier est en quarantaine,c’est un paria, un lépreux, un pestiféré. Personne ne l’approcheque pour les besoins du bâtiment, et ne lui répond que par lesparoles strictement nécessaires au service. S’il tend la main, onreste les bras croisés ; s’il offre un cigare, onrefuse ; s’il vient sur l’avant, on passe à l’arrière. Àtable, on ne lui présente rien ; tout s’arrête à son voisin degauche ou à son voisin de droite ; il est obligé de demanderou de prendre. Or, comme la vie, à bord d’un bâtiment, n’est passemée de distractions bien variées, on peut juger, au bout d’uncertain temps, ce qu’a de mortel une pareille punition : c’està vous faire devenir fou, c’est à vous rendre enragé : aussi,ordinairement, l’officier cède-t-il. Alors tout rentre dans l’ordreaccoutumé ; il redevient un homme et remonte au rang decitoyen jouissant de ses droits civils ; il cesse d’être uneexception et rentre dans la vie commune. Mais, s’il persiste, nulne se relâche, et tant que dure l’entêtement, dure laquarantaine.

Du caractère dont on connaît M. Burke, ondevine facilement que ce ne devait pas être lui qui céderait lepremier. D’ailleurs, cette mesure prise vis-à-vis d’un tel hommeoffrait bien peu de changement dans son existence. Mais là n’étaitpoint la question ; la question était dans l’audace que l’onavait eue d’appliquer à un officier supérieur une peine qui,ordinairement, ne s’inflige pas au-dessus du grade de secondlieutenant. Aussi M. Burke en devint-il encore, s’il étaitpossible, plus sombre et plus sévère.

Quant à moi, ma solitude ne faisait quem’entretenir dans une seule pensée. Parfois, au souvenir inattendude l’offense que M. Burke m’avait faite, je sentais mon cœur seserrer et le sang me monter au visage ; d’autres fois, il estvrai, je sentais s’affaiblir ma résolution, et je cherchais desexcuses à cette conduite brutale et haineuse. J’étais dans cettedisposition chrétienne le jeudi qui suivit ma réclusion et quidevait amener la punition de Bob. Je m’étais même promis que, si M.Burke lui faisait grâce de la moitié de sa peine, je lui feraisgrâce, moi, de toute ma vengeance.

C’était une espèce de terme moyen que j’avaisadopté pour concilier mon orgueil avec ma raison. J’attendis doncce jour avec une certaine inquiétude ; car il devaitm’affermir dans ma résolution ou me la faire oublier. Ce jourarriva. J’entendis, au bruit des pas mesurés des soldats de marine,qu’ils se rendaient à l’exécution. Elle fut assez longue : ily avait cinq ou six matelots à punir. C’est ce qui arrivaittoujours, lorsque M. Burke avait été chargé d’un intérim. Quelquescris parvinrent jusqu’à moi ; mais je connaissais trop Bobpour ne pas être bien certain que ce n’était point lui qui donnaitcette marque de faiblesse. Enfin j’entendis de nouveau le bruit despas des soldats qui redescendaient dans la batterie de trente-six.Tout était fini ; mais je ne pouvais rien savoir avant uneheure ; car c’était à une heure seulement que le matelotm’apportait mon dîner.

Ce jour-là, justement, le matelot de gardeauprès de moi était Patrick, le même qui avait reçu l’ordre detirer sur nous, si nous approchions du bâtiment ; cet ordre,auquel il avait été forcé d’obéir, lui avait été donné par M.Burke, dès qu’il avait su que le capitaine restait à terre, et queje n’étais pas porté sur la liste de ceux qui étaient demeurésauprès de lui. Dès le matin, le pauvre garçon m’avait fait sesexcuses sur cette sévérité de la consigne, à laquelle il n’avaitrien pu adoucir ; et je lui avais dit de me rendre compte del’exécution, ajoutant que j’espérais bien que Bob ne recevrait pasles vingt coups auxquels, dans un premier mouvement de colère, M.Burke l’avait condamné. Le fait est que, soit capitulation deconscience, soit difficulté de croire à une pareille sévérité,j’avais fini par demeurer convaincu que cela se passerait comme, aufond du cœur, je désirais que cela se passât ; aussi, lorsquePatrick parut, je le regardai d’un air presque riant :

– Eh bien, lui dis-je, comment cela a-t-ilfini, mon garçon ?

– Mal pour le pauvre Bob, monsieur John.

– Comment, aurait-il reçu les vingt coupsauxquels il était condamné ?

– Trente, monsieur John, trente.

– Trente coups de fouet ?m’écriai-je ; mais il n’était condamné qu’à vingt !

– Je le pensais comme vous, Votre Honneur, ettout le monde le pensait comme moi ; Bob même ne se doutaitpas du supplément qui l’attendait. Quand il eut reçu, après avoirbien soufflé, ce qu’il croyait son contingent, il voulut serelever ; mais le prévôt d’armes lui présenta son compte, etil vit qu’il avait un boni de dix coups sur lequel il ne comptaitpas.

– Et il n’a pas réclamé m’écriai-je.

– Si fait ! mais tout ce qu’il y a gagné,c’est de savoir d’où lui venait la gratification.

– Et d’où lui venait-elle ?

– Dame, je ne sais pas si c’est vrai : onlui a dit que c’était à vous qu’il en avait l’obligation ;alors, il s’est recouché en disant : « En ce cas, c’estautre chose ; tout ce qui vient de M. John est le bienvenu.Frappez ! »

– Oh ! m’écriai-je, et tu es certain queBob a reçu trente coups de fouet ?

– Pardieu ! je les ai comptés les unsaprès les autres. D’ailleurs, vous pourrez demander à Bob, lapremière fois que vous le verrez ; je suis sûr qu’il a retenuson total, lui.

– C’est bien, dis-je ; merci, Patrick. Jesais tout ce que je voulais savoir.

Le matelot, qui était loin d’attacher à cesmots un autre sens que celui qu’ils paraissaient avoir, s’inclinaet sortit.

M. Burke était condamné.

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