Les Aventures de John Davys

Chapitre 33

 

Un désir du pacha était un ordre ; jem’inclinai donc en signe de consentement, et, comme l’heure étaitarrivée où il devait partir, nous descendîmes dans la premièrecour. Au moment où nous y entrâmes, un Bohémien se précipita dutoit sur le pavé en criant :

– Que je prenne le malheur qui pourraitt’arriver, seigneur !

Je jetai un cri et me retournai, avec effroi,de ce coté, pensant que cet accident était le résultat d’uneimprudence ; mais Ali me détrompa : c’était un esclavequi se dévouait. Ali envoya ses pages savoir si le Bohémien s’étaittué, et l’on revint lui dire que le malheureux avait les deuxjambes cassées, mais qu’il vivait encore. Alors il lui assigna deuxparas par jour pour tout le reste de sa vie ; puis il continuasa route, sans s’informer davantage du blessé. Dans la secondecour, nous trouvâmes sa calèche ; Ali s’y coucha plutôt qu’ilne s’y assit, ayant à ses pieds un petit nègre qui lui soutenait letuyau de son narghilé. Quant à moi, on me présenta un chevalmagnifique, tout harnaché de velours et d’or. C’était un don dupacha, en retour de mon présent.

Les Tartares, à cheval, prirentl’avant-garde ; les Albanais marchèrent à pied aux deux côtésde la voiture ; les Delhis et les Turcs formaientl’arrière-garde, et nous traversâmes ainsi Janina. À la moitié àpeu près du chemin qui séparait le palais des portes, et un endroitoù l’une des roues allait tomber dans une ornière transversale, unGrec, qui depuis quelque temps marchait à la portière, se jeta danscet enfoncement, comblant l’ornière avec son corps, afin que lepacha ne sentît pas la secousse. Je voulus me précipiter, croyantque le pied avait manqué à ce malheureux ; mais deux Albanaisme retinrent, et la voiture lui passa sur la poitrine. Je lecroyais écrasé ; mais il se releva en criant :

– Gloire à notre seigneur, le sublimeAli !

Et le sublime Ali lui fit, comme à soncompagnon le Bohémien, une rente d’une ogue de pain par jour.

Aux portes, nous trouvâmes une nouvelleexposition de têtes. L’une d’elles était fraîchement coupée, et lesang de son cou découlait goutte à goutte, et avec une lenterégularité, sur l’épaule d’une femme assise au pied du poteau.Cette malheureuse, presque nue, et voilée seulement de ses longscheveux, avait le front posé sur ses deux genoux et les mainsappuyées sur sa tête. Deux beaux enfants, qui paraissaient êtrejumeaux, se roulaient à ses pieds. Malgré le bruit que nous fîmesen passant, elle ne leva pas même les yeux sur nous, tant sadouleur était profonde et l’isolait du reste de la terre. Ali, deson côté, la regarda avec la même indifférence qu’il eût regardéune chienne et ses petits.

Nous allâmes d’abord à Libaôvo : làs’était retirée Chaïnitza, en attendant le jour de la vengeance.Nous descendîmes au palais. Les traces de deuil avaientdisparu ; les appartements, un instant tapissés de tentureslugubres, étalaient de nouveau leur luxe habituel, et Chaïnitzatenait sa cour comme au jour de ses prospérités maternelles. Notrearrivée fut célébrée par un grand festin, auquel présida le vieuxpacha, et où le partage des victimes fut fait entre lui et sa sœur.Ali se chargea des hommes, et Chaïnitza des femmes ; puis nouspartîmes pour Chendrya.

Chendrya est un nid d’aigle au faîte d’unrocher ; bâti sur la rive droite du Célydnus, il domine auloin la vallée de Drynopolis, et, du haut de ses tours crénelées,on aperçoit la ville de Cardiki, dont les maisons blanches, aumilieu d’un bois d’oliviers à la verdure sombre, semblent une voléede cygnes qui, fatiguée de son voyage aérien, s’est posée auxflancs d’une montagne. Au delà s’étendent les défilés Antigoniens,les échelles de Moursina et le territoire entier de l’Argyrène. Cefut là qu’Ali s’abattit comme un oiseau de proie ; ce fut làqu’il assigna à son tribunal de mort cette malheureuse nation,établie depuis plus de deux mille cinq cents ans au milieu desrochers de l’Acrocéraune. Dès le jour de notre arrivée, ses hérautstraversèrent la longue vallée de Drynopolis et montèrent àCardiki ; ils allaient y publier, au nom du pacha, uneamnistie générale, ordonnant en même temps que tous les individusmâles, depuis l’âge de dix ans jusqu’à celui de quatre-vingts,eussent à se rendre à Chendrya, pour y entendre, de la bouche mêmede Son Altesse le valici des Albanies, la déclaration qui assuraitleur vie et leur liberté.

Et cependant, malgré ce serment, dans lequeltoutes les choses saintes avaient été prises à témoin, une vagueterreur s’empara de ces malheureux, auxquels Ali promettait troppour qu’il eût envie de tenir. Le pacha lui-même avait peine àcroire à leur confiance. Il avait fait tendre un dais et porter descoussins sur la tour la plus élevée, et là, comme un aigle au hautde son rocher, les yeux fixés sur la ville, il attendaitimpatiemment, froissant entre ses doigts son chapelet de perles.Enfin, il jeta un cri de joie en apercevant la tête d’une colonnequi sortait par une des portes. Quoiqu’il n’eût mandé que leshommes, les femmes les accompagnaient, afin de ne les quitter quele plus tard possible, car chacun, au fond du cœur, avait unpressentiment sourd de quelque grande catastrophe. À mille pas dela ville, à peu près, nous vîmes ces hommes, invaincus depuisvingt-cinq siècles, déposer leurs armes, et, en même temps, commes’ils eussent senti qu’ils ne pouvaient plus les défendre, renvoyerleurs femmes et leurs enfants. Tout éloigné qu’il était d’eux, Aliput comprendre leur désespoir ; et, de ce moment, comme iln’avait plus à craindre qu’ils lui échappassent, sa figure pritcette expression de calme et de sérénité qui faisait de lui un desplus beaux types orientaux qu’il fût possible de voir. Enfin,maris, femmes et enfants se séparèrent ; les femmes restèrentdebout et immobiles ; les hommes, continuant la route,traversèrent le Célydnus grossi par les pluies, se retournèrentpour voir encore Cardiki, saluèrent, de leurs yeux et de leursgestes, les foyers où leurs pères étaient morts et où leurs filsétaient nés ; puis ils s’enfoncèrent dans un défilé tortueuxqui conduit à Chendrya. Alors les soldats poussèrent les femmesdevant eux, comme un troupeau, et les forcèrent à rentrer dans laville veuve, dont ils fermèrent les portes, comme celles d’uneprison.

Quant à Ali, il suivait avidement des yeuxcette longue colonne qui s’approchait de lui, se tordant selon lesreplis du ravin où elle était engagée, et dont les vêtements, toutbrodés d’or, scintillaient au soleil comme les écailles d’unimmense serpent. À mesure qu’elle approchait, ses yeux prenaientune expression de douceur étrange. S’étudiait-il à les tromper, oula joie de sa vengeance, près de s’accomplir, donnait-elle cetteexpression décevante à son visage ? C’est ce que ne pouvaitdire celui qui le voyait pour la première fois ; mais il enétait ainsi, et, encore inhabitué à cette dissimulation profonde del’Orient, je ne pouvais croire que le pacha nourrit les mêmespensées de meurtre avec lesquelles il était parti. Enfin, voyant latête de la colonne des Cardikiotes s’approcher de la forteresse, ildescendit de la tour et alla au-devant d’eux jusqu’à laporte ; derrière lui se rangèrent Omer, l’exécuteur passif deses volontés, et quatre mille soldats aux armes étincelantes. Lesplus vieux des Cardikiotes s’avancèrent, et, courbant leur frontdans la poussière, ils demandèrent grâce : grâce pour eux,grâce pour leurs femmes, grâce pour leur ville, appelant Ali leurmaître et implorant sa pitié au nom de ses fils, de sa femme et desa mère. Alors, comme s’il eût voulu me donner une leçon complètede cette terrible dissimulation orientale, qui a fait dire àMachiavel que, pour apprendre à faire de la politique, il fautl’aller étudier à Constantinople, les yeux d’Ali se mouillent delarmes, et, relevant les suppliants avec douceur, il les appelleses frères, ses fils et les bien-aimés de sa mémoire ; sesregards plongent dans leurs rangs, et il reconnaît d’ancienscompagnons de guerre ou de plaisir ; il les appelle, lescaresse, leur serre la main, s’informe auprès d’eux quels jeunesgens sont nés et quels vieillards ont disparu depuis cette époque.Il promet aux uns des places, aux autres des traitements, à ceux-cides pensions, à ceux-là des grades ; il choisit plusieursenfants des plus nobles et des plus beaux pour être admis dans lecollège de Janina ; puis, enfin, il les congédie à regret,s’attendrit encore, les retient, semble ne pouvoir se séparerd’eux, et termine cette étrange et cruelle comédie en leur disantde se retirer dans l’enceinte d’un caravansérail voisin, où il lessuivra bientôt, leur dit-il, pour commencer d’exécuter lespromesses qu’il leur a faites[57].

Les Cardikiotes obéissent, rassurés par tantde démonstrations amicales, et s’acheminent vers le caravansérail,situé dans la plaine, au bas de la forteresse. Ali les regardes’éloigner, et, à mesure qu’ils s’éloignent, son visage reprend uneexpression de férocité mortelle ; puis, lorsqu’ils sont tousentrés, que les portes sont fermées derrière eux et qu’il les voitdésarmés et timides comme des moutons dans un parc, il bat desmains, jette un cri de joie, demande son palanquin, et descend lapente rapide de la montagne, porté sur les épaules des ses fidèlesValaques, trouvant qu’ils marchent trop lentement au gré de savengeance, et les excitant, comme des bêtes de somme, avec le gesteet avec la voix.

Au bas de la pente rocheuse était une espècede trône couvert d’un matelas en brocart d’or et de cachemiresprécieux : ce fut sur cette chaise roulante que s’étendit lepacha, tandis que ses gardes, sans savoir où il les menait,suivaient à grande course le galop de ses chevaux. Arrivé aucaravansérail, Ali s’arrête, se soulève sur ses coussins, du hautdesquels il domine l’intérieur du parc où sont renfermés lesCardikiotes, pareils à un troupeau qui attend le boucher ;puis, lâchant la bride à ses chevaux, il fait deux fois au galop,le tour de l’enceinte, plus terrible et plus implacable qu’Achilledevant Troie ; et, certain que nul ne peut lui échapper, il selève tout debout, arme sa carabine, et crie : Tue ! enlâchant au hasard le coup au milieu de la troupe captive, et endonnant lui-même le signal du carnage.

Le coup retentit, un homme tomba ; unelégère fumée, pareille à un nuage flottant, monta vers le ciel.Mais les gardes restèrent immobiles, désobéissant, pour la premièrefois, à un ordre du pacha, tandis que les malheureux Cardikiotes,comprenant enfin à quel sort ils étaient réservés, s’agitaientconfusément entre leurs murailles, où avait déjà pénétré un premiermessager de mort. Ali crut que ses fidèles tchoadars n’avaientpoint entendu ou avaient mal compris, et il répéta, d’une voixtonnante :

– Vras ! vras ! (tue !tue !)

Mais ce cri resta sans autre écho que legémissement de terreur qu’il éveilla parmi les prisonniers, et lesgardes du pacha, posant leurs armes toutes chargées à terre,déclarèrent, par l’organe de leur chef, que des mahométans nepouvaient tremper leurs mains dans le sang d’autres mahométans. Aliregarda Omer d’un visage si étonné, que celui-ci s’en épouvanta, etcourut comme un insensé dans les rangs des gardes, répétant l’ordredu pacha ; mais aucun n’obéit, et, au contraire, le motgrâce se fit entendre, répété par plusieurs voix.

Alors Ali fit un geste terrible pour commanderqu’on s’éloignât ; les tchoadars obéirent, laissant leursarmes sur la place qu’ils abandonnaient, et le pacha fit approcherles chrétiens noirs, qu’il avait à son service et qu’on appelaitainsi d’un camail sombre qui leur recouvrait la tête. Ceux-cis’avancèrent d’un pas lent, et lorsqu’ils eurent pris la place desgardes :

– C’est à vous, braves Latins, s’écria Ali,que j’accorde l’honneur d’exterminer les ennemis de votrereligion ; frappez au nom de la croix, frappez au nom duChrist ; tuez ! tuez !

Un long silence succéda à ces paroles ;puis un murmure confus se fit entendre, pareil au bruissement desvagues de la mer, et une seule voix lui succéda, mais forte, maissonore, mais sans un seul accent de crainte, et l’on entendit cesmots, prononcés par André Gozzolouri, commandant le corpsauxiliaire des Latins :

– Nous sommes des soldats et non desbourreaux. Avons-nous jamais fui devant l’ennemi, ou commis quelquelâcheté, pour être rabaissés au rang d’assassins ? Demande auxgoks de Scodra, vizir Ali, demande au chef du drapeau rouge, etqu’il dise si jamais aucun de nous a reculé devant la mort ?Rends aux Cardikiotes les armes qu’on leur a enlevées, ordonne-leurde sortir en rase campagne ou de se défendre dans leur ville ;commande alors, et tu verras comment tu seras obéi. Mais,jusque-là, cesse d’invoquer la diversité de nos croyances :tout homme désarmé est notre frère.

Ali rugit comme un lion. Il ne pouvait leségorger tous de sa main, car sans cela il n’eût cédé la tâche àpersonne ; il regarda donc autour de lui, cherchant à quiremettre son mandat de meurtre. Alors un Grec s’approcha de lui, secoucha au pied de son trône, baisa la poussière, et, redressant satête comme eût fait un serpent :

– Seigneur, lui dit-il d’en bas, je t’offremon bras ; que tes ennemis périssent !

Ali poussa un cri de joie, l’appela sonsauveur, son frère, lui jeta sa bourse, et, tendant vers lui sacarabine, signe du commandement, il lui dit de se hâter et deréparer le temps perdu.

Athanase Vaïa appela les valets de l’armée, etparvint à réunir cent cinquante hommes : avec cette troupe, ilenveloppa l’enclos ; à un moment donné, Ali éleva sahache ; cent hommes firent feu, du couronnement des mursqu’ils avaient escaladés sur les sept cents Cardikiotesenfermés ; aussitôt, rejetant leurs fusils déchargés, ilsprirent les nouveaux fusils que leur passèrent ceux qui étaient enbas, et, avant que les prisonniers eussent vu d’où venait lafoudre, ils firent une nouvelle décharge, à laquelle, avec la mêmerapidité, succéda une troisième. Alors ceux qui restaient deboutessayèrent, par tous les moyens possibles, d’échapper à cetteboucherie. Les uns se ruèrent contre les portes, qu’ils tentèrentd’enfoncer, mais elles étaient solidement barrées au dehors ;les autres bondirent le long des murs, comme des jaguars, essayantde les franchir mais ces murs étaient défendus par des hommesarmés ; les Cardikiotes n’avaient point d’armes, et ce fut letour des poignards, des yatagans et des haches. Repoussés de touscôtés, les prisonniers reculèrent vers le centre et se trouvèrentde nouveau réunis en masse ; de nouveau Ali leva sa hache, etla fusillade recommença : alors ce ne fut plus qu’une chassedans un cirque, où des malheureux essayaient d’échapper à lajustesse du plomb par la rapidité de leur course ; elle duraquatre heures. Enfin, de tous ceux qui étaient sortis le matin dela ville, sur la foi d’une promesse sainte, pas un ne resta debout,et la troisième génération tout entière paya le crime que, soixanteans auparavant, ses aïeux avaient commis.

Comme cette boucherie finissait, on vit passerau flanc de la montagne, pareilles à une longue file de fantômes,les mères, les femmes et les filles de ceux qu’on venaitd’assassiner ; elles étaient conduites à Libaôvo, selon letraité fait entre Ali et sa sœur, et on les voyait, en marchant, setordre les bras et s’arracher les cheveux, car elles entendaient lafusillade, les cris, et elles ne pouvaient avoir aucun doute surl’objet du massacre. Bientôt elles entrèrent dans une sombre ettortueuse vallée qui conduit de Chendrya à Libaôvo, et où ellesdisparurent, les unes après les autres, comme des ombres quidescendent dans l’enfer. J’avais été obligé d’assister à toutecette horrible exécution sans pouvoir rien pour cesmalheureux ; je n’essayai pas même d’intercéder pour eux, tantils étaient visiblement condamnés d’avance par une longue etimmuable résolution. Mais lorsque tout fut fini, lorsque Alirespira, certain que tous ses ennemis étaient morts, je m’approchaide lui, aussi pâle que ceux qui étaient couchés devant nous, et luidemandai l’escorte qu’il m’avait promise et le sauf-conduit qu’ildevait me donner ; mais il me répondit que son sceau étaitresté à Janina, et que ce n’était que de cette ville qu’il comptaitme rendre ma liberté. Il n’y avait rien à répondre ; cet hommetenait la clef de la porte qui devait me conduire à Fatinitza, etj’étais décidé à arriver à elle, dussé-je, comme Dante pour arriverà Beatrix passer par l’enfer. Les assassins descendirent dans lecaravansérail, tâtèrent les corps avec la pointe de leurspoignards, pour s’assurer qu’ils étaient bien morts, et tout ce quirespirait encore fut achevé. Alors Ali fit choisir les chefs, et,les faisant lier les uns aux autres, il en forma des trains decadavres pareils aux trains de bois qui descendent nos rivières, etles fit jeter dans le Célydnus, afin qu’entraînés de ce fleuve dansle Laous, ils portassent, depuis Tébelin jusqu’à Apollonie, lanouvelle de sa vengeance ; puis, laissant les autres exposés,il ordonna que les portes du caravansérail restassent ouvertes,afin qu’ils devinssent la proie des loups et des chacals, que nousentendions hurler dans la montagne, à l’odeur du sang.

Le soir, nous partîmes : notre marcheétait silencieuse comme celle d’un convoi funéraire ; lestchoadars et les chrétiens noirs portaient leurs fusils renversésen signe de deuil ; Ali lui-même, pareil à un lion repu,cuvait son sang, couché dans le palanquin porté sur les épaules deses Valaques. Nous marchions dans une nuit sombre comme nospensées, quand tout à coup, au détour d’une montagne, nousaperçûmes une grande lueur et nous entendîmes de grands cris :c’était le festin de la lionne après le repas du lion ; Aliavait fini son œuvre, Chaïnitza commençait la sienne. Nouscontinuâmes notre route ; un immense bûcher, élevé devant laporte de Libaovo, nous servait de phare, et, à sa lueur, nousvoyions, dans le cercle de lumière qu’il répandait, se débattre etse tordre des ombres ; nous avançâmes sans qu’Ali ordonnât dehâter ou de ralentir le pas. Le spectacle de la journée l’avaitblasé sur celui du soir ; enfin, nous commençâmes à voir cequi se passait. On amenait, quatre par quatre, les femmes àChaïnitza : elle leur arrachait leur voile, leur faisaitcouper les cheveux, et ordonnait qu’on taillât leurs robesau-dessus du genou ; puis elle les abandonnait aux soldats,qui les entraînaient comme un butin de ville.

Ali s’arrêta devant ce spectacle ; sasœur le vit et le salua par des cris plutôt que par desparoles ; elle semblait une Euménide, avec ses cheveux éparset ses mains sanglantes. Je ne pus soutenir ce spectacle, et je fisfaire à mon cheval quelques pas en arrière En ce moment, un cripartit du milieu des femmes, et une jeune fille, écartant sescompagnes, bondit jusqu’à moi, et, serrant mes genoux :

– C’est moi, me dit-elle, c’est moi ! neme reconnais-tu pas ? Tu m’as déjà sauvé la vie une fois, àConstantinople ; souviens-toi, souviens-toi. Oh ! je nesais pas ton nom ; mais moi, je m’appelle Vasiliki.

– Vasiliki ! m’écriai-je ;Vasiliki ? la Grecque au bouquet de diamants ? En effet,elle m’avait dit qu’elle devait se réfugier en Albanie.

– Oh ! il se souvient, il sesouvient ! Oui, c’est moi, c’est moi ! Sauve nousencore : moi, du déshonneur ; ma mère, de la mort.

– Viens, lui dis-je ; viens, je vaisessayer.

Je la conduisis vers Ali.

– Pacha, lui dis-je, je te demande unegrâce.

– Oui, grâce, grâce, vizir ! s’écriaVasiliki. Seigneur, nous ne sommes pas de cette malheureuseville ; seigneur, nous sommes des exilées de Stamboul, quin’avons jamais rien fait, ma mère ni moi, pour mériter ta colère.Seigneur, je suis une pauvre enfant ; reçois-moi au nombre detes esclaves. Je me donne à toi ; mais sauve mamère !

Le vizir se tourna vers elle ; la jeuneGrecque était vraiment sublime, dans sa pose suppliante, avec sonlong voile flottant et ses cheveux dénoués. Ali la regarda avec unœil d’une douceur étrange ; puis, lui tendant lamain :

– Comment t’appelles-tu ? luidemanda-t-il.

– Vasiliki, répondit la jeune fille.

– C’est un beau nom, et qui veut dit reine. Àcompter de cette heure, Vasiliki, tu es la reine de mon harem.Ordonne : que veux-tu ?

– Ne railles-tu pas, vizir ? demandaVasiliki toute tremblante, regardant tour à tour le pacha etmoi.

– Non, non ! m’écriai je ; Ali a uncœur de lion et non de tigre : il se venge de ceux qui l’ontoffensé, mais il épargne les innocents. Vizir, cette jeune fillen’est point de Cardiki ; il y a deux ans que je l’ai aidée àfuir de Constantinople, elle et sa mère ; ne révoque pas tesparoles.

– Ce qui est dit est dit ; rassure-toi,ma fille, répondit le pacha. Montre-moi ta mère, et mon palais mêmesera votre demeure.

Vasiliki se releva en jetant un cri dejoie ; elle s’élança de nouveau au milieu du groupe de femmes,et reparut bientôt conduisant sa mère. Toutes deux tombèrent auxgenoux d’Ali ; il les releva.

– Mon fils, me dit-il, ces deux femmes sontsous ta garde ; tu me réponds d’elles. Prends une escorte, etqu’on ne touche pas à un cheveu de leur tête.

J’oubliai tout ; je ne pensai pas auspectacle terrible de la journée, celui que j’avais sous les yeuxdisparut ; je saisis la main d’Ali et je la baisai. Puis,prenant dix hommes d’escorte, je rentrai dans Libaôvo, emmenantVasiliki et sa mère. Le lendemain matin, nous partîmes pour Janina.Au moment où nous traversions la place, un héraut criait :

– Malheur à qui donnera un asile, desvêtements ou du pain aux femmes, aux filles et aux enfants deCardiki. Chaïnitza les condamne à errer dans les forêts et lesmontagnes, et sa volonté les dévoue aux bêtes féroces, dont ilsdoivent être la proie. C’est ainsi que la fille de Khamco venge samère !

Le bruit de cette terrible exécution s’étaitdéjà répandu tout le long de la route, et chacun, tremblant pourlui-même, venait féliciter le pacha sur ce que l’on appelait sajustice. Devant les portes de Janina, il trouva ses esclaves, sesflatteurs et ses courtisans qui l’attendaient ; à peinel’eurent-ils aperçu, qu’ils firent retentir l’air d’acclamations,l’appelant le grand, le sublime, le magnifique. Ali s’arrêta pourleur répondre ; mais, au moment où il ouvrait la bouche, underviche fendit la foule et vint se poser en face de lui. Le pachatressaillit à la vue de son visage pâle et maigre et de son brasétendu. Un silence profond se répandit aussitôt sur toute cettemultitude.

– Que me veux-tu ? lui demanda Ali.

– Me reconnais-tu ? répondit lederviche.

– Oui, dit le pacha, tu es celui qu’on appellele saint des saints, tu es le scheik Yousouf.

– Et toi, répondit le derviche, tu es le tigrede l’Épire, le loup de Tébelin, le chacal de Janina. Tu ne foulespas un pan de tapis qui ne soit arrosé du sang de tes frères, detes enfants ou de ta femme ; tu ne peux faire un pas, que tune marches sur le tombeau d’un être créé à l’image de Dieu, et quine t’accuse de sa mort ; et cependant, vizir Ali, tu n’avaisencore rien fait de pareil à ce que tu viens de faire, même le jouroù tu fis jeter dans le lac dix-sept mères et vingt-six enfants.Malheur à toi, vizir Ali ! car tu viens de porter la main surdes musulmans qui, à cette heure, t’accusent auprès de Dieu. Tesflatteurs te disent que tu es puissant, et tu les crois ; tesesclaves te disent que tu es immortel, et tu les croisencore ; malheur à toi, vizir Ali ! car ta puissances’évanouira comme un souffle ; malheur à toi ! car tesjours sont comptés, et l’ange de la mort n’attend, pour frapper,qu’un signe de tête du Seigneur. Voilà ce que je te voulais, voilàce que j’avais à te dire. Malheur à toi, vizir Ali,malheur !

Il se fit un silence terrible, et chacunattendit avec anxiété, s’imaginant que la vengeance serait égale àl’insulte. Mais Ali, détachant sa propre pelisse, toute fourréed’hermine, et la jetant sur les épaules du derviche :

– Prends ce manteau, lui dit-il, et prie Allahpour moi ; car tu as raison, vieillard, je suis un grand etmisérable pécheur.

Le derviche secoua le manteau de dessus sesépaules, comme s’il eût craint d’être souillé par le contact, et yessuyant la poussière de ses pieds, il s’éloigna au milieu de lafoule, qui s’ouvrit, muette et tremblante, pour le laisser passer.Le soir même, Ali me donna l’escorte et le sauf-conduit qu’ilm’avait promis, et, le lendemain matin nous nous mîmes en routepour traverser toute la Livadie.

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