Les Aventures de John Davys

Chapitre 27

 

Il me serait difficile de dire ce qui se passaen moi pendant toute cette journée. À peine étais-je rentré, queles deux petites colombes se glissèrent sous leur jalousie etvinrent voltiger sur ma fenêtre. Tout est mystérieusementsignificatif dans un amour naissant ; je les regardai commedes messagères de Fatinitza, et j’eus le cœur plein de joie.

Après le dîner, je pris le poème d’UgoFoscolo. Je descendis à l’écurie et sellai Pretly moi-même ;puis, lui laissant suivre le sentier accoutumé, je m’acheminai versla grotte où Fatinitza devait venir le lendemain.

J’y restai une heure, dans une rêveriedélicieuse, baisant, les unes après les autres, les pages du livreque ses doigts avaient touché, que ses yeux avaient lu ; il mesemblait que, lorsqu’elle le rouvrirait, elle y retrouverait latrace de mes baisers. Puis je le laissai au même endroit où jel’avais trouvé, marquant la place où je m’étais arrêté avec unefleur de genêt.

Je rentrai vers le soir : mais je nepouvais rester enfermé : j’avais trop grand besoin d’air. Jefis le tour des murailles du jardin. Elles ne me parurent plus sihautes que la première fois, et il me sembla qu’avec une échelle decorde, il me serait bien facile de les franchir. Je passai la nuitsans dormir : depuis quelque temps, c’était mon habitude. Aureste, il y a des songes éveillés qui reposent mieux que lemeilleur sommeil.

À huit heures, Constantin vint me chercher,comme la veille, pour faire à Fatinitza notre seconde visite. Commela veille, il me trouva prêt ; car je l’espérais, si je nel’attendais pas. Je le suivis donc sans retard, et nous nousrendîmes dans le pavillon.

En ouvrant la porte de la chambre deFatinitza, je restai un moment indécis. Sa sœur Stéphana était prèsd’elle, et toutes deux avaient un costume exactement pareil. Toutesdeux étaient couchées, à côté l’une de l’autre, sur descoussins ; et, comme, dans cette position, on ne pouvait voirla différence de la taille, et que leurs visages étaient voilés,Constantin lui-même demeura incertain. Quant à moi, j’avais, parl’ouverture même du masque, reconnu les yeux de Fatinitza, etj’allai droit à elle.

– Comment allez-vous aujourd’hui ? luidemandai-je.

– Mieux, me dit-elle.

– Voulez-vous me donner votre main ?

Elle me la tendit sans faire de difficulté, etsans exiger ni soie ni gaze. Je vis que Constantin s’était plaint,et que ses plaintes avaient produit un bon effet. Je ne trouvaiaucun changement ; la main était toujours aussi frémissante etle pouls aussi actif.

– Vous vous trouvez mieux, lui dis-je, et moi,je vous crois plus mal. J’ordonne donc positivement une promenade,une course à cheval ; l’air de la montagne et la fraîcheur dubois vous feront du bien.

– Je ferai ce que vous voulez, merépondit-elle ; car mon père m’a dit qu’il vous avait transmistoute sa puissance sur moi, tant que je serais malade.

– Et voilà pourquoi vous essayiez de metromper tout à l’heure, en me disant que vous vous trouviezmieux ?

– Je ne vous trompais pas ; je vousrendais compte de ce que j’éprouvais. Je me sens mieux aujourd’hui,ma douleur de tête s’est dissipée ; je respire librement et àpleine poitrine.

C’était justement ce que je ressentaismoi-même, et je commençais à croire que nos deux maladies avaientune grande ressemblance.

– Eh bien, lui dis-je, si vous vous trouvezmieux, il faut continuer le même traitement jusqu’à entièreguérison. En attendant, repris-je en me retournant vers Constantinavec un air de tristesse qui contrastait avec la bonne nouvelle queje lui donnais, je crois pouvoir vous répondre que la maladie n’estpas dangereuse et ne sera pas longue.

Fatinitza poussa un soupir. Je me levai pourme retirer.

– Restez donc un instant encore, me ditConstantin ; j’ai dit à Fatinitza que vous étiez maître sur laguzla, et elle désire vous entendre.

Je ne me le fis pas dire deux fois. Quem’importait le prétexte ? l’important pour moi était de resterle plus longtemps possible près de Fatinitza. Je pris la guzla,incrustée de nacre et d’or, qui était pendue à la muraille, et,après quelques accords pour me remettre en mémoire, je me rappelaiune chanson sicilienne que j’avais entendu chanter par nos matelotsde la Belle-Levantine, et dont j’avais copié les paroleset noté l’air doux et triste. La voici, mais traduite, et ayantperdu tout son parfum original :

Le moment arrive

De quitter la rive ;

Le vaisseau dérive

Et fuit loin du bord ;

Mais la voile grise,

Qui tombe indécise,

Cherche en vain la brise

La brise s’endort.

La vague s’efface,

Aucun air ne passe,

Ridant la surface

De l’immense lac ;

Et, tandis qu’à peine

La rame nous traîne,

Notre capitaine

Dort dans son hamac.

L’équipage chante

Une chanson lente,

Dont ma voix tremblante

Cherche en vain l’accord ;

Car celle que j’aime

D’un amour suprême,

En ce moment même,

Est au lit de mort.

J’ai pris, sur la plage,

Une fleur sauvage ;

Comme son visage,

Je la vois pâlir

C’est que toute plante

De sa tige absente,

Fanée et souffrante,

Doit bientôt mourir.

Ainsi mourra celle

Dont l’amour fidèle

Vainement m’appelle

La nuit et le jour.

Pauvre fleur de grève,

Plus pâle qu’un rêve,

Qui n’avait pour sève

Que mon seul amour !

L’émotion que j’éprouvais avait donné unetelle expression à ma voix, qu’au dernier couplet, Fatinitzasouleva son voile pour essuyer une larme, et me laissa voir un basde visage rond et velouté comme une pêche ; je me levai alorspour me retirer ; mais, au mouvement que je fis :

– Je le veux ! dit Fatinitza.

– Quoi ? lui demandai-je.

– Cet air.

– Je vous le noterai.

– Les paroles aussi.

– Je vous les copierai.

– Vous avez raison, je crois que je suismieux, et je suis prête à monter à cheval.

Je m’inclinai, et nous sortîmes, Constantin etmoi.

– C’est une enfant capricieuse, me dit-il, quiboude, ou qui dit : « Je veux ! » Sa pauvremère l’a gâtée, et moi, j’ai continué l’œuvre de sa pauvremère ; vous voyez, continua-t-il, que je suis un singulierpirate.

– J’avoue, lui répondis-je, que j’avaisentendu parler de ces anomalies qui n’existent que chez les peuplesesclaves, où ce sont les plus puissants et les plus généreux qui semettent en dehors des lois ; mais je vous avoue que je n’ycroyais pas.

– Oh ! il ne faudrait pas juger tous mesconfrères d’après moi, reprit en riant Constantin ; moi, jen’ai juré haine et extermination qu’aux Turcs. J’attaque bien, detemps, en temps quelque pauvre bâtiment qui me tombe sous la main,comme j’ai fait pour la Belle-Levantine ; mais c’estquand la campagne a été mauvaise, et que je ne veux pas rentrer lesmains vides, de peur que l’équipage ne murmure. Aussi, vous levoyez, je suis roi dans cette île, et, quand le jour marqué par laprophétie arrivera, il n’y a pas un homme qui ne me suive où jevoudrai le mener ; car, avec l’aide de la Vierge, les femmessuffiront pour garder la forteresse ?

– Et, sans doute, en ce cas, répondis-je enriant, vous leur laisserez pour généraux Fatinitza et Stéphana.

– Ne riez pas, me dit Constantin, Stéphana estune Minerve qui, dans l’occasion, pourrait bien revêtir l’armure etle casque de Pallas. Quant à Fatinitza, j’en ferais plutôt lecapricieux capitaine de quelque petit brigantin.

– Vous êtes un heureux père.

– Oui, me dit-il ; dans mon malheur, Dieum’a béni. Aussi, quand je suis près d’elles et de Fortunato,j’oublie tout, et le métier que j’exerce, et les Turcs qui nousoppriment, et l’avenir promis et qui ne vient pas.

– Mais vous allez vous séparer de l’uned’elles ?

– Non, car Christo Panayoti habite Zéa.

– Et peut-on, sans indiscrétion, vous demanderquand se fait la noce ?

– Mais, dans huit ou dix jours, je crois. Cesera une chose curieuse pour vous qu’une noce grecque.

– Y assisterai-je donc ?

– N’êtes-vous pas de la famille ?

– J’y suis entré par une blessure.

– Que vous avez refermée de la même main quil’avait faite.

– Mais comment les femmes peuvent-ellesassister au repas, voilées ?

– Oh ! dans les grandes circonstances,elles découvrent leur visage ; d’ailleurs, c’est moins lajalousie que l’habitude qui leur fait conserver ce voile : lacoquetterie y trouve son compte. Le voile cache la figure deslaides, et les jolies savent bien, malgré lui, montrer la leur,quand elles le veulent. Viendrez-vous à la promenade avecnous ?

– Merci, dis-je ; n’ai-je pas unecommande ? Du caractère dont vous m’avez représenté Fatinitza,si je ne lui copiais pas sa chanson à l’instant même, elle m’envoudrait à la mort, et je tiens, en vous quittant, à ne pas laisserde sentiments aussi mauvais dans votre famille.

– Les sentiments que vous laisserez, commeceux que vous emporterez, seront, je l’espère, d’excellentssouvenirs qui vous ramèneront, un jour, peut être dans notre pauvrepays, s’il jette enfin son cri de liberté. La Grèce est un peul’aïeule de toutes les nations, et tous ceux qui ont un cœur filialdoivent venir à son aide. En attendant, je vous laisse, et vaisvous faire porter, de chez Fortunato, tout ce qu’il vous faut pourécrire. Vous savez qu’en mon absence la maison est à vous.

Je saluai Constantin, et il me laissaseul.

Je courus aussitôt à la fenêtre, car Stéphanaet Fatinitza allaient sortir. J’y étais à peine depuis quelquesminutes, que la porte du pavillon s’ouvrit, et que les deux sœurstraversèrent la cour ; ni l’une ni l’autre ne leva latête ; Fatinitza, comme moi, craignait donc de donner dessoupçons.

La merveilleuse chose qu’un amour qui naît, etcomme il a des interprétations joyeuses pour le même geste quidésespérerait un ancien amour ! Fatinitza n’était pointmalade, elle avait employé ce moyen pour me voir ; si je nelui eusse inspiré que de la curiosité, le lendemain elle eût étéguérie. Au contraire, le lendemain, elle n’éprouvait qu’un mieuxqui nécessitait une troisième visite ; ainsi, je pouvaisespérer la revoir encore une ou deux fois ; ensuite viendraitla noce de Stéphana ; puis, après la noce, tout serait fini.Mais il y avait neuf jours jusqu’au mariage de Stéphana, et, enamour, on ne calcule que pour vingt-quatre heures.

On m’apporta l’encre, le papier et les plumes,et je me mis à copier la romance ; pendant que je copiais, jevis devant ma fenêtre l’ombre des ailes d’une des colombes ;je soulevai la jalousie, je la maintins écartée avec la règle quel’on m’avait envoyée pour tirer les lignes de mon papier.J’attachai à la règle un petit cordonnet dont je mis l’autre bout àma portée ; puis je semai du blé sur la fenêtre : uninstant après, la colombe y était ; je tirai le cordonnet, larègle le suivit, la jalousie se referma, et la colombe se trouvaprisonnière.

Ce fut pour moi une grande joie ; jel’avais vue sur les genoux, je l’avais vue entre les mains deFatinitza ; elle m’apportait un parfum de ses lèvres quil’avaient si souvent touchée ; ce n’était plus comme un livre,muet et sans vie, qui parle d’autre chose que de ce qu’on lui aconfié : c’était un être frémissant, emblème de l’amour, etplein d’amour lui-même, qui me rendait, en quelque sorte, lesbaisers que je lui donnais et qu’il avait reçus.

Je gardai longtemps la colombe, et ne lalâchai que lorsque j’entendis rentrer la cavalcade. Mais, au lieude s’envoler, elle demeura sur ma fenêtre comme déjàaccoutumée ; puis, lorsque Fatinitza passa dans la cour, elles’envola sur son épaule comme pour lui porter, sans retard, lesmilles paroles d’amour qu’elle m’avait entendu dire.

Une heure après, on vint s’informer si lachanson était copiée.

Le soir, comme je faisais le tour desmurailles, j’entendis dans le jardin le son de la guzla :Fatinitza étudiait la chanson que je lui avais donnée, et, pour queje ne pusse pas savoir qu’elle s’occupait de moi, elle était venuel’étudier à un endroit où elle croyait que je ne pouvais pasl’entendre.

Le lendemain, l’heure à laquelle Constantin mevenait chercher se passa sans que je le visse. Je m’informai delui ; il était sorti, dès le matin, pour régler avec le pèrede Christo Panayoti les apprêts du mariage. Je crus que je neverrais pas Fatinitza de la journée, et j’étais déjà au désespoir,lorsque Fortunato entra dans ma chambre. Il venait me chercher à laplace de son père.

Au reste, cette visite était une visite deremerciements. Fatinitza était guérie ; la promenade de laveille lui avait fait grand bien ; elle avait suivi monordonnance jusqu’au bout, et avait visité la grotte, car je trouvaiprès d’elle le volume d’Ugo Foscolo. Je cherchai des yeux labranche de genêt, mais je ne la vis pas. Elle me remercia de lachanson sicilienne. Je lui demandai si elle l’avait étudiée, et,sans lui donner le temps de répondre, Fortunato me dit que, laveille au soir, elle l’avait chantée à lui et à son père. Je lapriai de vouloir bien me la faire entendre, convaincu que j’étaisque, dans sa bouche, elle prendrait un nouveau charme. Elle s’endéfendit un instant avec autant de coquetterie qu’aurait pu lefaire une virtuose de Londres ou de Paris ; mais je lui disque je l’exigeais comme prix de ma consultation, et ellechanta.

Sa voix était un mezzo-soprano très étendu,avec des trilles inattendus d’une hardiesse sauvage, qu’une méthodeplus accomplie aurait peut-être supprimés, mais qui cependantdonnaient à son chant, triste et doux dans le médium, quelque chosede déchirant dans les notes élevées. Au reste, pour chanter, elleavait été forcée de soulever le bas de son voile, de sorte que jepouvais voir ses lèvres, pareilles à des cerises, et ses dentsfines et blanches comme des perles.

Pendant ce temps, une des colombes s’étaitposée sur les genoux de Fatinitza, et l’autre sur son épaule. Cettedernière était la privilégiée, celle-là même que j’avaisapprivoisée la veille. En sa qualité de favorite, elle descendit del’épaule sur la poitrine, de sorte qu’au moment où Fatinitza, ayantfini de chanter, écartait le bras pour reposer la guzla, elleplongea sa tête dans l’ouverture du corset, et en tira, non pas lerameau d’olivier que sa compagne de l’arche apportait en signe depaix, mais la branche de genêt fanée que j’avais en vain cherchéedes yeux dans le livre.

Je fus prêt à jeter un cri. Fatinitza abaissavivement la pointe de son voile ; car une rougeur si vive serépandit sur son visage, que, quoiqu’il fût aux trois quarts voilé,je la vis se répandre sur le bas de ses joues comme le reflet d’uneflamme. Stéphana et Fortutano, qui ne savaient rien de tout cela,ne s’aperçurent ni de l’émotion de Fatinitza, ni de la mienne.Quant à Fatinitza, comme si elle eût voulu me punir d’avoir surprisson secret, elle se leva vivement, et, s’appuyant sur le bras deStéphana, elle me dit adieu. Puis, se repentant de ce mot, si durquand il ne laisse pas l’espérance :

– C’est-à-dire au revoir, ajouta-t-elle ;car je me rappelle que mon père m’a dit que vous veniez, dans huitjours, à la noce de ma sœur.

À ces mots, elle entra dans la chambre deStéphana, et nous sortîmes par la porte opposée, moi etFortunato.

Ces huit jours furent étrangement longs, etcependant pleins de douceur, car ils étaient pleins d’espérance.Tous les matins, j’étais visité par la colombe dénonciatrice, queje chérissais encore davantage depuis le moment où elle avaitencouru la disgrâce apparente de sa maîtresse. Au reste, j’étaisparvenu à faire, autant que cela était possible, un portraitparfaitement ressemblant de Fatinitza au moment, ou, jouant de laguzla, on voyait ses yeux par l’ouverture du voile, et le bas de safigure par le soulèvement de la pointe. Souvent, grâce à ces yeuxet à ce bas de visage, j’avais eu envie de compléter un portrait endevinant les traits qui m’étaient restés cachés ; mais, chaquefois, je m’étais arrêté, comme si inventer autre chose que ce quiétait eût été commettre une profanation. Enfin ces huit jours, quime semblaient ne devoir jamais finir, s’écoulèrent, et le neuvièmejour, qui était celui de la noce, arriva.

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