Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

II – Coup d’œil général jeté sur la bonneville de Tarascon. – Les chasseurs de casquettes

Au temps dont je vous parle, Tartarin deTarascon n’était pas encore le Tartarin qu’il est aujourd’hui, legrand Tartarin de Tarascon si populaire dans tout le Midi de laFrance. Pourtant – même à cette époque – c’était déjà le roi deTarascon.

Disons d’où lui venait cette royauté.

Vous saurez d’abord que là-bas tout le mondeest chasseur, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. La chasseest la passion des Tarasconnais, et cela depuis les tempsmythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les maraisde la ville et où les Tarasconnais d’alors organisaient des battuescontre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.

Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prendles armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil surl’épaule, avec un tremblement de chiens, de furets, de trompes, decors de chasse. C’est superbe à voir… Par malheur le gibier manque,il manque absolument.

Si bêtes que soient les bêtes, vous pensezbien qu’à la longue elles ont fini par se méfier.

À cinq lieues autour de Tarascon, les terrierssont vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pasle moindre lapereau, pas le plus petit cul-blanc.

Elles sont cependant bien tentantes, cesjolies collinettes tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, delavande de romarin ; et ces beaux raisins muscats gonflés desucre, qui s’échelonnent au bord du Rhône, sont diablementappétissants aussi… Oui, mais il y a Tarascon derrière, et, dans lepetit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Lesoiseaux de passage eux-mêmes l’ont marqué d’une grande croix surleurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendantvers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de loin lesclochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bienfort : « Voilà Tarascon !… voilàTarascon ! » et toute la bande fait un crochet.

Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dansle pays qu’un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle auxseptembrisades tarasconnaises et qui s’entête à vivre là ! ÀTarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Ils’appelle le Rapide. On sait qu’il a son gîte dans la terre deM. Bompard – ce qui, par parenthèse, a doublé et même tripléle prix de cette terre – mais on n’a pas encore pu l’atteindre.

À l’heure qu’il est même, il n’y a plus quedeux ou trois enragés qui s’acharnent après lui.

Les autres en ont fait leur deuil, et leRapide est passé depuis longtemps à l’état de superstition locale,bien que le Tarasconnais soit très peu superstitieux de sa natureet qu’il mange les hirondelles en salmis, quand il en trouve.

Ah çà ! me direz-vous, puisque le gibierest si rare à Tarascon, qu’est-ce que les chasseurs tarasconnaisfont donc tous les dimanches ?

Ce qu’ils font ?

Eh mon Dieu ! ils s’en vont en pleinecampagne, à deux ou trois lieues de la ville. Ils se réunissent parpetits groupes de cinq ou six, s’allongent tranquillement à l’ombred’un puits, d’un vieux mur, d’un olivier, tirent de leurs carniersun bon morceau de bœuf en daube, des oignons crus, unsaucissot, quelques anchois, et commencent un déjeunerinterminable, arrosé d’un de ces jolis vins du Rhône qui font rireet qui font chanter.

Après quoi, quand on est bien lesté, on selève, on siffle les chiens, on arme les fusils, et on se met enchasse. C’est-à-dire que chacun de ces messieurs prend sacasquette, la jette en l’air de toutes ses forces et la tire au volavec du 5, du 6 ou du 2 – selon les conventions.

Celui qui met le plus souvent dans sacasquette est proclamé roi de la chasse, et rentre le soir entriomphateur à Tarascon, la casquette criblée au bout du fusil, aumilieu des aboiements et des fanfares.

Inutile de vous dire qu’il se fait dans laville un grand commerce de casquettes de chasse. Il y a même deschapeliers qui vendent des casquettes trouées et déchirées d’avanceà l’usage des maladroits ; mais on ne connaît guère queBésuquet, le pharmacien, qui leur en achète. C’estdéshonorant !

Comme chasseur de casquettes, Tartarin deTarascon n’avait pas son pareil. Tous les dimanches matin, ilpartait avec une casquette neuve : tous les dimanches soir, ilrevenait avec une loque. Dans la petite maison du baobab, lesgreniers étaient pleins de ces glorieux trophées. Aussi, tous lesTarasconnais le reconnaissaient-ils pour leur maître, et commeTartarin savait à fond le code du chasseur, qu’il avait lu tous lestraités, tous les manuels de toutes les chasses possibles, depuisla chasse à la casquette jusqu’à la chasse au tigre birman, cesmessieurs en avaient fait leur grand justicier cynégétique et leprenaient pour arbitre dans toutes leurs discussions.

Tous les jours, de trois à quatre, chezl’armurier Costecalde, on voyait un gros homme, grave et la pipeaux dents, assis sur un fauteuil de cuir vert, au milieu de laboutique pleine de chasseurs de casquettes, tous debout et sechamaillant. C’était Tartarin de Tarascon qui rendait la justice,Nemrod doublé de Salomon.

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