Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

IX – Le Prince Grégory du Monténégro

Il y avait deux grandes semaines quel’infortuné Tartarin cherchait sa dame algérienne, et trèsvraisemblablement il la chercherait encore, si la Providence desamants n’était venue à son aide sous les traits d’un gentilhommemonténégrin. Voici :

En hiver, toutes les nuits de samedi, le grandthéâtre d’Alger donne son bal masqué, ni plus ni moins que l’Opéra.C’est l’éternel et insipide bal masqué de province. Peu de mondedans la salle, quelques épaves de Bullier ou du Casino, viergesfolles suivant l’armée, chicards fanés, débardeurs en déroute, etcinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent, maisgardent de leur temps de vertu un vague parfum d’ail et de saucessafranées. Le vrai coup d’œil n’est pas là. Il est au foyer,transformé pour la circonstance en salon de jeu… Une foulefiévreuse et bariolée s’y bouscule, autour des longs tapisverts : des turcos en permission misant les gros sous du prêt,des Maures marchands de la ville haute, des mères, des Maltais, descolons de l’intérieur qui ont fait quarante lieues pour venirhasarder sur un as l’argent d’une charrue ou d’un couple de bœufs…tous frémissants, pâles, les dents serrées, avec ce regardsingulier du joueur, trouble, en biseau, devenu louche à force defixer toujours la même carte.

Plus loin, ce sont des tribus de juifsalgériens, jouant en famille. Les hommes ont le costume orientalhideusement agrémenté de bas bleus et de casquettes de velours. Lesfemmes, bouffies et blafardes, se tiennent toutes raides dans leursétroits plastrons d’or… Groupée autour des tables, toute la tribupiaille, se concerte, compte sur ses doigts et joue peu. De tempsen temps seulement, après de longs conciliabules, un vieuxpatriarche à barbe de Père éternel se détache et va risquer ledouro familial… C’est alors, tant que la partie dure, unscintillement d’yeux hébraïques tournés vers la table, terriblesyeux d’aimant noir qui font frétiller les pièces d’or sur le tapiset finissent par les attirer tout doucement comme par un fil…

Puis des querelles, des batailles, des juronsde tous les pays, des cris fous dans toutes les langues, descouteaux qu’on dégaine, la garde qui monte, de l’argent quimanque !…

C’est au milieu de ces saturnales que le grandTartarin était venu s’égarer un soir pour chercher l’oubli et lapaix du cœur.

Le héros s’en allait seul, dans la foule,pensant à sa Mauresque, quand parmi les cris, tout à coup, à unetable de jeu, par-dessus le bruit de l’or, deux voix irritéess’élevèrent :

– Je vous dis qu’il me manque vingt francs,M’sieu !…

– M’sieu !…

– Après ?… M’sieu !…

– Apprenez à qui vous parlez,M’sieu !

– Je ne demande pas mieux, M’sieu !

– Je suis le prince Grégory du Monténégro,M’sieu !…

À ce nom Tartarin, tout ému, fendit la fouleet vint se placer au premier rang, joyeux et fier de retrouver sonprince, ce prince monténégrin si poli dont il avait ébauché laconnaissance à bord du paquebot…

Malheureusement, ce titre d’altesse, qui avaittant ébloui le bon Tarasconnais, ne produisit pas la moindreimpression sur l’officier de chasseurs avec qui le prince avait sonalgarade.

– Me voilà bien avancé… fit le militaire enricanant ; puis se tournant vers la galerie : Grégory duMonténégro… qui connaît ça ?… Personne !

Tartarin indigné fit un pas en avant.

– Pardon… je connais lepréïnce ! dit-il d’une voix très ferme, et de sonplus bel accent tarasconnais.

L’officier de chasseurs le regarda un momentbien en face, puis levant les épaules :

– « Allons ! c’est bon…Partagez-vous les vingt francs qui manquent et qu’il n’en soit plusquestion. » Là-dessus il tourna le dos et se perdit dans lafoule.

Le fougueux Tartarin voulait s’élancerderrière lui, mais le prince l’en empêcha :

– Laissez… j’en fais mon affaire.

Et, prenant le Tarasconnais par le bras, ill’entraîna dehors rapidement.

Dès qu’ils furent sur la place, le princeGrégory du Monténégro se découvrit, tendit la main à notre héros,et, se rappelant vaguement son nom, commença d’une voixvibrante :

– Monsieur Barbarin…

– Tartarin ! souffla l’autretimidement.

– Tartarin, Barbarin, n’importe ! Entrenous, maintenant, c’est à la vie, à la mort !

Et le noble Monténégrin lui secoua la mainavec une farouche énergie… Vous pensez si le Tarasconnais étaitfier.

– Préïnce !Préïnce !…répétait-il avec ivresse.

Un quart d’heure après, ces deux messieursétaient installés au restaurant des Platanes, agréable maison denuit dont les terrasses plongent sur la mer, et là, devant uneforte salade russe arrosée d’un joli vin de Crescia, on renouaconnaissance. Vous ne pouvez rien imaginer de plus séduisant que ceprince monténégrin. Mince, fin, les cheveux crépus, frisé au petitfer, rasé à la pierre ponce, constellé d’ordres bizarres, il avaitl’œil futé, le geste câlin et un accent vaguement italien qui luidonnait un faux air de Mazarin sans moustaches ; très ferréd’ailleurs sur les langues latines, et citant à tout propos Tacite,Horace et les Commentaires.

De vieille race héréditaire, ses frèresl’avaient, paraît-il, exilé dès l’âge de dix ans, à cause de sesopinions libérales, et depuis il courait le monde pour soninstruction et son plaisir, en Altesse philosophe… Coïncidencesingulière ! Le prince avait passé trois ans à Tarascon, etcomme Tartarin s’étonnait de ne l’avoir jamais rencontré au cercleou sur l’esplanade : « Je sortais peu… » fitl’Altesse d’un ton évasif. Et le Tarasconnais, par discrétion,n’osa pas en demander davantage. Toutes ces grandes existences ontdes côtés si mystérieux !…

En fin de compte, un très bon prince, ceseigneur Grégory. Tout en sirotant le vin rosé de Crescia, ilécouta patiemment Tartarin lui parler de sa Mauresque et même il sefit fort, connaissant toutes ces dames, de la retrouverpromptement.

On but sec et longtemps. On trinqua « auxdames d’Alger ! au Monténégro libre !… »

Dehors, sous la terrasse, la mer roulait etles vagues, dans l’ombre, battaient la rive avec un bruit de drapsmouillés qu’on secoue. L’air était chaud, le ciel pleind’étoiles.

Dans les platanes, un rossignol chantait…

Ce fut Tartarin qui paya la note.

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