Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

II – Aux armes ! auxarmes !

On ne sombrait pas, on arrivait.

Le Zouave venait d’entrer dans larade, une belle rade aux eaux noires et profondes, maissilencieuse, morne, presque déserte. En face, sur une colline,Alger-la-Blanche avec ses petites maisons d’un blanc mat quidescendent vers la mer, serrées les unes contre les autres. Unétalage de blanchisseuse sur le coteau de Meudon. Par là-dessus ungrand ciel de satin bleu, oh ! mais si bleu !…

L’illustre Tartarin, un peu remis de safrayeur, regardait le paysage, en écoutant avec respect le princemonténégrin, qui, debout à ses côtés, lui nommait les différentsquartiers de la ville, la Casbah, la ville haute, la rue Bab-Azoun.Très bien élevé, ce prince monténégrin ; de plus, connaissantà fond l’Algérie et parlant l’arabe couramment. Aussi Tartarin seproposait-il de cultiver sa connaissance… Tout à coup, le long dubastingage, contre lequel ils étaient appuyés, le Tarasconnaisaperçoit une rangée de grosses mains noires qui se cramponnaientpar-dehors. Presque aussitôt une tête de nègre toute crépueapparaît devant lui, et, avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir labouche, le pont se trouve envahi de tous côtés par une centaine deforbans, noirs, jaunes, à moitié nus, hideux, terribles.

Ces forbans-là, Tartarin les connaissait…C’était eux, c’est-à-dire ILS, ces fameuxILS qu’il avait si souvent cherchés la nuit dans lesrues de Tarascon. Enfin ILS  se décidaient donc àvenir.

D’abord la surprise le cloua sur place. Maisquand il vit les forbans se précipiter sur les bagages, arracher labâche qui les recouvrait, commencer enfin le pillage du navire,alors le héros se réveilla, et dégainant son couteau dechasse : « Aux armes, aux armes ! » cria-t-ilaux voyageurs, et le premier de tous, il fondit sur lespirates.

– Quès aco ? Qu’est-ce qu’il ya ? Qu’est-ce que vous avez ? fit le capitaine Barbassouqui sortait de l’entrepont.

– Ah ! vous voilà, capitaine !…vite, vite, armez vos hommes.

–  Hé ! pourquoi faire, bounDiou ?

–  Mais vous ne voyez donc pas ?

– Quoi donc ?…

– Là… devant vous… les pirates…

Le capitaine Barbassou le regardait toutahuri. À ce moment, un grand diable de nègre passait devant eux, encourant, avec la pharmacie du héros sur son dos :

– Misérable !… attends-moi !… hurlale Tarasconnais ; et il s’élança, la dague en avant.

Barbassou le rattrapa au vol, et, le retenantpar sa ceinture :

– Mais restez donc tranquille, tron deler ! Ce ne sont pas des pirates… Il y a longtemps qu’iln’y en a plus de pirates… Ce sont des portefaix.

– Des portefaix !…

– Hé ! oui, des portefaix, qui viennentchercher les bagages pour les porter à terre… Rengainez donc votrecoutelas, donnez-moi votre billet, et marchez derrière ce nègre, unbrave garçon, qui va vous conduire à terre, et même jusqu’àl’hôtel, si vous le désirez !…

Un peu confus, Tartarin donna son billet, et,se mettant à la suite du nègre, descendit par le tire-vieille dansune grosse barque qui dansait le long du navire. Tous ses bagages yétaient déjà, ses malles, caisses d’armes, conservesalimentaires ; comme ils tenaient toute la barque, on n’eutpas besoin d’attendre d’autres voyageurs. Le nègre grimpa sur lesmalles et s’y accroupit comme un singe, les genoux dans ses mains.Un autre nègre prit les rames… Tous deux regardaient Tartarin enriant et montrant leurs dents blanches.

Debout à l’arrière, avec cette terrible mouequi faisait la terreur de ses compatriotes, le grand Tarasconnaistourmentait fiévreusement le manche de son coutelas ; car,malgré ce qu’avait pu lui dire Barbassou, il n’était qu’à moitiérassuré sur les intentions de ces portefaix à peau d’ébène, quiressemblaient si peu aux braves portefaix de Tarascon…

Cinq minutes après, la barque arrivait àterre, et Tartarin posait le pied sur ce petit quai barbaresque,où, trois cents ans auparavant, un galérien espagnol nommé MichelCervantes préparait – sous le bâton de la chiourme algérienne – unsublime roman qui devait s’appeler DonQuichotte !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer