Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

VII – Catastrophes sur catastrophes

En arrivant devant sa maison mauresque,Tartarin s’arrêta très étonné. Le jour tombait, la rue étaitdéserte. Par la porte basse en ogive que la négresse avait oubliéde fermer, on entendait des rires, des bruits de verres, desdétonations de bouchons de champagne, et dominant tout ce jolivacarme une voix de femme qui chantait, joyeuse etclaire :

Aimes-tu, Marco la belle,

La danse aux salons en fleurs…

« Tron de Diou ! » fit leTarasconnais en pâlissant, et il se précipita dans la cour.

Malheureux Tartarin ! Quel spectaclel’attendait… Sous les arceaux du petit cloître, au milieu desflacons, des pâtisseries, des coussins épars, des pipes, destambourins, des guitares, Baïa debout, sans veston bleu nicorselet, rien qu’une chemisette de gaze argentée et un grandpantalon rose tendre, chantait Marco la Belle avec unecasquette d’officier de marine sur l’oreille… À ses pieds, sur unenatte, gavé d’amour et de confitures, Barbassou, l’infâme capitaineBarbassou, se crevait de rire en l’écoutant.

L’apparition de Tartarin, hâve, maigri,poudreux, les yeux flamboyants, la chéchia hérissée, interrompittout net cette aimable orgie turco-marseillaise. Baïa poussa unpetit cri de levrette effrayée, et se sauva dans la maison.Barbassou, lui, ne se troubla pas, et riant de plusbelle :

– Hé ! bé ! monsieur Tartarin,qu’est-ce que vous en dites ? Vous voyez bien qu’elle savaitle français !

Tartarin de Tarascon s’avançafurieux :

– Capitaine !

– Digo-li qué vengué, moun bon !cria la Mauresque, se penchant de la galerie du premier avec unjoli geste canaille. Le pauvre homme, atterré, se laissa choir surun tambour. Sa Mauresque savait même le marseillais !

– Quand je vous disais de vous méfier desAlgériennes ! fit sentencieusement le capitaine Barbassou.C’est comme votre prince monténégrin.

Tartarin releva la tête.

– Vous savez où est le prince ?

– Oh ! il n’est pas loin. Il habite pourcinq ans la belle prison de Mustapha. Le drôle s’est laissé prendrela main dans le sac… Du reste, ce n’est pas la première fois qu’onle met à l’ombre. Son Altesse a déjà fait trois ans de maisoncentrale quelque part… et, tenez ! je crois même que c’est àTarascon.

– À Tarascon !… s’écria Tartarinsubitement illuminé… C’est donc ça qu’il ne connaissait qu’un côtéde la ville…

– Hé ! sans doute… Tarascon vu de lamaison centrale… Ah ! mon pauvre monsieur Tartarin, il fautjoliment ouvrir l’œil dans ce diable de pays, sans quoi on estexposé à des choses bien désagréables… Ainsi votre histoire avec lemuezzin…

– Quelle histoire ? Quelmuezzin ?

– Té ! pardi !… le muezzin d’en facequi faisait la cour à Baïa… L’Akbar a raconté l’affairel’autre jour, et tout Alger en rit encore… C’est si drôle cemuezzin qui, du haut de sa tour, tout en chantant ses prières,faisait sous votre nez des déclarations à la petite, et lui donnaitdes rendez-vous en invoquant le nom d’Allah…

Mais c’est donc tous des gredins dans cepays ?… hurla le malheureux Tarasconnais.

Barbassou eut un geste de philosophe.

– Mon cher, vous savez, les pays neufs… C’estégal ! si vous m’en croyez, vous retournerez bien vite àTarascon.

– Retourner… c’est facile à dire… Etl’argent ?… Vous ne savez donc pas comme ils m’ont plumé,là-bas, dans le désert ?

– Qu’à cela ne tienne ! fit le capitaineen riant… Le Zouave part demain, et si vous voulez, jevous rapatrie… ça vous va-t-il, collègue ?… Alors, très bien.Vous n’avez plus qu’une chose à faire. Il reste encore quelquesfioles de champagne, une moitié de croustade… asseyez-vous là, etsans rancune !…

Après la minute d’hésitation que luicommandait sa dignité, le Tarasconnais prit bravement son parti. Ils’assit, on trinqua ; Baïa, redescendue au bruit des verres,chanta la fin de Marco la Belle, et la fête se prolongeafort avant dans la nuit.

Vers trois heures du matin, la tête légère etle pied lourd, le bon Tartarin revenait d’accompagner son ami lecapitaine, lorsqu’en passant devant la mosquée, le souvenir dumuezzin et de ses farces le fit rire, et tout de suite une belleidée de vengeance lui traversa le cerveau. La porte était ouverte.Il entra, suivit de longs couloirs tapissés de nattes, montaencore, et finit par se trouver dans un petit oratoire turc, où unelanterne en fer découpé se balançait au plafond, brodant les mursblancs d’ombres bizarres.

Le muezzin était là, assis sur un divan, avecson gros turban, sa pelisse blanche, sa pipe de Mostaganem, etdevant un grand verre d’absinthe, qu’il battait religieusement, enattendant l’heure d’appeler les croyants à la prière… À la vue deTartarin, il lâcha sa pipe de terreur.

– Pas un mot, curé, fit le Tarasconnais, quiavait son idée… Vite, ton turban, ta pelisse !…

Le curé turc, tout tremblant, donna sonturban, sa pelisse, tout ce qu’on voulut. Tartarin s’en affubla, etpassa gravement sur la terrasse du minaret.

La mer luisait au loin. Les toits blancsétincelaient au clair de lune. On entendait dans la brise marinequelques guitares attardées… Le muezzin de Tarascon se recueillitun moment, puis, levant les bras, il commença à psalmodier d’unevoix suraiguë :

« La Allah il Allah… Mahomet estun vieux farceur… L’Orient, le Coran, les bachagas, les lions, lesMauresques, tout ça ne vaut pas un viédaze !… Il n’y a plus deTeurs. Il n’y a que des carotteurs… ViveTarascon !… »

Et pendant qu’en un jargon bizarre, mêléd’arabe et de provençal, l’illustre Tartarin jetait aux quatrecoins de l’horizon, sur la mer, sur la ville, sur la plaine, sur lamontagne, sa joyeuse malédiction tarasconnaise, la voix claire etgrave des autres muezzins lui répondait, en s’éloignant de minareten minaret, et les derniers croyants de la ville haute sefrappaient dévotement la poitrine.

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