Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

IX – Singuliers effets du mirage

Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n’en dit pasdavantage ; mais le malheureux en avait déjà trop dit…

Le lendemain, il n’était bruit dans la villeque du prochain départ de Tartarin pour l’Algérie et la chasse auxlions. Vous êtes tous témoins, chers lecteurs, que le brave hommen’avait pas soufflé mot de cela ; mais vous savez, lemirage…

Bref, tout Tarascon ne parlait que de cedépart.

Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, lesgens s’abordaient d’un air effaré :

– Et autrement, vous savez la nouvelle, aumoins ?

– Et autrement, quoi donc ?… Le départ deTartarin, au moins ?

Car à Tarascon toutes les phrases commencentpar et autrement, qu’on prononce autremain, etfinissent par au moins, qu’on prononce au mouain.Or, ce jour-là, plus que tous les autres, les au mouain etles autremain sonnaient à faire trembler les vitres.

L’homme le plus surpris de la ville, enapprenant qu’il allait partir pour l’Afrique, ce fut Tartarin. Maisvoyez ce que c’est que la vanité ! Au lieu de répondresimplement qu’il ne partait pas du tout, qu’il n’avait jamais eul’intention de partir, le pauvre Tartarin – la première fois qu’onlui parla de ce voyage – fit d’un petit air évasif :« Hé !… hé !… peut-être… je ne dis pas. » Laseconde fois, un peu plus familiarisé avec cette idée, ilrépondit : « C’est probable. » La troisièmefois : « C’est certain ! »

Enfin, le soir, au cercle et chez lesCostecalde, entraîné par le punch aux œufs, les bravos, leslumières ; grisé par le succès que l’annonce de son départavait eu dans la ville, le malheureux déclara formellement qu’ilétait las de chasser la casquette et qu’il allait, avant peu, semettre à la poursuite des grands lions de l’Atlas…

Un hourra formidable accueillit cettedéclaration. Là-dessus, nouveau punch aux œufs, poignées de mains,accolades et sérénade aux flambeaux jusqu’à minuit devant la petitemaison du baobab.

C’est Tartarin-Sancho qui n’était pascontent ! Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au lionlui donnait le frisson par avance, et, en rentrant au logis,pendant que la sérénade d’honneur sonnait sous leurs fenêtres, ilfit à Tartarin-Quichotte une scène effroyable, l’appelant toqué,visionnaire, imprudent, triple fou, lui détaillant par le menutoutes les catastrophes qui l’attendaient dans cette expédition,naufrages, rhumatismes, fièvres chaudes, dysenteries, peste noire,éléphantiasis, et le reste…

En vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pasfaire d’imprudences, qu’il se couvrirait bien, qu’il emporteraittout ce qu’il faudrait, Tartarin-Sancho ne voulait rien entendre.Le pauvre homme se voyait déjà déchiqueté par les lions, engloutidans les sables du désert comme feu Cambyse, et l’autre Tartarin neparvint à l’apaiser un peu qu’en lui expliquant que ce n’était paspour tout de suite, que rien ne pressait et qu’en fin de compte ilsn’étaient pas encore partis.

Il est bien clair, en effet, que l’on nes’embarque pas pour une expédition semblable sans prendre quelquesprécautions. Il faut savoir où l’on va, que diable ! et ne paspartir comme un oiseau…

Avant toutes choses, le Tarasconnais voulutlire les récits des grands touristes africains, les relations deMungo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone, d’HenriDuveyrier.

Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avantde chausser leurs sandales pour les excursions lointaines,s’étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, lesmarches forcées, les privations de toutes sortes. Tartarin voulutfaire comme eux, et, à partir de ce jour-là, ne se nourrit plus qued’eau bouillie. – Ce qu’on appelle eau bouillie,à Tarascon, c’est quelques tranches de pain noyées dans de l’eauchaude, avec une gousse d’ail, un peu de thym, un brin de laurier.– Le régime était sévère, et vous pensez si le pauvre Sancho fit lagrimace…

À l’entraînement par l’eau bouillie Tartarinde Tarascon joignit d’autres sages pratiques. Ainsi, pour prendrel’habitude des longues marches, il s’astreignit à faire chaquematin son tour de ville sept ou huit fois de suite, tantôt au pasaccéléré, tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et deuxpetits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique.

Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes,aux brouillards, à la rosée, il descendait tous les soirs dans sonjardin et restait jusqu’à des dix et onze heures, seul avec sonfusil, à l’affût derrière le baobab…

Enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta àTarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez Costecaldepurent voir dans l’ombre, en passant sur la place du Château, unhomme mystérieux se promenant de long en large derrière labaraque.

C’était Tartarin de Tarascon, qui s’habituaità entendre sans frémir les rugissements du lion dans la nuitsombre.

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