Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

IV – La Caravane en marche

Le lendemain, dès la première heure,l’intrépide Tartarin et le non moins intrépide prince Grégory,suivis d’une demi-douzaine de portefaix nègres, sortaient deMilianah et descendaient vers la plaine du Chéliff par un raidillondélicieux tout ombragé de jasmins, de thuyas, de caroubiers,d’oliviers sauvages, entre deux haies de petits jardins indigèneset des milliers de joyeuses sources vives qui dégringolaient deroche en roche en chantant… Un paysage du Liban.

Aussi chargé d’armes que le grand Tartarin, leprince Grégory s’était en plus affublé d’un magnifique et singulierképi tout galonné d’or, avec une garniture de feuilles de chênesbrodées au fil d’argent, qui donnait à Son Altesse un faux air degénéral mexicain, ou de chef de gare des bords du Danube.

Ce diable de képi intriguait beaucoup leTarasconnais ; et comme il demandait timidement quelquesexplications :

« Coiffure indispensable pour voyager enAfrique », répondit le prince avec gravité ; et tout enfaisant reluire sa visière d’un revers de manche, il renseigna sonnaïf compagnon sur le rôle important que joue le képi dans nosrelations avec les Arabes, la terreur que cet insigne militaire a,seul, le privilège de leur inspirer, si bien que l’administrationcivile a été obligée de coiffer tout son monde avec des képis,depuis le cantonnier jusqu’au receveur de l’enregistrement. Ensomme pour gouverner l’Algérie – c’est toujours le prince qui parle– pas n’est besoin d’une forte tête, ni même de tête du tout. Ilsuffit d’un képi, d’un beau képi galonné reluisant au bout d’unetrique comme la toque de Gessler.

Ainsi causant et philosophant, la caravaneallait son train. Les portefaix – pieds nus – sautaient de roche enroche avec des cris de singes. Les caisses d’armes sonnaient. Lesfusils flambaient. Les indigènes qui passaient s’inclinaientjusqu’à terre devant le képi magique… Là-haut, sur les remparts deMilianah, le chef du bureau arabe, qui se promenait au bon fraisavec sa dame, entendant ces bruits insolites, et voyant des armesluire entre les branches, crut à un coup de main, fit baisser lepont-levis, battre la générale, et mit incontinent la ville en étatde siège.

Beau début pour la caravane !

Malheureusement, avant la fin du jour, leschoses se gâtèrent. Des nègres qui portaient les bagages, l’un futpris d’atroces coliques pour avoir mangé le sparadrap de lapharmacie. Un autre tomba sur le bord de la route ivre-mortd’eau-de-vie camphrée. Le troisième, celui qui portait l’album devoyage, séduit par les dorures des fermoirs, et persuadé qu’ilenlevait les trésors de la Mecque, se sauva dans le Zaccar à toutesjambes…

Il fallut aviser… La caravane fit halte, ettint conseil dans l’ombre trouée d’un vieux figuier.

– Je serais d’avis, dit le prince, enessayant, mais sans succès, de délayer une tablette de pemmicandans une casserole perfectionnée à triple fond, je serais d’avisque, dès ce soir, nous renoncions aux porteurs nègres… Il y aprécisément un marché arabe tout près d’ici. Le mieux est de nous yarrêter, et de faire emplette de quelques bourriquots…

– Non !… non !… pas debourriquots !… interrompit vivement le grand Tartarin, que lesouvenir de Noiraud avait fait devenir tout rouge.

Et il ajouta, l’hypocrite :

– Comment voulez-vous que de si petites bêtespuissent porter tout notre attirail ?

Le prince sourit.

– C’est ce qui vous trompe, mon illustre ami.Si maigre et si chétif qu’il vous paraisse, le bourriquot algériena les reins solides… Il le faut bien pour supporter tout ce qu’ilsupporte… Demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquentnotre organisation coloniale… En haut, disent-ils, il y amouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape surl’état-major ; l’état-major, pour se venger, tape sur lesoldat ; le soldat tape sur le colon, le colon tape surl’Arabe, l’Arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, lejuif à son tour tape sur le bourriquot ; et le pauvre petitbourriquot n’ayant personne sur qui taper, tend l’échine et portetout. Vous voyez bien qu’il peut porter vos caisses.

C’est égal, reprit Tartarin de Tarascon, jetrouve que, pour le coup d’œil de notre caravane, des ânes neferaient pas très bien… Je voudrais quelque chose de plus oriental…Ainsi, par exemple, si nous pouvions avoir un chameau…

– Tant que vous en voudrez, fit l’Altesse, etl’on se mit en route pour le marché arabe.

Le marché se tenait à quelques kilomètres, surles bords du Chéliff… Il y avait là cinq ou six mille Arabes enguenilles, grouillant au soleil, et trafiquant bruyamment au milieudes jarres d’olives noires, des pots de miel, des sacs d’épices etdes cigares en gros tas ; de grands feux où rôtissaient desmoutons entiers, ruisselant de beurre, des boucheries en plein air,où des nègres tout nus, les pieds dans le sang, les bras rouges,dépeçaient, avec de petits couteaux, des chevreaux à uneperche.

Dans un coin, sous une tente rapetassée demille couleurs, un greffier maure, avec un grand livre et deslunettes. Ici, un groupe, des cris de rage : c’est un jeu deroulette, installé sur une mesure à blé, et des Kabyles quis’éventrent autour… Là-bas, des trépignements, une joie, desrires : c’est un marchand juif avec sa mule, qu’on regarde senoyer dans le Chéliff… Puis des scorpions, des chiens, descorbeaux ; et des mouches !… des mouches !…

Par exemple, les chameaux manquaient. On finitpourtant par en découvrir un, dont des Mozabites cherchaient à sedéfaire. C’était le vrai chameau du désert, le chameau classique,chauve, l’air triste, avec sa longue tête de bédouin et sa bossequi, devenue flasque par suite de trop longs jeûnes, pendaitmélancoliquement sur le côté.

Tartarin le trouva si beau, qu’il voulut quela caravane entière montât dessus… Toujours la folieorientale !…

La bête s’accroupit. On sangla les malles.

Le prince s’installa sur le cou de l’animal.Tartarin pour plus de majesté, se fit hisser tout en haut de labosse, entre deux caisses ; et là, fier et bien calé, saluantd’un geste noble tout le marché accouru, il donna le signal dudépart… Tonnerre ! si ceux de Tarascon avaient pu levoir !…

Le chameau se redressa, allongea ses grandesjambes à nœuds, et prit son vol…

Ô stupeur ! Au bout de quelquesenjambées, voilà Tartarin qui se sent pâlir, et l’héroïque chéchiaqui reprend une à une ses anciennes positions du temps duZouave. Ce diable de chameau tanguait comme unefrégate.

« Préïnce, préïnce,murmura Tartarin tout blême, et s’accrochant à l’étoupe sèche de labosse, préïnce, descendons… Je sens… je sens… que je vaisfaire bafouer la France… »

Va te promener ! le chameau était lancé,et rien ne pouvait plus l’arrêter. Quatre mille Arabes couraientderrière, pieds nus, gesticulant, riant comme des fous, et faisantluire au soleil six cent mille dents blanches…

Le grand homme de Tarascon dut se résigner. Ils’affaissa tristement sur la bosse. La chéchia prit toutes lespositions qu’elle voulut… et la France fut bafouée.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer