Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

VI – Les Deux Tartarin

Avec cette rage d’aventures, ce besoind’émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable auvert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n’eûtjamais quitté Tarascon ?

Car c’est un fait. Jusqu’à l’âge dequarante-cinq ans, l’intrépide Tarasconnais n’avait pas une foiscouché hors de sa ville. Il n’avait pas même fait ce fameux voyageà Marseille, que tout bon Provençal se paie à sa majorité. C’est auplus s’il connaissait Beaucaire, et cependant Beaucaire n’est pasbien loin de Tarascon, puisqu’il n’y a que le pont à traverser.Malheureusement ce diable de pont a été si souvent emporté par lescoups de vent, il est si long, si frêle, et le Rhône a tant delargeur à cet endroit que, ma foi ! vous comprenez… Tartarinde Tarascon préférait la terre ferme.

C’est qu’il faut bien vous l’avouer, il yavait dans notre héros deux natures très distinctes. « Jesens deux hommes en moi », a dit je ne sais quel Père del’Église. Il l’eût dit vrai de Tartarin qui portait en lui l’âme dedon Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéalhéroïque, la même folie du romanesque et du grandiose ; maismalheureusement n’avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corpsosseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la viematérielle manquait de prise, capable de passer vingt nuits sansdéboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée deriz… Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme decorps, très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, trèsgeignard, plein d’appétits bourgeois et d’exigences domestiques, lecorps ventru et court sur pattes de l’immortel Sancho Pança.

Don Quichotte et Sancho Pança dans le mêmehomme ! vous comprenez quel mauvais ménage ils y devaientfaire ! quels combats ! quels déchirements !…

Ô le beau dialogue à écrire pour Lucien oupour Saint-Évremond, un dialogue entre les deux Tartarin, leTartarin-Quichotte et le Tartarin-Sancho ! Tartarin-Quichottes’exaltant aux récits de Gustave Aimard et criant : « Jepars ! »

Tartarin-Sancho ne pensant qu’aux rhumatismeset disant : « Je reste. »

TARTARIN-QUICHOTTE, trèsexalté : – Couvre-toi de gloire, Tartarin.

TARTARIN-SANCHO, très calme : –Tartarin, couvre-toi de flanelle.

TARTARIN-QUICHOTTE, de plus en plusexalté : – Ô les bons rifles à deux coups ! ô lesdagues, les lassos, les mocassins !

TARTARIN-SANCHO, de plus en pluscalme : – Ô les bons gilets tricotés ! les bonnesgenouillères bien chaudes ! ô les braves casquettes àoreillettes !

TARTARIN-QUICHOTTE, hors delui : – Une hache ! qu’on me donne unehache !

TARTARIN-SANCHO, sonnant labonne : – Jeannette, mon chocolat.

Là-dessus, Jeannette apparaît avec unexcellent chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentesgrillades à l’anis, qui font rire Tartarin-Sancho en étouffant lescris de Tartarin-Quichotte.

Et voilà comme il se trouvait que Tartarin deTarascon n’eût jamais quitté Tarascon.

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