Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

II – Où l’on voit passer un petitmonsieur

Vaguement, à travers les vitres dépolies parla buée, Tartarin de Tarascon entrevit une place de joliesous-préfecture, place régulière, entourée d’arcades et plantéed’orangers, au milieu de laquelle de petits soldats de plombfaisaient l’exercice dans la claire brume rose du matin. Les cafésôtaient leurs volets. Dans un coin, une halle avec des légumes…C’était charmant, mais cela ne sentait pas encore le lion.

« Au Sud !… Plus auSud ! » murmura le bon Tartarin en se renfonçant dans soncoin.

À ce moment, la portière s’ouvrit. Une boufféed’air frais entra, apportant sur ses ailes, dans le parfum desorangers fleuris, un tout petit monsieur en redingote noisette,vieux, sec, ridé, compassé, une figure grosse comme le poing, unecravate en soie noire haute de cinq doigts, une serviette en cuir,un parapluie : le parfait notaire de village.

En apercevant le matériel de guerre duTarasconnais, le petit monsieur, qui s’était assis en face, parutexcessivement surpris et se mit à regarder Tartarin avec uneinsistance gênante.

On détela, on attela, la diligence partit… Lepetit monsieur regardait toujours Tartarin… À la fin, leTarasconnais prit la mouche.

– Ça vous étonne ? fit-il en regardant àson tour le petit monsieur bien en face.

– Non ! Ça me gêne, répondit l’autre forttranquillement, et le fait est qu’avec sa tente-abri, son revolver,ses deux fusils dans leur gaine, son couteau de chasse – sansparler de sa corpulence naturelle, Tartarin de Tarascon tenaitbeaucoup de place…

La réponse du petit monsieur lefâcha :

– Vous imaginez-vous par hasard que je vaisaller au lion avec votre parapluie ? dit le grand hommefièrement.

Le petit monsieur regarda son parapluie,sourit doucement ; puis, toujours avec son mêmeflegme :

– Alors, monsieur, vous êtes ?…

– Tartarin de Tarascon, tueur delions !

En prononçant ces mots, l’intrépideTarasconnais secoua comme une crinière le gland de sa chéchia.

Il y eut dans la diligence un mouvement destupeur.

Le trappiste se signal, les cocottespoussèrent de petits cris d’effroi, et le photographed’Orléansville se rapprocha du tueur de lions, rêvant déjàl’insigne honneur de faire sa photographie.

Le petit monsieur, lui, ne se déconcertapas.

– Est-ce que vous avez déjà tué beaucoup delions, monsieur Tartarin ? demanda-t-il trèstranquillement.

Le Tarasconnais le reçut de la bellemanière :

– Si j’en ai beaucoup tué, monsieur !… Jevous souhaiterais d’avoir seulement autant de cheveux sur latête.

Et toute la diligence de rire en regardant lestrois cheveux jaunes de Cadet-Roussel qui se hérissaient sur lecrâne du petit monsieur.

À son tour le photographe d’Orléansville pritla parole :

– Terrible profession que la vôtre, monsieurTartarin !… On passe quelquefois de mauvais moments… Ainsi, cepauvre M. Bombonnel…

– Ah ! oui, le tueur de panthères… fitTartarin assez dédaigneusement.

– Est-ce que vous le connaissez ? demandale petit monsieur.

– Té ! pardi… Si je le connais… Nousavons chassé plus de vingt fois ensemble.

Le petit monsieur sourit.

– Vous chassez donc la panthère aussi,monsieur Tartarin ?

Quelquefois, par passe-temps… fit l’enragéTarasconnais.

Il ajouta, en relevant la tête d’un gestehéroïque qui enflamma le cœur des deux cocottes :

– Ça ne vaut pas le lion !

– En somme, hasarda le photographed’Orléansville, une panthère, ce n’est qu’un gros chat…

– Tout juste ! fit Tartarin qui n’étaitpas fâché de rabaisser un peu la gloire de Bombonnel, surtoutdevant les dames.

Ici la diligence s’arrêta, le conducteur vintouvrir la portière et s’adressant au petit vieux :

– Vous voilà arrivé, monsieur, lui dit-il d’unair très respectueux.

Le petit monsieur se leva, descendit, puisavant de refermer la portière :

– Voulez-vous me permettre de vous donner unconseil, monsieur Tartarin ?

– Lequel, monsieur ?

– Ma foi ! écoutez, vous avez l’air d’unbrave homme, j’aime mieux vous dire ce qu’il en est… Retournez viteà Tarascon, monsieur Tartarin… Vous perdez votre temps ici… Ilreste bien encore quelques panthères dans la province ; mais,fi donc ! c’est un trop petit gibier pour vous… Quant auxlions, c’est fini. Il n’en reste plus en Algérie… mon ami Chassaingvient de tuer le dernier.

Sur quoi le petit monsieur salua, ferma laportière, et s’en alla en riant avec sa serviette et sonparapluie.

– Conducteur, demanda Tartarin en faisant samoue, qu’est-ce que c’est donc que ce bonhomme-là ?

– Comment ! vous ne le connaissezpas ? Mais c’est M. Bombonnel.

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