Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

V – L’Affût du soir dans un bois delauriers-roses

Si pittoresque que fût leur nouvelle monture,nos tueurs de lions durent y renoncer, par égard pour la chéchia.On continua donc la route à pied comme devant, et la caravane s’enalla tranquillement vers le Sud par petites étapes, le Tarasconnaisen tête, le Monténégrin en queue, et dans les rangs le chameau avecles caisses d’armes.

L’expédition dura près d’un mois.

Pendant un mois, cherchant des lionsintrouvables, le terrible Tartarin erra de douar en douar dansl’immense plaine du Chéliff, à travers cette formidable et cocasseAlgérie française, où les parfums du vieil Orient se compliquentd’une forte odeur d’absinthe et de caserne, Abraham et Zouzoumêlés, quelque chose de féerique et de naïvement burlesque, commeune page de l’Ancien Testament racontée par le sergent La Ramée oule brigadier Pitou… Curieux spectacle pour des yeux qui auraient suvoir… Un peuple sauvage et pourri que nous civilisons, en luidonnant nos vices… L’autorité féroce et sans contrôle de bachagasfantastiques, qui se mouchent gravement dans leurs grands cordonsde la Légion d’honneur, et pour un oui ou pour un non font bâtonnerles gens sur la plante des pieds. La justice sans conscience decadis à grosses lunettes, tartufes du Coran et de la loi, quirêvent de quinze août et de promotion sous les palmes, et vendentleurs arrêts, comme Esaü son droit d’aînesse, pour un plat delentilles ou de couscous au sucre. Des caïds libertins et ivrognes,anciens brasseurs d’un général Yusuf quelconque, qui se soûlent dechampagne avec des blanchisseuses mahonnaises, et font desripailles de mouton rôti, pendant que, devant leurs tentes, toutela tribu crève de faim, et dispute aux lévriers les rogatons de laribote seigneuriale.

Puis, tout autour, des plaines en friche, del’herbe brûlée, des buissons chauves, des maquis de cactus et delentisques, le grenier de la France !… Grenier vide de grains,hélas ! et riche seulement en chacals et en punaises. Desdouars abandonnés, des tribus effarées qui s’en vont sans savoiroù, fuyant la faim, et semant des cadavres le long de la route. Deloin en loin, un village français, avec des maisons en ruine, deschamps sans culture, des sauterelles enragées, qui mangentjusqu’aux rideaux des fenêtres, et tous les colons dans les cafés,en train de boire de l’absinthe en discutant des projets de réformeet de constitution.

Voilà ce que Tartarin aurait pu voir, s’ils’en était donné la peine ; mais, tout entier à sa passionléonine, l’homme de Tarascon allait droit devant lui, sans regarderni à droite ni à gauche, l’œil obstinément fixé sur ces monstresimaginaires, qui ne paraissaient jamais.

Comme la tente-abri s’entêtait à ne pass’ouvrir et les tablettes de pemmican à ne pas fondre, la caravaneétait obligée de s’arrêter matin et soir dans les tribus. Partout,grâce au képi du prince Grégory, nos chasseurs étaient reçus à brasouverts. Ils logeaient chez les agas, dans des palais bizarres,grandes fermes blanches sans fenêtres, où l’on trouve pêle-mêle desnarghilés et des commodes en acajou, des tapis de Smyrne et deslampes-modérateur, des coffres de cèdre pleins de sequins turcs, etdes pendules à sujets, style Louis-Philippe… Partout on donnait àTartarin des fêtes splendides, des diffas, desfantasias… En son honneur, des goums entiers faisaientparler la poudre et luire leurs burnous au soleil. Puis, quand lapoudre avait parlé, le bon aga venait et présentait sa note… C’estce qu’on appelle l’hospitalité arabe…

Et toujours pas de lions. Pas plus de lionsque sur le Pont-Neuf !

Cependant le Tarasconnais ne se décourageaitpas. S’enfonçant bravement dans le Sud, il passait ses journées àbattre le maquis, fouillant les palmiers-nains du bout de sacarabine, et faisant « frrt ! frrt ! » à chaquebuisson. Puis, tous les soirs avant de se coucher, un petit affûtde deux ou trois heures… Peine perdue ! le lion ne se montraitpas.

Un soir pourtant, vers les six heures, commela caravane traversait un bois de lentisques tout violet où degrosses cailles alourdies par la chaleur sautaient çà et là dansl’herbe, Tartarin de Tarascon crut entendre – mais si loin, mais sivague, mais si émietté par la brise – ce merveilleux rugissementqu’il avait entendu tant de fois là-bas à Tarascon, derrière labaraque Mitaine.

D’abord le héros croyait rêver… Mais au boutd’un instant, lointains toujours, quoique plus distincts, lesrugissements recommencèrent ; et cette fois, tandis qu’à tousles coins de l’horizon on entendait hurler les chiens des douars –secouée par la terreur et faisant retentir les conserves et lescaisses d’armes, la bosse du chameau frissonna.

Plus de doute. C’était le lion… Vite, vite, àl’affût. Pas une minute à perdre.

Il y avait tout juste près de là un vieuxmarabout (tombeau de saint) à coupole blanche, avec lesgrandes pantoufles jaunes du défunt déposées dans une nicheau-dessus de la porte, et un fouillis d’ex-voto bizarres, pans deburnous, fils d’or, cheveux roux, qui pendaient le long desmurailles… Tartarin de Tarascon y remisa son prince et son chameauet se mit en quête d’un affût. Le prince Grégory voulait le suivre,mais le Tarasconnais s’y refusa ; il tenait à affronter lelion seul à seul. Toutefois il recommanda à Son Altesse de ne pass’éloigner, et, par mesure de précaution, il lui confia sonportefeuille, un gros portefeuille plein de papiers précieux et debillets de banque, qu’il craignait de faire écornifler par lagriffe du lion. Ceci fait, le héros chercha son poste.

Cent pas en avant du marabout, un petit boisde lauriers-roses tremblait dans la gaze du crépuscule, au bordd’une rivière presque à sec. C’est là que Tartarin vints’embusquer, le genou en terre, selon la formule, la carabine aupoing et son grand couteau de chasse planté fièrement devant luidans le sable de la berge.

La nuit arriva. Le rose de la nature passa auviolet, puis au bleu sombre… En bas, dans les cailloux de larivière, luisait comme un miroir à main une petite flaque d’eauclaire. C’était l’abreuvoir des fauves. Sur la pente de l’autreberge, on voyait vaguement le sentier blanc que leurs grossespattes avaient tracé dans les lentisques. Cette pente mystérieusedonnait le frisson. Joignez à cela le fourmillement vague des nuitsafricaines, branches frôlées, pas de velours d’animaux rôdeurs,aboiements grêles des chacals, et là-haut, dans le ciel, à cent,deux cents mètres, de grands troupeaux de grues qui passent avecdes cris d’enfants qu’on égorge ; vous avouerez qu’il y avaitde quoi être ému.

Tartarin l’était. Il l’était même beaucoup.Les dents lui claquaient, le pauvre homme ! Et sur la garde deson couteau de chasse planté en terre le canon de son fusil rayésonnait comme une paire de castagnettes… Qu’est-ce que vousvoulez ! Il y a des soirs où l’on n’est pas en train, et puisoù serait le mérite, si les héros n’avaient jamais peur…

Eh bien ! oui, Tartarin eut peur, et toutle temps encore. Néanmoins, il tint bon une heure, deux heures,mais l’héroïsme a ses limites… Près de lui, dans le lit desséché dela rivière, le Tarasconnais entend tout à coup un bruit de pas, descailloux qui roulent. Cette fois la terreur l’enlève de terre. Iltire ses deux coups au hasard dans la nuit, et se replie à toutesjambes sur le marabout, laissant son coutelas debout dans le sablecomme une croix commémorative de la plus formidable panique qui aitjamais assailli l’âme d’un dompteur d’hydres.

– À moi, préïnce… le lion !…

Un silence.

– Préïnce, préïnce,êtes-vous là ?

Le prince n’était pas là. Sur le mur blanc dumarabout, le bon chameau projetait seul au clair de lune l’ombrebizarre de sa bosse. Le prince Grégory venait de filer en emportantportefeuille et billets de banque… Il y avait un mois que SonAltesse attendait cette occasion…

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