Les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon

I – Les Diligences déportées

C’était une vieille diligence d’autrefois,capitonnée à l’ancienne mode de drap gros bleu tout fané, avec cesénormes pompons de laine rêche qui, après quelques heures de route,finissent par vous faire des moxas dans le dos… Tartarin deTarascon avait un coin de la rotonde ; il s’y installa de sonmieux, et en attendant de respirer les émanations musquées desgrands félins d’Afrique, le héros dut se contenter de cette bonnevieille odeur de diligence, bizarrement composée de mille odeurs,hommes, chevaux, femmes et cuir, victuailles et paille moisie.

Il y avait de tout un peu dans cette rotonde.Un trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaientleur corps – le 3ème hussards – un photographed’Orléansville… Mais, si charmante et variée que fut la compagnie,le Tarasconnais n’était pas en train de causer et resta là toutpensif, le bras passé dans la brassière, avec ses carabines entreses genoux… Son départ précipité, les yeux noirs de Baïa, laterrible chasse qu’il allait entreprendre, tout cela lui troublaitla cervelle, sans compter qu’avec son bon air patriarcal cettediligence européenne, retrouvée en pleine Afrique, lui rappelaitvaguement le Tarascon de sa jeunesse, des courses dans la banlieue,de petits dîners au bord du Rhône, une foule de souvenirs…

Peu à peu la nuit tomba. Le conducteur allumases lanternes… La diligence rouillée sautait en criant sur sesvieux ressorts ; les chevaux trottaient, les grelotstintaient… De temps en temps, là-haut, sous la bâche del’impériale, un terrible bruit de ferraille… C’était le matériel deguerre.

Tartarin de Tarascon, aux trois quartsassoupi, resta un moment à regarder les voyageurs comiquementsecoués par les cahots, et dansant devant lui comme des ombresfalotes, puis ses yeux s’obscurcirent, sa pensée se voila, et iln’entendit plus que très vaguement geindre l’essieu des roues, etles flancs de la diligence qui se plaignaient…

Subitement, une voix, une voix de vieille fée,enrouée, cassée, fêlée, appela le Tarasconnais par sonnom :

– Monsieur Tartarin ! monsieurTartarin !

– Qui m’appelle ?

– C’est moi, monsieur Tartarin ; vous neme reconnaissez pas ?… Je suis la vieille diligence quifaisait – il y a vingt ans – le service de Tarascon à Nîmes… Que defois je vous ai portés, vous et vos amis, quand vous alliez chasserles casquettes du côté de Jonquières ou de Bellegarde !… Je nevous ai pas remis d’abord, à cause de votre bonnet de Teuret du corps que vous avez pris ; mais sitôt que vous vous êtesmis à rouler, coquin de bon sort ! je vous ai reconnu tout desuite.

– C’est bon ! c’est bon ! fit leTarasconnais un peu vexé.

Puis, se radoucissant :

– Mais enfin, ma pauvre vieille, qu’est-ce quevous êtes venue faire ici ?

– Ah ! mon bon monsieur Tartarin, je n’ysuis pas venue de mon plein gré, je vous assure… Une fois que lechemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne m’ont plus trouvéebonne à rien et ils m’ont envoyée en Afrique… Et je ne suis pas laseule ! presque toutes les diligences de France ont étédéportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, etmaintenant nous voilà toutes ici à mener une vie de galère… C’estce qu’en France vous appelez les chemins de fer algériens.

Ici la vieille diligence poussa un longsoupir ; puis elle reprit :

– Ah ! monsieur Tartarin, que je leregrette, mon beau Tarascon ! C’était alors le bon temps pourmoi, le temps de la jeunesse ! Il fallait me voir partir lematin, lavée à grande eau et toute luisante avec mes rouesvernissées à neuf, mes lanternes qui semblaient deux soleils et mabâche toujours frottée d’huile ! C’est ça qui était beau quandle postillon faisait claquer son fouet sur l’air de :Lagadigadeou, la Tarasque ! la Tarasque ! et quele conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette brodée surl’oreille, jetant d’un tour de bras son petit chien, toujoursfurieux, sur la bâche de l’impériale, s’élançait lui-même là-haut,en criant : « Allume ! allume ! » Alorsmes quatre chevaux s’ébranlaient au bruit des grelots, desaboiements, des fanfares, les fenêtres s’ouvraient, et toutTarascon regardait avec orgueil la diligence détaler sur la granderoute royale.

« Quelle belle route, monsieur Tartarin,large, bien entretenue, avec ses bornes kilométriques, ses petitstas de pierre régulièrement espacés, et de droite et de gauche sesjolies plaines d’oliviers et de vignes… Puis, des auberges tous lesdix pas, des relais toutes les cinq minutes… Et mes voyageurs,quels braves gens ! des maires et des curés qui allaient àNîmes voir leur préfet ou leur évêque, de bons taffetassiers quirevenaient du Mazet bien honnêtement, des collégiens en vacances,des paysans en blouse brodée, tous frais rasés du matin, etlà-haut, sur l’impériale, vous tous, messieurs les chasseurs decasquettes, qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiezsi bien chacun la vôtre, le soir, aux étoiles, enrevenant !…

« Maintenant, c’est une autre histoire…Dieu sait les gens que je charrie ! un tas de mécréants venusje ne sais d’où, qui me remplissent de vermine, des nègres, desBédouins, des soudards, des aventuriers de tous les pays, descolons en guenilles qui m’empestent de leurs pipes, et tout celaparlant un langage auquel Dieu le Père ne comprendrait rien… Etpuis vous voyez comme on me traite ! Jamais brossée, jamaislavée. On me plaint le cambouis de mes essieux… Au lieu de mes grosbons chevaux tranquilles d’autrefois, de petits chevaux arabes quiont le diable au corps, se battent, se mordent, dansent en courantcomme des chèvres, et me brisent mes brancards à coups de pieds…Aïe !… aïe !… tenez ! Voilà que cela commence… Etles routes ! Par ici, c’est encore supportable, parce que noussommes près du gouvernement ; mais là-bas, plus rien, pas dechemin du tout. On va comme on peut, à travers monts et plaines,dans les palmiers nains, dans les lentisques… Pas un seul relaisfixe. On arrête au caprice du conducteur, tantôt dans une ferme,tantôt dans une autre.

« Quelquefois ce polisson-là me faitfaire un détour de deux lieues pour aller chez un ami boirel’absinthe ou le champoreau… Après quoi, fouette,postillon ! il faut rattraper le temps perdu. Le soleil cuit,la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche, onverse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières à lanage, on s’enrhume, on se mouille, on se noie… Fouette !fouette ! fouette !… Puis le soir, toute ruisselantec’est cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes !… – ilme faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérailouverte à tous les vents. La nuit, des chacals, des hyènes viennentflairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la rosée semettent au chaud dans mes compartiments… Voilà la vie que je mène,mon pauvre monsieur Tartarin, et je la mènerai jusqu’au jour où,brûlée par le soleil, pourrie par les nuits humides, je tomberai –ne pouvant plus faire autrement – sur un coin de méchante route, oùles Arabes feront bouillir leur couscous avec les débris de mavieille carcasse…

– Blidah ! Blidah ! fit leconducteur en ouvrant la portière.

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