Les Dents du tigre

Chapitre 4L’héritier des deux cents millions

Le quatrième soir qui suivit ces tragiques événements, un vieuxcocher de fiacre, enfoui sous une vaste houppelande, vint sonner àla porte de l’hôtel Perenna et fit passer une lettre à don Luis. Onle conduisit aussitôt dans le cabinet de travail du premier étage.Arrivé là, et prenant à peine le temps de se débarrasser de sahouppelande, il se précipita sur don Luis :

« Cette fois, ça y est, patron. Il ne s’agit plus de rigoler,mais de faire votre paquet et de ficher le camp, et presto. »

Don Luis, qui fumait tranquillement, installé au creux d’unlarge fauteuil, répondit :

« Qu’est-ce que tu préfères, Mazeroux, un cigare ou unecigarette ? »

Mazeroux s’indigna :

« Mais enfin, patron, vous ne lisez donc pas lesjournaux ?

– Hélas !

– En ce cas, la situation doit vous apparaître clairement, commeà moi, comme à tout le monde ! Depuis trois jours, depuis ledouble suicide, ou plutôt depuis le double assassinat de Marie-AnneFauville et de son cousin Gaston Sauverand, il n’y a pas un seuljournal où vous ne lisiez pas cette phrase ou quelque chosed’approchant : « Et maintenant que M. Fauville, son fils, safemme et con cousin, Gaston Sauverand, sont. morts, plus rien nesépare don Luis Perenna de l’héritage Cosmo Mornington. »Comprenez-vous ce que parler veut dire, patron ? Certes,l’explosion du boulevard Suchet et les révélations posthumes del’ingénieur Fauville, on en parle, et l’on se révolte contrel’abominable Fauville, et l’on ne sait comment louer votrehabileté. Mais il y a un fait qui domine toutes les conversationset toutes les discussions. Les trois branches de la famille Rousselétant supprimées, qui est-ce qui reste ? Don Luis Perenna. Àdéfaut des héritiers naturels, qui est-ce qui hérite ? DonLuis Perenna.

– Sacré veinard !

– Voilà ce qu’on se dit, patron. On se dit que cette série decrimes et d’atrocités ne peut pas être l’effet de coïncidencesfortuites, mais indique, au contraire, l’existence d’une volontédirectrice commençant son action par l’assassinat de CosmoMornington et la terminant par la capture des deux cents millions.Et, pour donner un nom à cette volonté, on prend ce qu’on a sous lamain, c’est-à-dire le personnage extraordinaire, glorieux et malfamé, équivoque et mystérieux, omnipotent et omniprésent, qui, amiintime de Cosmo Mornington, depuis le début gouverne lesévénements, combine, accuse, absout, fait arrêter, fait évader, enun mot tripatouille toute cette affaire d’héritage, au bout delaquelle, en dernier ressort, s’il la conduit comme son intérêt luiconseille de le faire, il a deux cents millions à palper. Et lepersonnage, c’est don Luis Perenna, autant dire le peurecommandable Arsène Lupin, à qui il serait fou de ne pas songerquand on se trouve en face d’une aussi colossale affaire.

–Merci !

– Voilà ce qui se dit, patron, je vous le répète. Tant que MmeFauville et Gaston Sauverand vivaient, on ne pensait pas beaucoup àvos titres de légataire universel et d’héritier en réserve. Maisvoilà que l’un et l’autre ils meurent. Alors, n’est-ce pas ?on ne peut s’empêcher de remarquer l’obstination vraimentsurprenante avec laquelle le hasard soigne les intérêts de don LuisPerenna. Vous vous rappelez l’axiome en matière juridique : isfecit cui prodest. À qui profite la disparition de tous leshéritiers Roussel ? À don Luis Perenna.

– Le bandit !

– Le bandit, c’est le mot que Weber hurle dans les couloirs dela Préfecture et de la Sûreté. Vous êtes le bandit, et FlorenceLevasseur est votre complice. Et c’est à peine si l’on oseprotester. Le préfet de police ? Il aura beau se souvenirqu’il vous doit la vie par deux fois, et que vous avez rendu à lajustice des services inappréciables qu’il sera le premier à fairevaloir. Il aura beau s’adresser au président du Conseil, Valenglay,lequel vous protège, c’est connu… Il n’y a pas que le préfet depolice ! Il n’y a pas que le président du Conseil ! Il ya la Sûreté, le Parquet, le juge d’instruction, les journaux, etsurtout l’opinion publique, l’opinion publique, à qui il fautdonner satisfaction, et qui attend, qui réclame un coupable. Cecoupable, c’est vous ou bien Florence Levasseur. Ou plutôt, c’estvous et Florence Levasseur. »

Don Luis ne sourcilla pas. Mazeroux patienta encore une minute.Puis, ne recevant pas de réponse, il eut un geste désespéré :

« Patron, savez-vous à quoi vous m’obligez ? À trahir mondevoir. Eh bien, apprenez ceci. Demain matin, vous recevrez uneconvocation du juge d’instruction. À l’issue de l’interrogatoire,et quel que soit cet interrogatoire, on vous conduira directementau Dépôt. Le mandat est signé. Voilà ce que vos ennemis ontobtenu.

– Diable !

– Ce n’est pas tout. Weber, qui brûle de prendre sa revanche, ademandé l’autorisation de surveiller votre hôtel dès maintenantpour que vous ne puissiez pas vous défiler comme FlorenceLevasseur. Dans une heure, il sera sur la place avec ses hommes.Qu’en dites-vous, patron ? »

Sans quitter sa posture nonchalante, don Luis fit signe àMazeroux.

« Brigadier, regarde ce qu’il y a sous le canapé, entre les deuxfenêtres. »

Don Luis était sérieux. Instinctivement, Mazeroux obéit. Sous lecanapé, il y avait une valise.

« Brigadier, dans dix minutes, quand j’aurai donné l’ordre à mesdomestiques de se coucher, tu porteras cette valise au 143bis de la rue de Rivoli, où j’ai retenu un petitappartement sous le nom de M. Lecocq.

– Qu’est-ce que ça veut dire, patron ?

– Ça veut dire que, depuis trois jours, n’ayant personne de sûrà qui confier cette valise, j’attendais ta visite.

– Ah çà ! mais, balbutia Mazeroux, confondu.

– À çà ! mais, quoi ?

– Vous aviez donc l’intention de vous esquiver ?

– Parbleu ! Seulement, pourquoi me presser ? Du momentque je t’ai placé dans les services de la Sûreté, c’est pour savoirce qui se trame contre moi. Puisqu’il y a danger, je me trotte.»

Et, frappant l’épaule de Mazeroux qui le regardait de plus enplus ahuri, il lui dit sévèrement :

« Tu vois, brigadier, que ce n’était pas la peine de te déguiseren cocher de fiacre et de trahir ton devoir. Il ne faut jamaistrahir son devoir, brigadier. Interroge ta conscience, je suiscertain qu’elle te juge comme tu le mérites. »

Don Luis avait dit la vérité. Reconnaissant combien la mort deMarie-Anne et de Sauverand modifiait la situation, il estimaitprudent de se mettre à l’abri. S’il ne l’avait pas fait plus tôt,c’est qu’il espérait recevoir des nouvelles de Florence Levasseur,soit par lettre, soit par téléphone. La jeune fille s’obstinant àgarder le silence, il n’y avait pas de raison pour que don Luisrisquât une arrestation que la marche des événements rendaitinfiniment probable.

Et, de fait, ses prévisions étaient justes. Le lendemain,Mazeroux arriva tout guilleret dans le petit appartement de la ruede Rivoli.

« Vous l’avez échappé belle, patron. Dès ce matin, Weber a suque l’oiseau s’était envolé. Il ne dérage pas. Avouons du reste quela situation est de plus en plus embrouillée. À la préfecture, onn’y comprend rien. Ils ne savent même plus s’il faut poursuivreFlorence Levasseur. Eh ! oui, vous avez dû lire ça dans lesjournaux. Le juge d’instruction prétend que Fauville s’étantsuicidé et ayant tué son fils Edmond, Florence Levasseur n’a rien àvoir là-dedans. Pour lui, l’affaire est donc dose de ce côté.Hein ! il en a de bonnes, le juge d’instruction ! Etl’assassinat de Gaston Sauverand, est-ce qu’il n’est pas claircomme le jour que Florence y a participé, comme à tout lereste ? N’est-ce pas chez elle, dans un volume de Shakespeare,qu’on a découvert des documents qui se rapportaient auxdispositions prises par M. Fauville, relativement aux lettres et àl’explosion ? Et puis… »

Mazeroux s’interrompit, intimidé par le regard de don Luis, etcomprenant que le patron tenait plus que jamais à la jeune fille.Coupable ou non, elle lui inspirait la même passion.

« Entendu, dit-il, n’en parlons plus. L’avenir me donneraraison, vous verrez cela. »

Et les jours s’écoulèrent. Mazeroux venait aussi souvent quepossible, ou bien téléphonait à don Luis tous les détails de ladouble enquête poursuivie à Saint-Lazare et à la Santé.

Enquête vaine, comme on sait. Si les affirmations de don Luis,relatives au plafonnier électrique et à la distribution automatiquedes lettres mystérieuses furent reconnues exactes, on échoua dansles recherches qui concernaient le double suicide. Tout au plusfut-il établi que, avant son arrestation, Sauverand avait essayé,par l’intermédiaire d’un fournisseur de l’infirmerie, d’entrer encorrespondance avec Marie-Anne. Fallait-il supposer que la fiole depoison et que la seringue avaient suivi cette même voie ?Impossible de le prouver, et, d’autre part, impossible également dedécouvrir comment les extraits des journaux qui relataient lesuicide de Marie-Anne avaient été introduits dans la cellule deGaston Sauverand.

Et puis le mystère initial subsistait toujours, l’insondablemystère des dents imprimées dans le fruit ! Les aveuxposthumes de M. Fauville innocentaient Marie-Anne. Et pourtant,c’était bien les dents de Marie-Anne qui avaient marqué lapomme ! Ce qu’on avait appelé les Dents du tigre, c’étaientbien les siennes ! Alors ?…

Bref, comme disait Mazeroux, tout le monde pataugeait, à telpoint que le préfet, qui avait mission, de par le testament, deréunir les héritiers Mornington trois mois au moins après le décèsdu testateur, et quatre mois au plus, décida tout à coup que cetteréunion aurait lieu au cours de la semaine suivante, c’est-à-direle 9 juin. Il espérait ainsi en finir avec une affaire exaspérante,où la justice ne montrait qu’incertitude et désarroi. Selon lescirconstances, on prendrait une décision relative à l’héritage.Puis, on bouclerait l’instruction. Et ce serait peu à peu lesilence sur la monstrueuse hécatombe des héritiers Mornington. Etle mystère des Dents du tigre s’oublierait peu à peu…

Chose étrange, ces derniers jours, agités et fiévreux comme tousceux qui précèdent les grandes batailles – car on prévoyait quecette réunion suprême serait une grande bataille – don Luis lespassa tranquillement dans un fauteuil, installé sur son balcon dela rue de Rivoli, à fumer des cigarettes ou à faire des bulles desavon que le vent emportait vers les jardins des Tuileries.

Mazeroux n’en revenait pas.

« Patron, vous m’ahurissez. Ce que vous avez l’air tranquille etinsouciant !

– Je le suis, Alexandre.

– Alors, quoi ! l’affaire ne vous intéresse plus ?Vous renoncez à venger Mme Fauville et Sauverand ? On vousaccuse ouvertement, et vous faites des bulles de savon ?

– Rien de plus passionnant, Alexandre.

– Voulez-vous que je vous dise, patron ? Eh bien, oncroirait que vous connaissez le mot de l’énigme…

– Qui sait, Alexandre ? »

Rien ne semblait émouvoir don Luis. Des heures encore passèrent,et d’autres heures, et il ne bougeait toujours pas de son balcon.Les moineaux, maintenant, venaient manger le pain qu’il leurjetait. Vraiment, on eût dit que, pour lui aussi, l’affairetouchait à son terme et que les choses allaient le mieux dumonde.

Mais le jour de la réunion, Mazeroux entra, une lettre à lamain, et l’air effaré :

« C’est pour vous, patron. Elle m’était adressée, mais avecenveloppe intérieure à votre nom… Comment expliquez-vouscela ?

– Facilement, Alexandre. L’ennemi connaît nos relationscordiales, et, ignorant mon adresse…

– Quel ennemi ?

– Je te le dirai ce soir. »

Don Luis ouvrit l’enveloppe et lut ces mots, écrits à l’encrerouge :

« Il est encore temps, Lupin. Retire-toi de la bataille.Sinon, c’est la mort pour toi aussi. Quand tu te croiras au but,quand ta main se lèvera sur moi et que tu crieras des mots devictoire, c’est alors que l’abîme s’ouvrira sous tes pas.

« Le lieu de ta mort est déjà choisi. Le piège est prêt.Prends garde, Lupin. »

Don Luis sourit :

« À la bonne heure, ça se dessine.

– Vous trouvez, patron ?

– Mais oui, mais oui… Et qui t’a remis cette lettre ?

– Ah ! là, nous avons de la veine, patron, pour unefois ! L’agent de la Préfecture à qui elle a été remise habitejustement aux Ternes, dans une maison voisine de celle qu’habite leporteur de la lettre. Il connaît très bien ce type-là. C’est de lachance, avouez-le. »

Don Luis bondit. Il rayonnait de joie.

« Qu’est-ce que tu chantes ? Dégoise ! Tu as desrenseignements ?

– L’individu est un valet de chambre, employé dans une cliniquede l’avenue des Ternes.

– Allons-y. Pas une minute à perdre.

– À la bonne heure, patron. On vous retrouve.

– Eh ! parbleu. Tant qu’il n’y avait rien à faire,j’attendais ce soir, et je me reposais, car je prévois que la luttesera terrible. Mais, puisque l’ennemi commet enfin une gaffe,puisqu’il y a une piste, ah ! alors, plus besoin d’attendre.Je prends les devants. Sus au tigre, Mazeroux ! »

Il était une heure de l’après-midi quand don Luis et Mazerouxarrivèrent à la clinique des Ternes. Un valet de chambre les reçut.Mazeroux poussa don Luis du coude. C’était, sans nul doute, leporteur de la lettre. Sur les questions du brigadier, cet homme nefit, en effet, aucune difficulté pour reconnaître qu’il avait étéle matin à la préfecture.

« Sur l’ordre de qui ? demanda Mazeroux.

– Sur l’ordre de Mme la supérieure.

– La supérieure ?

– Oui, la clinique comprend aussi une maison de santé, laquelleest dirigée par des religieuses.

– Est-il possible de parler à la supérieure ?

– Certes, mais pas maintenant, elle est sortie.

– Et elle rentrera ?

– Oh ! d’un instant à l’autre. »

Le domestique les introduisit dans l’antichambre, où ilsrestèrent plus d’une heure. Ils étaient fort intrigués. Quesignifiait l’intervention de cette religieuse ? Quel rôletenait-elle dans l’affaire ?

Des gens entraient, que l’on conduisait auprès des malades entraitement D’autres sortaient. Il vint aussi des sœurs qui allaientet qui venaient en silence, et des infirmières couvertes de leurlongue blouse blanche serrée à la taille.

« Nous n’allons pas moisir ici, patron, murmura Mazeroux.

– Qu’est-ce qui te presse ? Ta bien-aimée ?

– Nous perdons notre temps.

– Je ne perds pas le mien. Le rendez-vous chez le préfet n’estqu’à cinq heures.

– Hein ! Qu’est-ce que vous dites, patron ? Ce n’estpas sérieux ! Vous n’avez pourtant pas l’intentiond’assister…

– Pourquoi pas ?

– Comment ! Mais le mandat…

– Le mandat ? Un chiffon de papier…

– Un chiffon qui deviendra une réalité si vous forcez la justiceà agir. Votre présence sera considérée comme une provocation…

– Et mon absence comme un aveu. Un monsieur qui hérite de deuxcents millions ne se cache pas le jour de l’aubaine. Or, sous peined’être déchu de mes droits, il faut que j’assiste à cette réunion.J’y assisterai.

– Patron… »

Un cri étouffé jaillit devant eux, et aussitôt une femme, uneinfirmière qui traversait la salle, se mit à courir, souleva unetenture et disparut.

Don Luis s’était levé, hésitant, déconcerté, puis tout à coup,après quatre ou cinq secondes d’indécision, il se rua vers latenture, suivit un couloir et se heurta à une grosse portematelassée de cuir, qui venait de se refermer, et autour delaquelle, stupidement, avec des mains qui tremblaient, il perditencore quelques secondes.

Quand il l’eut ouverte, il se trouva en bas d’un escalier deservice. Monterait-il ? À droite, le même escalier descendaitau sous-sol. Il descendit, pénétra dans une cuisine, et empoignantla cuisinière lui dit d’un ton furieux :

« Il y a une infirmière qui vient de sortir par là ?

– Mlle Gertrude ? La nouvelle…

– Oui… oui… vite… on la cherche là-haut…

– Qui ?

– Ah ! sacré nom, dites-moi quel chemin elle apris ?

– Ici…, cette porte… »

Don Luis s’élança, franchit un petit vestibule, et se précipitadehors, sur l’avenue des Ternes.

« Eh bien, en voilà une course », cria Mazeroux qui lerejoignait.

Don Luis observait l’avenue. Sur une petite place voisine, laplace Saint-Ferdinand, un autobus démarrait.

« Elle y est, affirma-t-il, cette fois, je ne la lâche plus.»

Il héla un taxi.

« Chauffeur, suivez l’autobus à cinquante mètres de distance.»

Mazeroux lui dit :

« C’est Florence Levasseur ?

– Oui.

– Elle est raide, celle-là ! » ronchonna le brigadier.

Et, avec une violence soudaine :

« Mais enfin, patron, vous ne voyez donc rien du tout ?Vrai, on n’est pas aveugle à ce point ! »

Don Luis ne répliqua pas.

« Mais patron, la présence de Florence Levasseur dans cetteclinique démontre, par a + b, que c’est elle quia donné l’ordre au domestique de m’apporter cette lettre de menacescontre vous, et, alors, plus de doutes ! Florence Levasseurdirige toute l’affaire ! Et, vous le savez comme moi,avouez-le ! Depuis dix jours, vous êtes peut-être arrivé, paramour pour cette femme, à la considérer comme innocente malgrétoutes les preuves qui l’accablent. Mais aujourd’hui, la véritévous crève les yeux. Je le sens, j’en suis sûr. N’est-ce pas,patron, je ne me trompe pas ? Vous y voyez clair ? »

Cette fois, don Luis ne protesta pas. Le visage contracté, lesyeux durs, il surveillait l’autobus qui, à ce moment, stoppait aucoin du boulevard Haussmann.

« Halte ! » cria-t-il à son chauffeur.

La jeune fille descendait. Sous son costume d’infirmière, il futfacile de reconnaître Florence Levasseur. Elle examina lesalentours, comme une personne qui s’assure qu’elle n’est passuivie, puis monta dans une voiture et se fit conduire, par leboulevard et la rue de la Pépinière, jusqu’à la gareSaint-Lazare.

De loin, don Luis la vit monter les escaliers qui débouchent surla cour de Rome, et il put encore l’apercevoir au bout de la salledes Pas-Perdus, devant un guichet.

« Vite, Mazeroux, dit-il, sors ta carte de la Sûreté, et demandeà la receveuse quel billet elle vient de délivrer. Dépêche-toi,avant qu’un autre voyageur ne se présente. »

Mazeroux se hâta, interrogea la buraliste, et, se retournant:

« Une seconde classe pour Rouen.

– Prends-en une aussi. »

Le brigadier obéit. S’étant informés, ils surent qu’un rapidepartait à l’instant même. Quand ils arrivèrent sur les quais,Florence pénétrait dans un des compartiments du milieu.

Le train sifflait.

« Monte, fit don Luis, qui se dissimulait de son mieux. Tu metélégraphieras de Rouen, et je te rejoindrai ce soir. Surtout,ouvre l’œil. Qu’elle ne te glisse pas entre les doigts. Elle esttrès forte, tu sais.

– Mais vous, patron, pourquoi ne venez-vous pas ? » Ilserait bien préférable…

« Impossible. On ne s’arrête pas avant Rouen, et je ne pourraisêtre de retour que ce soir. Or, la réunion à la Préfecture a lieu àcinq heures.

– Et vous tenez à y être ?

– Plus que jamais. Va, embarque. »

Il le poussa dans une voiture de queue. Le train s’ébranlait etbientôt disparaissait sous le tunnel.

Alors, don Luis se jeta sur une banquette, dans une des sallesd’attente, et il y resta deux heures, affectant de lire desjournaux, mais les yeux vagues, et l’esprit obsédé par cettequestion angoissante qui se posait à lui une fois de plus, et avecquelle précision : « Florence est-elle coupable ? »

Il était cinq heures exactement lorsque le cabinet de M.Desmalions s’ouvrit devant le commandant comte d’Astrignac, maîtreLepertuis et le secrétaire d’ambassade américain. À ce même moment,quelqu’un entra dans l’antichambre des huissiers et remit sacarte.

L’huissier de service jeta un coup d’œil sur le bristol, setourna vivement vers un groupe de personnes qui parlaient àl’écart, puis demanda au nouveau venu :

« Monsieur n’a pas de convocation ?

– Inutile. Faites annoncer don Luis Perenna. »

Il y eut comme une secousse électrique parmi les personnes dugroupe, et l’une d’elles s’avança. C’était le sous-chef Weber.

Les deux hommes se regardèrent un instant jusqu’au plus profonddes yeux. Don Luis souriait aimablement.

Weber était livide, un tremblement agitait ses lèvres, et l’onvoyait tous les efforts qu’il faisait pour se contenir.

Auprès de lui, il y avait, outre deux journalistes, quatreagents de la Sûreté.

« Bigre ! ces messieurs sont là pour moi, pensa don Luis.Mais leur ahurissement prouve bien qu’on ne croyait pas quej’aurais le culot de venir. Vont-ils m’arrêter ? »

Weber ne bougea pas, mais à la fin, son visage exprimait uncertain contentement, comme s’il se fût dit :

« Toi, mon bonhomme, je te tiens. Tu n’y couperas pas. »L’huissier revint et, sans un mot, montra le chemin à don Luis.

Don Luis passa devant Weber avec le salut le plus affable, fitégalement un petit signe amical aux agents, et entra.

Aussitôt, le commandant comte d’Astrignac se hâta vers lui, lamain tendue, montrant ainsi que tous les racontars n’atteignaienten rien l’estime qu’il gardait au légionnaire Perenna. Maisl’attitude réservée du préfet de police fut significative. Ilcontinua de feuilleter le dossier qu’il examinait et de causer àmi-voix avec le secrétaire d’ambassade et le notaire.

Don Luis songea :

« Mon bon Lupin, il y a quelqu’un qui sortira d’ici le cabrioletde fer aux poignets. Si ce n’est pas le vrai coupable, ce sera toi,mon pauvre vieux. À bon entendeur… »

Et il se rappela le début de l’aventure, lorsqu’il se trouvaitdans le bureau de l’hôtel Fauville, devant les magistrats, et qu’illui fallait, sous peine d’arrestation immédiate, livrer le criminelà la justice. Ainsi, du commencement à la fin de la lutte, il avaitdû, tout en combattant l’invisible ennemi s’offrir aux coups de lajustice, sans qu’il lui fût possible de se défendre autrement quepar d’indispensables victoires. Successivement, harcelé d’attaques,toujours en danger, il avait jeté dans le gouffre Marie-Anne etSauverand ; innocents sacrifiés aux lois cruelles desbatailles. Allait-il enfin prendre corps à corps le véritableennemi ou succomber lui-même à la minute définitive ?

Il se frotta les mains d’un mouvement si heureux que M.Desmalions ne put s’empêcher de le regarder. Don Luis avait cet airépanoui d’un homme qui éprouve une joie sans mélange et qui seprépare à en goûter d’autres beaucoup plus vives encore.

Le préfet de police demeura silencieux un moment, comme s’il sefût demandé ce qui pouvait réjouir ce diable d’homme, puis ilfeuilleta de nouveau son dossier, et, à la fin, il prononça :

« Nous nous retrouvons ici, messieurs, comme il y a deux mois,pour prendre des résolutions définitives au sujet du testament deCosmo Mornington. M. Cacérès, attaché à la légation du Pérou, neviendra pas. M. Cacérès en effet, d’après un télégramme que jeviens de recevoir d’Italie, est assez gravement malade. Saprésence, d’ailleurs, n’était pas indispensable. Il ne manque doncpersonne, ici… personne que ceux-là mêmes, hélas ! dont cetteréunion aurait consacré les droits, c’est-à-dire les héritiers deCosmo Mornington.

– Il manque une autre personne, monsieur le préfet. »

M. Desmalions leva la tête. C’était don Luis qui venait deparler. Le préfet hésita, puis, se décidant à l’interroger, il dit:

« Qui ? Quelle est cette personne ?

– L’assassin des héritiers Mornington. »

Cette fois encore, don Luis forçait l’attention, et malgré larésistance qu’on lui opposait, contraignait les assistants à tenircompte de sa présence et à subir son ascendant. Coûte que coûte, ilfallait qu’on discutât avec lui comme un homme qui exprime deschoses inconcevables, mais possibles puisqu’il les exprimait.

« Monsieur le préfet, dit-il, me permettez-vous d’exposer lesfaits tels qu’ils ressortent de la situation actuelle ? Cesera la suite et la conclusion naturelle de l’entretien que nousavons eu après l’explosion du boulevard Suchet. »

Le silence de M. Desmalions laissa comprendre à don Luis qu’ilpouvait parler. Il reprit aussitôt :

« Ce sera bref, monsieur le préfet. Ce sera bref pour deuxmotifs : d’abord, parce que les aveux de l’ingénieur Fauvilledemeurent acquis, et que nous connaissons définitivement le rôlemonstrueux qu’il a joué dans l’affaire ; et ensuite, parceque, pour le surplus, la vérité, si compliquée qu’elle paraisse,est, au fond, très simple. Elle tient tout entière dans cetteobjection que vous m’avez faite, monsieur le préfet, en sortant del’hôtel en ruine du boulevard Suchet :

« Comment expliquer que la confession d’Hippolyte Fauville nementionne pas une seule fois l’héritage de Cosmo Mornington ?»

« Tout est là, monsieur le préfet. Hippolyte Fauville n’a pasdit un mot de l’héritage. Et s’il n’en a pas dit un mot, c’est,évidemment, qu’il l’ignorait. Et si Gaston Sauverand a pu meraconter toute sa tragique histoire sans faire la moindre allusionà cet héritage, c’est que cet héritage n’a tenu dans l’histoire deGaston Sauverand aucune espèce de place. Lui aussi, avant cesévénements, l’ignorait, comme l’ignorait Marie-Anne Fauville etcomme l’ignorait Florence Levasseur.

« Fait indéniable, la vengeance, la vengeance seule a guidéHippolyte Fauville. Sinon, pourquoi eût-il agi, puisque lesmillions de Cosmo Mornington lui revenaient de plein droit ?Et, d’ailleurs, s’il avait voulu jouir de ces millions, il n’eûttout de même pas commencé par se tuer.

« Donc une certitude : l’héritage n’est pour rien dans lesdécisions et dans les actes d’Hippolyte Fauville.

« Et cependant, tour à tour, avec une inflexible régularité, etcomme s’ils étaient frappés dans l’ordre même où il fallait qu’ilsfussent frappés pour que l’héritage Mornington fût disponible,meurent Cosmo Mornington, puis Hippolyte Fauville, puis EdmondFauville, puis Marie-Anne Fauville, puis Gaston Sauverand !D’abord le détenteur de la fortune, ensuite tous ceux qu’il ainstitués ses légataires, et, je le répète, dans l’ordre mêmeoù le testament leur permettait de prétendre à lafortune !

« N’est-ce pas étrange ? Et comment ne pas supposer qu’il yait, en tout cela, une pensée directrice ? Comment ne pasadmettre que le formidable débat soit dominé par cet héritage, etque, au-dessus des haines et des jalousies de l’immonde Fauville,il y ait un être doué d’une énergie plus formidable encore,poursuivant un but tangible, et conduisant à la mort, comme desvictimes numérotées, tous les acteurs inconscients du drame dont ila noué et dont il dénoue les fils ?

« Monsieur le préfet, l’instinct populaire est tellementd’accord avec moi, une partie de la police, le sous-chef Weber entête, raisonne d’une façon tellement identique à la mienne, quel’existence de cet être s’affirma aussitôt dans toutes lesimaginations. Il fallait quelqu’un qui fût la pensée directrice,qui fût la volonté et l’énergie. Ce fut moi. Pourquoi pas, aprèstout ? N’étais-je point, condition indispensable pour avoirintérêt aux crimes, héritier de Cosmo Mornington ?

« Je ne me défendrai pas. Il se peut que des interventionsétrangères, il se peut que les circonstances vous obligent,monsieur le préfet, à prendre contre moi des mesures injustifiées,mais je ne vous ferai pas l’injure de croire, une seconde, que voussupposiez capable de tels forfaits l’homme dont vous avez pu jugerles actes depuis deux mois.

« Et cependant, l’instinct populaire a raison de m’accuser,monsieur le préfet. En dehors de l’ingénieur Fauville, il y afatalement un coupable, et fatalement ce coupable hérite de CosmoMornington. Puisque ce n’est pas moi, c’est qu’il existe un autrehéritier de Cosmo Mornington. C’est celui-là que j’accuse, monsieurle préfet.

« Il n’y a pas, dans l’aventure sinistre qui se déroule devantnous, il n’y a pas, comme nous avons pu le croire un moment, que lavolonté d’un mort. Ce n’est pas tout le temps contre un mort quej’ai lutté, et plus d’une fois j’ai senti le souffle même de la viequi me heurtait au visage. Et plus d’une fois, j’ai senti les dentsdu tigre qui cherchaient à me déchirer. Le mort a fait beaucoup,mais il n’a pas tout fait. Et, même ce qu’il a fait, fut-il seul àle faire ? L’être dont je parle fut-il uniquement l’exécuteurde ses ordres, ou bien aussi le complice qui l’aida dans sonentreprise ? Je ne sais. Mais il fut certainement lecontinuateur d’une œuvre qu’il avait peut-être inspirée, et que, entout cas, il détourna à son profit, acheva résolument et poussajusqu’aux dernières limites. Et cela parce qu’il connaissait letestament de Cosmo Mornington.

« Et c’est lui que j’accuse, monsieur le préfet.

« Je l’accuse tout au moins de la part de forfaits et de crimesqu’on ne saurait attribuer à Hippolyte Fauville.

« Je l’accuse d’avoir fracturé le tiroir de la table où maîtreLepertuis, le notaire de Cosmo Mornington, avait déposé letestament de son client.

« Je l’accuse de s’être introduit dans l’appartement de CosmoMornington et d’avoir substitué à l’une des ampoules de cacodylatede soude qui devaient servir à Cosmo Mornington pour ses piqûresune ampoule remplie de liqueur toxique.

« Je l’accuse d’avoir tenu le rôle du docteur qui vint constaterle décès de Cosmo Mornington et qui délivra un faux certificat.

« Je l’accuse d’avoir fourni à Hippolyte Fauville le poison qui,successivement, tua l’inspecteur Vérot, puis Edmond Fauville, puisHippolyte Fauville lui-même.

« Je l’accuse d’avoir armé et dirigé contre moi la main deGaston Sauverand qui, sur son conseil et d’après ses indications,attenta par trois fois à mon existence et, finalement, provoqua lamort de mon chauffeur.

« Je l’accuse d’avoir, profitant des intelligences que GastonSauverand s’était crées dans l’infirmerie pour communiquer avecMarie-Anne Fauville, d’avoir fait passer à Marie-Anne Fauville lafiole de poison et la seringue qui devaient servir à la malheureusepour mettre à exécution ses projets de suicide.

« Je l’accuse d’avoir, par un procédé que j’ignore, et prévoyantle résultat inéluctable de son acte, communiqué à Gaston Sauverandles extraits des journaux qui relataient la mort de Marie-Anne.

« Je l’accuse donc, en résumé, et sans tenir compte de saparticipation aux autres crimes –, assassinat de l’inspecteurVérot, assassinat de mon chauffeur –, je l’accuse d’avoir tué CosmoMornington, d’avoir tué Edmond Fauville, d’avoir tué HippolyteFauville, d’avoir tué Marie-Anne Fauville, d’avoir tué GastonSauverand, d’avoir tué, en définitive, tous ceux qui se trouvaiententre les millions et lui.

« Et ces derniers mots, monsieur le préfet, vous confirmentclairement ma pensée. Si un homme supprime cinq de ses semblablespour toucher un certain nombre de millions, c’est qu’il estconvaincu que cette suppression lui assurera fatalement etmathématiquement la possession de ces millions. Bref, si un hommesupprime un millionnaire et ses quatre héritiers successifs, c’estqu’il est, lui, le cinquième héritier de ce millionnaire. Dans uninstant, cet homme sera ici.

– Quoi ! »

L’exclamation du préfet de police fut spontanée. Il oubliaittoute l’argumentation, si puissante et si serrée, de don LuisPerenna, pour ne songer qu’à l’apparition stupéfiante que don Luisannonçait. Et celui-ci répliqua :

« Monsieur le préfet, cette visite est la conclusion rigoureusedes accusations que je porte. Rappelez-vous que le testament deCosmo Mornington est formel : les droits d’un héritier ne serontvalables que si cet héritier assiste à la réuniond’aujourd’hui.

– Et s’il ne vient pas ? s’écria le préfet, prouvant ainsique la conviction de don Luis avait peu à peu raison de sesdoutes.

– Il viendra, monsieur le préfet. Sinon, toute cette affairen’aurait plus aucune espèce de sens. Réduite aux crimes et auxactes de l’ingénieur Fauville, elle pouvait être considérée commel’œuvre absurde d’un fou. Poussée jusqu’à la mort de Marie-AnneFauville et de Gaston Sauverand, elle exige comme dénouementinévitable l’apparition d’un personnage qui, dernier descendant dela famille Roussel, de Saint-Étienne, et, par conséquent, héritierdans toute la force du terme, et avant moi, de Cosmo Mornington,viendra réclamer les deux cents millions qu’il a conquis par tantd’épouvantable audace.

– Et s’il ne vient pas ? s’exclama de nouveau, avec plus devéhémence, M. Desmalions.

– Alors, monsieur le préfet, c’est que je suis le coupable, etvous n’aurez plus qu’à m’arrêter. Entre cinq heures et six heures,aujourd’hui, vous devez voir dans cette pièce, en face de vous,l’être qui a tué les héritiers Mornington. Il est humainementimpossible que cela ne soit pas… Par conséquent en tout état decause, la justice aura satisfaction. Lui ou moi, ledilemme est simple. »

M. Desmalions se taisait. Il mâchonnait sa moustache d’un airsoucieux, et tournait autour de la table, dans le cercle étroit queformaient les assistants. Visiblement des objections se précisaienten son esprit contre une telle supposition. À la fin, il murmura,comme s’il se fût parlé à lui-même :

« Non… non… car enfin, comment expliquer que cet homme auraitattendu jusqu’à maintenant pour réclamer ses droits ?

– Un hasard peut-être, monsieur le préfet… un obstaclequelconque… ou bien, sait-on jamais ? le besoin pervers d’uneémotion plus forte. Et puis, rappelez-vous, monsieur le préfet,avec quelle minutie, avec quelle subtilité mécanique toute cetteaffaire fut montée. Chaque événement se déclencha à la minute mêmefixée par l’ingénieur Fauville. Ne pouvons-nous admettre que soncomplice subisse jusqu’au bout l’influence de cette méthode, etqu’il ne se découvre qu’à la minute suprême ? »

Avec une sorte de colère, M. Desmalions s’exclama :

« Non, non, mille fois non, ce n’est pas possible. S’il existeun être assez monstrueux pour commettre une pareille séried’assassinats, cet être n’aura pas la bêtise de se livrer.

– En venant ici, monsieur le préfet, il ignore le danger qui lemenace, puisque personne même n’a envisagé l’hypothèse de sonexistence. Et d’ailleurs, que risque-t-il ?

– Ce qu’il risque ? Mais s’il a commis réellement cettesérie d’assassinats…

– Il ne les a pas commis, monsieur le préfet, il les a faitcommettre, ce qui est différent. Et vous comprendrezmaintenant en quoi consiste la force imprévue de cet homme : iln’agit pas lui-même ! Depuis le jour où lavérité m’est apparue, j’ai réussi à découvrir peu à peu ses moyensd’action, à mettre à nu les rouages qu’il commande et les rusesqu’il emploie. Il n’agit pas lui-même ! Voilà sonprocédé. Vous le retrouverez identique dans toute la série desassassinats. En apparence, Cosmo Mornington est mort des suitesd’une piqûre mal faite ; mais, en réalité, c’estl’autre qui avait rendu la piqûre mortelle. En apparence,l’inspecteur Vérot a été tué par Hippolyte Fauville ; mais, enréalité, c’est l’autre qui a dû combiner le crime, enmontrer la nécessité à Fauville et, pour ainsi dire, lui diriger lamain. Et de même, en apparence, Fauville a tué son fils et s’estsuicidé, et Marie-Anne s’est suicidée et Gaston Sauverand s’estsuicidé ; mais, en réalité, c’est l’autre qui voulutleur mort, qui les accula au suicide, et qui leur fournit lesmoyens de mourir. Voilà le procédé, monsieur le préfet, et voilàl’homme. »

Et, d’une voix basse, où il y avait comme une appréhension, ilajouta :

« J’avoue que jamais encore, au cours d’une vie qui futcependant fertile en rencontres, je ne me suis heurté à un pluseffroyable personnage, agissant avec une virtuosité plus diaboliqueet une psychologie plus clairvoyante. »

Ses paroles éveillaient chez ceux qui l’écoutaient une émotioncroissante. On voyait réellement l’être invisible. Il prenait corpsdans les imaginations. On l’attendait. Par deux fois, don Luiss’était tourné vers la porte et avait prêté l’oreille. Et plus quetout, ce geste évoquait celui qui allait venir.

« Qu’il ait agi par lui-même ou qu’il ait fait agir, dès que lajustice le tiendra, elle arrivera bien…

– La justice aura du mal, monsieur le préfet ! Un homme dece calibre-là a dû tout prévoir, même son arrestation, mêmel’accusation dont il serait l’objet ; et l’on ne pourra guèrerelever contre lui que des charges morales et point de preuves.

– Alors ?

– Alors, monsieur le préfet, j’estime que l’on doit accepter sesexplications comme toutes naturelles et ne pas le mettre endéfiance. L’essentiel est de le connaître. Plus tard – et ce nesera pas long – vous saurez bien le démasquer. »

Le préfet de police continuait à marcher autour de la table. Lecommandant d’Astrignac examinait Perenna, dont le sang-froidl’émerveillait. Le notaire et le secrétaire d’ambassade semblaientfort agités. Et, de fait, rien n’était plus bouleversant que lapensée qui les dominait tous. L’abominable assassin allait-il seprésenter devant eux ?

« Silence », dit le préfet de police en s’arrêtant.

On avait traversé l’antichambre.

Quelqu’un frappa.

« Entrez ! »

L’huissier entra. Il tenait un plateau à la main. Dans ceplateau, il y avait une lettre, et il y avait aussi une de cesfeuilles imprimées sur lesquelles on inscrit son nom et l’objet desa visite.

M. Desmalions se précipita.

Au moment de saisir la feuille, il eut une courte hésitation. Ilétait très pâle, puis, vivement, il se décida :

« Oh ! » fit-il avec un haut-le-corps.

Il tourna les yeux vers don Luis, réfléchit, puis, prenant lalettre, il dit à l’huissier :

« Cette personne est ici ?

– Dans l’antichambre, monsieur le préfet.

– Dès que je sonnerai, introduisez-la. »

L’huissier sortit.

Debout devant son bureau, M. Desmalions ne bougeait plus. Uneseconde fois don Luis rencontra son regard, et un troublel’envahit. Que se passait-il ?

D’un mouvement sec le préfet de police décacheta l’enveloppequ’il avait en main, puis il déplia la lettre et se mit à lire.

On épiait chacun de ses gestes, on épiait les moindresexpressions de son visage. Les prédictions de Perennaallaient-elles se réaliser ? Un cinquième héritierréclamait-il ses droits ?

Dès les premières lignes, M. Desmalions leva la tête, et,s’adressant à don Luis, murmura :

« Vous aviez raison, monsieur, nous sommes en présence d’uneréclamation.

– De qui, monsieur le préfet ? » ne put s’empêcher de diredon Luis.

M. Desmalions ne répondit pas. Il acheva sa lecture. Puis ilrecommença lentement avec l’attention d’un homme qui pèse tous lesmots. Enfin, il lut à haute voix :

 

« Monsieur le préfet,

« Les hasards d’une correspondance m’ont révélé l’existenced’un héritier inconnu de la famille Roussel. C’est aujourd’huiseulement que j’ai pu me procurer les pièces nécessaires à sonidentification, et c’est au dernier moment, à la suite d’obstaclesinattendus, qu’il m’est possible de vous les envoyer par lapersonne même qu’elles concernent. Respectueuse d’un secret qui nem’appartient pas, et désireuse de rester en dehors d’une affaire àlaquelle je n’ai été mêlée que par accident, je vous prie, monsieurle préfet, de m’excuser si je ne crois pas devoir apposer masignature au bas de cette lettre. »

 

Ainsi donc Perenna avait vu clair et les événements justifiaientsa prophétie. Au terme indiqué, quelqu’un se présentait. Laréclamation était faite en temps utile. Et la façon même dont leschoses se passaient, à la minute précise, rappelait étrangementl’exactitude mécanique qui dominait toute l’aventure.

Restait maintenant la question suprême : qui était cet inconnu,héritier possible, et, par conséquent, cinq ou six foisassassin ? Il attendait dans la pièce voisine. Un mur seul lecachait aux regards. Il allait venir. On allait le voir. On allaitle connaître.

Brusquement, le préfet sonna.

Quelques secondes d’angoisse s’écoulèrent. Chose bizarre, M.Desmalions ne quittait pas Perenna des yeux. Celui-ci demeuraittout à fait maître de lui, mais, au fond, inquiet, mal àl’aise.

La porte fut poussée.

L’huissier livra passage à quelqu’un.

C’était Florence Levasseur.

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