Les Dents du tigre

Chapitre 3Le haïsseur

M. Desmalions le regardait sans comprendre et regardait leplafond. Perenna lui dit :

« Il n’y a là aucune fantasmagorie, et bien que personne n’aitjeté cette lettre d’en haut, bien qu’il n’y ait pas le moindre trouau plafond, l’explication est fort simple.

– Oh ! fort simple ! prononça M. Desmalions.

– Oui, monsieur le préfet. Tout cela prend des airs d’expériencede prestidigitation, compliquée à l’excès et par plaisir presque.Or, je l’affirme, c’est fort simple… et à la fois épouvantablementtragique. Brigadier Mazeroux, ayez l’obligeance d’ouvrir lesrideaux et de nous faire toute la lumière possible. »

Tandis que Mazeroux exécutait ses ordres, tandis que M.Desmalions jetait un coup d’œil sur cette quatrième lettre, dont lecontenu, d’ailleurs, avait peu d’importance et n’était qu’uneconfirmation des premières, don Luis saisit une échelle double queles ouvriers avaient laissée dans un coin, la dressa au milieu dela pièce, et monta.

Installé à califourchon sur le barreau supérieur, il se trouva àportée de l’appareil électrique.

C’était un plafonnier composé d’une grosse ceinture de cuivredoré, au-dessous de laquelle s’entrelaçaient des pendeloques decristal. Trois ampoules occupaient l’intérieur, placées aux troisangles d’un triangle de cuivre qui cachait les fils.

Il dégagea ces fils et les coupa, puis il se mit à dévisserl’appareil. Mais, pour activer cette besogne, il dut, à l’aide d’unmarteau qu’on lui passa, démolir le plâtre tout autour des cramponsqui tenaient le lustre.

« Un coup de main, s’il vous plaît », dit-il à Mazeroux.

Mazeroux gravit l’échelle. À eux deux ils saisirent le lustre,qu’ils firent glisser le long des montants et qu’on posa sur latable avec une certaine difficulté, car il était beaucoup pluslourd qu’il n’eût dû l’être.

De fait, au premier examen, on s’aperçut qu’il était surmontéd’une espèce de boîte en métal ayant la forme d’un cube de vingtcentimètres de côté, laquelle boîte, enfoncée dans le plafond,entre les crampons de fer, avait obligé don Luis à démolir leplâtre qui la dissimulait.

« Que diable cela veut-il dire ! s’exclama M.Desmalions.

– Ouvrez vous-même, monsieur le préfet, il y a un couvercle »,répondit Perenna.

M. Desmalions souleva le couvercle. À l’intérieur du coffret, ily avait des rouages, des ressorts, tout un mécanisme compliqué etminutieux qui ressemblait fort à un mouvement d’horlogerie.

« Vous permettez, monsieur le préfet ? » fit don Luis.

Il ôta le mécanisme et en découvrit un autre en dessous, quin’était réuni au premier que par l’engrenage de deux roues, et lesecond rappelait plutôt ces appareils automatiques qui déroulentdes bandes imprimées.

Tout au fond de la boîte, une rainure en demi-cercle étaitpratiquée dans le métal, juste à l’endroit, par conséquent, où ledessous de la boîte effleurait le plafond. Au bord de la rainure,il y avait une lettre toute prête.

« La dernière des cinq lettres et, sans aucun doute, la suitedes dénonciations, fit don Luis. Vous remarquerez, monsieur lepréfet, que le lustre primitif comportait une quatrième ampoulecentrale. Elle fut évidemment supprimée pour livrer passage auxlettres lorsqu’on aménagea le lustre pour cette destination. »

Et, continuant ses explications, il précisa :

« Donc, toute la série des lettres se trouvait placée là, dansle fond. Une à une, un mécanisme ingénieux, commandé par unmouvement d’horlogerie, les happait, à l’heure voulue, les poussaitau bord de la rainure cachée entre les ampoules et les pendeloquesdu lustre, et les jetait dans le vide. »

On se taisait autour de don Luis, et peut-être eût-on pu noterun peu de désillusion chez les auditeurs. Tout cela, en effet,était très ingénieux, maison s’attendait à mieux qu’à des trucs età des déclenchements de mécanisme, si imprévus qu’ils fussent.

« Patientez, messieurs, je vous ai promis quelque chose dontl’horreur dépasse l’imagination. Vous ne serez pas déçus.

– Soit, dit le préfet de police, j’admets que voici le lieu dedépart des lettres. Mais, outre que beaucoup de points demeurentobscurs, il y a un fait surtout qui me paraît incompréhensible.Comment les criminels ont-ils pu arranger ce lustre de tellemanière ? Et, dans un hôtel gardé par la police, dans unepièce surveillée jour et nuit, comment ont-ils pu effectuer un teltravail sans être vus ni entendus ?

– La réponse est facile, monsieur le préfet, c’est que letravail a été effectué avant que l’hôtel fût gardé par lapolice.

– Donc, avant que le crime fût commis ?

– Donc avant que le crime fût commis.

– Et qui me prouve qu’il en fût de la sorte ?

– Vous l’avez dit vous-même, monsieur le préfet, parce qu’il estimpossible qu’il en ait été autrement.

– Mais parlez donc, monsieur ! s’écria M. Desmalions avecun geste d’agacement. Si vous avez des révélations importantes àfaire, pourquoi tardez-vous ?

– Il vaut mieux, monsieur le préfet, que vous alliez vers lavérité par le chemin que j’ai suivi. Quand on connaît le secret deslettres, elle est, cette vérité, beaucoup plus près qu’on ne pense,et vous auriez déjà nommé le criminel si l’abomination de sonforfait n’eût écarté de lui tous les soupçons. »

M. Desmalions le regardait attentivement. Il sentaitl’importance de chaque parole prononcée par Perenna et il éprouvaitune anxiété réelle.

« Alors, selon vous, dit-il, ces lettres qui accusent MmeFauville et Gaston Sauverand ont été placées là dans le but uniquede les perdre tous deux ?

– Oui, monsieur le préfet.

– Et comme elles y ont été placées avant le crime, c’est que lecomplot avait été combiné avant le crime ?

– Oui, monsieur le préfet, avant le crime. Du moment que l’onadmet l’innocence de Mme Fauville et de Gaston Sauverand, on estamené, puisque tout les accuse, à conclure que tout les accuse parsuite d’une série de circonstances voulues. La sortie de MmeFauville le soir du crime… machination ! L’impossibilité oùelle se trouve de donner l’emploi de son temps pendant que le crimes’exécutait… machination ! Sa promenade inexplicable du côtéde la Muette, et la promenade de son cousin Sauverand aux environsde l’hôtel… machination ! L’empreinte des dents autour de lapomme, des dents mêmes de Mme Fauville… machination, et la plusinfernale de toutes ! Je vous le dis, tout est machinéd’avance, tout est préparé, dosé, étiqueté, numéroté. Chaqueévénement prend sa place à l’heure prescrite. Rien n’est laissé auhasard. C’est une œuvre d’ajustage méticuleux, digne du plus habileouvrier, si solide que les choses extérieures n’ont pas pu ladérégler, et que toute la mécanique a fonctionné jusqu’à ce jour,exactement, précisément, imperturbablement… tenez, comme lemouvement d’horlogerie enfermé dans ce coffre, et qui est bien lesymbole le plus parfait de l’aventure, en même temps quel’explication la plus juste, puisque, dès avant le crime, leslettres qui dénonçaient les auteurs du crime étaient mises à laposte et que, depuis, les levées s’effectuaient aux dates et auxheures prévues. »

M. Desmalions resta pensif assez longtemps, puis objecta :

« Cependant, dans ces lettres écrites par lui, M. Fauvilleaccuse sa femme.

– Certes.

– Nous devons donc admettre, ou bien qu’il avait raison del’accuser, ou bien que les lettres sont fausses ?

– Elles ne sont pas fausses, tous les experts ont reconnul’écriture de M. Fauville.

– Alors ?

– Alors… »

Don Luis n’acheva pas sa réponse, et plus nettement encore, M.Desmalions sentit palpiter autour de lui le souffle de lavérité.

Les autres se taisaient, anxieux comme lui. Il murmura :

« Je ne comprends pas…

– Si, monsieur le préfet, vous comprenez, vous comprenez que sil’envoi de ces lettres fait partie intégrante de la machinationourdie contre Mme Fauville et contre Gaston Sauverand, c’est queleur texte a été préparé de manière à les perdre.

– Quoi ! quoi ! Qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis ce que j’ai déjà dit. Du moment qu’ils sont innocents,tout ce qui les accuse est un des actes de la machination. »

Un long silence encore. Le préfet de police ne cachait pas sontrouble. Il prononça, très lentement, les yeux fixés aux yeux dedon Luis :

« Quel que soit le coupable, je ne connais rien de pluseffrayant que cette œuvre de haine.

– C’est une œuvre plus invraisemblable encore que vous ne pouvezvous l’imaginer, monsieur le préfet, dit Perenna qui peu à peus’animait, et c’est une haine que vous ne pouvez pas encore,ignorant la confession de Sauverand, mesurer dans toute saviolence. Moi, je l’ai sentie pleinement en écoutant cet homme, et,depuis, c’est à l’idée dominante de cette haine que se sontasservies toutes mes réflexions. Qui donc pouvait haïr ainsi ?À quelle exécration Marie-Anne et Sauverand avaient-ils étésacrifiés ? Quel était le personnage inconcevable dont legénie pervers avait entouré ses deux victimes de chaînes sipuissamment forgées ?

« Et une autre idée dirigeait mon esprit, plus anciennecelle-là, et qui m’avait frappé à plusieurs reprises, et à laquellej’ai fait allusion devant le brigadier Mazeroux, c’était lecaractère vraiment mathématique de l’apparition des lettres. Je medisais que des pièces aussi graves ne pouvaient être versées audébat à époques fixes sans qu’une raison primordiale exigeâtprécisément la fixité de ces époques. Quelle raison ? S’il yavait eu intervention humaine, il y aurait eu plutôt,n’est-ce pas, irrégularité volontaire, et surtout à partir dumoment où la justice s’était saisie de l’affaire et assistait à ladélivrance des lettres. Or, malgré tous les obstacles, les lettrescontinuaient à venir, comme si elles n’eussent pas pu ne pointvenir. Et ainsi la raison de leur venue se fit jour en moi,petit à petit : elles venaient mécaniquement, par un procédéinvisible, réglé une fois pour toutes et qui fonctionnait avec larigueur stupide d’une loi physique. Il n’y avait plus làintelligence et volonté consciente, mais tout bêtement nécessitématérielle.

« C’est le choc de ces deux idées, l’idée de la haine quipoursuivait les innocents et l’idée de force mécanique qui servaitaux desseins du « haïsseur », c’est le choc de ces deux idées quisuscita la petite étincelle. Mises en contact l’une avec l’autre,elles se combinèrent dans mon esprit, et provoquèrent en moi cesouvenir que Hippolyte Fauville était ingénieur ! »

On l’écoutait avec une sorte d’oppression et de malaise. Ce quise révélait peu à peu du drame, au lieu d’amoindrir l’anxiété,l’exaspérait jusqu’à la rendre douloureuse.

M. Desmalions objecta :

« Si les lettres arrivaient à la date indiquée, remarquezcependant que l’heure variait chaque fois.

– C’est-à-dire qu’elle variait selon que notre surveillances’exerçait ou non dans les ténèbres, et voilà justement le détailqui me fournit le mot de l’énigme. Si les lettres, précautionindispensable, et dont nous pouvons nous rendre compte aujourd’hui,ne parvenaient qu’à la faveur de l’ombre, c’est qu’un dispositifquelconque leur interdisait le passage lorsque l’électricité étaitallumée, et c’est que, inévitablement, ce dispositif était commandépar un interrupteur qui existait dans la pièce. Aucune autreexplication n’est possible. Nous avons affaire à un appareil dedistribution automatique, qui, grâce à un mouvement d’horlogerie,ne délivre les lettres d’accusation dont il est chargé que de telleheure à telle heure de telle nuit fixée d’avance, et les délivreseulement aux minutes où le lustre électrique n’est pas allumé. Cetappareil, le voici devant vous. Nul doute que les experts n’enadmirent l’ingéniosité et ne confirment mes assertions. Maisn’ai-je pas le droit, d’ores et déjà, étant donné qu’il fut trouvédans le plafond de cette pièce, étant donné qu’il contenait deslettres écrites par M. Fauville, n’ai-je pas le droit de dire qu’ilfut construit par M. Fauville, ingénieur électricien ? »

Une fois encore revenait, comme une obsession, le nom de M.Fauville, et, chaque fois, ce nom prenait un sens plus déterminé.C’était d’abord M. Fauville, puis M. Fauville, ingénieur, puis M.Fauville ingénieur électricien. Et ainsi voilà que l’image du «haïsseur », comme disait don Luis, apparaissait avec des contoursexacts et donnait à ces hommes, habitués cependant aux plusétranges déformations criminelles, comme un frisson de peur. Lavérité, maintenant, ne rôdait plus autour d’eux. Déjà on luttaitcontre elle, comme on lutte contre un adversaire que l’on ne voitpas, mais qui vous étreint à la gorge et qui vous terrasse.

Et le préfet de police, résumant les impressions, reprit d’unevoix sourde :

« Ainsi, M. Fauville aurait écrit ces lettres pour perdre safemme et l’homme qui aimait sa femme ?

– Oui.

– En ce cas…

– En ce cas ?

– Sachant, d’un autre côté, qu’il était menacé de mort, il avoulu, si jamais cette menace se réalisait, que sa femme et que sonami fussent accusés ?

– Oui.

– Et pour se venger de leur amour, pour assouvir sa haine, il avoulu que tout le faisceau des certitudes les désignât commecoupables de l’assassinat dont il allait être la victime ?

– Oui.

– De sorte que… de sorte que M. Fauville, dans une partie de sonœuvre maudite, fut… comment dirais-je ? le complice de sonmeurtrier. Il tremblait devant la mort… Il se débattait… Mais ils’arrangeait pour que sa mort profitât à sa haine. C’est bien cela,n’est-ce pas ? C’est bien cela ?

– C’est presque cela, monsieur le préfet, vous suivez les étapesmêmes que j’ai parcourues et, comme moi, vous hésitez devant ladernière vérité, devant celle qui donne au drame tout son caractèresinistre et hors de toutes proportions humaines. »

Le préfet de police frappa la table des deux poings, en unsursaut de révolte soudaine.

« Absurdité ! s’écria-t-il. Hypothèse stupide ! M.Fauville menacé de mort et combinant la perte de sa femme aveccette persévérance machiavélique… Allons donc ! L’homme quiest venu dans mon cabinet, l’homme que vous avez vu, ne pensaitqu’à une chose, à ne pas mourir ! Une seule épouvantel’obsédait, celle de la mort. Ce n’est pas dans ces moments-là quel’on ajuste des mécanismes et que l’on tend des pièges… surtoutlorsque ces pièges ne peuvent avoir d’effet que si on meurtassassiné. Voyez-vous M. Fauville travaillant à son horloge,plaçant lui-même des lettres qu’il aurait eu soin, trois moisauparavant, d’écrire à un ami et d’intercepter, arrangeant lesévénements de façon que sa femme parût coupable, et disant : «Voilà au cas où je serais assassiné, je « suis tranquille, c’estMarie-Anne qu’on arrêtera. » Non, avouez-le, on n’a pas de cesprécautions macabres. Ou alors… ou alors, c’est qu’on est sûrd’être assassiné. C’est qu’on accepte de l’être. C’est, pour ainsidire, qu’on est d’accord avec le meurtrier et qu’on lui tend lecou. C’est enfin que… »

Il s’interrompit, comme si les phrases qu’il avait prononcéesl’eussent surpris. Et les autres semblaient également déconcertés.Et de ces phrases, ils tiraient tous, sans le savoir, lesconclusions qu’elles comportaient et qu’ils ignoraient encore.

Don Luis ne quittait pas le préfet des yeux et il attendait lesinévitables paroles.

M. Desmalions murmura :

« Voyons, vous n’allez pas prétendre qu’il était d’accord…

– Je ne prétends rien, dit don Luis. C’est la pente logique etnaturelle de vos réflexions, monsieur le préfet, qui vous amène aupoint où vous en êtes.

– Oui, oui, je le sais, mais je vous montre l’absurdité de votrehypothèse. Pour qu’elle soit exacte, et qu’on puisse croire àl’innocence de Marie-Anne Fauville, nous en arrivons à supposercette chose inouïe que M. Fauville a participé au crime commiscontre lui. C’est risible ! »

Il riait, en effet, mais d’un rire gêné et qui sonnait faux.

Car enfin, voilà, et vous ne pouvez nier que nous n’en soyonslà.

– Je ne le nie pas.

– Donc ?

– Donc, M. Fauville, comme vous le dites, monsieur le préfet, aparticipé au crime commis contre lui. »

Cela fut dit de la façon la plus paisible du monde, mais d’unair de telle certitude que l’on ne songea pas à protester. Après letravail de déductions et de suppositions auquel il avait contraintses interlocuteurs, on se trouvait au fond d’une impasse d’où iln’était plus possible de sortir sans se heurter à des objectionsirréductibles. La participation de M. Fauville ne faisait plusaucun doute. Mais en quoi consistait-elle ? Quel rôle avait-iljoué dans cette tragédie d’exécution et de meurtre ? Ce rôle,qui aboutissait au sacrifice de sa vie, l’avait-il joué de pleingré ou tout simplement subi ? Qui, en fin de compte, lui avaitservi de complice ou de bourreau ?

Toutes ces questions se pressaient dans l’esprit de M.Desmalions et des assistants. On ne songeait plus qu’à lesrésoudre, et don Luis pouvait être sûr que la solution proposée parlui était acceptée d’avance. Il lui suffisait désormais, sanscraindre un seul démenti, de dire ce qui s’était passé. Il le fitbrièvement, à la façon d’un rapport où l’on n’envisage que lespoints essentiels.

« Trois mois avant le crime, M. Fauville écrivit une série delettres à l’un de ses amis, M. Langernault, qui, le brigadierMazeroux a dû vous le dire, monsieur le préfet, était mort depuisplusieurs années, circonstance que M. Fauville ne pouvait ignorer.Ces lettres furent mises à la poste, mais interceptées par un moyenqu’il nous importe peu de connaître pour l’instant. M. Fauvilleeffaça les timbres, l’adresse, et introduisit les lettres dans unappareil spécialement construit, et dont il régla le mécanisme demanière que la première fût délivrée quinze jours après sa mort, etles autres de dix jours en dix jours. À ce moment, il est certainque son plan était combiné dans ses moindres détails. Connaissantl’amour de Sauverand pour sa femme, et surveillant les démarches deSauverand, il avait dû, évidemment, remarquer que son rival abhorrépassait tous les mercredis sous les fenêtres de l’hôtel, et queMarie-Anne Fauville se mettait à la fenêtre. C’est là un fait d’uneimportance capitale, dont la révélation me fut précieuse, et quivous impressionnera à l’égal d’une preuve matérielle. Chaquemercredi soir, je le répète, Sauverand errait autour de l’hôtel.Or, notez-le : 1° c’est un mercredi soir que le crime préparé parM. Fauville fut commis, 2° c’est sur la demande formelle de sonmari que Mme Fauville sortit ce soir-là et se rendit à l’Opéra etau bal de Mme d’Ersinger. »

Don Luis s’arrêta quelques secondes, puis reprit :

« Par conséquent, le matin de ce mercredi, tout était prêt,l’horloge fatale était remontée, la mécanique d’accusation allait àmerveille, les preuves futures confirmeraient les preuvesimmédiates que M. Fauville tenait en réserve. Bien plus, vous aviezreçu de lui, monsieur le préfet, une lettre où il vous dénonçait lecomplot ourdi contre lui et où il implorait, pour le lendemainmatin, c’est-à-dire pour après sa mort, votreassistance ! Tout, enfin, laissait donc prévoir que les chosesse dérouleraient selon la volonté du « haïsseur », lorsqu’unincident se produisit, qui faillit bouleverser ses projets :l’inspecteur Vérot, entra en scène, l’inspecteur Vérot, désigné parvous, monsieur le préfet, pour prendre des renseignements sur leshéritiers de Cosmo Mornington. Que se passa-t-il entre les deuxhommes ? Nul ne le saura probablement jamais. L’un et l’autresont morts, et leur secret ne revivra pas. Mais nous pouvons toutau moins affirmer, d’abord que l’inspecteur Vérot est venu ici etqu’il en rapporta la tablette de chocolat où, pour la premièrefois, on vit, imprimées, les dents du tigre ; ensuite quel’inspecteur Vérot réussit, par une série de circonstances que nousne connaîtrons pas, à découvrir les projets de M. Fauville. Etcela, nous le savons, puisque l’inspecteur Vérot l’a dit en proprestermes, et avec quelle angoisse ! puisque c’est par lui quenous avons appris que le crime devait avoir lieu la nuit suivante,et puisqu’il avait consigné ses découvertes dans une lettre qui luifut dérobée. Et cela, l’ingénieur Fauville le savait aussi,puisque, pour se débarrasser de l’ennemi redoutable quicontrecarrait ses desseins, il l’empoisonna ; puisque, lepoison tardant à agir, il eut l’audace, sous un déguisement qui luidonnait l’apparence de Gaston Sauverand et qui devait un jour oul’autre porter les soupçons vers celui-ci, il eut l’audace et laprésence d’esprit de suivre l’inspecteur Vérot jusqu’au café duPont-Neuf, de lui dérober la lettre d’explications que l’inspecteurVérot vous écrivait, de la remplacer par une feuille de papierblanc, et de demander ensuite à un passant, qui pouvait devenir untémoin contre Sauverand, le chemin du métro conduisant à Neuilly, àNeuilly où demeurait Sauverand ! Voilà l’homme, monsieur lepréfet. »

Don Luis parlait avec une force croissante, avec l’ardeur quedonne la conviction, et son réquisitoire, logique et rigoureux,semblait évoquer la réalité elle-même.

Il répéta :

« Voilà l’homme, monsieur le préfet, voilà le bandit. Et telleétait la situation où il se trouvait, telle était la peur que luiinspiraient les révélations possibles de l’inspecteur Vérot, que,avant de mettre à exécution l’acte effroyable qu’il avait projeté,il vint s’assurer à la préfecture de police que sa victime avaitbien cessé de vivre et qu’elle n’avait pu le dénoncer. Vous vousrappelez la scène, monsieur le préfet, l’agitation, l’épouvante dupersonnage « Protégez-moi, monsieur le préfet… Je suis menacé demort… Demain, je serai frappé… » Demain, oui, c’est pour lelendemain qu’il implorait votre aide, parce qu’il savait que toutserait fini le soir même, et que le lendemain la police serait enface d’un crime, en face des deux coupables contre lesquels ilavait lui-même accumulé les charges, en face de Marie-AnneFauville, qu’il a, pour ainsi dire, accusée d’avance.

« Et c’est pourquoi la visite du brigadier Mazeroux et lamienne, à neuf heures du soir, dans son hôtel, l’ont si visiblementembarrassé. Quels étaient ces intrus ? N’arriveraient-ils pasà démolir son plan ? La réflexion le rassura, autant que notreinsistance le contraignit à céder. Après tout, que luiimportait ? Ses mesures étaient si bien prises qu’aucunesurveillance ne pouvait les détruire ni même les percevoir. Ce quidevait se produire se produirait en notre présence et à notre insu.La mort, convoquée par lui, ferait son œuvre.

« Et la comédie, la tragédie plutôt, se déroula. Mme Fauville,qu’il envoyait à l’Opéra, vint lui dire adieu. Puis son domestiquelui apporta des aliments, entre autres un compotier de pommes. Puisce fut un accès de fureur, l’angoisse de l’homme qui va mourir etque la mort épouvante, et puis toute une scène de mensonge, où ilnous montra son coffre-fort et le carnet de toile grise quicontenait soi-disant le récit du complot.

« Dès lors, tout était fini, Mazeroux et moi retirés dansl’antichambre, la porte fermée, Fauville demeurait seul et libred’agir. Rien ne pouvait plus faire obstacle à sa volonté. À onzeheures du soir, Mme Fauville – à qui sans doute, dans la journée,il avait expédié, en imitant l’écriture de Sauverand, une de ceslettres qu’on déchire aussitôt reçues, et par laquelle Sauverandsuppliait la malheureuse de lui accorder un rendez-vous au Ranelagh–, Mme Fauville quitterait l’Opéra, et, avant d’aller à la soiréede Mme d’Ersinger, irait passer une heure aux environs de l’hôtel.D’autre part, à cinq cents mètres de là, et du côté opposé,Sauverand accomplirait son pèlerinage habituel du mercredi. Pendantce temps, le crime serait exécuté. Se pouvait-il que l’un etl’autre, désignés à l’attention de la police, soit par lesallusions de M. Fauville, soit par l’incident du café du Pont-Neuf,et tous deux incapables, en outre, soit de fournir un alibi, soitd’expliquer leur présence dans les parages de l’hôtel, sepouvait-il qu’ils ne fussent pas accusés et convaincus ducrime ?

« Au cas inadmissible où un hasard les protégerait, une preuveirrécusable était là, à portée de la main, placée par M. Fauville,la pomme où se trouvaient incrustées les dents mêmes de Marie-AnneFauville ! Et puis, quelques semaines plus tard, manœuvresuprême et décisive, l’arrivée mystérieuse, de dix jours en dixjours, des lettres de dénonciation.

« Ainsi tout est réglé. Les moindres détails sont prévus avecune lucidité infernale. Vous vous rappelez, monsieur le préfet,cette turquoise tombée de ma bague et retrouvée dans lecoffre-fort ? Quatre personnes seulement avaient pu la voir etla ramasser. Parmi elles, M. Fauville. Or, c’est lui précisémentque nous mîmes tout de suite hors de cause, et c’est lui,cependant, qui, pour me rendre suspect et pour écarter par avanceune intervention qu’il devinait dangereuse, a saisi l’occasionofferte et introduit la turquoise dans le coffre-fort !

« Cette fois, l’œuvre est achevée. Le destin va s’accomplir.Entre le « haïsseur » et ses proies, il n’y a plus que la distanced’un geste. Ce geste est exécuté. M. Fauville meurt.

Don Luis se tut. Un assez long silence suivit ses paroles, et ileut la certitude que le récit extraordinaire qu’il venait determiner recueillait auprès de ses auditeurs l’approbation la plusabsolue. On ne discutait pas, on croyait. Et c’était pourtant laplus incroyable vérité qu’il leur demandait de croire.

M. Desmalions posa une dernière question :

« Vous étiez dans cette antichambre avec le brigadier Mazeroux.Dehors, il y avait des agents. En admettant que M. Fauville ait suqu’on devait le tuer cette nuit-là, et à cette heure même de lanuit, qui donc a pu le tuer, et qui donc a pu tuer son fils ?Il n’y avait personne entre ces quatre murs.

– Il y avait M. Fauville. »

Ce fut subitement une clameur de protestations. D’un coup, levoile se déchirait, et le spectacle que montrait don Luisprovoquait, en même temps que l’horreur, un sursaut inattendud’incrédulité, et comme une révolte contre l’attention tropbienveillante que l’on avait accordée à de telles explications.

Le préfet de police résuma le sentiment de tous en s’écriant:

« Assez de mots ! Assez d’hypothèses ! Si logiquesqu’elles paraissent, elles aboutissent à des conclusionsabsurdes.

– Absurdes en apparence, monsieur le préfet, mais qui nous ditque l’acte inouï de M. Fauville ne s’explique pas par des raisonstoutes naturelles ? Évidemment, on ne meurt pas de gaieté decœur, pour le simple plaisir de se venger. Mais qui nous dit que M.Fauville, dont vous avez pu noter, comme moi, l’extrême maigreur etla lividité, n’était pas atteint de quelque maladie mortelle, etque, se sachant déjà condamné…

– Assez de mots, je vous le répète, s’exclama le préfet, vous neprocédez que par suppositions. Or, ce que je vous demande, ce sontdes preuves. C’est une preuve, une seule. Nous l’attendonsencore.

– La voici, monsieur le préfet.

– Hein ! Qu’est-ce que vous dites ?

– Monsieur le préfet, lorsque j’ai dégagé le lustre du plâtrequi le soutenait, j’ai trouvé, sur le dessus et en dehors ducoffret de métal, une enveloppe cachetée. Comme ce lustre étaitplacé sous la mansarde occupée par le fils de M. Fauville, il estévident que M. Fauville pouvait, en soulevant les lames du plancherde cette mansarde, atteindre la partie supérieure du mécanismeagencé par lui. C’est ainsi que, au cours de la dernière nuit, il aplacé là cette enveloppe cachetée, où, du reste, il a inscrit ladate même du crime : Trente et un mars, onze heures du soir, et sasignature : Hippolyte Fauville.

Déjà, cette enveloppe, M. Desmalions l’avait ouverte d’une mainhâtive. Au premier coup d’œil sur les pages écrites qu’ellecontenait, il tressaillit.

« Ah ! Le misérable, le misérable, dit-il. Est-ce possiblequ’il existe de pareils monstres ? Oh ! quelleabomination ! »

D’une voix saccadée, que la stupeur rendait plus sourde parmoments, il lut :

« Le but est atteint, mon heure sonne. Endormi par moi, Edmondest mort sans que le feu du poison l’ait tiré de son inconscience.Maintenant, mon agonie commence. Je souffre toutes les tortures del’enfer. À peine si ma main peut tracer ces dernières lignes. Jesouffre, je souffre. Et pourtant, mon bonheur estimmense !

Il date, ce bonheur, du voyage que j’ai fait à Londres, avecEdmond, il y a quatre mois. Jusque-là, je traînais l’existence laplus affreuse, dissimulant ma haine contre celle qui me détestaitet qui en aimait un autre, atteint dans ma santé, me sentant déjàrongé par un mal implacable, et voyant mon fils débile etlanguissant. L’après-midi, je consultais un grand docteur, et je nepouvais plus garder le moindre doute : un cancer me rongeait. Et jesavais, en outre, que mon fils Edmond était, comme moi, sur laroute du tombeau, irrémédiablement perdu, tuberculeux.

« Le soir même, l’idée magnifique de la vengeance naissait enmoi.

« Et quelle vengeance ! Une accusation, la plus redoutabledes accusations, portée contre un homme et une femme qui s’aiment.La prison ! la cour d’assises ! le bagne !l’échafaud ! Et pas de secours possible, pas de lutte, pasd’espoirs ! Les preuves accumulées, de ces preuves siformidables que l’innocent lui-même doute de son innocence et setait, accablé, impuissant. Quelle vengeance !… Et quelchâtiment ! Être innocent et se débattre vainement contre lesfaits eux-mêmes qui vous accusent, contre la réalité elle-même quicrie que vous êtes coupable !

« Et c’est dans la joie que j’ai tout préparé. Chaquetrouvaille, chaque invention soulevait en moi des éclats de rire.Dieu ! que j’étais heureux ! Un cancer, vous croyez quecela fait du mal ? Mais non, mais non. Est-ce que l’on souffredans son corps, lorsque l’âme frissonne de joie ? À cetteheure, est-ce que je sens la brûlure atroce du poison ?

« Je suis heureux. La mort que je me donne, c’est lecommencement de leur supplice. Alors, à quoi bon vivre et attendreune mort naturelle qui serait pour eux le commencement dubonheur ? Et puisque Edmond devait mourir, pourquoi ne pas luiépargner une lente agonie et pourquoi ne pas lui donner une mortqui doublera le forfait de Marie-Anne et de Sauverand ?

« C’est la fin ! J’ai dû m’interrompre, vaincu par ladouleur. Un peu de calme, maintenant… Comme tout estsilencieux ! Hors de l’hôtel et dans l’hôtel, des envoyés dela police veillent sur mon crime. Non loin d’ici, Marie-Anne,appelée par ma lettre, accourt au rendez-vous où son bien-aimé neviendra pas. Et le bien-aimé rôde sous les fenêtres où sa bellen’apparaîtra pas. Ah ! les petites marionnettes dont je tiensles fils. Dansez ! Sautez ! Dieu, qu’elles sontamusantes ! La corde au cou, monsieur et madame, oui, la cordeau cou. N’est-ce pas vous, monsieur, qui, le matin, avez empoisonnél’inspecteur Vérot, et qui l’avez suivi au café du Pont-Neuf, avecvotre jolie canne d’ébène ? Mais oui, c’est vous ! Et lesoir, c’est la jolie dame qui m’empoisonne, et qui empoisonne sonbeau-fils. La preuve ? Eh bien, et cette pomme, madame, cettepomme où vous n’avez pas mordu et au creux de laquelle,cependant, on trouvera les marques de vos dents !Quelle comédie ! Sautez ! Dansez !

« Et les lettres ! Le coup des lettres à feuLangernault ! Cela, c’est ma plus admirable prouesse.Ah ! ce que j’y ai goûté de joie, à l’invention et à laconstruction de ma petite mécanique ! Est-ce assez biencombiné ? N’est-ce pas une merveille d’agencement et deprécision ? À jour fixé, pan, la première lettre ! Etpuis, dix jours après, pan, la seconde lettre ! Allons, il n’ya rien à faire, mes pauvres amis, vous êtes bien fichus.Dansez ! sautez !

« Et ce qui m’amuse – car je ris en ce moment –, c’est de penserqu’on n’y verra que du feu. Marie-Anne et Sauverand coupables,là-dessus, pas le moindre doute. Mais, en dehors de cela, lemystère absolu. On ne saura rien, et on ne saura jamais rien. Dansquelques semaines, lorsque la perte des deux coupables serairrévocablement consommée, lorsque les lettres seront entre lesmains de la justice, le 25, ou plutôt le 26 mai, à trois heures dumatin, une explosion anéantira toutes les traces de mon œuvre. Labombe est placée. Un mouvement, tout à fait indépendant du lustre,la fera éclater à l’heure dite. À côté, je viens d’enfouir lecarnet de toile grise où j’ai soi-disant écrit mon journal, lesflacons qui contiennent le poison, les aiguilles qui m’ont servi,une canne d’ébène, deux lettres de l’inspecteur Vérot, enfin, toutce qui pourrait sauver les coupables. Alors, comment serait-ilpossible de savoir ? Non, on ne saura rien, et on ne saurajamais rien.

« À moins que… À moins que quelque miracle ne se produise… Àmoins que la bombe ne laisse les murs debout et le plafond intact…À moins que, par un prodige d’intelligence et d’intuition, un hommede génie, débrouillant les fils que j’ai entremêlés, ne pénètre aucœur même de l’énigme, et ne réussisse, après des mois et des moisde recherches, à découvrir cette lettre suprême.

« C’est pour cet homme que j’écris, sachant bien qu’il ne peutpas exister. Mais, après tout, qu’importe ! Marie-Anne etSauverand seront déjà au fond de l’abîme, morts sans doute, en toutcas séparés à jamais. Et je ne risque rien de laisser aux soins duhasard ce témoignage de ma haine.

« Voilà, c’est fini. Je n’ai plus qu’à signer. Ma main tremblede plus en plus. La sueur coule à grosses gouttes de mon front. Jesouffre comme un damné. Et je suis divinement heureux !Ah ! mes amis, vous attendiez ma mort ! Ah ! toi,Marie-Anne, imprudente ! tu laissais deviner dans tes yeux,qui m’épiaient à la dérobée, toute ta joie de me voir malade !et vous étiez tellement sûrs, tous deux, de l’avenir, que vousaviez le courage de rester vertueux ! La voici, ma mort. Lavoici, et vous voilà réunis au-dessus de ma tombe, liés avec lesanneaux du cabriolet de fer. Marie-Anne, sois l’épouse de mon amiSauverand. Sauverand, je te donne ma femme. Unissez-vous. C’est lejuge d’instruction qui rédigera le contrat, et c’est le bourreauqui dira la messe. Ah ! quelle volupté ! Je souffre…Quelle volupté !… La bonne haine, qui rend la mort adorable…Je suis heureux de mourir… Marie-Anne est en prison… Sauverandpleure dans sa cellule de condamné… On ouvre sa porte… Oh !l’horreur !… Des hommes en noir… Ils s’approchent du lit… «Gaston Sauverand, votre pourvoi est rejeté. Ayez du courage. »Ah ! le matin froid… l’échafaud !… À ton tour,Marie-Anne, à ton tour ! Est-ce que tu survivrais à tonamant ? Sauverand est mort. À ton tour ! Tiens, voici unecorde. Aimes-tu mieux le poison ? Mais meurs donc, coquine…Meurs dans les flammes… comme moi, qui te hais… qui te hais… qui tehais… »

M. Desmalions se tut, au milieu de la stupeur de tous. Il avaitlu les dernières lignes avec beaucoup de difficulté, tellement,vers la fin, l’écriture devenait informe et illisible.

Il dit à voix basse, les yeux fixés sur le papier :

– « Hippolyte Fauville… » La signature y est bien… Le misérablea retrouvé un peu de force pour signer clairement. Il a craintqu’on pût mettre en doute son ignominie. De fait, comment aurait-onsupposé ?… »

Et il ajouta, en regardant don Luis :

« Il fallait, pour arriver au but, une clairvoyance vraimentexceptionnelle, et des dons auxquels nous devons rendre hommage,auxquels je rends hommage. Toutes les explications données par cefou ont été prévues de la façon la plus juste et la plusdéconcertante. »

Don Luis s’inclina, et, sans répondre à l’éloge, il dit :

« Vous avez raison, monsieur le préfet, c’était un fou, et de laplus dangereuse espèce, le fou lucide et qui poursuit une idée dontrien ne le détourne. Il a poursuivi la sienne avec une ténacitéprodigieuse et selon les ressources mêmes de son esprit méticuleux,asservi aux lois de la mécanique. Un autre eût tué franchement etbrutalement. Lui, il s’est ingénié à tuer à longue échéance, commeun expérimentateur qui s’en remet au temps du soin de prouverl’excellence de son invention. Et il n’a que trop bien réussi,puisque la justice est tombée dans le piège et que Mme Fauville vapeut-être mourir. »

M. Desmalions eut un geste de décision. Toute l’histoire, eneffet, n’était plus que du passé, sur lequel l’enquête projetteraitla lumière nécessaire. Un seul fait importait pour le présent, lesalut de Marie-Anne Fauville.

« C’est vrai, dit-il, nous n’avons pas une minute à perdre. MmeFauville doit être prévenue sans retard. En même temps, jeconvoquerai le juge d’instruction, et il est certain que lenon-lieu sera rendu incessamment. »

Rapidement, il donna des ordres afin que l’on continuât lesinvestigations et que l’on vérifiât toutes les hypothèses de donLuis. Puis, s’adressant à celui-ci :

« Venez, monsieur, il est juste que Mme Fauville remercie sonsauveur. Mazeroux, venez donc aussi. »

La réunion était terminée, cette réunion au cours de laquelledon Luis donna, de la plus éclatante manière, la mesure de songénie. En lutte, pourrait-on dire, avec des puissancesd’outre-tombe, il força la mort à révéler son secret. Il dévoila,comme s’il y eût assisté, l’exécrable vengeance conçue dans lesténèbres et réalisée dans le tombeau.

Par son silence et par certains signes de tête, M. Desmalionslaissait percer toute son admiration. Et Perenna goûtait vivementce qu’il y avait d’étrange pour lui, que la police traquait unedemi-journée plus tôt, à se trouver dans une automobile, à côtémême du chef de cette police. Rien ne mettait mieux en relief lamaîtrise avec laquelle il avait mené l’affaire et l’importance quel’on attachait aux résultats obtenus. Le prix de sa collaborationétait tel que l’on voulait oublier les incidents des deux derniersjours. Les rancunes du sous-chef Weber ne pouvaient plus riencontre don Luis Perenna.

M. Desmalions, cependant, se mit à passer brièvement en revueles solutions nouvelles, et il conclut, discutant encore certainspoints :

« Oui, c’est cela… Il n’y a pas la moindre espèce de doute… noussommes d’accord… C’est cela, et ce ne peut pas être autre chose.Néanmoins, quelques obscurités subsistent. Avant tout, l’empreintedes dents. Il y a là, contre Mme Fauville et malgré les aveux deson mari, un fait que nous ne pouvons négliger.

– Je crois que l’explication en est très simple, monsieur lepréfet. Je vous la donnerai quand il me sera possible del’accompagner des preuves nécessaires.

– Soit. Mais, autre chose. Comment se peut-il que Weber aittrouvé, hier matin, dans la chambre de Mlle Levasseur, cettefeuille de papier relative à l’explosion ?

– Et comment se peut-il, ajouta don Luis en riant, que j’y aietrouvé, moi, la liste des cinq dates correspondant à la délivrancedes lettres ?

– Donc, fit M. Desmalions, vous êtes de mon avis ? Le rôlede Mlle Levasseur est tout au moins suspect.

– J’estime que tout s’éclaircira, monsieur le préfet, et qu’ilvous suffira maintenant d’interroger Mme Fauville et GastonSauverand pour que la lumière dissipe ces dernières obscurités, etpour que Mlle Levasseur soit à l’abri de tout soupçon.

– Et puis, insista M. Desmalions, il y a encore un fait qui mesemble bizarre. Dans sa confession, Hippolyte Fauville ne parlemême pas de l’héritage Mornington. Pourquoi ?L’ignorait-il ? Devons-nous supposer qu’il n’existe aucunrapport entre la série des crimes et cet héritage, et que lacoïncidence soit toute fortuite ?

– Là, je suis entièrement de votre avis, monsieur le préfet. Lesilence d’Hippolyte Fauville relativement à cet héritage medéconcerte un peu, je l’avoue. Mais, tout de même, je n’y attachequ’une importance relative. L’essentiel, c’est la culpabilité del’ingénieur Fauville et l’innocence des détenus. »

La joie de don Luis était sans mélange et n’admettait pas derestriction. À son point de vue, l’aventure sinistre prenait finavec la découverte de la confession écrite par l’ingénieurFauville. Ce qui ne trouvait pas son explication dans ces lignes latrouverait dans les éclaircissements que donneraient Mme Fauville,Florence Levasseur et Gaston Sauverand. Pour lui, cela n’offraitplus d’intérêt.

Saint-Lazare… La vieille prison lamentable et sordide à laquellela pioche n’a pas encore touché.

Le préfet sauta de voiture.

La porte lui fut aussitôt ouverte.

« Le directeur est là ? dit-il au concierge. Vite, qu’onl’appelle. C’est urgent. »

Mais, tout de suite, incapable d’attendre, il se hâta vers lescouloirs qui conduisaient à l’infirmerie, et il arrivait au palierdu premier étage lorsqu’il se heurta au directeur lui-même.

« Mme Fauville ?… dit-il sans préambule. Je voudrais lavoir. »

Il s’arrêta net, tellement le directeur avait un air dedésarroi.

« Eh bien, quoi ? qu’est-ce que vous avez ?

– Comment, monsieur le préfet, balbutia le fonctionnaire, vousne savez pas ? J’ai pourtant téléphoné à la Préfecture…

– Parlez donc ? Quoi ? Qu’y a-t-il ?

– Il y a, monsieur le préfet, que Mme Fauville est morte cematin. Elle a réussi à s’empoisonner. »

M. Desmalions saisit le bras du directeur et courut jusqu’àl’infirmerie, suivi de Perenna et de Mazeroux. Dans une deschambres, il vit la jeune femme étendue.

Des taches brunes marquaient son pâle visage et ses épaules, destaches semblables à celles qu’on avait observées sur les cadavresde l’inspecteur Vérot, d’Hippolyte Fauville et de son filsEdmond.

Bouleversé, le préfet murmura :

« Mais le poison… d’où vient-il ?

– On a trouvé sous son oreiller cette petite fiole et cetteseringue, monsieur le préfet.

– Sous son oreiller ? Mais comment sont-elles là ?

Comment les a-t-elles eues ? Qui donc les lui apassées ?

– Nous ne savons pas encore, monsieur le préfet. »

M. Desmalions regarda don Luis. Ainsi, le suicide d’HippolyteFauville n’arrêtait pas la série des crimes. Son action n’avait passuscité seulement la perte de Marie-Anne, voilà qu’elle déterminaitl’empoisonnement de l’infortunée jeune femme ! Était-cepossible ? Devait-on admettre que la vengeance du mort sepoursuivait de la même manière automatique et anonyme ? Ouplutôt… ou plutôt n’y avait-il pas quelque autre volontémystérieuse qui continuait, dans l’ombre, avec la même audace,l’œuvre diabolique de l’ingénieur Fauville ?

Le surlendemain, nouveau coup de théâtre. On trouva dans sacellule Gaston Sauverand qui agonisait. Il avait eu le courage des’étrangler à l’aide de son drap. On essaya vainement de lerappeler à la vie.

Près de lui, sur la table, on recueillit une demi-douzained’extraits de journaux qu’une main inconnue lui avaitcommuniqués.

Tous, ils relataient la mort de Marie-Anne Fauville.

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