Les Dents du tigre

Chapitre 8La colère de Lupin

Il demeura un moment immobile, interdit. En haut il y avait toutun vacarme d’objets bousculés, comme si les deux assiégés sefussent construit une barricade.

Mais, à droite de la projection électrique, la clarté confuse dujour pénétra par une ouverture brusquement découverte, et il avisadevant cette ouverture une silhouette, puis une autre, qui sebaissaient pour s’enfuir sur les toits.

Il braqua son revolver et tira, mais mal, car il pensait àFlorence et sa main tremblait. Trois détonations encoreretentirent. Les balles crépitaient sur la ferraille de lasoupente.

Au cinquième coup, il y eut un cri de douleur. Don Luis s’élançade nouveau sur l’échelle.

Retardé par l’enchevêtrement des ustensiles, puis par des bottesde colza desséché qui formaient un véritable rempart, il réussit àla fin, en se meurtrissant et en s’écorchant, à gagner l’ouverture,et fut très étonné, quand il l’eut franchie, de se trouver sur unterre-plein. C’était le sommet du talus contre lequel la grangeétait adossée.

Au hasard il descendit le talus à gauche de la grange et repassadevant la façade du bâtiment, sans voir personne. Alors il remontapar la droite, et bien que le terre-plein fût de proportionsexiguës, il le fouilla avec précaution, car, dans l’ombre naissantedu crépuscule, il pouvait craindre un retour offensif del’ennemi.

Et c’est ainsi qu’il se rendit compte d’une chose qu’il n’avaitpas remarquée. Le talus bordait le faîte du mur, qui, à cetendroit, mesurait bien cinq mètres de hauteur. Sans aucun douteGaston Sauverand et Florence s’étaient enfuis par là.

Perenna suivit le faîte, qui était assez large, jusqu’à unepartie moins élevée du mur, et là, il sauta dans une bande deterres labourées, situées en lisière d’un petit bois vers lequelles fugitifs avaient dû se sauver. Il en commença l’exploration,mais, étant donnée l’épaisseur des fourrés, il reconnut aussitôtque c’était perdre son temps que de s’attarder à une vainepoursuite.

Il rentra donc au village, tout en songeant aux péripéties decette nouvelle bataille. Une fois de plus, Florence et son compliceavaient tenté de se débarrasser de lui. Une fois de plus, Florenceapparaissait au centre de ce réseau d’intrigues criminelles. Àl’instant où le hasard apprenait à don Luis que le bonhommeLangernault avait été probablement assassiné, à l’instant où lehasard, en l’amenant dans la grange-aux-pendus, selon sonexpression, le mettait en face de deux squelettes, Florencesurgissait, vision de meurtre, génie malfaisant que l’on voyaitpartout où la mort avait passé, partout où il y avait du sang, descadavres…

« Ah ! l’horrible créature ! murmurait-il enfrémissant… Est-ce possible qu’elle ait un visage sinoble ?…

Et des yeux, des yeux dont on ne peut pas oublier la beautégrave, sincère, presque naïve… »

Sur la place de l’église, devant l’auberge, Mazeroux, de retour,emplissait le réservoir d’essence et allumait les phares. Don Luisavisa le maire de Formigny qui traversait la place. Il le prit àpart.

« À propos, monsieur le maire, est-ce que vous avez entenduparler dans la région, il y a peut-être deux ans, de la disparitiond’un ménage âgé de quarante ou cinquante ans ? Le maris’appelait Alfred…

– Et la femme, Victorine, n’est-ce pas ? interrompit lemaire. Je crois bien. L’histoire a fait assez de bruit. C’étaientdes petits rentiers d’Alençon qui ont disparu du jour au lendemainsans que jamais, depuis, on ait pu savoir ce qu’ils sont devenus –pas plus d’ailleurs que leur magot, une vingtaine de mille francsqu’ils avaient réalisés, la veille, sur la vente de leur maison… Sije me rappelle ! Les époux Dedessuslamare !

– Je vous remercie, monsieur le maire », dit Perenna, à qui lerenseignement suffisait.

L’automobile était prête. Une minute plus tard, il filait surAlençon, avec Mazeroux.

« Où allons-nous, patron ? demanda le brigadier.

– À la gare. J’ai tout lieu de croire : 1° que Gaston Sauveranda eu connaissance dès ce matin – comment ? nous le saurons unjour ou l’autre – a eu connaissance des révélations faites cettenuit par Mme Fauville, relativement au bonhomme Langernault ;2° qu’il est venu rôder aujourd’hui autour du domaine et dans ledomaine du bonhomme Langernault, pour des motifs que nous sauronségalement un jour ou l’autre. Or, je suppose qu’il est venu par letrain et que c’est par le train qu’il s’en retourne. »

La supposition de Perenna reçut une confirmation immédiate. À lagare, on lui dit qu’un monsieur et une dame étaient arrivés deParis à deux heures, qu’ils avaient loué un cabriolet à l’hôtelvoisin, et que, leurs affaires finies, ils venaient de reprendrel’express de 7h40. Le signalement de ce monsieur et de cette damecorrespondait exactement à celui de Sauverand et de Florence.

« En route, dit Perenna après avoir consulté l’horaire. Nousavons une heure de retard. Il est possible que nous soyons au Mansavant le bandit.

– Nous y serons, patron, et nous lui mettrons la main au collet,je vous le jure… à lui et à sa dame, puisqu’ils sont deux.

– Ils sont deux en effet. Seulement…

– Seulement… »

Don Luis attendit pour répondre qu’ils eussent pris place, etque le moteur fût lancé, et il prononça :

« Seulement, mon petit, tu laisseras la dame tranquille.

– Et pourquoi ça ?

– Sais-tu qui c’est ? As-tu un mandat contreelle ?

– Non.

– Alors, fiche-nous la paix ?

– Cependant…

– Une parole de plus, Alexandre, et je te dépose sur le bord duchemin. Tu opéreras alors toutes les arrestations qui te plairont.»

Mazeroux ne souffla plus mot. D’ailleurs, la vitesse à laquelleils marchèrent tout de suite ne lui laissa guère de loisir pourprotester. Assez inquiet, il ne songeait qu’à scruter l’horizon etannoncer les obstacles.

De chaque côté, les arbres s’évanouissaient à peine entrevus.Au-dessus leur feuillage faisait un bruit rythmé de vagues quimugissent. Des bêtes de nuit s’affolaient dans la lumière desphares.

Mazeroux risqua :

« Nous arriverons tout de même. Inutile « d’en mettre davantage».

L’allure augmenta. Il se tut.

Des villages, des plaines, des collines, et puis soudain, aumilieu des ténèbres, la clarté d’une grande ville, le Mans.

« Tu sais où est la gare, Alexandre ?

– Oui, patron, à droite, et puis tout droit devant nous. »

Bien entendu, c’était à gauche qu’il eût fallu tourner. Ilsperdirent sept à huit minutes à errer dans des rues où on leurdonnait des renseignements contradictoires. Quand l’auto stoppadevant la station, le train sifflait.

Don Luis sauta de voiture, se rua dans les salles, trouva lesportes closes, bouscula des employés qui voulaient le retenir, etparvint sur le quai.

Un train allait partir, deux voies plus loin. On fermait ladernière portière. Il courut le long des wagons en s’accrochant auxbarres de cuivre.

« Votre billet, monsieur !… vous n’avez pas debillet !… » cria un employé d’un ton furieux…

Don Luis continuait sa voltige sur les marche-pieds, lançant uncoup d’œil à travers les vitres, repoussant les personnes dont laprésence aux fenêtres le pouvait gêner, tout prêt à envahir lecompartiment où se tenaient les deux complices.

Il ne les vit pas dans les dernières voitures. Le trains’ébranlait. Et, soudain, il jeta un cri. Ils étaient là, tousdeux, seuls ! Il les avait vus ! Ils étaient là !Florence, étendue sur la banquette, sa tête appuyée contre l’épaulede Gaston Sauverand, et celui-ci penché sur elle, ses deux brasautour de la jeune fille !

Fou de rage, il leva le loquet de cuivre et saisit lapoignée.

Au même instant, il perdit l’équilibre, tiré par l’employéfurieux et par Mazeroux, qui s’égosillait :

« Mais c’est de la folie, patron, vous allez vous faireécraser.

– Imbéciles ! hurla don Luis… ce sont eux… lâchez-moi donc…»

Les wagons défilaient. Il voulut sauter sur un autre marchepied.Mais les deux hommes se cramponnaient à lui. Des facteurss’interposaient. Le chef de gare accourait. Le train s’éloigna.

« Idiots ! proféra-t-il… Butors ! Tas de brutes !Vous ne pouviez pas me laisser ? Ah ! je vous jure,Dieu !… »

D’un coup de son poing gauche il abattit l’employé. D’un coup deson poing droit il renversa Mazeroux. Et, se débarrassant desfacteurs et du chef de gare, il s’élança sur le quai jusqu’à lasalle des bagages, où, en quelques bonds, il franchit plusieursgroupes de malles, de caisses et de valises.

« Ah ! la triple buse, mâchonna-t-il, en constatant queMazeroux avait eu le soin d’éteindre le moteur de l’automobile…Quand il y a une bêtise à faire, il ne la rate pas. »

Si don Luis avait conduit sa voiture à belle vitesse dans lajournée, ce soir-là ce fut vertigineux. Une véritable trombetraversa les faubourgs du Mans et se précipita sur les grandesroutes. Il n’avait qu’une idée, qu’un but, arriver à la prochainestation, qui était Chartres, avant les deux complices, et sauter àla gorge de Sauverand. Il ne voyait que cela, l’étreinte sauvagequi ferait râler entre ses deux mains l’amant de FlorenceLevasseur.

« Son amant !… son amant !… grinçait-il. Eh !parbleu, oui, comme ça, tout s’explique. Ils se sont ligués tousles deux contre leur complice, Marie-Anne Fauville, et c’est lamalheureuse qui paiera seule l’effroyable série de crimes. Est-elleleur complice même ? Qui sait ! Qui sait si ce couple dedémons n’est pas capable, après avoir tué l’ingénieur Fauville etson fils, d’avoir machiné la perte de Marie-Anne, dernier obstaclequi les séparait de l’héritage Mornington ? Pourquoipas ? Est-ce que tout ne concorde pas avec cettehypothèse ? Est-ce que la liste des dates n’a pas été trouvéepar moi dans un volume appartenant à Florence ? Est-ce que laréalité ne prouve pas que les lettres ont été communiquées parFlorence ?… Ces lettres accusent aussi Gaston Sauverand ?Qu’importe ! Il n’aime plus Marie-Anne, mais Florence… EtFlorence l’aime… Elle est sa complice, sa conseillère, celle quivivra près de lui et qui jouira de sa fortune… Parfois, certes,elle affecte de défendre Marie-Anne… Cabotinage ! Ou peut-êtreremords, effarement à l’idée de tout ce qu’elle a fait contre sarivale et du sort qui attend la malheureuse !… Mais elle aimeSauverand. Et elle continue la lutte sans pitié, sans repos. Etc’est pour cela qu’elle a voulu me tuer, moi, l’intrus, moi dontelle craignait la clairvoyance… Et elle m’exècre… et elle me hait…»

Dans le ronflement du moteur, dans le sifflement des arbres quis’abattaient à leur rencontre, il murmurait des parolesincohérentes. Le souvenir des deux amants, tendrement enlacés, lefaisait crier de jalousie. Il voulait se venger. Pour la premièrefois, l’envie, la volonté du meurtre, bouillonnait en son cerveautumultueux.

« Nom d’un chien, gronda-t-il tout à coup, le moteur a desratés. Mazeroux ! Mazeroux !

– Hein ! quoi ! patron, vous saviez donc que j’étaislà, vociféra Mazeroux en jaillissant de l’ombre où il se tenaitenfoui.

– Crétin ! t’imagines-tu que le premier imbécile venupuisse s’accrocher au marchepied de ma voiture sans que je m’enaperçoive. Tu dois être à ton aise là-dessus.

– À la torture, et je grelotte.

– Tant mieux, ça t’apprendra. Dis donc, où as-tu acheté tonessence ?

– Chez l’épicier.

– Un voleur. C’est de la saleté. Les bougies s’encrassent.

– Vous êtes sûr ?

– Et les ratés, tu ne les entends pas, idiot ? »

L’auto semblait hésiter, en effet, par moments. Puis toutredevint normal. Don Luis força l’allure. En descendant les côtes,ils avaient l’air de se jeter dans des abîmes. Un des pharess’éteignit. L’autre n’avait pas sa clarté coutumière. Mais rien nediminuait l’ardeur de don Luis.

Il y eut encore des ratés, une nouvelle hésitation, puis desefforts, comme si le moteur s’acharnait courageusement à faire sondevoir. Et puis ce fut, brusquement, l’impuissance définitive,l’arrêt le long de la route, la panne stupide.

« Nom de Dieu ! hurla don Luis, nous y sommes. Ah !ça, c’est le comble !

– Voyons, patron. On va réparer. Et l’on cueillera le Sauverandà Paris au lieu de Chartres, voilà tout.

– Triple imbécile ! Il y en a pour une heure ! et puisaprès, ça recommencera. Ce n’est pas de l’essence qu’on t’a collé,c’est de la crasse. »

Autour d’eux la campagne s’étendait à l’infini, sans autrelumière que les étoiles qui criblaient les ténèbres du ciel.

Don Luis piétinait de rage. Il eût voulu casser l’auto à coupsde pied. Il eût voulu…

C’est Mazeroux qui « encaissa », selon l’expression dumalheureux brigadier. Don Luis l’empoigna aux épaules, le secoua,l’agonit d’injures et de sottises, et, finalement, le renversantcontre le talus, lui dit, d’une voix entrecoupée, tour à tourhaineuse et douloureuse :

« C’est elle, tu entends, Mazeroux, c’est la compagne deSauverand qui a tout fait. Je te le dis tout de suite, parce quej’ai peur de faiblir… Oui, je suis lâche… Elle a un visage sigrave… et des yeux d’enfant. Mais c’est elle, Mazeroux… Elle habitechez moi… Rappelle-toi son nom, Florence Levasseur… Tu l’arrêteras,n’est-ce pas ? Moi, je ne pourrais pas… Je n’ai pas de couragequand je la regarde. C’est que jamais je n’ai aimé… Les autresfemmes… les autres femmes… non, c’étaient des caprices… même pas…je ne me souviens même pas du passé !… Tandis que Florence… Ilfaut l’arrêter, Mazeroux… Il faut me délivrer de ses yeux… Ils mebrûlent… C’est du poison. Si tu ne me délivres pas, je la tueraicomme Dolorès… ou bien on me tuera… ou bien… Oh ! je ne saispas toutes les idées qui me déchirent… C’est qu’il y a un autrehomme… il y a Sauverand qu’elle aime… Ah ! les misérables… Ilsont tué Fauville, et l’enfant, et le vieux Langernault, et les deuxautres dans la grange… et d’autres, Cosmo Mornington, Vérot, etd’autres encore… Ce sont des monstres… Elle surtout… Et si tuvoyais ses yeux… »

Il parlait si bas que Mazeroux l’entendait à peine. Son étreintes’était desserrée, et il semblait terrassé par un désespoir, quisurprenait chez cet homme si prodigieux d’énergie et demaîtrise.

« Allons, patron, dit le brigadier en le relevant, tout ça c’estdu chichi… Des histoires de femme… Je connais ça… J’y ai passécomme tout un chacun… Mme Mazeroux… Mon Dieu, oui, pendant votreabsence, je me suis marié. Eh bien, Mme Mazeroux n’a pas été cequ’elle aurait dû être. J’ai beaucoup souffert… Mme Mazeroux… Maisje vous raconterai cela, patron, et comment Mme Mazeroux m’arécompensé. »

Il l’amenait tout doucement vers la voiture et l’installait surla banquette du fond.

« Reposez-vous, patron… La nuit n’est pas trop froide, et lesfourrures ne manquent pas… Le premier paysan qui passe, au petitmatin, je l’envoie chercher ce qu’il nous faut à la ville voisine…et des provisions aussi, car je meurs de faim. Et tout s’arrangera…Tout s’arrange avec les femmes… Il suffit de les ficher à la portede sa vie… à moins qu’elles ne prennent les devants elles-mêmes…Ainsi Mme Mazeroux… »

Don Luis ne devait jamais savoir ce que Mme Mazeroux étaitdevenue. Les crises les plus violentes n’avaient pas le moindreretentissement sur la paix de son sommeil. Il s’endormit presqueaussitôt.

Il était tard le lendemain quand il se réveilla. À sept heuresdu matin seulement, Mazeroux avait pu héler un cycliste qui filaitvers Chartres.

À neuf heures il partait.

Don Luis avait repris tout son sang-froid. Il dit au brigadier:

« J’ai lâché des tas de sottises cette nuit. Je ne les regrettepas. Non, mon devoir est de tout faire pour sauver Mme Fauville, etpour atteindre la vraie coupable. Seulement c’est à moi que cettetâche-là incombe, et je te jure que je n’y faillirai pas. Ce soirFlorence Levasseur couchera au Dépôt.

– Je vous y aiderai, patron, répondit Mazeroux, d’une voixsingulière.

Je n’ai besoin de personne. Si tu touches à un seul cheveu de satête, je te démolis. C’est convenu ?

– Oui, patron.

– Donc, tiens-toi tranquille. »

Sa colère revenait peu à peu et se traduisait par uneaccélération de vitesse, qui semblait à Mazeroux une vengeanceexercée contre lui. On brûla le pavé de Chartres. Rambouillet,Chevreuse, Versailles eurent la vision effrayante d’un bolide quiles traversait de part en part.

Saint-Cloud. Le bois de Boulogne…

Sur la place de la Concorde, comme l’auto se dirigeait vers lesTuileries, Mazeroux objecta :

« Vous ne rentrez pas chez vous, patron ?

– Non. D’abord, le plus pressé : il faut soustraire Marie-AnneFauville à son obsession de suicide en lui faisant dire qu’on adécouvert les coupables…

– Et alors ?

– Alors, je veux voir le préfet de police.

– M. Desmalions est absent et ne rentre que cet après-midi.

– En ce cas, le juge d’instruction.

– Il n’arrivera au Palais qu’à midi, et il est onze heures.

– Nous verrons bien. »

Mazeroux avait raison. Il n’y avait personne au Palais dejustice.

Don Luis déjeuna aux environs et Mazeroux, après avoir passé àla Sûreté, vint le rechercher et le conduisit dans le couloir desjuges. Son agitation, son inquiétude extraordinaire ne pouvaientéchapper à Mazeroux qui lui demanda :

« Vous êtes toujours décidé, patron ?

– Plus que jamais. En déjeunant, j’ai lu les journaux.Marie-Anne Fauville, que l’on avait envoyée à l’infirmerie à lasuite de sa seconde tentative, a encore essayé de se casser la têtecontre les murs de la chambre. On lui a mis la camisole de force.Mais elle refuse toute nourriture. Mon devoir est de la sauver.

– Comment ?

– En livrant la vraie coupable. J’avertis le juge d’instruction,et, ce soir, je vous amène Florence Levasseur, morte ou vive.

Et Sauverand ?

– Sauverand ! ça ne tardera pas. À moins…

– À moins ?

– À moins que je ne l’exécute moi-même, le forban.

– Patron !

– La barbe ! »

Il y avait près d’eux des journalistes qui venaient auxinformations. On le reconnut. Il leur dit :

« Vous pouvez annoncer, messieurs, que, à partir d’aujourd’hui,je prends la défense de Marie-Anne Fauville et me consacreentièrement à sa cause. »

On se récria. N’était-ce pas lui qui avait fait arrêter MmeFauville ? N’était-ce pas lui qui avait réuni contre elle unfaisceau de preuves irrécusables ?

« Ces preuves, dit-il, je les détruirai une à une. Marie-AnneFauville est la victime de misérables qui ont ourdi contre elle laplus diabolique des machinations, et que je suis sur le point delivrer à la justice.

– Mais les dents ? l’empreinte des dents ?

– Coïncidence ! Coïncidence inouïe, mais qui m’apparaîtaujourd’hui comme la preuve d’innocence la plus forte. Je mets enfait que, si Marie-Anne Fauville avait été assez habile pourcommettre tous ces crimes, elle l’eût été également pour ne paslaisser derrière elle un fruit marqué par la double marque de sesdents.

– Néanmoins…

– Elle est innocente ! Et c’est cela que je vais dire aujuge d’instruction. Il faut qu’on la prévienne des efforts tentésen sa faveur. Il faut qu’on lui donne tout de suite de l’espoir.Sinon, la malheureuse se tuera, et sa mort pèsera sur tous ceux quiauront accusé une innocente. Il faut… »

À ce moment, il s’interrompit. Ses yeux s’étaient fixés sur undes journalistes qui, un peu à l’écart, l’écoutait en prenant desnotes…

Il dit tout bas à Mazeroux :

« Est-ce que tu pourrais savoir le nom de ce type-là ? Jene sais où diable je l’ai rencontré. »

Mais un huissier avait ouvert la porte du juge d’instruction,lequel, sur la présentation de la carte de Perenna, désirait levoir aussitôt.

Il s’avança donc, et il allait entrer dans le bureau ainsi queMazeroux, lorsqu’il se retourna brusquement vers son compagnon avecun cri de fureur :

« C’est lui ! C’est Sauverand qui était là, camouflé.

Arrêtez-le ! Il vient de se défiler. Mais courezdonc ! »

Lui-même il s’élança, suivi de Mazeroux, des gardes et desjournalistes. Il ne tarda pas, du reste, à les distancer tous, detelle façon que, trois minutes après, il n’entendit plus personnederrière lui. Il avait dégringolé l’escalier de la Souricière etfranchi le souterrain qui fait passer d’une cour à l’autre. Là,deux personnes lui affirmèrent avoir rencontré un homme quimarchait à vive allure.

La piste était fausse. Il s’en rendit compte, chercha, perdit dutemps, et réussit à établir que Sauverand s’était enfui par leboulevard du Palais et qu’il avait rejoint, sur le quai del’Horloge, une femme blonde, très jolie, Florence Levasseur,évidemment… Tous deux étaient montés dans l’autobus qui va de laplace Saint-Michel à la gare Saint-Lazare.

Don Luis revint vers une petite rue isolée où il avait laisséson automobile, sous la surveillance d’un gamin. Il mit le moteuren mouvement, et, à toute vitesse, gagna la gare Saint-Lazare. Dubureau de l’autobus, il partit sur une nouvelle piste, qui setrouva mauvaise, perdit encore plus d’une heure, revint à la gareet finit par acquérir la certitude que Florence était montée seuledans un autobus qui l’emmenait vers la place du Palais-Bourbon.Ainsi donc, et contre toute attente, la jeune fille devait êtrerentrée.

L’idée de la revoir surexcita sa colère. Tout en suivant la rueRoyale et en traversant la place de la Concorde, il bredouillaitdes paroles de vengeance et des menaces, qu’il avait hâte de mettreà exécution. Et il outrageait Florence. Et il la cinglait de sesinjures. Et c’était un besoin, âpre et douloureux, de faire du malà la vilaine créature.

Mais, arrivé à la place du Palais-Bourbon, il s’arrêta net. D’uncoup, son œil exercé avait compté, de droite et de gauche, unedemi-douzaine d’individus dont il était impossible de méconnaîtreles allures professionnelles. Et Mazeroux, qui l’avait aperçu,venait de pivoter sur lui-même et se dissimulait sous une portecochère.

Il l’appela :

« Mazeroux ! »

Le brigadier parut très surpris d’entendre son nom et s’approchade la voiture.

« Tiens, le patron ! »

Sa figure exprimait une telle gêne que don Luis sentit sescraintes se préciser.

« Dis donc, ce n’est pas pour moi que tes hommes et toi faitesle pied de grue devant mon hôtel ?

– En voilà une idée, patron ! répondit Mazeroux d’un airembarrassé. Vous savez bien que vous êtes en faveur, vous. »

Don Luis sursauta. Il comprenait. Mazeroux l’avait trahi. Autantpour obéir aux scrupules de sa conscience que pour soustraire lepatron aux dangers d’une passion funeste, Mazeroux avait dénoncéFlorence Levasseur.

Il crispa les poings, dans un effort de tout son être, pourétouffer la rage qui bouillonnait en lui. Le coup était terrible.Il avait l’intuition subite de toutes les fautes auxquelles ladémence de la jalousie l’avait entraîné depuis la veille, et lepressentiment de ce qui pouvait en résulter d’irréparable. Ladirection des événements lui échappait.

« Tu as le mandat ? » dit-il.

Mazeroux balbutia :

« C’est bien par hasard… J’ai rencontré le préfet qui était deretour… On s’est expliqué sur cette affaire de la demoiselle. Et,voilà justement que l’on avait découvert que cette photographie…vous savez la photographie de Florence Levasseur que le préfet vousavait confiée ?… Eh bien, on a découvert que vous l’aviezmaquillée. Alors, quand j’ai dit le nom de Florence, le préfets’est souvenu que c’était ce nom-là.

– Tu as le mandat ? répéta don Luis d’un ton plus âpre.

– Dame… n’est-ce pas ?… il a bien fallu… M. Desmalions… lejuge… »

Si la place du Palais-Bourbon avait été déserte, don Luis se fûtcertainement soulagé sur le menton de Mazeroux d’un swing envoyéselon les règles de l’art. D’ailleurs, Mazeroux prévoyait cetteéventualité, car il se tenait prudemment aussi loin que possible,et, pour apaiser le courroux du patron, débitait toute une kyrielled’excuses.

« C’est pour votre bien, patron… Il le fallait…

Pensez donc ! Vous me l’aviez ordonné : « Débarrasse-moi decette créature. Moi, je suis trop lâche… « Tu l’arrêteras, n’est-cepas ? Ses yeux me brûlent… « C’est du poison… » Alors, patron,pouvais-je faire autrement ? Non, n’est-ce pas ? D’autantplus que le sous-chef Weber…

– Ah ! Weber est au courant ?…

– Dame ! oui. Le préfet se méfie un peu de vous, maintenantque le maquillage du portrait est connu… Alors, Weber varappliquer, dans une heure peut-être, avec du renfort. Je disaisdonc que le sous-chef venait d’apprendre que la femme qui allaitchez Gaston Sauverand, à Neuilly, vous savez, dans la maison duboulevard Richard-Wallace, était blonde, très jolie, et qu’elles’appelait Florence. Elle y restait même quelquefois la nuit.

– Tu mens ! Tu mens ! » grinça Perenna.

Toute sa haine remontait en lui. Il avait poursuivi Florenceavec des intentions qu’il n’aurait pu formuler. Et voilà, tout àcoup, qu’il voulait la perdre de nouveau, et consciemment, cettefois. En réalité, il ne savait plus ce qu’il faisait. Il agissaitau hasard, tour à tour ballotté par les passions les plus diverses,en proie à cet amour désordonné qui nous pousse aussi bien àégorger l’être que nous aimons qu’à mourir pour son salut.

Un camelot passa, qui vendait une édition spéciale du journal deMidi, où il put lire, en gros caractères :

Déclaration de don Luis Perenna. Mme Fauville seraitinnocente. – Arrestation imminente des coupables.

« Oui, oui, fit-il à haute voix. Le drame touche à sa fin.Florence va payer sa dette. Tant pis pour elle. »

Il remit sa voiture en marche et franchit le seuil de lagrand’porte. Dans la cour, il dit à son chauffeur qui se présentait:

« Faites tourner l’auto et ne la remisez pas. Je peux repartird’un moment à l’autre. »

Il sauta du siège et, interpellant le maître d’hôtel :

« Mlle Levasseur est ici ?

– Oui, monsieur, dans son appartement.

– Elle s’est absentée hier, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, au reçu d’une dépêche qui la demandait enprovince, auprès d’un parent malade. Elle est revenue cettenuit.

– J’ai à lui parler. Envoyez-la-moi. Je l’attends.

– Dans le cabinet de travail de monsieur ?

– Non, en haut, dans le boudoir, auprès de ma chambre. »

C’était une petite pièce du deuxième étage, jadis boudoir defemme, et qu’il préférait à son cabinet de travail depuis lestentatives de meurtre dont il avait été l’objet. Il était plustranquille, plus à l’écart, et il y cachait ses papiers importants.La clef ne le quittait pas, une clef spéciale, à triple rainure età ressort intérieur.

Mazeroux l’avait suivi dans la cour et s’attachait à ses pas,sans que Perenna, jusqu’ici, parût s’en rendre compte. Il prit lebrigadier par le bras et l’entraîna vers le perron.

« Tout va bien. Je redoutais que Florence, soupçonnant quelquechose, ne fût pas rentrée. Mais, sans doute, ne pense-t-elle pointque je l’ai vue hier. Maintenant, elle ne peut nous échapper. »

Ils traversèrent le vestibule, puis montèrent au premier étage.Mazeroux se frotta les mains.

« Vous voilà donc raisonnable, patron ?

– En tout cas, me voilà résolu. Je ne veux pas, tu entends, jene veux pas que Mme Fauville se tue, et, puisqu’il n’y a qu’un seulmoyen d’empêcher cette catastrophe, je sacrifie Florence.

– Sans chagrin ?

– Sans remords.

– Donc, vous me pardonnez ?

– Je te remercie. »

Nettement, puissamment, il lui appliqua son poing sous lementon.

Sans un gémissement, Mazeroux tomba, évanoui, sur les marches dusecond étage.

Il y avait, au milieu de l’escalier, un réduit obscur quiservait de débarras, et où les domestiques rangeaient lesustensiles de ménage et le linge sale. Don Luis y porta Mazerouxet, l’ayant assis confortablement par terre, le dos appuyé à uncoffre, il lui enfonça son mouchoir dans la bouche, le bâillonnaavec une serviette, et lui lia les chevilles et les poignets avecdeux nappes, dont les autres bouts furent fixés à des cloussolides.

Comme Mazeroux sortait de son engourdissement, il lui dit :

« Je crois que tu as tout ce qu’il faut… nappes… serviettes… unepoire dans la bouche pour apaiser ta faim. Mange tranquillement.Par là-dessus, une petite sieste, et tu seras frais comme une rose.»

Il l’enferma, puis, consultant sa montre :

« J’ai une heure devant moi. C’est parfait. »

À cette minute, son intention était celle-ci : injurierFlorence, lui cracher à la figure toutes ses infamies et tous sescrimes, et, par là même, obtenir d’elle des aveux écrits et signés.Après, le salut de Marie-Anne étant assuré, il verrait. Peut-êtrejetterait-il Florence au fond de son auto, et l’emporterait-il versquelque refuge où, la jeune fille lui servant d’otage, il pèseraitsur la justice. Peut-être… Mais, il ne cherchait pas à prévoir lesévénements. Ce qu’il voulait, c’était l’explication immédiate,violente.

Il avait couru jusqu’à sa chambre, au second étage. Il s’yplongea la figure dans l’eau froide. Jamais il n’avait éprouvé unepareille excitation de tout son être, un pareil déchaînement de sesinstincts aveugles.

« C’est elle ! Je l’entends balbutia-t-il… Elle est au basde l’escalier. Enfin ! quelle volupté de la tenir devant moiFace à face ! tous deux seuls ! »

Il était revenu sur le palier, devant le boudoir. Il tira laclef de sa poche. La porte s’ouvrit.

Il poussa un cri terrible.

Gaston Sauverand était là.

Dans la chambre close, debout, les bras croisés, GastonSauverand l’attendait.

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