Les Dents du tigre

Chapitre 3La turquoise morte

Il était environ neuf heures du matin lorsque le préfet depolice entra dans le bureau où s’était déroulé le drameincompréhensible de ce double et mystérieux assassinat.

Il ne salua même pas don Luis, et les magistrats quil’accompagnaient auraient pu croire que don Luis n’était qu’unauxiliaire du brigadier Mazeroux, si le chef de la Sûreté n’eût eusoin de préciser en quelques mots le rôle de cet intrus.

Brièvement, M. Desmalions examina les deux cadavres et se fitdonner par Mazeroux de rapides explications.

Puis, regagnant le vestibule, il monta dans un salon du premierétage, où Mme Fauville, prévenue de sa visite, le rejoignit presqueaussitôt.

Perenna, qui n’avait pas bougé du couloir, à son tour se glissadans le vestibule, que les domestiques de l’hôtel, déjà mis aucourant du crime, traversaient en tous sens, et il descendit lesquelques marches qui conduisaient à un premier palier, sur lequels’ouvrait la grande porte.

Deux hommes étaient là, dont l’un lui dit :

« On ne passe pas.

– Mais…

– On ne passe pas… c’est la consigne.

– La consigne ? Et qui donc l’a donnée ?

– Le préfet lui-même.

– Pas de veine, dit Perenna en riant. J’ai veillé toute la nuitet je crève de faim. Pas moyen de se mettre quelque chose sous ladent ? »

Les deux agents se regardèrent, puis l’un d’eux fit signe àSilvestre, le domestique, qui s’approcha et avec lequel ils’entretint. Silvestre s’en alla du côté de la salle à manger et del’office et rapporta un croissant.

« Bien, pensa don Luis, après avoir remercié, la preuve estfaite. Je suis bouclé. C’est ce que je voulais savoir. Mais M.Desmalions manque de logique. Car si c’est Arsène Lupin qu’il al’intention de retenir ici, tous ces braves agents sont quelque peuinsuffisants ; et si c’est don Luis Perenna, ils sontinutiles, puisque la fuite du sieur Perenna enlèverait au sieurPerenna toute chance de palper la galette du bon Cosmo. Sur quoi,je m’assieds. »

Il reprit sa place en effet dans le couloir et attendit lesévénements.

Par la porte ouverte du bureau, il vit les magistrats poursuivreleur enquête. Le médecin légiste fit un premier examen des deuxcadavres et reconnut aussitôt les mêmes indices d’empoisonnementqu’il avait lui-même constatés la veille au soir sur le cadavre del’inspecteur Vérot. Puis des agents soulevèrent les corps, que l’ontransporta dans les deux chambres contiguës que le père et le filsoccupaient naguère au second étage de l’hôtel.

Le préfet de police redescendit alors, et don Luis saisit cesparoles qu’il adressait aux magistrats :

« Pauvre femme ! elle ne voulait pas comprendre… Quand ellea compris, elle est tombée raide par terre, évanouie. Pensezdonc ! son mari et son fils d’un seul coup… Lamalheureuse ! »

À partir de ce moment, il ne vit plus rien et n’entendit plusrien. La porte fut fermée. Le préfet dut ensuite donner des ordresde l’extérieur, par la communication que le jardin offrait avecl’entrée principale, car les deux agents vinrent s’installer dansle vestibule, à l’issue même du couloir, à droite et à gauche de latapisserie.

« Décidément, se dit Perenna, mes actions ne sont pas en hausse.Quelle bile doit se faire Alexandre ! Non, mais quellebile ! »

À midi, Silvestre lui apporta quelques aliments sur unplateau.

Et l’attente recommença, très longue, pénible.

Dans le bureau et dans l’hôtel, l’enquête, interrompue par ledéjeuner, avait repris. Il percevait de tous côtés des allées etvenues et des bruits de voix. À la fin, fatigué, ennuyé, il serenversa sur son fauteuil et s’endormit.

Il était quatre heures lorsque le brigadier Mazeroux leréveilla. Et, tout en le conduisant, Mazeroux chuchotait :

« Eh bien, vous l’avez découvert ?

– Qui ?

– Le coupable ?

– Parbleu ! dit Perenna, c’est simple comme bonjour.

– Ah ! heureusement, fit Mazeroux, tout joyeux, et necomprenant pas la plaisanterie. Sans cela, comme vous le disiez,vous étiez fichu. »

Don Luis entra. Dans la pièce se trouvaient réunis le procureurde la République, le juge d’instruction, le chef de la Sûreté, lecommissaire du quartier, deux inspecteurs et trois agents enuniforme.

Dehors, sur le boulevard Suchet, s’élevaient des clameurs, etquand le commissaire et les trois agents, obéissant au préfet,sortirent pour écarter la foule, on entendit la voix éraillée d’uncamelot qui hurlait :

« Le double assassinat du boulevard Suchet ! Curieuxdétails sur la mort de l’inspecteur Vérot ! Le désarroi de lapolice ! »

Puis, la porte close, ce fut le silence.

Mazeroux ne se trompait pas, pensa don Luis, moi ou l’autre,c’est net. Si je ne parviens pas à tirer, des paroles qui vont êtredites et des faits qui vont se produire au cours de cetinterrogatoire, quelque lumière qui me permette de leur désignercet X mystérieux, c’est moi qu’ils livreront, ce soir, en pâture aupublic. Attention, mon bon Lupin ! »

Il eut ce frisson de joie qui le faisait tressaillir àl’approche des grandes luttes. Celle-là, en vérité, comptait aunombre des plus terribles qu’il eût encore soutenues, Ilconnaissait la réputation du préfet, son expérience, sa ténacité,le plaisir très vif qu’il éprouvait à s’occuper des instructionsimportantes et à les pousser lui-même à fond avant de les remettreaux mains du juge, et Perenna connaissait aussi toutes les qualitésprofessionnelles du chef de la Sûreté, toute la finesse, toute lalogique pénétrante du juge d’instruction.

Ce fut le préfet de police qui dirigea l’attaque. Il le fitnettement, sans détours, d’une voix un peu sèche, où il n’y avaitplus, à l’égard de don Luis, les mêmes intonations de sympathie.L’attitude également était plus raide et manquait de cette bonhomiequi, la veille, avait frappé don Luis.

Monsieur, dit-il, les circonstances ayant voulu que, commelégataire universel et comme représentant de M. Cosmo Mornington,vous passiez la nuit dans ce rez-de-chaussée, tandis que s’ycommettait un double assassinat, nous désirons recevoir votretémoignage détaillé sur les divers incidents de cette nuit.

– En d’autres termes, monsieur le préfet, dit Perenna quiriposta directement à l’attaque, en d’autres termes, lescirconstances ayant voulu que vous m’accordiez l’autorisation depasser la nuit ici, vous seriez désireux de savoir si montémoignage correspond exactement à celui du brigadier Mazeroux.

– Oui, dit le préfet.

– C’est-à-dire que mon rôle vous semble suspect ? »

M. Desmalions hésita. Ses yeux s’attachèrent aux yeux de donLuis. Visiblement il fut impressionné par ce regard si franc.Néanmoins, il répondit, et sa réponse était claire et son accentbrusque :

« Vous n’avez pas de questions à me poser, monsieur. »

Don Luis s’inclina.

« Je suis à vos ordres, monsieur le préfet.

– Veuillez nous dire ce que vous savez. »

Don Luis fit alors une relation minutieuse des événements, à lasuite de quoi M. Desmalions réfléchit quelques instants et dit:

« Il est un point au sujet duquel il nous faut quelqueséclaircissements. Lorsque vous êtes entré ce matin à deux heures etdemie dans cette pièce, et que vous avez pris place à côté de M.Fauville, aucun indice ne vous a révélé qu’il était mort ?

– Aucun, monsieur le préfet… sinon le brigadier Mazeroux et moinous aurions donné l’alarme.

– La porte du jardin était fermée ?

– Elle l’était forcément, puisque nous avons dû l’ouvrir à septheures du matin.

– Avec quoi ?

– Avec la clef du trousseau.

– Mais comment des assassins, venus du dehors, auraient-ils pul’ouvrir, eux ?

– Avec de fausses clefs.

– Vous avez une preuve qui vous permet de supposer qu’elle a étéouverte avec de fausses clefs ?

– Non, monsieur le préfet.

– Donc, jusqu’à preuve du contraire, nous devons penser qu’ellen’a pas pu être ouverte du dehors et que le coupable se trouvait àl’intérieur.

– Mais, enfin, monsieur le préfet, il n’y avait là que lebrigadier Mazeroux et moi ! »

Il y eut un silence, un silence dont la signification ne faisaitaucun doute, et auquel les paroles de M. Desmalions allaient donnerune valeur plus précise encore.

« Vous n’avez pas dormi de la nuit ?

– Si, vers la fin.

– Vous n’avez pas dormi auparavant, tandis que vous étiez dansle couloir ?

– Non.

– Et le brigadier Mazeroux ? »

Don Luis resta indécis une seconde, mais pouvait-il espérer quel’honnête et scrupuleux Mazeroux eût désobéi aux ordres de saconscience ?

Il répondit :

« Le brigadier Mazeroux s’est endormi sur son fauteuil et il nes’est réveillé qu’au retour de Mme Fauville, deux heures plus tard.»

Il y eut un nouveau silence, et qui signifiait évidemment,celui-là :

« Donc, pendant les deux heures que le brigadier Mazerouxdormait, il vous eût été matériellement possible d’ouvrir la porteet de supprimer les deux Fauville. »

L’interrogatoire suivait la marche que Perenna avait prévue, etle cercle se restreignait autour de lui. Son adversaire menait lecombat avec une logique et une vigueur qu’il admirait sansréserve.

« Bigre, se disait-il, que c’est malaisé de se défendre quand onest innocent ! Voilà mon aile droite et mon aile gaucheenfoncées. Le centre pourra-t-il supporter l’assaut ? »

M. Desmalions, après s’être concerté avec le juge d’instruction,reprit la parole en ces termes :

« Hier soir, lorsque M. Fauville ouvrit son coffre-fort devantvous et devant le brigadier, qu’y avait-il dans cecoffre ?

– Un amoncellement de paperasses sur un des rayons, et, parmices paperasses, le cahier de toile grise qui a disparu.

– Vous n’avez pas touché à ces paperasses ?

– Pas plus qu’au coffre, monsieur le préfet. Le brigadierMazeroux a dû même vous dire que ce matin, pour la régularité del’enquête, il m’a tenu à l’écart.

– Donc, de vous à ce coffre, il n’y a pas eu le moindrecontact ?

– Pas le moindre. »

M. Desmalions regarda le juge d’instruction en hochant la tête.Si Perenna avait pu douter qu’un piège lui fût tendu, il lui eûtsuffit, pour être renseigné, de jeter un coup d’œil sur Mazeroux :Mazeroux était livide.

Cependant, M. Desmalions continua :

« Vous vous êtes occupé d’enquêtes, monsieur, d’enquêtespolicières. C’est donc au détective qui fit ses preuves que je vaisposer une question.

– J’y répondrai de mon mieux, monsieur le préfet.

– Voici. Au cas où il y aurait actuellement dans le coffre-fortun objet quelconque, un bijou… mettons un brillant détaché d’uneépingle de cravate, et que ce brillant fût détaché d’une épingle decravate appartenant, sans contestation possible, à une personneconnue de nous, personne ayant passé la nuit dans cet hôtel, quepenseriez-vous de cette coïncidence ? »

« Ça y est, se dit Perenna, voilà le piège. Il est clair qu’ilsont trouvé quelque chose dans le coffre, et ensuite qu’ilss’imaginent que ce quelque chose m’appartient. Bien. Mais, pourcela, il faudrait supposer, puisque je n’ai pas touché au coffre,que ce quelque chose m’eût été dérobé et qu’on l’eût placé dans lecoffre pour me compromettre. Et c’est impossible, puisque je nesuis mêlé à cette affaire que depuis hier soir et qu’on n’a pas eule temps, durant cette nuit où je n’ai vu personne, de préparercontre moi une intrigue aussi ardue. Donc… »

Le préfet de police interrompit ce monologue et répéta :

« Quelle serait votre opinion ?

– Il y aurait, monsieur le préfet, corrélation indéniable entrela présence de cet individu dans l’hôtel et les deux crimescommis.

– Nous aurions par conséquent le droit tout au moins desoupçonner cet individu ?

– Oui.

– C’est votre avis ?

– Très net. »

M. Desmalions sortit de sa poche un papier de soie qu’il déplia,et saisit entre deux doigts une petite pierre bleue qu’il montra:

« Voici une turquoise que nous avons trouvée dans le coffre.Cette turquoise, sans aucune espèce de doute, fait partie de labague que vous portez à l’index. »

Un accès de rage secoua don Luis. Il grinça, les dents serrées:

« Ah ! les coquins ! Sont-ils forts tout demême !… Mais non, je ne puis croire… »

Il examina sa bague. Le chaton en était formé par une grosseturquoise éteinte, morte, qu’entourait un cercle de petitesturquoises irrégulières, d’un bleu également pâle. L’une d’ellesmanquait. Celle que M. Desmalions tenait à la main la remplaçaexactement.

M. Desmalions prononça :

« Qu’en dites-vous ?

– Je dis que cette turquoise fait partie de ma bague, bague quime fut donnée par Cosmo Mornington la première fois que je luisauvai la vie.

– Donc, nous sommes d’accord ?

– Oui, monsieur le préfet, nous sommes d’accord. »

Don Luis Perenna se mit à marcher à travers la pièce enréfléchissant. Au mouvement que les agents de la Sûreté firent verschacune des portes, il comprit que son arrestation avait étéprévue. Une parole de M. Desmalions, et le brigadier Mazerouxserait obligé de mettre la main au collet de son patron.

De nouveau, don Luis lança un coup d’œil vers son anciencomplice. Mazeroux esquissa un geste de supplication, comme s’ileût voulu dire : « Eh bien, qu’est ce que vous attendez pour leurlivrer le coupable ? Vite, il est temps. »

Don Luis sourit.

« Qu’y a-t-il ? » demanda le préfet, d’un ton où plus rienne perçait de cette sorte de politesse involontaire que, malgrétout, il lui témoignait depuis le début de l’instruction.

« Il y a… Il y a… »

Perenna saisit une chaise par le dossier, la fit pirouetter ets’assit en disant ce simple mot :

« Causons. »

Et le mot était dit de telle manière, et le mouvement exécutéavec tant de décision, que le préfet murmura, comme ébranlé :

« Je ne vois pas bien…

– Vous allez comprendre, monsieur le préfet. »

Et, la voix lente, en scandant chacune des syllabes de sondiscours, il commença :

« Monsieur le préfet, la situation est limpide. Vous m’avezdonné hier soir une autorisation qui engage votre responsabilité dela façon la plus grave. Il vous faut donc à tout prix, etsur-le-champ, un coupable. Le coupable, ce sera donc moi. Commecharges, vous avez ma présence ici, le fait que la porte étaitfermée à l’intérieur, le fait que le brigadier Mazeroux dormaitpendant le crime, et la découverte, dans le coffre, de cetteturquoise. C’est écrasant, je l’avoue. Il s’y ajoute cetteprésomption terrible que j’avais tout intérêt à la disparition deM. Fauville et de son fils, puisque s’il n’existe pas d’héritier deCosmo Mornington je touche deux cents millions. Parfait. Il n’y adonc plus pour moi qu’à vous suivre au Dépôt… ou bien…

– Ou bien ?

– Ou bien à remettre en vos mains le coupable, le vrai coupable.»

Le préfet de police sourit ironiquement et tira sa montre.

« J’attends.

– Ce sera l’affaire d’une petite heure, monsieur le préfet, ditPerenna, pas davantage, si vous me laissez toute latitude. Et larecherche de la vérité vaut bien, il me semble, un peu depatience.

– J’attends, répéta M. Desmalions.

– Brigadier Mazeroux, veuillez dire au sieur Silvestre,domestique, que M. le préfet désire le voir. »

Sur un signe de M. Desmalions, Mazeroux sortit.

Don Luis expliqua :

« Monsieur le préfet, si la découverte de la turquoise constitueà vos yeux une preuve extrêmement grave, elle est pour moi unerévélation de la plus haute importance. Voici pourquoi. Cetteturquoise a dû se détacher de ma bague hier soir et rouler sur letapis. Or, quatre personnes seulement ont pu remarquer cette chutependant qu’elle se produisait, ramasser la turquoise et, pourcompromettre l’ennemi nouveau que j’étais, la glisser dans lecoffre. La première de ces personnes est un de vos agents, lebrigadier Mazeroux… n’en parlons pas. La seconde est morte. C’estM. Fauville… n’en parlons pas. La troisième, c’est le domestiqueSilvestre. Je voudrais lui dire quelques mots. Ce sera bref. »

L’audition de Silvestre fut brève, en effet. Le domestique putprouver que, avant l’arrivée de Mme Fauville à qui il devait ouvrirla porte, il n’avait pas quitté la cuisine, où il jouait aux cartesavec la femme de chambre et un autre domestique.

« C’est bien, dit Perenna. Un mot encore. Vous avez dû lire dansles journaux de ce matin la mort de l’inspecteur Vérot et voir sonportrait ?

– Oui.

– Connaissez-vous l’inspecteur Vérot ?

– Non.

– Pourtant il est probable qu’il a dû venir ici dans lajournée.

– Je l’ignore, répondit le domestique. M. Fauville recevaitbeaucoup de personnes par le jardin, et il leur ouvraitlui-même.

– Vous n’avez pas d’autre déposition à faire ?

– Aucune.

– Veuillez prévenir Mme Fauville que M. le préfet serait heureuxde lui parler. »

Silvestre se retira.

Le juge d’instruction et le procureur de la République s’étaientapprochés avec étonnement.

Le préfet s’écria :

« Quoi ! monsieur, vous n’allez pas prétendre que MmeFauville serait pour quelque chose…

– Monsieur le préfet, Mme Fauville est la quatrième personne quiait pu voir tomber ma turquoise.

– Et après ? A-t-on le droit, sans une preuve réelle, desupposer qu’une femme puisse tuer son mari, qu’une mère puisseempoisonner son fils ?

– Je ne suppose rien, monsieur le préfet.

– Alors ? »

Don Luis ne répondit point. M. Desmalions ne cachait pas sonirritation. Cependant il dit :

« Soit, mais je vous donne l’ordre absolu de garder le silence.Quelle question dois-je poser à Mme Fauville ?

– Une seule, monsieur le préfet. Mme Fauville connaît-elle, endehors de son mari, un descendant des sœurs Roussel ?

– Pourquoi cette question ?

– Parce que, si ce descendant existe ce n’est pas moi qui héritedes millions, mais lui, et c’est alors lui, et non pas moi, quiaurait intérêt à la disparition de M. Fauville et de son fils.

– Évidemment… évidemment… murmura M. Desmalions… Encorefaudrait-il que cette nouvelle piste… »

Mme Fauville entra sur ces paroles. Son visage restait gracieuxet charmant, malgré les pleurs qui avaient rougi ses paupières etaltéré la fraîcheur de ses joues. Mais ses yeux exprimaientl’effarement de l’épouvante, et la pensée obsédante du dramedonnait à toute sa jolie personne, à sa démarche, ses mouvements,quelque chose de fébrile et de saccadé qui faisait peine àvoir.

« Asseyez-vous, madame, lui dit le préfet avec une déférenceextrême, et pardonnez-moi de vous imposer la fatigue d’une nouvelleémotion. Mais le temps est précieux et nous devons tout faire pourque les deux victimes que vous pleurez soient vengées sans retard.»

Des larmes encore s’échappèrent des beaux yeux et, avec unsanglot, elle balbutia :

Puisque la justice a besoin de moi, monsieur le préfet…

– Oui, il s’agit d’un renseignement. La mère de votre mari estmorte, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur le préfet.

– Elle était bien originaire de Saint-Étienne et s’appelait deson nom de jeune fille Roussel ?

– Oui.

– Elisabeth Roussel ?

– Oui.

– Votre mari avait-il un frère ou une sœur ?

– Non.

– Par conséquent, il ne reste plus aucun descendant d’ElisabethRoussel ?

– Aucun.

– Bien. Mais Elisabeth Roussel avait deux sœurs, n’est-cepas ?

– Oui.

– Enneline Roussel, l’aînée, s’exila, et personne n’entenditplus parler d’elle. L’autre, la plus jeune…

– L’autre s’appelait Armande Roussel. C’était ma mère.

– Hein ? Comment ?

– Je dis que ma mère s’appelait, de son nom de jeune fille,Armande Roussel et que j’ai épousé mon cousin, le fils d’ElisabethRoussel.

Ce fut un véritable coup de théâtre.

Ainsi donc, Hippolyte Fauville et son fils Edmond, descendantsdirects de la sœur aînée, étant morts, l’héritage de CosmoMornington passait à l’autre branche, celle d’Armande Roussel, etcette branche cadette était représentée jusqu’ici par MmeFauville.

Le préfet de police et le juge d’instruction échangèrent unregard, après quoi l’un et l’autre se tournèrent instinctivement ducôté de don Luis Perenna. Il ne broncha pas.

Le préfet demanda :

« Vous n’avez pas de frère ni de sœur, madame ?

– Non, monsieur le préfet, je suis seule. »

Seule ! C’est-à-dire que, rigoureusement, sans aucuneespèce de contestation, maintenant que son mari et son fils étaientmorts, les millions de Cosmo Mornington lui revenaient à elle, àelle seule.

Une idée affreuse cependant, un cauchemar, pesait sur lesmagistrats, et ils ne pouvaient s’en délivrer : la femme qu’ilsavaient devant eux était la mère d’Edmond Fauville. M. Desmalionsobserva don Luis Perenna. Celui-ci avait écrit quelques mots surune carte qu’il tendit à M. Desmalions.

Le préfet, qui peu à peu reprenait vis-à-vis de don Luis sonattitude courtoise de la veille, lut cette carte, réfléchit uninstant et posa cette question à Mme Fauville :

« Quel âge avait votre fils Edmond ?

– Dix-sept ans.

– Vous paraissez si jeune…

– Edmond n’était pas mon fils, mais mon beau-fils, le fils d’unepremière femme que mon mari avait épousée, et qui est morte.

– Ah !… Ainsi, Edmond Fauville… » murmura le préfet, quin’acheva pas sa phrase…

En deux minutes toute la situation avait changé. Aux yeux desmagistrats, Mme Fauville n’était plus la veuve et la mèreinattaquable. Elle devenait tout à coup une femme que lescirconstances exigeaient que l’on interrogeât. Si prévenu que l’onfût en sa faveur, si charmé par la séduction de sa beauté, il étaitimpossible qu’on ne se demandât pas si, pour une raison quelconque,pour être seule par exemple à jouir de l’énorme fortune, ellen’avait pas eu la folie de tuer son mari et l’enfant qui n’étaitque le fils de son mari. En tout cas, la question se posait. Ilfallait la résoudre.

Le préfet de police reprit :

« Connaissez-vous cette turquoise ? »

Elle saisit la pierre qu’on lui tendait, et l’examina sans lemoindre trouble.

« Non, dit-elle. J’ai un collier en turquoise, que je ne metsjamais. Mais les pierres sont plus grosses et aucune d’elles n’acette forme irrégulière.

– Nous avons recueilli celle-ci dans le coffre-fort, dit M.Desmalions. Elle fait partie d’une bague qui appartient à unepersonne que nous connaissons.

– Eh bien, fit-elle vivement, il faut retrouver cettepersonne.

– Elle est ici », dit le préfet, en désignant don Luis, qui, setenant à l’écart, n’avait pas été remarqué par Mme Fauville.

Elle tressaillit en voyant Perenna, et s’écria, très agitée:

« Mais ce monsieur était là hier soir ! Il causait avec monmari… et, tenez avec cet autre monsieur, dit-elle en montrant lebrigadier Mazeroux… Il faut les interroger, savoir pour quelleraison ils sont venus. Vous comprenez que si cette turquoiseappartient à l’un d’eux… »

L’insinuation était claire, mais combien maladroite ! etcomme elle donnait du poids à l’argumentation de Perenna : « Cetteturquoise a été ramassée par quelqu’un qui m’a vu hier soir et quiveut me compromettre. Or, en dehors de M. Fauville et du brigadier,deux personnes seulement m’ont vu, le domestique Silvestre et MmeFauville. Par conséquent, le domestique Silvestre étant hors decause, j’accuse Mme Fauville d’avoir mis la turquoise dans cecoffre-fort. »

M. Desmalions reprit :

« Voulez-vous me faire voir votre collier, madame ?

– Certes. Il est avec mes autres bijoux, dans mon armoire àglace. Je vais y aller.

– Ne vous donnez pas cette peine, madame. Votre femme de chambrele connaît ?

– Très bien.

– En ce cas, le brigadier Mazeroux va s’entendre avec elle.»

Durant les quelques minutes que dura l’absence de Mazeroux,aucune parole ne fut échangée. Mme Fauville semblait absorbée parsa douleur. M. Desmalions ne la quittait pas des yeux.

Le brigadier revint. Il apportait une grande cassette quicontenait beaucoup d’écrins et de bijoux.

M. Desmalions trouva le collier, l’examina et put constater que,en effet, les pierres différaient de la turquoise et qu’aucuned’elles ne manquait…

Mais, ayant écarté l’un de l’autre deux écrins pour dégager undiadème où il y avait également des pierres bleues, il eut un gestede surprise.

Qu’est-ce que c’est que ces deux clefs ? » demanda t-il, enmontrant deux clefs identiques comme forme à celles qui ouvraientle verrou et la serrure de la porte du jardin.

Mme Fauville resta fort calme. Pas un muscle de son visage nebougea. Rien n’indiqua que cette découverte pût la troubler. Elledit uniquement :

« Je ne sais pas… Il y a longtemps qu’elles sont ici…

– Mazeroux, dit M. Desmalions, essayez-les à cette porte. »

Mazeroux exécuta l’ordre. La porte fut ouverte !

« En effet, dit Mme Fauville, je me souviens maintenant que monmari me les avait confiées. Je les avais en double… »

Ces mots furent prononcés du ton le plus naturel, et comme si lajeune femme n’eût même pas entrevu la charge terrible qui se levaitcontre elle.

Et rien n’était plus angoissant que cette tranquillité. Était-cela marque d’une innocence absolue ? ou la ruse infernale d’unecriminelle que rien ne pouvait émouvoir ? Ne comprenait-ellerien au drame qui se jouait et dont elle était l’héroïneinconsciente ? ou bien devinait-elle l’accusation terriblequi, peu à peu, l’enserrait de toutes parts et la menaçait dudanger le plus effrayant ? Mais, en ce cas, comment avait-ellepu commettre la maladresse inouïe de conserver ces deuxclefs ?

Une série de questions s’imposait à l’esprit de tous. Le préfetde police s’exprima ainsi :

« Pendant que le crime s’accomplissait, vous étiez absente,n’est-ce pas, madame ?

– Oui.

– Vous avez été à l’Opéra ?

– Oui, et ensuite à la soirée d’une de mes amies, Mmed’Ersinger.

– Votre chauffeur vous accompagnait ?

– En allant à l’Opéra, oui. Mais je l’ai renvoyé à son garage,et il est venu me rechercher à la soirée.

– Ah ! fit M. Desmalions, mais comment avez-vous été del’Opéra chez Mme d’Ersinger ? »

Pour la première fois, Mme Fauville parut comprendre qu’elleétait l’objet d’un véritable interrogatoire, et son regard, sonattitude trahirent une sorte de malaise. Elle répondit :

« J’ai pris une automobile.

– Dans la rue ?

– Sur la place de l’Opéra.

– À minuit, par conséquent.

– Non, à onze heures et demie. Je suis partie avant la fin duspectacle.

– Vous aviez hâte d’arriver chez votre amie ?

– Oui… ou plutôt… »

Elle s’arrêta, ses joues étaient empourprées, un tremblementagitait ses lèvres et son menton, et elle dit :

« Pourquoi toutes ces questions ?

« Elles sont nécessaires, madame. Elles peuvent nous éclairer.Je vous supplie donc d’y répondre. À quelle heure êtes-vous arrivéechez votre amie ?

– Je ne sais pas trop… Je n’ai pas fait attention.

– Vous y avez été directement ?

– Presque.

– Comment presque ?

– Oui… J’avais un peu mal à la tête, j’ai dit au chauffeur demonter les Champs-Élysées… l’avenue du Bois… très lentement… etpuis de redescendre les Champs-Élysées… »

Elle s’embarrassait de plus en plus. Sa voix devenaitindistincte. Elle baissa la tête et se tut.

Certes il n’y avait pas d’aveu dans ce silence, et rienn’autorisait à croire que son accablement fût autre chose qu’uneconséquence de sa douleur. Mais cependant elle semblait si lassequ’on eût pu dire que, se sentant perdue, elle renonçait à lalutte. Et c’était presque de la pitié qu’on éprouvait pour cettefemme contre qui se tournaient toutes les circonstances et qui sedéfendait si mal qu’on hésitait à la presser davantage.

De fait, M. Desmalions avait l’air indécis, comme si la victoireeût été trop facile et qu’il eût eu quelque scrupule à lapoursuivre.

Machinalement, il observa Perenna.

Celui-ci lui tendit un bout de papier en disant :

« Voici le numéro du téléphone de Mme d’Ersinger.

M. Desmalions murmura :

« Oui… en effet… on peut savoir… »

Et, décrochant le récepteur, il demanda :

« Allô… Louvre 25-04, s’il vous plaît. »

Et, tout de suite obtenant la communication, il continua :

« Qui est à l’appareil ?… Le maître d’hôtel… Ah !bien… Est-ce que Mme d’Ersinger est chez elle ?… Non… Etmonsieur ? Non plus… Mais, j’y pense, vous pourriez merépondre à ce sujet… Je suis M. Desmalions, préfet de police, etj’aurais besoin d’un renseignement. À quelle heure Mme Fauvilleest-elle arrivée cette nuit ? Comment dites-vous ?… Vousêtes sûr ?… À deux heures du matin ?… Pas avant ?…Et elle est repartie ?… Au bout de dix minutes, n’est-cepas ?… Bien… Donc, sur l’heure de l’arrivée, vous ne voustrompez pas ?… J’insiste là-dessus de la façon la plusformelle… Alors, c’est à deux heures du matin ?… Deux heuresdu matin… Bien. Je vous remercie. »

Lorsque M. Desmalions se retourna, il aperçut, debout près delui, Mme Fauville qui le regardait avec une angoisse folle. Et lamême idée revint à l’esprit des assistants : ils étaient enprésence d’une femme absolument innocente, ou d’une comédienneexceptionnelle dont le visage se prêtait à l’expression la plusparfaite de l’innocence.

« Qu’est-ce que vous voulez ?… balbutia-t-elle. Qu’est-ceque ça veut dire ? Expliquez-vous ! »

Alors M. Desmalions demanda simplement :

« Qu’avez-vous fait cette nuit de onze heures et demie du soir àdeux heures du matin ? »

Question terrifiante au point où l’interrogatoire avait étéamené. Question fatale, qui signifiait : « Si vous ne pouvez pasdonner l’emploi rigoureusement exact de votre temps pendant que lecrime s’accomplissait, nous avons le droit de conclure que vousn’êtes pas étrangère au meurtre de votre mari et de votrebeau-fils… »

Elle le comprit ainsi et vacilla sur ses jambes en gémissant:

« C’est horrible… c’est horrible… »

Le préfet répéta :

« Qu’avez-vous fait ? La réponse doit vous être facile.

– Oh ! dit-elle sur ce même ton lamentable, commentpouvez-vous croire ?… Oh ! non…, non… est-ilpossible ? Comment pouvez-vous croire ?

– Je ne crois rien encore, fit-il… D’un mot, d’ailleurs, vouspouvez établir la vérité. »

Ce mot, on eût supposé, au mouvement de ses lèvres et au gestesoudain de résolution qui la souleva, qu’elle allait le dire. Maiselle parut tout à coup stupéfaite, bouleversée, articula quelquessyllabes inintelligibles et s’écroula sur un fauteuil avec dessanglots convulsifs et des cris de désespoir.

C’était l’aveu. C’était tout au moins l’aveu de son impuissanceà fournir l’explication plausible qui eût clos ce débat.

Le préfet de police s’écarta d’elle et s’entretint à voix basseavec le juge d’instruction et le procureur de la République.

Perenna et le brigadier Mazeroux demeurèrent seuls l’un près del’autre.

Mazeroux murmura :

« Qu’est-ce que je vous disais ? Je savais bien que voustrouveriez ! Ah ! quel homme vous faites ! Vous avezmené ça !… »

Il rayonnait à l’idée que le patron était hors de cause etn’avait plus maille à partir avec ses chefs à lui, Mazeroux, seschefs qu’il vénérait presque à l’égal du patron. Tout le mondes’entendait maintenant. « On était des amis. » Mazeroux suffoquaitde joie.

« On va la coffrer, hein ?

– Non, dit Perenna. Il n’y a pas assez de « prise » pour qu’onla mette sous mandat.

– Comment, grogna Mazeroux, indigné, pas assez de prise !J’espère bien, en tout cas, que vous n’allez pas la lâcher. Avec çaqu’elle mettait des gants, elle, pour vous attaquer ! Allons,patron, achevez-la. Une pareille diablesse ! »

Don Luis demeurait pensif. Il songeait aux coïncidences inouïes,à l’ensemble de faits qui traquaient de toutes parts Mme Fauville.Et la preuve décisive qui devait réunir tous ces faits les uns auxautres et donner à l’accusation la base qui lui manquait encore,cette preuve, Perenna pouvait la fournir. C’était la morsure desdents sur la pomme, sur la pomme cachée parmi les feuillages dujardin. Pour la justice, cela vaudrait une empreinte de doigts.D’autant que l’on pouvait corroborer les marques avec celles queportait la tablette de chocolat.

Pourtant il hésitait. Et, de toute son attention anxieuse, ilexaminait, avec un mélange de pitié et de répulsion, cette femmequi, selon toute vraisemblance, avait tué son mari et le fils deson mari. Devait-il lui porter le coup de grâce ? Avait-il ledroit de jouer ce rôle de justicier ? Et s’il setrompait ?

M. Desmalions cependant s’était rapproché de lui, et, tout enaffectant de parler à Mazeroux, ce fut à Perenna qu’il dit :

« Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Mazeroux hocha la tête. Don Luis répliqua :

« Je pense, monsieur le préfet, que si cette femme est coupableelle se défend, malgré toute son habileté, avec une incroyablemaladresse.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire qu’elle n’a sans doute été qu’un instrument entreles mains d’un complice.

– Un complice ?

– Rappelez-vous, monsieur le préfet, l’exclamation de son mari,hier, à la Préfecture : « Ah ! les misérables !… lesmisérables ! » Il y a donc tout au moins un complice, quin’est autre peut-être que cet homme dont, le brigadier Mazeroux adû vous le dire, nous avons noté la présence au café du Pont-Neuf,en même temps que s’y trouvait l’inspecteur Vérot, un homme à barbechâtaine, porteur d’une canne d’ébène à poignée d’argent. De sorteque…

– De sorte que, acheva M. Desmalions, nous avons des chances, enarrêtant, dès aujourd’hui et sur de simples présomptions, MmeFauville, de parvenir jusqu’au complice ? »

Perenna ne répondit pas. Le préfet reprit, pensivement :

« L’arrêter… l’arrêter… Encore faudrait-il une preuve…

Vous n’avez relevé aucune trace ?…

– Aucune, monsieur le préfet. Il est vrai que mon enquête futsommaire.

– Mais la nôtre fut minutieuse. Nous avons fouillé cette pièce àfond.

– Et le jardin, monsieur le préfet ?

– Aussi.

– Avec autant de soin ?

– Peut-être pas. Mais il me semble…

– Il me semble au contraire, monsieur le préfet, que, lesassassins ayant passé par le jardin pour entrer et pour repartir,on aurait quelque chance…

– Mazeroux, dit M. Desmalions, allez donc voir cela d’un peuplus près. »

Le brigadier sortit. Perenna, qui se tenait de nouveau àl’écart, entendit le préfet de police qui répétait au juged’instruction :

« Ah ! si nous avions une preuve, une seule ! Il estévident que cette femme est coupable. Il y a trop de présomptionscontre elle !… Et puis les millions de Cosmo Mornington… Mais,d’autre part, regardez-la… regardez tout ce qu’il y a d’honnêtedans sa jolie figure, tout ce qu’il y a de sincère dans sa douleur.»

Elle pleurait toujours, avec des sanglots saccadés et dessursauts de révolte qui lui crispaient les poings. Un moment, ellesaisit son mouchoir trempé de larmes, le mordit à pleines dents, etle déchira comme font certaines actrices. Et Perenna voyait lesbelles dents blanches, un peu larges, humides et claires, quis’acharnaient après la fine batiste. Et il songeait aux empreintesde la pomme. Et un désir extrême le pénétrait de savoir. Était-cela même mâchoire qui avait imprimé sa forme dans la chair dufruit ?

Mazeroux rentra. M. Desmalions se dirigea vivement vers lebrigadier, qui lui montra la pomme trouvée sous le lierre. Et, toutde suite, Perenna put se rendre compte de l’importance considérableque le préfet de police attribuait aux explications et à ladécouverte inattendue de Mazeroux.

Un colloque assez long s’engagea entre les magistrats, quiaboutit à la décision que don Luis avait prévue.

M. Desmalions revint vers Mme Fauville.

C’était le dénouement.

Il réfléchit quelques instants sur la manière dont il devaitengager cette dernière bataille, et il dit :

« Il ne vous est toujours pas possible, madame, de nous donnerl’emploi de votre temps cette nuit ? »

Elle fit un effort et murmura :

« Si… si… J’étais en auto… Je me suis promenée… et aussi un peuà pied…

– C’est là un fait qu’il nous sera facile de vérifier lorsquenous aurons retrouvé le chauffeur de cette auto… En attendant, ilse présente une occasion de dissiper l’impression un peu… fâcheuseque nous a laissée votre silence…

– Je suis toute prête…

– Voici. La personne, ou une des personnes qui ont participé aucrime, a mordu dans une pomme qu’elle a ensuite jetée dans lejardin et que nous venons de retrouver. Pour couper court à toutehypothèse vous concernant, nous vous prions de vouloir bienexécuter le même geste…

– Oh ! sûrement, s’écria-t-elle avec vivacité. S’il suffitde cela pour vous convaincre… »

Elle saisit une des trois autres pommes que M. Desmalions luitendait et qu’il avait prise dans le compotier, et la porta à sabouche.

L’acte était décisif. Si les deux empreintes se ressemblaient,la preuve existait, certaine, irréfragable.

Or, avant que son geste ne fût achevé, elle s’arrêta net, commefrappée d’une peur subite… Peur d’un piège ? peur du hasardmonstrueux qui pouvait la perdre ? ou, plutôt, peur de l’armeeffrayante qu’elle allait donner contre elle ? En tout cas,rien ne l’accusait plus violemment que cette hésitation suprême,incompréhensible si elle était innocente, mais combien claire sielle était coupable !

« Que craignez-vous, madame ? dit M. Desmalions.

– Rien… rien… dit-elle en frissonnant… je ne sais pas… je crainstout… tout cela est si horrible.

– Pourtant, madame, je vous assure que ce que nous vousdemandons n’a aucune espèce d’importance et ne peut avoir pourvous, j’en suis persuadé, que des conséquences heureuses.Alors ?… »

Elle leva le bras davantage, et davantage encore, avec unelenteur où se révélait son inquiétude. Et vraiment, de la façondont les événements se déroulaient, la scène avait quelque chose desolennel et de tragique qui serrait les cœurs.

« Et si je refuse ? dit-elle tout à coup.

– C’est votre droit absolu, madame, dit le préfet de police.Mais est-ce bien la peine ? Je suis sûr que votre avocat serale premier à vous donner le conseil…

– Mon avocat… » balbutia-t-elle, comprenant la significationredoutable de cette réponse.

Et brusquement, avec une résolution farouche, et cet air, enquelque sorte féroce, qui tord le visage aux minutes des grandsdangers, elle fit le mouvement auquel on la contraignait. Elleouvrit la bouche. On vit l’éclair des dents blanches. D’un coup,elles s’enfoncèrent dans le fruit.

« C’est fait, monsieur », dit-elle.

M. Desmalions se retourna vers le juge d’instruction :

« Vous avez la pomme trouvée dans le jardin ?

– Voici, monsieur le préfet. »

M. Desmalions rapprocha les deux fruits l’un de l’autre.

Et ce fut, chez tous ceux qui s’empressaient autour de lui etregardaient anxieusement, ce fut une même exclamation.

Les deux empreintes étaient identiques.

Identiques ! Certes, avant d’affirmer l’identité de tousles détails, l’analogie absolue des empreintes de chaque dent, ilfallait attendre les résultats de l’expertise. Mais il y avait unechose qui ne trompait pas : c’était la similitude totale de ladouble courbe. Sur un fruit comme sur l’autre, l’arc s’arrondissaitselon la même inflexion. Les deux demi-cercles auraient pu seconfondre, très étroits tous deux, un peu allongés et ovales, etd’un rayon restreint, qui était la caractéristique même de lamâchoire.

Les hommes ne prononcèrent pas une parole. M. Desmalions leva latête. Mme Fauville ne bougeait pas, livide, folle d’épouvante. Maistous les sentiments d’épouvante, de stupeur, d’indignation qu’ellepouvait simuler avec la mobilité de sa figure et ses donsprodigieux de comédienne, ne prévalaient pas contre la preuvepéremptoire qui s’offrait à tous les yeux.

Les deux empreintes étaient identiques les mêmes dents avaientmordu les deux pommes !

« Madame, commença le préfet de police…

– Non, non, s’écria-t-elle, prise d’un accès de fureur… non… cen’est pas vrai… Tout cela n’est qu’un cauchemar… Non, n’est-cepas ? Vous n’allez pas m’arrêter ? Moi, en prison !mais c’est affreux… Qu’ai-je fait ? Ah ! je vous jure,vous vous trompez… »

Elle se prenait la tête à deux mains.

« Ah ! mon cerveau éclate… Qu’est-ce que tout ça veutdire ? Je n’ai pas tué pourtant… je ne savais rien. C’est vousqui m’avez tout appris ce matin… Est-ce que je m’en doutais ?Mon pauvre mari… et ce petit Edmond qui m’aimait tant… et quej’aimais… Mais pourquoi les aurais-je tués ? Dites-le…Dites-le donc ? On ne tue pas sans motif… Alors… Alors… Maisrépondez donc ! »

Et, secouée d’une nouvelle colère, l’attitude agressive, lespoings tendus vers le groupe des magistrats, elle proférait :

« Vous n’êtes que des bourreaux… On n’a pas le droit de torturerune femme comme ça !… Ah ! quelle horreur !m’accuser… m’arrêter… pour rien ! Ah ! c’est abominable…Quels bourreaux que tous ces gens ! Et c’est vous surtout(elle s’adressait à Perenna), oui, c’est vous… je le sais bien…c’est vous l’ennemi… Ah ! je comprends ça… vous avez desraisons… vous étiez là cette nuit, vous… Alors, pourquoi ne vousarrête-t-on pas ? Pourquoi n’est-ce pas vous, puisque vousétiez là… et que je n’y étais pas… et que je ne sais rien,absolument rien de tout ce qui s’est passé ?… Pourquoin’est-ce pas vous ? »

Les derniers mots furent prononcés d’une façon à peineintelligible. Elle n’avait plus de forces. Elle dut s’asseoir. Satête s’inclina jusqu’à ses genoux et elle pleura de nouveau,abondamment.

Perenna s’approcha d’elle, et, lui relevant le front, découvrantla figure ravagée de larmes, il dit :

« Les empreintes gravées dans les deux pommes sont absolumentidentiques. Il est donc hors de doute que la première provient devous comme la seconde.

– Non, dit-elle.

– Si, affirma-t-il. C’est là un fait qu’il est matériellementimpossible de nier. Mais la première empreinte a pu être laisséepar vous avant cette nuit, c’est-à-dire que vous avez pu mordredans cette pomme hier, par exemple… »

Elle balbutia :

« Vous croyez ?… Oui, peut-être, il me semble que je merappelle… hier matin… »

Mais le préfet de police l’interrompit :

« Inutile, madame, je viens de questionner le domestiqueSilvestre… C’est lui-même qui a acheté les fruits, hier soir, àhuit heures. Quand M. Fauville s’est couché, quatre pommes étaientdans le compotier. Ce matin, à huit heures, il n’y en avait plusque trois. Donc celle qu’on a retrouvée dans le jardin estincontestablement la quatrième, et cette quatrième fut « marquée »cette nuit. Or, cette marque est celle de vos dents. »

Elle bégaya :

« Ce n’est pas moi… ce n’est pas moi… cette marque n’est pas demoi.

– Cependant…

– Cette marque n’est pas de moi… Je le jure sur mon salutéternel… Et puis je jure que je vais mourir… Oui…, mourir… j’aimemieux la mort que la prison… je me tuerai… je me tuerai… »

Ses yeux étaient fixes. Elle se raidit dans un effort suprêmepour se lever. Mais, une fois debout, elle tournoya sur elle-mêmeet tomba évanouie.

Tandis qu’on la soignait, Mazeroux fit signe à don Luis, et,tout bas :

« Fichez le camp, patron.

– Ah ! la consigne est levée. Je suis libre ?

– Patron, regardez l’individu qui vient d’entrer il y a dixminutes, et qui cause avec le préfet. Le connaissez-vous ?

– Nom d’un chien ! fit Perenna après avoir examiné un groshomme au teint rouge, qui ne le quittait pas des yeux… Nom d’unchien ! c’est le sous-chef Weber.

– Et il vous a reconnu, patron ! Du premier coup, il areconnu Lupin. Avec lui, il n’y a pas de camouflage qui tienne. Ila le chic pour ça. Or, rappelez-vous, patron, tous les tours quevous lui avez joués[3] , etdemandez-vous s’il ne fera pas l’impossible pour prendre sarevanche.

– Il a averti le préfet ?

– Parbleu, et le préfet a donné l’ordre aux camarades de vousfiler. Si vous faites mine de leur fausser compagnie, on vousempoigne.

– En ce cas, rien à faire.

– Comment, rien à faire ? Mais il s’agit de les semer, etproprement.

– À quoi cela me servirait-il, puisque je rentre chez moi et quemon domicile est connu ?

– Hein ? Après ce qui s’est passé, vous auriez le toupet derentrer chez vous ?

– Où veux-tu que je couche ? Sous les ponts ?

– Mais, cré tonnerre ! vous ne comprenez donc pas qu’à lasuite de cette histoire il va y avoir un tapage infernal, que vousêtes déjà compromis jusqu’à la gauche et que tout le monde va seretourner contre vous ?

– Eh bien ?

– Eh bien, lâchez l’affaire.

– Et les assassins de Cosmo Mornington et de Fauville ?

– La police s’en charge.

– T’es bête, Alexandre.

Alors, redevenez Lupin, l’invisible et l’imprenable Lupin, etcombattez-les vous-même, comme autrefois. Mais, pour Dieu ! nerestez pas Perenna ! c’est trop dangereux, et ne vous occupezplus officiellement d’une affaire où vous n’êtes pas intéressé.

– T’en as de bonnes, Alexandre. J’y suis intéressé pour deuxcents millions. Si Perenna ne demeure pas solide à son poste, lesdeux cents millions lui passeront sous le nez. Et, pour une fois oùje peux gagner quelques centimes par la droiture et la probité, ceserait vexant.

– Et si l’on vous arrête ?

– Pas mèche. Je suis mort.

– Lupin est mort. Mais Perenna est vivant.

– Du moment qu’on ne m’a pas arrêté aujourd’hui, je suistranquille.

– Ce n’est que partie remise. Et, d’ici là, les ordres sontformels. On va cerner votre maison, vous surveiller jour etnuit.

– Tant mieux ! J’ai peur la nuit.

– Mais, bon sang ! qu’est-ce que vous espérez ?

– Je n’espère rien, Alexandre. Je suis sûr. Je suis sûr que,maintenant, l’on n’osera pas m’arrêter.

– Weber se gênera !

– Je me fiche de Weber. Sans ordres, Weber ne peut rien.

– Mais on lui en donnera, des ordres !

– L’ordre de me filer, oui ; celui de m’arrêter, non. Lepréfet de police est tellement engagé à mon égard qu’il sera obligéde me soutenir. Et puis, il y a encore ceci : il y a que l’affaireest tellement absurde, tellement complexe, que vous êtes incapablesd’en sortir. Un jour ou l’autre vous viendrez me chercher. Carpersonne autre que moi n’est de taille à combattre de pareilsadversaires, pas plus toi que Weber, et pas plus Weber que tous voscopains de la Sûreté. J’attends ta visite, Alexandre. »

Le lendemain, une expertise légale identifiait les empreintesdes deux pommes et constatait également que l’empreinte gravée surla tablette était semblable aux autres.

En outre, un chauffeur de taxi vint déposer qu’une dame l’avaitappelé au sortir de l’Opéra, qu’elle s’était fait conduiredirectement à l’extrémité de l’avenue Henri-Martin, et qu’ellel’avait quitté à cet endroit.

Or, l’extrémité de l’avenue Henri-Martin se trouve à cinqminutes de l’hôtel Fauville.

Confronté avec Mme Fauville, cet homme n’hésita pas à lareconnaître.

Qu’avait-elle fait dans ce quartier pendant plus d’uneheure ?

Marie-Anne Fauville fut écrouée au Dépôt.

Le soir même elle couchait à la prison de Saint-Lazare.

C’est ce même jour, alors que les reporters commençaient àdivulguer certains détails de l’enquête, comme la découverte desempreintes, mais alors qu’ils ignoraient à qui les attribuer, c’estce même jour que deux grands quotidiens donnaient comme titre àleurs articles les mots mêmes que don Luis Perenna avait employéspour désigner les marques de la pomme, les mots sinistres quiévoquaient si bien le caractère sauvage, féroce, et pour ainsi direbestial, de l’aventure : Les dents du tigre.

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