Les Dents du tigre

Chapitre 1Au secours !

Lorsque, par la suite, Arsène Lupin me raconta cet épisode de latragique aventure, il me dit à ce propos, et non sans fatuité :

« Ce qui m’étonnait alors, et ce qui m’étonne encore aujourd’huicomme une des victoires les plus belles dont j’ai le droit dem’enorgueillir, c’est que j’ai pu admettre tout à coup, et ainsiqu’un problème irrévocablement résolu, l’innocence de Sauverand etde Marie-Anne Fauville. Cela, je vous le jure, est de premier ordreet dépasse, en valeur psychologique aussi bien qu’en méritepolicier, les plus fameuses déductions des plus fameuxdétectives.

« Car enfin, tout bien pesé, il ne s’était pas produit l’ombred’un fait nouveau qui me permît de réviser le procès. Les chargesaccumulées contre les deux captifs étaient les mêmes, et si gravesqu’aucun juge d’instruction n’eût hésité une seule seconde à signerson ordonnance, et pas un jury à répondre oui sur toutes lesquestions. Je ne vous parlerai pas de Marie-Anne Fauville, ilsuffisait de songer aux empreintes de ses dents pour acquérir uneconviction inébranlable. Mais Gaston Sauverand, le fils de VictorSauverand, et, par conséquent l’héritier de Cosmo Mornington,Gaston Sauverand, l’homme à la canne d’ébène et le meurtrier del’inspecteur principal Ancenis, Gaston Sauverand n’était-il pascoupable au même titre que Marie-Anne Fauville, comme elle accusépar les révélations mêmes du mari qu’ils avaient tué ?

« Et cependant pourquoi ce revirement subit qui eut lieu enmoi ? Pourquoi ai-je marché contre l’évidence ? Pourquoiai-je cru à une vérité incroyable ? Pourquoi ai-je admisl’inadmissible ?

« Pourquoi ? Ah ! sans doute, c’est que la vérité a unaccent qui sonne aux oreilles d’une façon particulière. D’un côtétoutes les preuves, tous les faits, toutes les réalités, toutes lescertitudes ; de l’autre un récit, un récit présenté par un destrois coupables, donc, a priori, absurde et mensongerdepuis la première syllabe jusqu’à la dernière… Mais un récit,présenté d’une voix loyale, un récit clair, sobre, d’une trameserrée, se déroulant, d’un bout à l’autre de l’aventure, sanscomplications ni invraisemblances, un récit qui n’apportait aucunesolution positive, mais qui, par sa probité même, obligeait toutesprit impartial à réviser la solution acquise.

« J’ai cru le récit. »

Les explications de Lupin, telles qu’il me les donnait,n’étaient pas complètes. Je lui dis :

« Et Florence Levasseur ?

– Florence Levasseur ?

– Oui, vous ne concluez pas à son égard. Quelle opinionavez-vous eue d’elle ? Tout l’accusait, et non seulement à vosyeux, puisque logiquement elle avait participé à toutes lestentatives d’assassinat dirigées contre vous, mais aussi aux yeuxde la justice. Ne savait-on pas qu’elle allait rendre à GastonSauverand, boulevard Richard-Wallace, des visitesclandestines ? N’avait-on pas trouvé sa photographie dans lecarnet de l’inspecteur Vérot ? Et puis… et puis, tout enfin…vos accusations… vos certitudes… Est-ce que tout cela fut modifiépar le récit de Sauverand ? Pour vous, Florence fut-elleinnocente ou coupable ? »

Il hésita, fut sur le point de répondre directement etfranchement à ma question, mais ne put s’y décider et prononça:

« Je voulais avoir confiance. Pour agir, il fallait que j’eussepleine et entière confiance, quels que fussent les doutes quipouvaient encore m’assaillir, et quelles que fussent les ténèbresqui pesaient encore sur telle ou telle partie de l’aventure. J’aidonc cru. Et, croyant, j’ai agi selon ma foi. »

Agir, pour don Luis Perenna, en ces heures d’immobilité forcée,cela consista uniquement à se répéter sans cesse la relation queGaston Sauverand avait faite des événements. Il tâchait de lareconstituer dans tous ses détails, d’en retrouver les moindresphrases et les termes en apparence les plus insignifiants. Et cesphrases, il les examinait une à une, et ces termes il les scrutaitun à un, afin d’en extraire la part de vérité qu’ilscontenaient.

Car la vérité était là, Sauverand le lui avait dit, et don Luisn’en doutait pas. Toute l’histoire sinistre, tout ce quiconstituait l’affaire de l’héritage Mornington et le drame duboulevard Suchet, tout ce qui pouvait mettre en lumière le complotourdi contre Marie-Anne Fauville, tout ce qui pouvait expliquer laperte de Sauverand et de Florence, cela était dans le récit deSauverand. Il suffisait de le comprendre. Et la vérité surgirait,comme la morale qui se tire de quelque symbole obscur.

Pas une fois don Luis ne dévia de sa méthode. Si telle objections’insinuait dans son esprit, il y répondait aussitôt :

« Soit. Il se peut que je me trompe, et que le récit deSauverand ne m’apporte aucun élément capable de me guider. Il sepeut que la vérité soit en dehors. Mais suis-je en mesure del’atteindre autrement, cette vérité ? En tout et pour tout,comme instrument de recherche et sans tenir compte outre mesure decertaines lueurs que l’apparition régulière des lettresmystérieuses m’a données sur l’affaire, en tout et pour tout j’aile récit de Gaston Sauverand. Ne dois-je pas m’en servir ?»

Et, de nouveau, comme un chemin que l’on parcourt sur les tracesd’une autre personne, il recommençait à vivre l’aventure vécue parSauverand. Il la comparait à celle qu’il avait imaginéejusqu’alors. Toutes deux s’opposaient l’une à l’autre, mais du chocmême de leurs contrastes, ne pouvait-on faire jaillir uneétincelle ?

« Voilà ce qu’il a dit, pensait-il, et voilà ce que je croyais.Que signifie cette différence ? Voilà ce qui fut, et voilà cequi paraît être. Pourquoi le coupable a-t-il voulu que ce qui futparût précisément sous cet aspect ? Pour éloigner de lui tousles soupçons ? Mais était-il nécessaire, en ce cas, qu’ilsatteignissent justement ceux qu’ils ont atteints ?

Et les questions se pressaient en lui. Il y répondaitquelquefois au hasard, citant des noms et prononçant des mots à lasuite les uns des autres, comme si le nom cité eût pu êtreprécisément celui du coupable, et les mots prononcés ceux quicontenaient l’invisible réalité.

Puis aussitôt il reprenait le récit, comme les écoliers fontavec leurs devoirs, analyse logique et analyse grammaticale, oùchaque expression est passée au crible, chaque période disloquée,chaque phrase réduite à sa valeur essentielle.

Des heures et des heures s’écoulèrent.

Et tout à coup, au milieu de la nuit, il eut un soubresaut.

Il tira sa montre. À la clarté de sa lanterne électrique, ilconstata qu’elle marquait onze heures quarante trois.

« C’est donc à onze heures quarante-trois minutes du soir,dit-il à haute voix, que j’ai pénétré jusqu’au fond desténèbres.

Il cherchait à dominer son émotion, mais elle était immense, etil se mit à verser des larmes, tellement ses nerfs étaient ébranléspar l’épreuve.

Il venait, en effet, d’entrevoir brusquement, comme on devine unpaysage nocturne à la lueur d’un éclair, la formidable vérité.

Il n’est pas de sensation plus violente que ces sortesd’illuminations qui éclatent soudain au milieu de l’ombre où l’ontâtonne et où l’on se débat. Épuisé déjà par l’effort physique etpar le manque de nourriture dont il commençait à souffrir, il subitcette secousse si profondément que, sans vouloir réfléchir uninstant de plus, il réussit à s’endormir, ou plutôt à s’enfoncerdans le sommeil, comme on s’enfonce dans l’eau d’un bainréparateur.

Quand il se réveilla, au petit matin, dispos malgrél’incommodité de sa couche, il eut un frisson en songeant àl’hypothèse qu’il avait acceptée et son instinct fut d’abord de lamettre en doute. Il n’en eut pour ainsi dire pas le temps. Toutesles preuves accouraient d’elles-mêmes au-devant de sa pensée ettransformaient immédiatement l’hypothèse en une de ces certitudesqu’il serait fou de contrôler. C’était cela, et ce n’était pasautre chose. Comme il l’avait pressenti, la vérité se trouvaitinscrite dans le récit de Sauverand. Et il ne s’était pas trompénon plus en disant à Mazeroux que la façon dont surgissaient leslettres mystérieuses l’avait mis sur le chemin de la vérité.

Et cette vérité était effroyable.

Il éprouvait, à l’évoquer, la même épouvante qui avait affolél’inspecteur Vérot, alors que, déjà torturé par le poison, ilbalbutiait :

« Ah ! j’ai peur… j’ai peur… tout cela est combiné d’unefaçon si diabolique ! »

Si diabolique, en effet ! Et don Luis demeurait confondudevant la révélation d’un forfait dont il ne semblait pas que laconception eût pu germer dans un cerveau d’homme.

Deux heures encore il consacra tout l’effort de sa pensée àexaminer la situation sous toutes ses faces. Quant au dénouement,il ne s’en inquiétait pas beaucoup puisque, maître du secretterrible maintenant, il n’avait plus qu’à s’évader, et à se rendrece soir-là à la réunion du boulevard Suchet, où il ferait devanttous la démonstration du crime.

Mais lorsque, voulant essayer ses chances d’évasion, il remontale souterrain et se hissa au sommet de l’échelle supérieure,c’est-à-dire au niveau de son boudoir, il entendit à travers latrappe les voix d’hommes qui se trouvaient dans cette pièce.

« Bigre, se dit-il, l’affaire se complique. Afin d’échapper auxsbires de la police, il faut que je sorte de ma prison, et voilàtout au moins qu’une de ces deux issues est condamnée. Restel’autre. »

Il redescendit vers l’appartement de Florence, et fit jouer lemécanisme qui consistait en un contrepoids.

Le panneau du placard glissa.

Poussé par la faim, espérant trouver quelques provisions qui luipermettraient de soutenir un siège sans être réduit par la famine,il était sur le point de contourner l’alcôve, derrière les rideaux,lorsqu’un bruit de pas l’arrêta net. Quelqu’un entrait dansl’appartement :

« Eh bien, Mazeroux, vous avez passé la nuit ici. Rien denouveau ? »

À la voix, don Luis reconnut le préfet de police, et la questionposée lui apprit, d’abord que l’on avait sorti Mazeroux du cabinetnoir où il était ligoté, et ensuite que le brigadier se trouvaitdans la pièce voisine. Par bonheur, le mécanisme du plafond avaitfonctionné sans le moindre grincement, et don Luis put surprendrela conversation des deux hommes.

« Rien de nouveau, monsieur le préfet, répondit Mazeroux.

– C’est curieux, il faut pourtant que ce damné personnage soitquelque part. Ou alors c’est qu’il a filé par les toits.

– Impossible, monsieur le préfet, fit une troisième voix que donLuis reconnut comme étant celle du sous-chef Weber. Impossible,nous avons constaté hier qu’à moins d’avoir des ailes…

– Donc, votre avis, Weber ?

– Mon avis, monsieur le préfet, c’est qu’il se cache dansl’hôtel. L’hôtel est vieux. Tout probablement il existe quelqueretraite sûre…

– Évidemment… évidemment… fit M. Desmalions, que don Luis, parun interstice de rideau, voyait passer et repasser devant la baiede l’alcôve… Évidemment, vous avez raison, et nous le prendrons augîte. Seulement est-ce bien nécessaire ?

– Monsieur le préfet !

– Eh oui, vous avez mon opinion à ce sujet, et l’opinion duprésident du conseil. Exhumer Lupin, c’est une gaffe, et ça nousretombera sur le dos. Après tout, quoi, il est devenu un honnêtehomme, il nous est utile, et il ne fait rien de mal…

– Rien de mal, vous trouvez, monsieur le préfet ? »prononça Weber d’un ton pincé.

M. Desmalions éclata de rire.

« Ah ! oui, le coup d’hier, le coup du téléphone Avouez quec’est drôle. Le président du conseil s’en tenait les côtes, quandje lui ai raconté…

– Ma foi, je ne vois pas qu’il y ait de quoi rire.

– Non, mais tout de même, le gredin, il n’est jamais pris decourt. Drôle ou non, le truc est inouï d’audace. Démolir le fil dutéléphone sous vos yeux et puis vous bloquer derrière un rideau defer… À propos, Mazeroux, il faudra, dès ce matin, faire réparer cetéléphone pour que vous restiez ici en communication avec laPréfecture. Vous avez commencé vos perquisitions dans ces deuxpièces ?

– Selon vos ordres, monsieur le préfet. Depuis une heure, lesous-chef et moi nous cherchons.

– Oui, fit M. Desmalions, cette Florence Levasseur me semble unecréature inquiétante. Sa complicité est certaine. Mais quellesrelations avait-elle avec Sauverand, et quelles relations avec donLuis Perenna ? Cela serait important à savoir. Vous n’avezrien découvert dans ses papiers ?

– Rien, monsieur le préfet, dit Mazeroux. Ce sont des factures,des lettres de fournisseurs.

– Et vous, Weber ?

– Moi, monsieur le préfet, j’ai trouvé quelque chosed’intéressant. »

Il dit ces mots d’un ton de triomphe, et, comme M. Desmalionsl’interrogeait, il reprit :

« C’est un volume de Shakespeare, monsieur le préfet, le tomehuit. Vous remarquerez que, contrairement aux autres volumes, ilest vide à l’intérieur et que la reliure n’est que le cartonnaged’une boîte secrète servant à dissimuler des papiers.

– En effet. Et ces papiers ?

– Les voici… des feuilles… des feuilles blanches, sauf trois…L’une sur laquelle est inscrite la liste des dates où devaientsurgir les lettres mystérieuses.

– Oh ! oh ! fit M. Desmalions, la charge est écrasantecontre Florence Levasseur. En outre, nous sommes renseignés : c’estpar là que don Luis a eu cette liste. »

Perenna écoutait avec surprise : il avait totalement oublié cedétail, et Gaston Sauverand, dans son récit, n’y avait pas fait lamoindre allusion. C’était fort grave pourtant et fort étrange. Dequi Florence tenait-elle cette liste de dates ?

« Et les deux autres feuilles ? » demanda M.Desmalions.

Don Luis redoubla d’attention. Ces deux autres feuilles luiavaient échappé le jour de son entretien avec Florence dans cettemême pièce.

« Voici l’une des deux », répondit Weber.

M. Desmalions prit la feuille et lut :

« Ne pas oublier que l’explosion est indépendante deslettres et qu’elle aura lieu à trois heures du matin. »

« Ah ! oui, fit-il en haussant les épaules, la fameuseexplosion que don Luis a prédite et qui doit accompagner lacinquième lettre, comme l’annonce cette liste de dates. Bah !nous avons le temps, puisqu’il n’y a eu que trois lettres, et que,ce soir, il s’agit de la quatrième. Et puis, faire sauter l’hôteldu boulevard Suchet, bigre, l’entreprise ne serait pas commode.C’est tout ?

– Monsieur le préfet, dit Weber, qui exhiba la dernière feuille,je vous prie d’examiner cet ensemble de lignes tracées au crayon etqui forment un grand carré qui en contient d’autres plus petits etdes rectangles de toutes dimensions. Ne dirait-on pas le plan d’unemaison ?

– Oui, en effet…

– C’est le plan de l’hôtel où nous sommes, affirma Weber avecune certaine solennité. Voilà la cour d’honneur, les bâtiments dufond, le pavillon des concierges, et, là, le pavillon de MlleLevasseur. De ce pavillon part, au crayon rouge, une lignepointillée qui s’en va en zigzags vers les bâtiments du fond. Ledébut de cette ligne est marqué par une petite croix qui désigne lapièce où nous sommes… ou plus exactement l’alcôve. On a dessiné icicomme l’emplacement d’une cheminée… ou plutôt d’un placard… d’unplacard creusé derrière le lit et qui serait dissimulé par lesrideaux.

– Mais alors, Weber, murmura M. Desmalions, ce serait le tracéd’un passage conduisant de ce pavillon aux bâtiments du fond ?Tenez, à l’autre bout de la ligne, il y a également une petitecroix au crayon rouge.

– Oui, monsieur le préfet, il y a une autre croix. Quelemplacement marque-t-elle ? Nous le déterminerons plus tardd’une façon certaine. Mais dès maintenant, et sur une simplehypothèse, j’ai posté des hommes dans une petite pièce située ausecond étage, où eut lieu hier le conciliabule suprême de don Luis,de Florence Levasseur et de Gaston Sauverand. Et, dès maintenant,en tout cas, nous connaissons la retraite de don Luis Perenna.»

Il y eut un silence, après quoi, le sous-chef reprit d’une voixde plus en plus solennelle :

« Monsieur le préfet, j’ai subi hier, de la part de cet homme,un affront sanglant. Mes subordonnés en ont été les témoins. Lesdomestiques ne peuvent l’ignorer. Avant peu, le public en serainstruit. Cet homme a fait évader Florence Levasseur. Il a voulufaire évader Gaston Sauverand. C’est un bandit de la plusdangereuse espèce. Monsieur le préfet, je suis sûr que vous ne merefuserez pas l’autorisation de le forcer dans sa tanière. Sinon…sinon, monsieur le préfet, je me verrai contraint de donner madémission.

– Avec motif à l’appui, dit le préfet en riant. Décidément, vousne pouvez pas digérer le coup du rideau de fer. Allez-y donc !Aussi bien, tant pis pour don Luis. Il l’aura voulu… Mazeroux, dèsque le téléphone sera réparé, vous me donnerez des nouvelles à laPréfecture. Et ce soir, rendez-vous, boulevard Suchet, à l’hôtelFauville. N’oubliez pas qu’il s’agit de la quatrième lettre.

– Il n’y aura pas de quatrième lettre, monsieur le préfet,déclara Weber.

– Pourquoi ?

– Parce que d’ici là don Luis sera coffré.

– Ah ! c’est don Luis aussi que vous accusez d’êtrel’auteur… »

Don Luis n’en écouta pas davantage. Doucement il recula vers leplacard, saisit le panneau et le rabattit sans bruit.

Ainsi donc, sa retraite était connue !

« Saperlipopette, grogna-t-il, elle est raide celle-là ! Mevoici dans de beaux draps. »

Il avait couru jusqu’à la moitié du souterrain avec l’intentionde gagner l’autre issue. Il s’arrêta.

« Pas la peine, puisque cette issue est gardée … Alors, quoi,voyons, est-ce que je vais être pris au collet ? Voyons…Voyons… »

D’en bas, de l’alcôve, parvenait déjà un bruit de coups, lebruit des coups que l’on frappait sur le panneau, dont la sonoritéspéciale avait probablement attiré l’attention du sous-chef. Etcomme Weber, n’étant pas astreint aux mêmes précautions que donLuis, semblait démolir le panneau sans s’attarder à la recherche dumécanisme, le péril était proche.

« Nom d’un chien de nom d’un chien, ronchonna don Luis. C’esttrop bête ! Que faire ? Leur passer sur le corps ?…Ah ! si j’étais en pleine force !… »

Mais le manque de nourriture l’épuisait. Ses jambes tremblaientsous lui, et son cerveau commençait à n’avoir plus sa luciditéhabituelle.

Un redoublement de coups dans l’alcôve le poussa malgré toutvers l’issue d’en haut, et, grimpant à l’échelle, il promena salanterne électrique sur les pierres du mur et sur la boiserie de latrappe. Il tenta même de soulever celle-ci par une pesée d’épaule.Mais de nouveau des bruits de pas résonnèrent au-dessus de lui. Leshommes étaient toujours là.

Alors, dévoré de rage, impuissant, il attendit la venue dusous-chef.

Un craquement se produisit en bas, dont l’écho se propagea lelong du souterrain, puis, il y eut un tumulte de voix.

« Ça y est, se dit-il, les menottes, le dépôt, la cellule… BonDieu de sort, quelle stupidité ! Et puis Marie-Anne Fauvillequi va mourir… Et puis Florence… Florence… »

Avant d’éteindre sa lanterne, il en projeta une dernière fois lalumière autour de lui.

À deux mètres de l’échelle, environ aux trois quarts de lahauteur, et un peu en retrait, une pierre, une grosse pierre detaille manquait dans le mur, du côté de l’intérieur de la maison etlaissait un trou de dimensions assez grandes pour qu’on pût s’yblottir.

Bien que la cachette ne valût pas grand-chose, il se pouvaitcependant que l’on négligeât d’inspecter ce renfoncement.D’ailleurs, dont Luis n’avait pas le choix. À tout hasard, aprèsavoir éteint, il se pencha vers le rebord du trou, l’atteignit etréussit à s’y installer en se courbant en deux.

Weber, Mazeroux et leurs hommes arrivaient. Don Luis s’arc-boutacontre le fond de sa cachette pour échapper le plus possible aurayonnement des lanternes dont il voyait les premières lueurs. Etil advint cette chose stupéfiante, que la pierre, contre laquelleil s’adossait, bascula doucement, comme si elle eût pivoté autourd’un axe, et qu’il tomba à la renverse dans une seconde cavitésituée en arrière. Vivement il ramena ses jambes dans cette cavité,et la pierre se referma avec la même lenteur, non toutefois sansqu’un éboulement de cailloux, détachés de la muraille, luirecouvrît à demi les jambes.

« Tiens, tiens, ricana-t-il, est-ce que la Providence semettrait du côté de la vertu et du bon droit ?»

Il entendit la voix de Mazeroux qui disait :

« Personne ! et voilà l’extrémité du passage. À moins qu’iln’ait fui à notre approche… Tenez, par la trappe qui est en haut decette échelle. »

Et Weber répondit :

« Étant donné la pente que nous avons monté, il est certain quele niveau de cette trappe se trouve au second étage. Or, ladeuxième petite croix du plan marquerait, au second étage, leboudoir contigu à la chambre de don Luis. C’est bien ce que j’aisupposé, et c’est pourquoi j’ai placé là trois de nos hommes. S’ila voulu fuir de ce côté, il est pris.

Nous n’avons qu’à frapper, dit Mazeroux, nos hommes trouverontla trappe et nous ouvriront. Sinon, on la démolira. »

De nouveaux coups retentirent. Un bon quart d’heure plus tard,la trappe cédait, et d’autres voix se mêlèrent à celles de Weber etde Mazeroux.

Pendant ce temps don Luis examinait son domaine et en constataitl’extrême exiguïté. Tout au plus pouvait-il s’y tenir assis.C’était un couloir, ou plutôt une sorte de boyau d’un mètrecinquante de long, et qui se terminait par un orifice, plus étroitencore, où des briques étaient accumulées. Les parois, d’ailleurs,étaient formées de briques, dont quelques-unes manquaient, et lesmoellons de construction qu’elles auraient dû retenir s’éboulaientau moindre choc. Le sol en était jonché.

« Bigre ! pensa Lupin, il ne faudrait pas que je m’agitassepar trop ! Sans quoi, je risque d’être enterré vivant.Agréable perspective ! »

En outre, la crainte de faire du bruit l’immobilisait. Il setrouvait, en effet, près de deux pièces occupées par des agents,son boudoir d’abord, et ensuite son cabinet de travail, puisque sonboudoir, il le savait, était situé sur la partie de son cabinet detravail réservée au téléphone.

Cette idée lui en suggéra une autre. À bien réfléchir, et en serappelant qu’il s’était demandé parfois comment l’aïeule du comteMalonesco avait pu vivre, derrière le rideau de fer, aux heures oùil lui fallait se cacher, il comprit qu’il y avait eu jadiscommunication entre le passage secret et ce qui était actuellementla cabine téléphonique, communication trop étroite pour qu’on y pûtpasser, mais qui devait servir comme conduit d’aération. Parprécaution, au cas où le passage secret aurait été découvert, unepierre masquait l’entrée supérieure de ce conduit. Le baronMalonesco avait dû boucher l’extrémité inférieure en réinstallantles boiseries du cabinet de travail.

Donc, il était emprisonné là, dans l’épaisseur des murs, sansautre décision bien nette que celle d’échapper à l’étreinte de lapolice. Des heures passèrent encore.

Peu à peu, torturé par la faim et par la soif, il tomba dans unsommeil lourd, traversé de cauchemars, si angoissant qu’il eûtvoulu en sortir à tout prix, mais si profond qu’il ne put reprendreconscience avant huit heures du soir.

À son réveil, il se sentit très las, et il eut subitement uneperception affreuse, et à la fois si juste de la situation que, parun revirement subit où il y avait de la peur, il résolut de quittersa cachette et de se livrer. Tout valait mieux que le supplicequ’il endurait et que les dangers auxquels l’exposait une pluslongue attente.

Mais, s’étant retourné sur lui-même pour atteindre l’entrée desa tanière, il s’aperçut, d’abord que la pierre ne basculait passur une simple poussée, et ensuite, après plusieurs tentatives,qu’il n’arrivait pas à trouver le mécanisme qui sans doute lafaisait basculer. Il s’acharna. Tous ses efforts furent vains. Lapierre ne bougeait pas.

Seulement, à chacun de ses efforts, quelques moellons sedétachaient de la paroi supérieure et diminuaient encore l’espaceoù il pouvait évoluer.

Il lui fallut un sursaut d’énergie pour dominer son émotion, etpour dire en plaisantant :

« Parfait ! Je vais en être réduit à appeler au secours,moi, Arsène Lupin ! Oui, appeler au secours ces messieurs dela police… Sans quoi, mes chances d’ensevelissement augmententminute par minute. Comme enterré vivant, je me prends à dix contreun… »

Il serra les poings.

« Cré tonnerre ! Je m’en tirerai seul. Appeler ausecours ? Ah ! non, mille fois non ! »

De toute sa volonté il s’efforça de réfléchir, mais son cerveauexténué ne lui permettait plus que des idées confuses et sans lienles unes avec les autres. L’image de Florence le hantait, et cellede Marie-Anne également.

« C’est cette nuit que je dois les sauver, se disait-il… Etcertainement je les sauverai, puisqu’elles ne sont pas criminelleset que je connais le coupable. Mais par quel moyenréussirai-je ? »

Il songeait au préfet de police, à la réunion qui devait avoirlieu boulevard Suchet, dans l’hôtel de l’ingénieur Fauville. Cetteréunion était commencée. La police gardait l’hôtel. Et cette idéelui rappela la feuille de papier trouvée par Weber dans le tomehuit de Shakespeare, et la phrase inscrite, que le préfet avaitlue.

Ne pas oublier que l’explosion est indépendante des lettreset qu’elle aura lieu à trois heures du matin.

« Oui, pensa don Luis qui s’en tenait au raisonnement de M.Desmalions, oui, dans dix jours, puisqu’il n’y a eu que troislettres. La quatrième lettre doit surgir cette nuit, et l’explosionne doit avoir lieu qu’avec la cinquième lettre, donc, dans dixjours. »

Il répéta :

« Dans dix jours… avec la cinquième lettre… oui, dans dix jours…»

Et soudain, il tressaillit d’effroi. Une vision atroce venait delui traverser l’esprit, une vision qui avait toutes les apparencesde la réalité. C’était cette nuit même que l’explosion allait seproduire !

Et, tout de suite, sachant ce qu’il savait de la vérité, tout desuite, dans un retour de sa clairvoyance habituelle, il admit cettehypothèse comme certaine. Évidemment, trois lettres seulementavaient surgi de l’ombre mystérieuse, mais quatre lettres auraientdû surgir, puisque l’une d’elles n’avait pas surgi à la date fixée,mais dix jours plus tard, et cela précisément pour une raison quedon Luis connaissait. Et puis, et puis, il ne s’agissait pas detout cela. Il ne s’agissait pas de chercher la vérité dans cetteconfusion de dates et de lettres, dans cet imbroglio inextricableoù nul ne pouvait prétendre à la certitude. Non. Une seule chosedominait la situation, cette phrase : « Ne pas oublier quel’explosion est indépendante des lettres. » Or, commel’explosion était marquée pour la nuit du vingt-cinq au vingt-sixmai, l’explosion se produirait cette nuit même, à trois heures dumatin !

« Au secours ! au secours ! » cria-t-il.

Cette fois, il n’hésitait plus. S’il avait eu le courage,jusqu’ici, de rester au fond de sa prison et d’y attendrel’événement miraculeux qui lui viendrait en aide, il aimait mieuxaffronter tous les périls et subir tous les châtiments, qued’abandonner au sort qui les menaçait le préfet de police, Weber,Mazeroux et leurs compagnons.

« Au secours ! Au secours ! »

Dans trois ou quatre heures, l’hôtel de l’ingénieur Fauvilleallait sauter. Cela, il le savait de la façon la plus sûre. Avecautant d’exactitude que les lettres mystérieuses étaient arrivées àleur destination malgré tous les obstacles qui s’y opposaient,l’explosion se produirait à l’heure indiquée. L’artisan infernal del’œuvre maudite l’avait voulu ainsi. À trois heures du matin, il neresterait rien de l’hôtel Fauville.

« Au secours ! Au secours ! »

Il retrouvait des forces pour crier désespérément, et pour quesa voix retentît au-delà des pierres et au-delà des boiseries.

Puis, comme il ne semblait pas que l’on répondît à son appel, ils’interrompit et longtemps écouta.

Aucun bruit à l’entour. Le silence absolu.

Alors, une angoisse terrible le couvrit de sueur. Si les agents,renonçant à la garde des étages supérieurs, s’étaient confinés,pour passer la nuit, dans les pièces du rez-de-chaussée ?

Comme un fou, il saisit une brique et frappa, à diversesreprises, sur la pierre d’entrée, espérant que le bruit sepropagerait à travers l’hôtel. Mais aussitôt, une avalanche demoellons, détachés par le choc, s’abattit sur lui, le renversa denouveau et l’immobilisa.

« Au secours ! Au secours ! Au secours ! »

Le silence. Le silence énorme, implacable.

« Au secours ! Au secours ! »

Il avait l’impression que ses cris ne dépassaient pas les paroisqui l’étouffaient. D’ailleurs sa voix devenait de plus en plusfaible, gémissement rauque, haletant, qui expirait en son gosiermeurtri.

Il se tut, écoutant encore, de toute son attention anxieuse, legrand silence qui enveloppait comme avec des couches de plomb lecercueil de pierre où il gisait. Toujours rien. Aucun bruit.Personne ne viendrait et personne ne pouvait venir à sonsecours.

L’image et le nom de Florence continuaient à l’obséder. Et ilpensait aussi à Marie-Anne qu’il avait promis de sauver. MaisMarie-Anne mourrait de faim. Et comme elle, et comme GastonSauverand, et comme tant d’autres, il était à son tour victime decette monstrueuse affaire.

Un incident accrut son désarroi. Tout à coup, sa lampeélectrique qu’il avait laissée allumée pour dissiper l’horreur desténèbres s’éteignit. Il était onze heures du soir.

Des vertiges l’étourdissaient. Il respirait à peine, et un airinsuffisant, déjà vicié. Son cerveau subissait, ainsi qu’un malphysique et très douloureux, le retour d’images qui lui semblaients’y incruster, et c’était toujours la belle figure de Florence oule visage livide de Marie-Anne. Et, dans son hallucination, tandisque Marie-Anne agonisait, il entendait l’explosion de l’hôtelFauville, et il voyait le préfet de police et Mazeroux affreusementmutilés, morts.

Une torpeur l’engourdit. Il tomba dans une sorted’évanouissement, où il continuait à balbutier des syllabesconfuses :

« Florence… Marie-Anne… Marie-Anne… »

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