Les Dents du tigre

Chapitre 2L’explosion du boulevard Suchet

La quatrième lettre mystérieuse ! La quatrième de ceslettres que « le diable mettait à la poste et que le diabledistribuait », selon l’expression d’un journal ! Qu’on serappelle la surexcitation vraiment extraordinaire du public àl’approche de la nuit du vingt-cinq au vingt-six mai…

Et quelque chose de nouveau portait au plus haut point cebouillonnement de curiosité. Coup sur coup, on avait apprisl’arrestation de Sauverand, la fuite de sa complice FlorenceLevasseur, secrétaire de don Luis Perenna, et la disparitioninexplicable de ce Perenna que l’on s’obstinait, et pour de bonnesraisons, à confondre avec Arsène Lupin.

Sûre de la victoire désormais, tenant sous ses griffes presquetous les auteurs du drame, la police avait glissé peu à peu auxindiscrétions, et par les détails révélés à tel ou à teljournaliste, on connaissait les revirements de don Luis, onsoupçonnait son amour pour Florence Levasseur et la cause réelle desa rébellion, et l’on frémissait d’émotion au spectacle de cettelutte nouvelle engagée par ce stupéfiant personnage.

Qu’allait-il faire ? S’il voulait soustraire aux poursuitescelle qu’il aimait, et libérer Marie-Anne et Sauverand, il fallaitqu’il intervînt au cours de cette nuit même, qu’il participât,d’une manière ou d’une autre, à l’événement qui se préparait etque, en arrêtant le messager invisible de la quatrième lettre, ouen apportant des explications irrécusables, il démontrâtl’innocence des trois complices. Bref, il fallait qu’il fût là.Quel élément d’intérêt !

Et puis les nouvelles n’étaient pas bonnes, concernantMarie-Anne. Avec un acharnement inlassable, elle s’obstinait dansses projets de suicide. On devait l’alimenter par des moyensartificiels, et, à l’infirmerie de Saint-Lazare, les docteurs nedissimulaient pas leur inquiétude. Don Luis Perenna arriverait-il àtemps ?

Et enfin il y avait cette autre chose, la menace d’une explosionqui devait faire sauter l’hôtel de l’ingénieur Fauville dix joursaprès la quatrième lettre, menace vraiment impressionnante quand onsongeait que l’ennemi n’avait jamais rien annoncé qui ne seproduisît à l’heure dite. Et bien que l’on fût encore, du moins lecroyait-on, à dix jours de la catastrophe, cela donnait à toutel’affaire une allure de plus en plus sinistre.

Aussi, ce soir-là, c’est une véritable multitude qui se porta,par la Muette et par Auteuil, vers le boulevard Suchet, et quiaccourait non seulement de Paris, mais de la banlieue et de laprovince. Le spectacle passionnait. On voulait voir.

On ne vit que de loin, car la police avait organisé des barragesà cent mètres à droite et à gauche de l’hôtel, et refoulait dansles fossés des fortifications ceux qui avaient réussi à monter surle talus opposé.

Le ciel était orageux, couvert de nuages lourds que l’onapercevait par intervalle à la lueur d’une lune toute blanche. Il yavait des éclairs et des roulements lointains de tonnerre. Onchantait. Des gamins poussaient des cris d’animaux. Sur les bancset sur les trottoirs on s’était installé par groupes, et l’onmangeait et l’on buvait, tout en discutant.

Une partie de la nuit s’écoula ainsi, sans que rien semblâtrépondre à l’attente de la foule, et l’on se demandait avec unecertaine lassitude si l’on ne ferait pas mieux de s’en aller,puisque, aussi bien, Sauverand étant emprisonné, il y avaitbeaucoup de chances pour que la quatrième lettre ne surgît pascomme les autres des ténèbres mystérieuses.

Et pourtant on ne s’en allait pas : don Luis Perenna allaitvenir !

Depuis dix heures du soir le préfet de police et le secrétairegénéral de la préfecture, le chef de la Sûreté, le sous-chef Weber,le brigadier Mazeroux et deux agents se trouvaient réunis dans lagrande salle où l’ingénieur Fauville avait été assassiné. Quinzeautres agents occupaient les autres pièces, tandis qu’une vingtainegardaient les toits, la façade et le jardin.

Une fois de plus, durant les heures de l’après-midi, on avaittout fouillé, sans plus de résultats, du reste, qu’auparavant. Maisil était décidé que tous les hommes veilleraient. Si la quatrièmelettre était déposée quelque part, dans la grande salle, on voulaitsavoir, et l’on saurait qui l’apportait. Les miracles n’existentpas en matière de police.

Vers minuit, M. Desmalions fit servir du café à ses agents.Lui-même en prit deux tasses, et il ne cessait de marcher d’un boutà l’autre de la pièce, de monter l’escalier qui conduisait à lamansarde ou de parcourir l’antichambre et le vestibule. Préférantque la surveillance s’exerçât dans les conditions les plusfavorables, il laissait toutes les portes ouvertes et toutes leslumières électriques allumées.

Et, comme Mazeroux objectait :

« Il faut de l’ombre pour que la lettre vienne. Rappelez-vous,monsieur le préfet, l’épreuve contraire a été déjà tentée, et lalettre n’est pas venue.

– Recommençons l’épreuve », répondit M. Desmalions qui, enréalité, et malgré tout, craignait l’intervention de don Luis etmultipliait les mesures pour la rendre impossible.

Cependant, à mesure que la nuit avançait, l’impatience gagnaitles esprits. Tous préparés à la lutte, les hommes souhaitaientl’occasion d’utiliser leur énergie exaspérée. Ils écoutaient et ilsregardaient éperdument. Vers une heure, il y eut une alerte, quimontra à quel point de tension nerveuse ils étaient arrivés. Uncoup de feu partit du premier étage, puis des clameurs.Renseignements pris, c’étaient deux agents, qui, se rencontrant aucours dune ronde, ne se reconnurent pas et dont l’un tira en l’airpour avertir ses camarades.

Dehors, cependant, il y avait moins de monde, ainsi que put leconstater M. Desmalions lorsqu’il entrouvrit la porte du jardin. Laconsigne, moins sévère, laissait approcher les curieux, tout endéfendant les abords du trottoir.

Mazeroux lui dit :

« Heureusement que l’explosion n’est pas pour cette nuit,monsieur le préfet, sans quoi tous ces braves gens y passeraienttout comme nous.

– Il n’y aura pas d’explosion dans dix jours, pas plus qu’il n’ya de lettre cette nuit », dit M. Desmalions en haussant lesépaules.

Et il ajouta :

« Du reste, ce jour-là, les ordres seront inflexibles. »

Il était alors 2 heures 10.

À 2 heures 25, comme le préfet de police allumait un cigare, lechef de la Sûreté risqua, en riant :

« Voilà une chose dont il faudra vous priver, la prochaine fois,monsieur le préfet, ce serait trop dangereux.

– La prochaine fois, fit M. Desmalions, je ne perdrai pas montemps à monter la garde. Car vraiment je commence à croire quetoute cette histoire de lettres est finie. »

Mazeroux insinua :

« Est-ce qu’on sait ?… »

Quelques minutes encore… M. Desmalions s’était assis. Les autresavaient pris place également. Personne ne parlait plus.

Et soudain, ils bondirent tous, d’un même mouvement, et avec unemême expression de surprise.

Une sonnerie avait retenti.

Une sonnerie… Était-ce possible ?

Tout de suite ils virent d’où cela provenait.

« Le téléphone », murmura M. Desmalions.

Et c’était là un phénomène qui l’étonnait infiniment, et quiétonna tous les assistants, car on n’avait jamais songé que letéléphone fonctionnât encore à l’hôtel de l’ingénieur Fauville.

Comme le préfet de police approchait de l’appareil, le timbreretentit de nouveau.

Il prononça :

« C’est peut-être de la Préfecture, un avis urgent. »

Troisième sonnerie…

Il décrocha le récepteur :

« Allô… qu’est-ce que vous demandez ? »

Une voix lui répondit, si lointaine et si faible qu’il ne perçutque des sons incohérents, et qu’il s’écria :

« Parlez donc plus haut !… Quoi ? Qu’est-ce quec’est ? Qui est à l’appareil ?

La voix bredouilla quelques syllabes, qui parurent lestupéfier…

« Allô ! dit-il… je ne comprends pas… veuillez répéter…Allô… Qui est à l’appareil ?

– Don Luis Perenna, répliqua-t-on de manière plus distincte.

– Hein ? Quoi ? Don Luis… Perenna. »

Il fut sur le point de raccrocher le récepteur, et il maugréa:

« Une fumisterie… Quelque farceur qui se divertit. »

Pourtant, malgré lui, reprenant la communication, il dit d’unton bourru :

« Enfin, qu’est-ce que c’est ? Vous êtes don LuisPerenna ?

– Oui.

– Que demandez-vous ?

– Quelle heure est-il ?

– Quelle heure est-il !

Le préfet eut un geste de colère, non pas tant à cause de cettequestion absurde, que parce qu’il avait reconnu, réellement, sanserreur possible, la voix même de don Luis Perenna.

« Et après ? fit-il en se dominant. Quelle est cettenouvelle histoire ? Où êtes-vous ?

– Dans mon hôtel, au-dessus du rideau de fer, dans le plafond demon cabinet de travail. »

Le préfet répéta, confondu :

« Dans le plafond ?

– Oui, et quelque peu esquinté, je l’avoue.

– On va vous secourir, dit M. Desmalions qui commençait às’amuser.

– Plus tard, monsieur le préfet. Répondez-moi d’abord. Vite…Sinon, je ne sais si j’aurai la force… Quelle heureest-il ?

– Ah ! çà mais…

– Je vous en prie…

– Trois heures moins vingt.

– Trois heures moins vingt ! »

On eût dit que don Luis trouvait une force imprévue dans unaccès brusque de frayeur. Sa voix défaillante prit de l’accent, et,tour à tour, impérieux désespéré, suppliant, plein d’une convictionqu’il cherchait à imposer, il ordonna :

« Allez-vous-en, monsieur le préfet… Partez tous… Quittezl’hôtel… À trois heures l’hôtel sautera… Mais oui, je vous le jure…Dix jours après la quatrième lettre, c’est maintenant, puisque laremise des lettres a subi un retard de dix jours … C’est maintenantà trois heures du matin. Rappelez-vous ce qu’il y avait d’inscritsur la feuille que le sous-chef Weber a trouvée ce matin. «L’explosion est indépendante des lettres. Elle aura lieu à troisheures du matin. » À trois heures du matin, aujourd’hui,monsieur le préfet ! Ah ! partez, je vous en conjure… Quepersonne ne reste dans l’hôtel… Il faut me croire… Je connais toutela vérité sur l’affaire… Et rien n’empêchera que la menace nes’exécute… Allez-vous-en… allez-vous-en… Ah ! c’est horrible…je sens que vous ne croyez pas… et je n’ai plus de force…Allez-vous-en tous… »

Il dit encore plusieurs mots que M. Desmalions ne discernapoint. Puis la communication s’interrompit, et bien que le préfetentendît des cris, il lui sembla que ces cris étaient lointains,comme si l’appareil n’eût plus été à la portée de la bouche qui lesarticulait.

Il raccrocha le récepteur.

« Messieurs, dit-il en souriant, il est trois heures moinsdix-sept. Dans dix-sept minutes, nous allons sauter. Ainsi du moinsl’affirme notre bon ami don Luis Perenna. »

Malgré les plaisanteries qui accueillirent cette menace, il yeut comme un sentiment de gêne. Le sous-chef Weber demanda :

« C’est bien don Luis, monsieur le préfet ?

– En personne. Il s’est terré dans quelque trou de son hôtel,au-dessus de son cabinet de travail, et les privations, la fatigue,semblent l’avoir un peu détraqué. Mazeroux, allez donc le prendreau gîte… si toutefois il n’y a pas là quelque nouveau tour de sapart. Vous avez le mandat ? »

Le brigadier Mazeroux s’approcha de M. Desmalions. Il étaitblême.

« Monsieur le préfet, il vous a dit que nous allionssauter ?

– Ma foi, oui. Il se base sur cette note que Weber a trouvéedans un volume de Shakespeare. L’explosion doit avoir lieu cettenuit.

– À trois heures du matin ?

– À trois heures du matin, c’est-à-dire dans un petit quartd’heure.

– Et vous restez, monsieur le préfet !

– Vous en avez de bonnes, brigadier. Croyez-vous que nous allonsobéir aux lubies de ce monsieur ? »

Mazeroux chancela, hésita, mais, malgré toute sa déférence,incapable de se contenir, il s’écria :

« Monsieur le préfet, ce n’est pas une lubie. J’ai travailléavec don Luis. Je connais l’homme. S’il annonce une chose, c’estqu’il a ses raisons.

– De mauvaises raisons.

– Mais non, monsieur le préfet, implora Mazeroux, qui s’animaitde plus en plus… je vous jure qu’il faut l’écouter… À trois heuresdu matin, il l’a dit… l’hôtel sautera… Nous avons quelques minutes…Partons, je vous en prie, monsieur le préfet…

– C’est-à-dire, fuyons.

– Mais ce n’est pas fuir, monsieur le préfet. C’est une simpleprécaution… On ne peut pourtant pas risquer. Vous-même, monsieur lepréfet…

– Assez…

– Mais, monsieur le préfet, puisque don Luis a dit…

– Assez ! répéta M. Desmalions d’un ton sec. Si vous avezpeur, profitez de l’ordre que je vous ai donné, et filez chez donLuis. »

Mazeroux réunit les talons, et, d’un geste d’ancien soldat, fitle salut militaire.

« Je reste ici, monsieur le préfet. »

Et, pivotant sur lui-même, il alla reprendre sa place àl’écart.

Il y eut un silence, M. Desmalions se mit à marcher dans lapièce, les mains au dos, puis, s’adressant au chef de la Sûreté etau secrétaire général :

« Enfin, vous êtes de mon avis, j’espère ?

– Mais oui, monsieur le préfet.

– N’est-ce pas ? D’abord cette hypothèse ne repose sur riende sérieux. Et ensuite, quoi, nous sommes gardés ! Les bombesne vous dégringolent pas comme ça sur la tête. Il faut quelqu’unqui les jette. Comment ? Par où ?

– Par le même chemin que les lettres, risqua le secrétairegénéral.

– Hein ? Alors vous admettez ? … »

Le secrétaire général ne répondit pas et M. Desmalions n’achevapas sa phrase. Lui-même il éprouvait, comme les autres, cetteimpression de malaise qui, peu à peu, à mesure que les secondess’écoulaient, devenait douloureuse, presque intolérable.

Trois heures du matin !… Ces quelques mots revenaient sanscesse à son esprit. Deux fois, il consulta sa montre. Il y avaitencore douze minutes. Il y en avait dix. Est-ce que vraiment, parle simple effet d’une volonté infernale et toute-puissante, est-ceque l’hôtel allait sauter ?

« C’est idiot ! c’est idiot ! » s’écria-t-il enfrappant du pied.

Mais, ayant regardé ses compagnons, il fut stupéfait de voir lacontraction de leurs visages, et il sentit dans sa poitrine soncœur qui se serrait étrangement.

Il n’avait pas peur, certes non, et les autres pas plus que lui.Mais tous, depuis les chefs jusqu’aux simples agents, ilssubissaient l’ascendant de ce don Luis Perenna qu’ils avaient vuaccomplir des choses si extraordinaires et se diriger dans cetteténébreuse aventure avec une habileté si prodigieuse. Consciemmentou à leur insu, qu’ils le voulussent ou non, ils songeaient à luicomme à un être exceptionnel, doué de facultés spéciales, un êtreauquel il leur était impossible de songer sans évoquer par là mêmele stupéfiant Arsène Lupin, avec sa légende d’audace, de génie etde clairvoyance surhumaine.

Et c’était Lupin qui leur disait de fuir. Poursuivi, traqué, ilse livrait lui-même pour les avertir du danger. Et ce danger étaitimmédiat. Encore sept minutes, encore six, et l’hôtelsauterait.

Très simplement, Mazeroux se mit à genoux, fit le signe de lacroix et récita des prières à voix basse. Le geste était siimpressionnant que le secrétaire général et le chef de la Sûretéesquissèrent un mouvement vers le préfet de police.

Il détourna la tête et continua sa promenade de long en large.Mais l’angoisse montait en lui, et les paroles entendues autéléphone retentissaient à son oreille, et toute l’autorité dePerenna, sa prière ardente, sa conviction éperdue, tout cela lebouleversait. Il avait vu Perenna à l’œuvre. On n’avait pas ledroit, dans une pareille circonstance, de négliger l’avertissementd’un tel individu.

« Allons-nous-en », dit-il.

Ces mots furent prononcés de la façon la plus calme, et l’on eûtcru vraiment que ceux qui les entendirent ne les considéraient quecomme la conclusion judicieuse d’un état de choses très ordinaire.Ils s’en allèrent sans hâte et sans désordre, non pas en fugitifs,mais en hommes qui obéissent volontairement à un devoir deprudence.

Au seuil de la porte, ils s’effacèrent devant le préfet depolice.

« Non, dit-il, passez, je vous suis. »

Il quitta la pièce le dernier, laissant l’électricitéallumée.

Dans le vestibule, il pria le chef de la Sûreté de donner uncoup de sifflet. Lorsque tous les agents furent là, il les fitsortir de l’hôtel ainsi que le concierge et referma la porte surlui.

Appelant alors les agents qui surveillaient le boulevard, illeur enjoignit :

« Que tout le monde s’éloigne, et repoussez la foule le plusloin possible… et rapidement, n’est-ce pas ? D’ici un quartd’heure, nous rentrerons dans l’hôtel.

– Et vous, monsieur le préfet, murmura Mazeroux, j’espère quevous ne restez pas.

– Ma foi non, dit-il en riant ; si tant est que j’écoute leconseil de notre ami Perenna, je dois marcher jusqu’au bout.

– C’est qu’il n’y a plus que deux minutes.

– Notre ami Perenna a parlé de trois heures et non de troisheures moins deux. Donc… »

Il traversa le boulevard, accompagné du chef de la Sûreté, deson secrétaire général et de Mazeroux, et il escalada le talusopposé.

« Il faudrait peut-être se baisser, insista Mazeroux.

– Baissons-nous, dit le préfet, toujours de bonne humeur. Mais,en vérité, s’il n’y a pas d’explosion, je me flanque une balle dansla tête. Je ne pourrais pas vivre après m’être ainsi couvert deridicule.

– Il y aura une explosion, monsieur le préfet, affirmaMazeroux.

– Faut-il que vous ayez confiance dans notre ami don Luis.

– Vous avez la même confiance, monsieur le préfet. »

Ils se turent, crispés par l’attente et luttant contre l’anxiétéqui les étreignait. Une à une, ils comptaient les secondes auxbattements de leurs cœurs. C’était interminable.

Trois heures sonnèrent quelque part.

« Vous voyez, ricana M. Desmalions, dont la voix s’altérait,vous voyez, il n’y aura rien… Dieu merci ! »

Et il bougonna :

« C’est idiot ! c’est idiot ! Comme si pareille chosepouvait se concevoir … »

Une autre horloge sonna, plus lointaine, puis, au sommet d’unhôtel voisin, l’heure tinta également.

Avant que le troisième coup eût retenti, ils entendirent commeun craquement, et aussitôt, ce fut l’explosion, formidable, totale,et si brève, qu’ils n’eurent pour ainsi dire que la vision d’unegerbe immense de flammes et de fumée, d’où jaillissaient d’énormespierres et des débris de murs, quelque chose comme le bouquetgigantesque d’un feu d’artifice. Et c’était fini. Le volcan avaitéclaté.

« En avant ! cria le préfet de police qui s’élança. Qu’ontéléphone ! vite, les pompes en cas d’incendie. »

Il empoigna Mazeroux par le bras.

« Courez jusqu’à mon auto, à cent mètres de là. Faites-vousconduire chez don Luis, et si vous le trouvez, délivrez-le etamenez-le ici.

– Je le mets sous mandat ? monsieur le préfet.

– Sous mandat ? Vous êtes fou !

– Mais, si le sous-chef Weber…

– Weber nous fichera la paix. Je me charge de lui. Filez. »

Cette mission, Mazeroux l’accomplit, non pas avec plus de hâteque s’il se fût agi d’arrêter don Luis, car c’était un homme dedevoir, mais avec une joie singulière. Le combat qu’il avait étéobligé de poursuivre contre celui qu’il appelait toujours le patronl’avait bien souvent désolé, jusqu’à lui tirer les larmes des yeux.Cette fois, il arrivait en auxiliaire, peut-être en sauveur.

L’après-midi, renonçant, sur les ordres de M. Desmalions, àfouiller davantage l’hôtel, puisque l’évasion de don Luis semblaitcertaine, le sous-chef n’avait laissé que trois hommes de faction.Mazeroux les trouva dans une pièce du rez-de-chaussée, où ilsveillaient tour à tour. Interrogés, ils affirmèrent qu’ilsn’avaient pas entendu le moindre bruit.

Il monta seul, pour que son entrevue avec le patron n’eût pas detémoins, traversa le salon, et pénétra dans le cabinet detravail.

Là, une inquiétude l’assaillit, car, au premier coup d’œil,après avoir allumé une lampe électrique, il ne vit rien.

« Patron appela-t-il à diverses reprises, patron, où doncêtes-vous ? »

Aucune réponse.

« Pourtant, se dit Mazeroux, s’il a téléphoné, ce ne peut êtreque d’ici.

En effet, il constata, de loin, que le récepteur était décroché,et, s’étant avancé vers la cabine, il heurta des morceaux debriques et de plâtre qui jonchaient le tapis. Alors, il fit aussila lumière dans cette cabine, et il aperçut au-dessus de lui unbras qui pendait du plafond. Tout autour de ce bras, le plafondétait éventré. Cependant, l’épaule n’avait pu passer et on nediscernait pas la tête du captif.

Mazeroux sauta sur une chaise et atteignit la main qu’il palpa,et dont le tiède contact le rassura.

« C’est toi, Mazeroux ? articula une voix, qui parut trèslointaine au brigadier.

– Oui, c’est moi-même. Vous n’êtes pas blessé, hein ? Riende grave ?

– Non, étourdi seulement… et assez faiblard… Écoute…

– J’écoute…

– Ouvre le second tiroir de gauche de mon bureau. Tutrouveras…

– Quoi, patron ?

– Un vieux bout de chocolat.

– Mais…

– Va toujours, Alexandre, j’ai une sacrée faim. »

De fait, après un instant, don Luis reprit, d’un ton plusgaillard »

« Ça va mieux. Je puis attendre. Cours à la cuisine etrapporte-moi du pain et de l’eau.

– Je reviens, patron.

– Pas directement. Reviens par la chambre de Florence Levasseuret par le passage secret jusqu’à l’échelle qui mène à la trappesupérieure. »

Et il lui indiqua le moyen de faire basculer la pierre et des’introduire dans la sorte de canal où il avait cru trouver une finsi tragique.

En dix minutes, ce fut chose exécutée. Mazeroux déblayaitl’orifice, parvenait à saisir don Luis par les jambes et le tiraithors de sa tanière.

« Eh bien, vrai, patron, gémissait-il tout apitoyé, en voilà uneposition ! Comment avez-vous fait votre compte ? Oui, jevois ça d’ici, vous avez creusé devant vous, à plat ventre, etcreusé encore… plus d’un mètre ! Il vous en a fallu ducourage, avec un estomac vide ! »

Lorsque don Luis fut installé dans sa chambre et qu’il eut avalédeux ou trois morceaux de pain et bu en conséquence il raconta:

« Un rude courage, mon vieux. Bigre ! quand les idéestournent et qu’on n’a pas son cerveau à soi, parole d’honneur, onne demande qu’à se laisser aller. Et surtout l’air manquait.Impossible de respirer. Je creusais pourtant, ainsi que tu l’as vu,je creusais, à moitié endormi, comme dans un cauchemar. Tiens,regarde, j’ai les doigts en marmelade. Seulement, voilà, je pensaisà cette sacrée histoire de l’explosion, et coûte que coûte, jevoulais vous avertir, et je creusais mon tunnel ! Quelmétier ! et puis, v’lan, j’ai senti le vide, ma main passait,et puis le bras. Où étais-je ? Parbleu, au-dessus dutéléphone. Je m’en rendis compte aussitôt, en tâtant le mur et enrencontrant les fils. Alors, ce fut tout un manège, qui dura bienune demi-heure, pour atteindre l’appareil. Je n’avais pas le brasassez long. C’est avec une ficelle et un nœud coulant que jeréussis à pêcher le récepteur et à le tenir près de ma bouche, oudu moins à trente centimètres de ma bouche. Et je criais pour qu’onentendît ! Et je gueulais ! Et je souffrais ! Etpuis, à la fin, ma ficelle a craqué… Et puis… et puis, j’étais àbout de forces… D’ailleurs, quoi, vous étiez prévenus, c’est à vousde vous débrouiller. »

Il leva la tête vers Mazeroux, et lui demanda, comme s’il n’eûtpas douté de la réponse :

« L’explosion a eu lieu, n’est-ce pas ?

– Oui, patron.

– À trois heures précises ?

– Oui.

– Et, bien entendu, M. Desmalions avait fait évacuerl’hôtel ?

– Oui.

– À la dernière minute ?

– À la dernière minute. »

Don Luis dit en riant :

« Je pensais bien qu’il se débattrait, et qu’il ne céderaitqu’au moment suprême. Tu as dû passer là un mauvais quart d’heure,mon pauvre Mazeroux, car, évidemment, tu m’as donné raison dupremier coup, toi ? »

Il ne cessait pas de manger, tout en parlant, et chaque bouchéesemblait lui rendre un peu de son animation ordinaire.

« Drôle de chose que la faim, dit-il. Ce que ça vous faitdéménager ! Il faudra pourtant que je m’habitue à cetteprivation-là.

– En tout cas, patron, on ne dirait vraiment pas que vous avezjeûné pendant près de quarante-huit heures.

– Bah ! le coffre est bon, et il y a des réserves. Dans unedemi-heure, il n’y paraîtra plus. Le temps de prendre un bain et deme raser. »

Sa toilette achevée, il s’attabla devant des œufs et de laviande froide que lui avait préparés Mazeroux, puis, se levant:

« Et maintenant, en route !

– Mais rien ne nous presse, patron. Couchez-vous donc quelquesheures. Le préfet attendra.

– Tu es fou ! Et Marie-Anne Fauville ?

– Mme Fauville ?

– Parbleu, crois-tu que je vais la laisser en prison, ainsi queSauverand ? Pas une seconde à perdre, mon vieux. »

Tout en se disant que le patron n’avait pas encore bien sa têteà lui, – délivrer Marie-Anne et Sauverand, comme ça, d’un coup debaguette ! non, tout de même, il allait un peu loin ! –Mazeroux conduisait, jusqu’à l’automobile du préfet, un Perenna denouveau joyeux, fringant, aussi reposé que s’il fût sorti de sonlit.

« Très flatteur pour mon amour-propre, dit-il à Mazeroux, trèsflatteur, cette hésitation du préfet après mon avertissementtéléphonique, et son obéissance à l’instant décisif. Faut-il que jeles tienne en mains, tous ces messieurs-là, pour qu’ils se tirentdes pattes sur un signe de bibi ! “Attention, messieurs, qu’onleur téléphone du fond de l’enfer, attention ! À trois heures,bombe. – Mais non ! – Mais si ! – Comment lesavez-vous ? – Parce que je le sais. – Mais la preuve ? –La preuve, c’est que je le dis. – Oh ! alors, du moment quevous le dites…” Et à trois heures moins cinq, on s’éloigne.Ah ! si je n’étais pas pétri de modestie !… »

Ils arrivèrent au boulevard Suchet, où la foule était si presséequ’ils durent descendre d’automobile. Mazeroux franchit le cordond’agents qui défendaient les abords de l’hôtel, et il conduisit donLuis sur le talus opposé.

« Attendez-moi là, patron, je vais avertir le préfet de police.»

En face, sous le ciel pâle du matin, où traînaient encore desnuages noirs, don Luis vit les dégâts causés par l’explosion. Ilsétaient, en apparence, bien moins considérables qu’il ne lecroyait. Malgré l’écroulement de quelques plafonds, dont onapercevait les décombres à travers le trou béant des fenêtres,l’hôtel restait debout. Même, le pavillon de l’ingénieur Fauvillesemblait avoir un peu souffert, et chose bizarre, l’électricité,que le préfet de police avait laissée allumée avant son départ, nes’était pas éteinte. Dans le jardin ou sur la chaussée gisait unamoncellement de meubles, autour duquel veillaient des soldats etdes agents.

« Suivez-moi, patron », dit Mazeroux, qui revint chercher donLuis et le dirigea vers le bureau de l’ingénieur.

Une partie du plancher avait été démolie. Les murs extérieurs degauche, du côté de l’antichambre, étaient crevés, et, pour soutenirle plafond, deux ouvriers dressaient des poutres apportées d’unchantier voisin. Mais, somme toute, l’explosion n’avait pas eu lesrésultats qu’avait dû escompter celui qui l’avait préparée.

M. Desmalions se trouvait là, ainsi que tous ceux qui avaientpassé la nuit dans cette pièce et plusieurs personnages importantsdu parquet de la police. Seul, le sous-chef Weber venait de partir.Il n’avait pas voulu se rencontrer avec son ennemi.

La présence de don Luis suscita une vive émotion. Le préfets’avança aussitôt à sa rencontre, et lui dit :

« Tous nos remerciements, monsieur. Votre clairvoyance estau-dessus de tout éloge. Vous nous avez sauvé la vie, ces messieurset moi nous tenons à le déclarer de la façon la plus formelle. Pourma part, c’est la seconde fois.

– Il est un moyen très simple de me remercier, monsieur lepréfet, reprenait don Luis, c’est de me permettre d’aller jusqu’aubout de ma tâche.

– De votre tâche ?

– Oui, monsieur le préfet. Mon acte de cette nuit n’en est quele début. L’achèvement, c’est la libération de Marie-Anne Fauvilleet de Gaston Sauverand. »

M. Desmalions sourit :

« Oh ! Oh !

– Est-ce trop demander, monsieur le préfet ?

– On peut toujours demander, mais encore faut-il que la demandesoit raisonnable. Or, il ne dépend pas de moi que ces personnessoient innocentes.

– Non, mais il dépend de vous, monsieur le préfet, que vous lespréveniez, si je vous démontre leur innocence.

– Ma foi, oui, si vous me le démontrez d’une façonirréfutable.

– Irréfutable…

Malgré tout, et plus encore que les autres fois, l’assurance dedon Luis impressionnait M. Desmalions, qui insinua :

« Les résultats de l’enquête sommaire que nous avons faite vousaideront peut-être. Ainsi, nous avons acquis la certitude que labombe a été placée à l’entrée de cette antichambre et toutprobablement sous les lames mêmes du parquet.

– Inutile, monsieur le préfet. Ce ne sont là que des détailssecondaires. L’essentiel, maintenant, c’est que vous connaissiez lavérité totale, et non point seulement par des mots. »

Le préfet s’était rapproché de lui. Les magistrats et les agentsl’entouraient. On épiait ses paroles et ses gestes avec uneimpatience fiévreuse. Était-ce possible que cette vérité, silointaine encore et si confuse malgré toute l’importance que l’onattachait aux arrestations déjà opérées, pût enfin êtreconnue ?

L’heure était grave, les cœurs se serraient. L’annonce del’explosion, faite par don Luis, donnait à ses prédictions unevaleur de chose accomplie, et ceux qu’il avait sauvés de laterrible catastrophe n’étaient pas loin d’admettre comme desréalités les affirmations les plus invraisemblables qu’un pareilhomme pouvait énoncer.

Il dit :

« Monsieur le préfet, vous avez attendu vainement cette nuit quela quatrième des lettres mystérieuses fût introduite ici. C’est lavenue de cette quatrième lettre à laquelle, par un miracle imprévudu hasard, il va nous être permis d’assister. Vous saurez alors quec’est la même main qui a commis tous les crimes… et vous saurez quiles a commis. »

Et, s’adressant à Mazeroux :

« Brigadier, ayez l’obligeance de faire, autant que possible,l’obscurité dans cette pièce. À défaut des volets, tirez lesrideaux sur les fenêtres et ramenez les battants de la porte.Monsieur le préfet, est-ce fortuitement que l’électricité estallumée ici ?

– Fortuitement. On va l’éteindre.

– Un instant… Quelqu’un de vous, messieurs, a-t-il une lanternede poche ? Ou bien… non, c’est inutile. Voici qui feral’affaire. »

Dans un candélabre, il y avait une bougie. Il la prit etl’alluma.

Puis il tourna l’interrupteur.

Ce fut alors une demi-obscurité, où la flamme de la bougie,secouée par les courants d’air, vacillait. Don Luis la garantitavec la paume de la main et s’avança vers la table.

« Je ne pense pas qu’il nous faille attendre, dit-il. Selon mesprévisions, il ne se passera que quelques secondes avant que lesfaits parlent d’eux-mêmes, et mieux que je ne pourrais le faire.»

Ces quelques secondes, pendant lesquelles personne ne rompit lesilence, furent de celles que l’on n’oublie pas. M. Desmalions araconté depuis, dans une interview où il se moque de lui-même avecbeaucoup de finesse, que son cerveau surexcité par les fatigues dela nuit et par cette mise en scène, imaginait les événements lesplus insolites, comme une invasion de l’hôtel et une attaque à mainarmée, ou comme l’apparition d’esprits et de fantômes.

Il eut cependant la curiosité, a-t-il dit, d’observer don Luis.Assis sur le rebord de la table, la tête un peu renversée, les yeuxdistraits, don Luis mangeait un morceau de pain, et croquait unetablette de chocolat. Il semblait affamé, mais fort tranquille.

Les autres gardaient cette attitude crispée que l’on a dans lesmoments de grand effort physique. Une sorte de grimace contractaitleur visage. Autant que par l’approche de ce qui allait seproduire, ils étaient obsédés par le souvenir de l’explosion. Surles murs, la flamme dessinait des ombres.

Il s’écoula plus de secondes que ne l’avait dit don LuisPerenna, trente ou quarante peut-être, qui leur parurentinterminables. Puis Perenna leva un peu la bougie qu’il tenait, etil murmura :

« Voici. »

Presque en même temps que lui, d’ailleurs, tous ils avaient vu…ils voyaient… Une lettre descendait du plafond. Elle tournoyaitlentement comme la feuille qui tombe d’un arbre et que le vent nesecoue pas. Elle frôla don Luis et vint se poser sur le parquet,entre deux pieds de la table.

Don Luis répéta, en ramassant le papier et en le tendant à M.Desmalions :

« Voici, monsieur le préfet, voici la quatrième lettre qui avaitété annoncée pour cette nuit. »

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