Les Dents du tigre

Chapitre 4Le rideau de fer

La tâche est parfois ingrate de raconter la vie d’Arsène Lupin,pour ce motif que chacune de ses aventures est en partie connue dupublic, qu’elle fut, à son heure, l’objet de commentairespassionnés, et qu’on est contraint, si l’on veut éclaircir ce quise passa dans l’ombre, de recommencer tout de même, et par le menu,l’histoire de ce qui se déroula en pleine lumière.

C’est en vertu de cette nécessité qu’il faut redire icil’émotion extrême que souleva en France, en Europe et dans le mondeentier, la nouvelle de cette abominable série de forfaits. D’uncoup – car deux jours plus tard l’affaire du testament de CosmoMornington était publiée –, d’un coup, c’était quatre crimes quel’on apprenait. La même personne, en toute certitude, avait frappéCosmo Mornington, l’inspecteur Vérot, l’ingénieur Fauville et sonfils Edmond. La même personne avait fait l’identique et sinistremorsure, laissant contre elle, par une étourderie qui semblait larevanche du destin, la preuve la plus impressionnante et la plusaccusatrice, la preuve qui donnait aux foules comme le frisson del’épouvantable réalité, laissant contre elle l’empreinte même deses dents – les dents du tigre !

Et, au milieu de ce carnage, à l’instant le plus tragique de lafunèbre tragédie, voici que la plus étrange figure surgissait del’ombre ! Voici qu’une sorte d’aventurier héroïque, surprenantd’intelligence et de clairvoyance, dénouait en quelques heures unepartie des fils embrouillés de l’intrigue, pressentait l’assassinatde Cosmo Mornington, annonçait l’assassinat de l’inspecteur Vérot,prenait en main la conduite de l’enquête, livrait à la justice lacréature monstrueuse dont les belles dents blanches s’adaptaientaux empreintes comme des pierres précieuses aux alvéoles de leurmonture, touchait, le lendemain de ces exploits, un chèque d’unmillion, et, finalement, se trouvait le bénéficiaire probable d’unefortune prodigieuse.

Et voilà qu’Arsène Lupin ressuscitait !

Car la foule ne s’y trompa pas, et, grâce à une intuitionmiraculeuse, avant qu’un examen attentif des événements ne donnâtquelque crédit à l’hypothèse de cette résurrection, elle proclama :don Luis Perenna, c’est Arsène Lupin.

« Mais il est mort ! » objectèrent les incrédules.

À quoi l’on répondit :

« Oui, on a retrouvé sous les décombres encore fumants d’unpetit chalet situé près de la frontière luxembourgeoise, le cadavrede Dolorès Kesselbach[4] et lecadavre d’un homme que la police reconnut comme étant Arsène Lupin.Mais tout prouve que la mise en scène fut machinée par Lupin, quivoulait, pour des raisons secrètes, que l’on crût à sa mort. Ettout prouve que la police accepta et rendit légale cette mort pourle seul motif qu’elle désirait se débarrasser de son éterneladversaire. Comme indications, il y a les confidences de Valenglay,qui était déjà président du conseil à cette époque. Et il y al’incident mystérieux de l’île de Capri où l’empereur d’Allemagne,au moment d’être enseveli sous un éboulement, aurait été sauvé parun ermite, lequel, selon la version allemande, n’était autrequ’Arsène Lupin. »

Là-dessus, nouvelle objection :

« Soit, mais lisez les feuilles de l’époque. Dix minutes plustard cet ermite se jetait du haut du promontoire de Tibère. »

Et nouvelle réponse :

« En effet. Mais le corps ne fut pas retrouvé. Et justement ilest notoire qu’un navire recueillit en mer, dans ces parages, unhomme qui lui faisait des signaux, et que ce navire se dirigeaitvers Alger. Or, comparez les dates et notez les coïncidences :quelques jours après l’arrivée du bateau à Alger, le nommé don LuisPerenna, qui nous occupe aujourd’hui s’engageait, à Sidi-Bel-Abbès,dans la Légion étrangère. »

Bien entendu, la polémique engagée par les journaux à ce sujet,fut discrète. On craignait le personnage, et les reportersgardaient une certaine réserve dans leurs articles, évitantd’affirmer trop catégoriquement ce qu’il pouvait y avoir de Lupinsous le masque de Perenna. Mais sur le chapitre du légionnaire, surson séjour au Maroc, ils prirent leur revanche et s’en donnèrent àcœur joie.

Le commandant d’Astrignac avait parlé. D’autres officiers,d’autres compagnons de Perenna relatèrent ce qu’ils avaient vu. Onpublia les rapports et les ordres du jour qui le concernaient. Etce que l’on appela « l’Épopée du héros » se constitua en une sortede livre d’or dont chaque page racontait la plus folle et la plusinvraisemblable des prouesses.

À Médiouna, le 24 mars, l’adjudant Pollex inflige quatre joursde salle de police au légionnaire Perenna. Motif « Malgré lesordres, est sorti du camp après l’appel du soir, a bousculé deuxsentinelles, et n’est rentré que le lendemain à midi. Il rapportaitle corps de son sergent tué au cours d’une embuscade. »

Et, en marge, cette note du colonel : « Le colonel double lapunition du légionnaire Perenna, le cite à l’ordre du jour, et luiadresse ses félicitations et ses remerciements. »

Après le combat de Ber-Rechid, le détachement Fardet ayant étéobligé de battre en retraite devant une harka de quatre centsMaures, le légionnaire Perenna demanda à couvrir la retraite ens’installant dans une kasbah.

« Combien vous faut-il d’hommes, Perenna ?

– Aucun, mon lieutenant.

– Quoi ! vous n’avez pas la prétention de couvrir uneretraite à vous tout seul ?

– Quel plaisir y aurait-il à mourir, mon lieutenant, si d’autresmouraient avec moi ? »

Sur sa prière on lui laissa une douzaine de fusils et onpartagea avec lui ce qui restait de cartouches. Pour sa part, il eneut soixante-quinze.

Le détachement s’éloigna sans être inquiété davantage. Lelendemain, quand on put revenir avec des renforts, on surprit lesMarocains à l’affût autour de la kasbah. Ils n’osaient pasapprocher.

Soixante-quinze des leurs jonchaient le sol.

On les chassa.

Dans la kasbah on trouva le légionnaire Perenna étendu.

On le supposait mort. Ildormait ! ! !

Il n’avait plus une seule cartouche. Seulement lessoixante-quinze balles avaient porté.

Mais ce qui frappa le plus l’imagination populaire fut le récitdu commandant comte d’Astrignac, relativement à la bataille deDar-Dbibarh. Le commandant avoua que cette bataille, qui dégageaFez au moment où l’on croyait tout perdu, et qui fit tant de bruiten France, fut gagnée avant d’être livrée, et qu’elle fut gagnéepar Perenna tout seul !

Dès l’aube, comme les tribus marocaines se préparaient àl’attaque, le légionnaire Perenna prit au lasso un cheval arabe quigalopait dans la plaine, sauta sur la bête, qui n’avait ni selle,ni bride, ni harnachement d’aucune sorte, et, sans veste, sansképi, sans arme, la chemise blanche bouffant autour de son torse,la cigarette aux lèvres, les mains dans ses poches, ilchargea !

Il chargea droit vers l’ennemi, pénétra dans le camp, letraversa au galop, fit des évolutions au milieu des tentes etrevint par l’endroit même où il avait pénétré.

Cette course à la mort, vraiment inconcevable, répandit parmiles Marocains une telle impression de stupeur que leur attaque futmolle et la bataille gagnée sans résistance.

Ainsi se forma – et combien d’autres traits de bravoure larenforcèrent ! – la légende héroïque de Perenna. Elle mettaiten relief l’énergie surhumaine, la témérité prodigieuse, lafantaisie étourdissante, l’esprit d’aventures, l’adresse physiqueet le sang-froid d’un personnage singulièrement mystérieux qu’ilétait difficile de ne pas confondre avec Arsène Lupin, mais unArsène Lupin nouveau, plus grand, ennobli par ses exploits,idéalisé et purifié.

Un matin, quinze jours après le double assassinat du boulevardSuchet, cet homme extraordinaire, qui suscitait une curiosité siardente, et de qui l’on parlait de tous côtés comme d’un êtrefabuleux, en quelque sorte irréel, don Luis Perenna, s’habilla etfit le tour de son hôtel.

C’était une confortable et spacieuse construction du XVIIIesiècle, située à l’entrée du faubourg Saint-Germain, sur la petiteplace du Palais-Bourbon, et qu’il avait achetée toute meublée à unriche Roumain, le comte Malonesco, gardant pour son usage et pourson service les chevaux, les voitures, les automobiles, les huitdomestiques, et conservant même la secrétaire du comte, MlleLevasseur, qui se chargeait de diriger le personnel, de recevoir etd’éconduire les visiteurs, journalistes, importuns ou marchands debibelots, attirés par le luxe de la maison et la réputation de sonnouveau propriétaire.

Ayant terminé l’inspection des écuries et du garage, il traversala cour d’honneur, remonta dans son cabinet de travail, entrouvritune des fenêtres et leva la tête. Au-dessus de lui, il y avait unmiroir incliné et ce miroir reflétait, par-dessus la cour etpar-dessus le mur qui la fermait, tout un côté de la place duPalais-Bourbon.

« Zut ! dit-il, ces policiers de malheur sont encore là. Etvoilà deux semaines que cela dure ! Je commence à en avoirassez, d’une telle surveillance. »

De mauvaise humeur, il se mit à parcourir son courrier,déchirant, après les avoir lues, les lettres qui le concernaientpersonnellement, annotant les autres, demandes de secours,sollicitations d’entrevues…

Quand il eut fini, il sonna.

« Priez Mlle Levasseur de m’apporter les journaux. »

Elle servait naguère de lectrice et de secrétaire au comteroumain et Perenna l’avait habituée à lire dans les journaux toutce qui le concernait, et à lui rendre, chaque matin, un compteexact de l’instruction dirigée contre Mme Fauville.

Toujours vêtue d’une robe noire, très élégante de taille et detournure, elle lui était sympathique. Elle avait un air de grandedignité, une physionomie grave, réfléchie, au travers de laquelleil était impossible de pénétrer jusqu’au secret de l’âme, et quieût paru austère si des boucles de cheveux blonds, rebelles à toutediscipline, ne l’eussent encadrée d’une auréole de lumière et degaieté. La voix avait un timbre musical et doux que Perenna aimaitentendre, et, un peu intrigué par la réserve même que gardait MlleLevasseur, il se demandait ce qu’elle pouvait penser de lui, de sonexistence, de ce que les journaux racontaient sur son mystérieuxpassé.

« Rien de nouveau ? » dit-il, tout en parcourant les titresdes articles : Le bolchevisme en Hongrie. Les prétentions del’Allemagne.

Elle lut les informations relatives à Mme Fauville et don Luisput voir que, de ce côté, l’instruction n’avançait guère.Marie-Anne Fauville ne se départait pas de son système, pleurant,s’indignant et affectant une entière ignorance des faits surlesquels on la questionnait.

« C’est absurde, pensa-t-il à haute voix. Je n’ai jamais vupersonne se défendre d’une façon aussi maladroite.

– Cependant, si elle est innocente ? »

C’était la première fois que Mlle Levasseur formulait uneopinion, ou plutôt une remarque sur cette affaire. Don Luis laregarda, très étonné.

« Vous la croyez donc innocente, mademoiselle ? »

Elle sembla prête à répondre et à expliquer le sens de soninterruption. On eût dit qu’elle dénouait son masqued’impassibilité, et que, sous la poussée des sentiments qui laremuaient, sa figure allait prendre une expression plus animée.Mais, par un effort visible, elle se contint et murmura :

« Je ne sais pas… je n’ai aucun avis.

– Peut-être, dit-il, en l’examinant avec curiosité, mais vousavez un doute… un doute qui serait permis s’il n’y avait pas lesempreintes laissées par la morsure même de Mme Fauville. Cesempreintes-là, voyez-vous, c’est plus qu’une signature, plus qu’unaveu de culpabilité. Et tant qu’elle n’aura pas donné là-dessus uneexplication satisfaisante… »

Mais, pas plus là-dessus que sur les autres choses, Marie-AnneFauville ne donnait la moindre explication. Elle demeuraitimpénétrable. D’autre part, la police ne réussissait pas àdécouvrir son complice, ou ses complices, ni cet homme à la canned’ébène et au lorgnon d’écaille dont le garçon du café du Pont-Neufavait donné le signalement à Mazeroux, et dont le rôle semblaitsingulièrement suspect. Bref, aucune lueur ne s’élevait du fond desténèbres. On recherchait également en vain les traces de ce Victor,le cousin germain des sœurs Roussel, lequel, à défaut d’héritiersdirects, eût touché l’héritage Mornington.

« C’est tout ? fit Perenna.

– Non, dit Mlle Levasseur, il y a dans l’Echo de Franceun article…

– Qui se rapporte à moi ?

– Je suppose, monsieur. Il est intitulé : Pourquoi nel’arrête-t-on pas ?

– Cela me regarde », dit-il en riant.

Il prit le journal et lut :

« Pourquoi ne l’arrête-t-on pas ? Pourquoi prolonger, àl’encontre de toute logique, une situation anormale qui remplit destupeur les honnêtes gens ? C’est une question que tout lemonde se pose et à laquelle le hasard de nos investigations nouspermet de donner l’exacte réponse.

« Un an après la mort simulée d’Arsène Lupin, la justice ayantdécouvert, ou cru découvrir, qu’Arsène Lupin n’était autre, de sonvrai nom, que le sieur Floriani, né à Blois, et disparu, a faitinscrire sur les registres de l’état civil, à la page quiconcernait le sieur Floriani, la mention décédé, suivie deces mots : sous le nom d’Arsène Lupin.

« Par conséquent, pour ressusciter Arsène Lupin, il ne faudraitpas seulement avoir la preuve irréfutable de son existence – ce quine serait pas impossible –, il faudrait mettre en jeu les rouagesadministratifs les plus compliqués et obtenir un décret du Conseild’État.

« Or, il paraîtrait que M. Valenglay président du conseil,d’accord avec le préfet de police, s’oppose à toute enquête tropminutieuse, susceptible de déchaîner un scandale dont on s’effrayeen haut lieu. Ressusciter Arsène Lupin ? Recommencer la lutteavec ce damné personnage ? Risquer encore la défaite et leridicule ? Non, non, mille fois non.

« Et, c’est ainsi qu’il arrive cette chose inouïe, inadmissible,inimaginable, – scandaleuse ! – qu’Arsène Lupin, l’ancienvoleur, le récidiviste impénitent, le roi des bandits, l’empereurde la cambriole et de l’escroquerie, qu’Arsène Lupin peutaujourd’hui, non pas clandestinement, mais au vu et au su du mondeentier, poursuivre l’œuvre la plus formidable qu’il ait encoreentreprise, habiter publiquement sous un nom qui n’est pas le sien,mais qu’il a fait en sorte qu’on ne lui contestât pas, supprimerimpunément quatre personnes qui le gênaient, faire jeter en prisonune femme innocente contre laquelle il a lui-même accumulé lespreuves les plus mensongères, et, en fin de compte, malgré larévolte du bon sens, et grâce à des complicités inavouables,toucher les deux cents millions de l’héritage Mornington.

« Voilà l’ignominieuse vérité. Il était bon qu’elle fût dite.Espérons qu’une fois révélée elle influera sur la conduite desévénements. »

« Elle influera tout au moins sur la conduite de l’imbécile quia écrit cet article », ricana don Luis.

Il congédia Mlle Levasseur et demanda le commandant d’Astrignacau téléphone.

« C’est vous, mon commandant ?

– Vous avez lu l’article de l’Echo de France ?

– Oui.

– Cela vous ennuierait-il beaucoup de demander une réparationpar les armes à ce monsieur ?

– Oh ! oh ! un duel !

– Il le faut, mon commandant. Tous ces artistes-là m’embêtentavec leurs élucubrations. Il est nécessaire de leur mettre unbâillon. Celui-là paiera pour les autres.

– Ma foi, si vous y tenez beaucoup…

– Énormément. »

Les pourparlers furent immédiats.

Le directeur de l’Echo de France déclara que, bien quel’article, déposé à son journal sans signature et sous formedactylographique, eût été publié à son insu, il en prenaitl’entière responsabilité.

Le même jour, à trois heures, don Luis Perenna, accompagné ducommandant d’Astrignac, d’un autre officier et d’un docteur,quittait dans son automobile l’hôtel de la place du Palais-Bourbonet, suivi de près par un taxi où s’entassaient les agents de laSûreté chargés de le surveiller, arrivait au Parc des Princes.

En attendant l’adversaire, le comte d’Astrignac emmena don Luisà l’écart :

« Mon cher Perenna, je ne vous demande rien. Qu’y a-t-il de vraidans tout ce que l’on publie à votre égard ? Quel est votrevéritable nom ? Cela m’est égal. Pour moi, vous êtes lelégionnaire Perenna, et ça suffit. Votre passé commence au Maroc.Quant à l’avenir, je sais que, quoi qu’il advienne, et quelles quesoient les tentations, vous n’aurez d’autre but que de venger CosmoMornington et de protéger ses héritiers. Seulement, il y a unechose qui me tracasse.

– Parlez, mon commandant.

– Donnez-moi votre parole que vous ne tuerez pas cet homme.

Deux mois de lit, mon commandant, ça vous va ?

– C’est trop. Quinze jours.

– Adjugé. »

Les deux adversaires se mirent en ligne. À la seconde reprise,le directeur de l’Echo de France s’écroula, touché à lapoitrine.

« Ah ! c’est mal, Perenna, grommela le comte d’Astrignac,vous m’aviez promis…

– J’ai promis, j’ai tenu, mon commandant. »

Cependant les docteurs examinaient le blessé.

L’un d’eux se releva au bout d’un instant et dit :

« Ce ne sera rien… trois semaines de repos, tout au plus.Seulement, un centimètre de plus et ça y était.

– Oui, mais le centimètre n’y est pas », murmura Perenna.

Toujours suivi par l’automobile des policiers, don Luis retournaau faubourg Saint-Germain, et c’est alors qu’il se produisit unincident qui devait l’intriguer singulièrement et jeter surl’article de l’Echo de France un jour vraimentétrange.

Dans la cour de son hôtel, il aperçut deux petites chiennes,lesquelles appartenaient au cocher et se tenaient généralement àl’écurie. Elles jouaient alors avec une pelote de ficelle rouge quis’accrochait un peu partout, aux marches du perron, aux vases defleurs. À la fin le bouchon de papier autour duquel la ficelleétait enroulée apparut. Don Luis passait à cet instant.Machinalement, son regard ayant discerné des traces d’écriture surle papier, il le ramassa et le déplia.

Il tressaillit. Tout de suite, il avait reconnu les premièreslignes de l’article inséré dans l’Echo de France. Etl’article s’y trouvait, intégralement écrit à la plume, sur dupapier quadrillé, avec des ratures, des phrases ajoutées, biffées,recommencées.

Il appela le cocher et lui demanda :

« D’où vient donc cette pelote de ficelle ?

– Cette pelote, monsieur ?… Mais de la sellerie, je crois…C’est cette diablesse de Mirza qui l’aura…

– Et quand avez-vous enroulé la ficelle sur le papier ?

– Hier soir, monsieur.

– Ah ! hier soir… Et d’où provient ce papier ?

– Ma foi, monsieur, je ne sais pas trop… j’avais besoin dequelque chose pour ma ficelle… j’ai pris cela derrière la remise,là où l’on jette tous les chiffons de la maison, en attendant qu’onles porte dans la rue, le soir. »

Don Luis poursuivit ses investigations. Il questionna ou il priaMlle Levasseur de questionner les autres domestiques. Il nedécouvrit rien, mais un fait demeurait acquis : l’article del’Echo de France avait été écrit – le brouillon ramassé enfaisait foi – par quelqu’un qui habitait la maison, ou quientretenait des relations avec un des habitants de la maison.

L’ennemi était dans la place.

Mais quel ennemi ? Et que voulait-il ? Simplementl’arrestation de Perenna ?

Toute cette fin d’après-midi, don Luis resta soucieux, tourmentépar le mystère qui l’entourait, exaspéré par son inaction etsurtout par cette menace d’arrestation qui, certes, ne l’inquiétaitpas, mais qui paralysait ses mouvements.

Aussi, quand on lui annonça, vers dix heures, qu’un individu,qui se présentait sous le nom d’Alexandre, insistait pour le voir,quand il eut fait entrer cet individu, et qu’il se trouva en facede Mazeroux, mais d’un Mazeroux travesti, enfoui sous un vieuxmanteau méconnaissable, se jeta-t-il sur lui comme sur une proieet, le bousculant, le secouant :

« Enfin, c’est toi ! Hein ! je te l’avais dit, vousn’en sortez pas, à la préfecture, et tu viens me chercher ?Avoue-le donc, triple buse ! Mais oui… mais oui… tu viens mechercher… Ah ! elle est rigolote, celle-là… Morbleu ! jesavais bien que vous n’auriez pas le culot de m’arrêter et que lepréfet de police calmerait un peu les ardeurs intempestives de cesacré Weber. D’abord est-ce qu’on arrête un homme dont on abesoin ? Va, dégoise. Dieu ! que tu as l’airabruti ! Mais réponds donc. Où en êtes-vous ? Vite,parle. Je vais vous régler ça en cinq sec. Jette-moi seulementvingt mots sur votre enquête, et je vous la fais aboutir d’un coupde bistouri. Montre en main, deux minutes. Tu dis ?

– Mais, patron… bredouilla Mazeroux interloqué.

– Quoi ? Faut t’arracher les paroles ! Allons-y.J’opère. Il s’agit de l’homme à la canne d’ébène, n’est-cepas ? de celui qu’on a vu au café du Pont-Neuf, le jour oùl’inspecteur Vérot a été assassiné ?

– Oui… en effet.

– Vous avez retrouvé ses traces ?

– Oui.

– Eh bien, bavarde, voyons !

– Voilà, patron. Il n’y a pas que le garçon de café qui l’avaitremarqué. Il y a aussi un autre consommateur, et cet autreconsommateur, que j’ai fini par découvrir, était sorti du café enmême temps que notre homme, et, dehors, l’avait entendu demander àun passant « la plus proche station du métro pour aller à Neuilly».

– Excellent, cela. Et, dans Neuilly, à force d’interroger dedroite et de gauche, vous avez déniché l’artiste ?

– Et même appris son nom, patron : Hubert Lautier, avenue duRoule. Seulement, il a décampé de là, il y a six mois, laissant sonmobilier et n’emportant que deux malles.

– Mais à la poste ?

– Nous avons été à la poste. Un des employés a reconnu lesignalement qu’on lui a fourni. Notre homme vient tous les huit oudix jours chercher son courrier, qui, d’ailleurs, est très peuimportant… une lettre ou deux. Il n’est pas venu depuis quelquetemps.

– Et ce courrier est sous son nom ?

– Sous des initiales.

– On a pu se les rappeler ?

– Oui. B. R. W. 8.

– C’est tout ?

– De mon côté, absolument tout. Mais un de mes collègues a puétablir, d’après les dépositions de deux agents de police, qu’unindividu portant une canne d’ébène, à manche d’argent et un binocled’écaille est sorti, le soir du double assassinat, de la gared’Auteuil, vers onze heures trois quarts et s’est dirigé vers leRanelagh. Rappelez-vous la présence de Mme Fauville dans cequartier, à la même heure. Et rappelez-vous que le crime fut commisun peu avant minuit… J’en conclus…

– Assez, file.

– Mais…

– Au galop.

– Alors on ne se revoit plus ?

– Rendez-vous dans une demi-heure devant le domicile de notrehomme.

– Quel homme ?

– Le complice de Marie-Anne Fauville…

– Mais vous ne connaissez pas…

– Son adresse ? Mais c’est toi-même qui me l’as donnée.Boulevard Richard-Wallace, numéro huit. Va, et ne prends pas cettetête d’idiot.

Il le fit pirouetter, le poussa par les épaules jusqu’à la porteet le remit, tout ahuri, aux mains d’un domestique.

Lui-même sortait quelques minutes plus tard, entraînant sur sespas les policiers attachés à sa personne, les laissait de plantondevant un immeuble à double issue, et se faisait conduire à Neuillyen automobile.

Il suivit à pied l’avenue de Madrid et rejoignit le boulevardRichard-Wallace, en vue du bois de Boulogne.

Mazeroux l’attendait là, devant une petite maison qui dressaitses trois étages au fond d’une cour que bordaient les murs trèshauts de la propriété voisine.

« C’est bien le numéro huit ?

– Oui, patron, mais vous allez m’expliquer…

Une seconde, mon vieux, que je reprenne mon souffle ! »

Il aspira largement quelques bouffées d’air.

« Dieu ! que c’est bon d’agir ! dit-il. Vrai, je merouillais… Et quel plaisir de poursuivre ces bandits ! Alorstu veux que je t’explique ? »

Il passa son bras sous celui du brigadier.

« Écoute, Alexandre, et profite. Quand une personne choisit desinitiales quelconques pour son adresse de poste restante, dis-toibien qu’elle ne les choisit pas au hasard, mais presque toujours defaçon que les lettres aient une signification pour la personne encorrespondance avec elle, signification qui permettra à cette autrepersonne de se rappeler facilement l’adresse qu’on lui donne.

– Et en l’occurrence ?

– En l’occurrence, Mazeroux, un homme comme moi, qui connaisNeuilly et les alentours du Bois, est aussitôt frappé par ces troislettres B R W et surtout par cette lettre étrangère W, lettreétrangère, lettre anglaise. De sorte que, dans mon esprit, devantmes yeux, instantanément, comme une hallucination, j’ai vu lestrois lettres à leur place logique d’initiales, à la tête des motsqu’elles appellent et qu’elles nécessitent. J’ai vu le B duboulevard, j’ai vu l’R et le W anglais de Richard et de Wallace. Etje suis venu vers le boulevard Richard-Wallace. Et voilà pourquoi,mon cher monsieur, votre fille est sourde. »

Mazeroux sembla quelque peu sceptique.

« Et vous croyez, patron ?

Je ne crois rien. Je cherche. Je construis une hypothèse sur lapremière base venue… une hypothèse vraisemblable… Et je me dis… jeme dis… je me dis, Mazeroux, que ce petit coin est diablementmystérieux… et que cette maison… Chut… Écoute… »

Il repoussa Mazeroux dans un renfoncement d’ombre. Ils avaiententendu du bruit, le claquement d’une porte.

De fait, des pas traversèrent la cour, devant la maison. Laserrure de la grille extérieure grinça. Quelqu’un parut, que lalumière d’un réverbère éclaira en plein visage.

« Cré tonnerre mâchonna Mazeroux, c’est lui.

– Il me semble, en effet…

– C’est lui, patron. Regardez la canne noire et le brillant dela poignée… Et puis vous avez vu le lorgnon… et la barbe… Quel typevous êtes, patron !

– Calme-toi, et suivons-le. »

L’individu avait traversé le boulevard Richard-Wallace ettournait sur le boulevard Maillot. Il marchait assez vite, la têtehaute, en faisant tournoyer sa canne d’un geste allègre. Il allumaune cigarette.

À l’extrémité du boulevard Maillot, l’homme passa l’octroi etpénétra dans Paris. La station du chemin de fer de Ceinture étaitproche. Il se dirigea vers elle et, toujours suivi, prit un trainqui le conduisait à Auteuil.

« Bizarre, dit Mazeroux, il refait ce qu’il a fait il y a quinzejours. C’est là qu’on l’a aperçu. »

L’individu longea dès lors les fortifications. En un quartd’heure, il atteignit le boulevard Suchet, et presque aussitôtl’hôtel où l’ingénieur Fauville et son fils avaient étéassassinés.

En face de cet hôtel, il monta sur les fortifications, et ilresta là quelques minutes, immobile, tourné vers la façade. Puis,continuant sa route, il gagna la Muette, s’engagea dans lesténèbres du bois de Boulogne.

« À l’œuvre et hardiment », fit don Luis qui pressa le pas.

Mazeroux le retint :

« Que voulez-vous dire, patron ?

– Eh bien, sautons-lui à la gorge, nous sommes deux, et lemoment est propice.

– Comment ! mais c’est impossible.

– Impossible ! Tu as peur ? Soit. Laisse-moifaire.

– Voyons, patron, vous n’y pensez pas ?

– Pourquoi n’y penserais-je pas ?

– Parce qu’on ne peut arrêter un homme sans motif.

– Sans motif ? Un bandit de son espèce ? Unassassin ? Qu’est-ce qu’il te faut donc ?

– En l’absence d’un cas de force majeure, d’un flagrant délit,il me faut quelque chose que je n’ai pas.

– Quoi ?

– Un mandat. Je n’ai pas de mandat. »

L’accent de Mazeroux était si convaincu et sa réponse parut sicomique à don Luis Perenna qu’il éclata de rire.

« T’as pas de mandat ? Pauvre petit ! Eh bien, tu vasvoir si j’en ai besoin, d’un mandat !

– Je ne verrai rien du tout, s’écria Mazeroux en s’accrochant aubras de son compagnon. Vous ne toucherez pas à cet individu.

– C’est ta mère ?

– Voyons, patron…

– Mais, triple honnête homme, articula don Luis, exaspéré, sinous laissons échapper l’occasion, la retrouverons-nous ?

– Facilement. Il rentre chez lui. Je préviens le commissaire depolice. On téléphone à la préfecture, et demain matin…

– Et si l’oiseau est envolé ?

– Je n’ai pas de mandat.

– Veux-tu que je t’en signe un, idiot ? »

Mais don Luis domina sa colère. Il sentait bien que tous sesarguments se briseraient contre l’obstination du brigadier, et queMazeroux irait au besoin jusqu’à défendre l’ennemi contre lui. Ilformula simplement d’un ton sentencieux :

« Un imbécile et toi, ça fait deux imbéciles, et il y a autantd’imbéciles qu’il y a de gens qui veulent faire de la police avecdes chiffons de papier, des signatures, des mandats et d’autrescalembredaines. La police, mon petit, ça se fait avec le poing.Quand l’ennemi est là, on cogne. Sinon, on risque de cogner dans levide. Là-dessus, bonne nuit. Je vais me coucher. Téléphone-moiquand tout sera fini. »

Il rentra chez lui, furieux, excédé d’une aventure où il n’avaitpas ses coudées franches, et où il lui fallait se soumettre à lavolonté ou, plutôt, à la mollesse des autres.

Mais, le lendemain matin, lorsqu’il se réveilla, le désir devoir la police aux prises avec l’homme à la canne d’ébène, etsurtout le sentiment que son concours ne serait pas inutile, lepoussèrent à s’habiller plus vite.

« Si je n’arrive pas à la rescousse, se disait-il, ils vont selaisser rouler. Ils ne sont pas de taille à soutenir un tel combat.»

Justement Mazeroux le demanda au téléphone. Il se précipita versune petite cabine que son prédécesseur avait fait établir aupremier étage, dans un réduit obscur qui ne communiquait qu’avecson bureau, et il alluma l’électricité.

« C’est toi, Alexandre ?

– Oui, patron. Je suis chez un marchand de vin, près de lamaison du boulevard Richard-Wallace.

– Et notre homme ?

– L’oiseau est au nid. Mais il était temps.

– Ah !

– Oui, sa valise est faite. Il doit partir ce matin envoyage.

– Comment le sait-on ?

– Par la femme de ménage. Elle vient d’entrer chez lui, et nousouvrira.

– Il habite seul ?

– Oui, cette femme lui prépare ses repas et s’en va le soir.Personne ne vient jamais, sauf une dame voilée qui lui a rendutrois visites depuis qu’il est ici. La femme de ménage ne pourraitpas la reconnaître. Lui, c’est un savant, dit-elle, qui passe sontemps à lire et à travailler.

– Et tu as un mandat ?

– Oui, on va opérer.

– J’accours.

– Impossible ! C’est le sous-chef Weber qui nous commande.Ah ! dites donc, vous ne savez pas la nouvelle à propos de MmeFauville ?

– À propos de Mme Fauville ?

– Oui, elle a voulu se tuer, cette nuit.

– Hein ! elle a voulu se tuer ? »

Perenna avait jeté une exclamation de stupeur, et il fut trèsétonné d’entendre, presque en même temps, un autre cri, comme unécho très proche.

Sans lâcher le récepteur, il se retourna. Mlle Levasseur étaitdans le cabinet de travail, à quelques pas de lui, la figurecontractée, livide.

Leurs regards se rencontrèrent. Il fut sur le point del’interroger, mais elle s’éloigna.

« Pourquoi diable m’écoutait-elle ? se demanda don Luis, etpourquoi cet air d’épouvante ? »

Mazeroux continuait cependant :

« Elle l’avait bien dit, qu’elle essaierait de se tuer. Il lui afallu un rude courage. »

Perenna reprit :

« Mais comment ?

– Je vous raconterai cela. On m’appelle. Mais surtout ne venezpas, patron.

– Si, répondit-il nettement, je viens. Après tout, c’est bien lemoins que j’assiste à la capture du gibier, puisque c’est moi quiai découvert son gîte. Mais ne crains rien : je resterai dans lacoulisse.

– Alors, dépêchez-vous, patron. On donne l’assaut.

– J’arrive. »

Il raccrocha vivement le récepteur et fit demi-tour sur lui-mêmepour sortir de la cabine.

Un mouvement de recul le rejeta jusqu’au mur du fond.

À l’instant précis où il allait franchir le seuil, quelque choses’était déclenché au-dessus de sa tête, et il n’avait eu que letemps de bondir en arrière pour n’être pas atteint par un rideau defer qui tomba devant lui avec une violence terrible.

Une seconde de plus, et la masse énorme l’écrasait. Il en sentitle frôlement contre sa main. Et jamais peut-être il n’éprouva defaçon plus intense l’angoisse du danger.

Après un moment de véritable frayeur où il resta comme pétrifié,le cerveau en désordre, il reprit son sang-froid et se jeta surl’obstacle.

Mais tout de suite l’obstacle lui parut infranchissable. C’étaitun lourd panneau de métal, non pas fait de lamelles ou de piècesrattachées les unes aux autres, mais formé d’un seul bloc, massif,puissant, rigide et que le temps avait revêtu de sa patineluisante, à peine obscurcie, çà et là, par des taches de rouille.De droite et de gauche, en haut et en bas, les bords du panneaus’enfonçaient dans une rainure étroite qui les recouvraithermétiquement.

Il était prisonnier. À coups de poing, avec une rage soudaine,il frappa, se rappelant la présence de Mlle Levasseur dans lecabinet de travail. Si elle n’avait pas encore quitté la pièce – etsûrement elle ne pouvait pas encore l’avoir quittée lorsque lachose s’était produite – elle entendrait le bruit. Elle devaitl’entendre. Elle allait revenir sur ses pas. Elle allait donnerl’alarme et le secourir.

Il écouta. Rien. Il appela. Aucune réponse. Sa voix se heurtaitaux murs et au plafond de la cabine où il était enfermé, et ilavait l’impression que l’hôtel entier, par-delà les salons, et lesescaliers, et les vestibules, demeurait sourd à son appel.

Pourtant… pourtant… Mlle Levasseur ?

« Qu’est-ce que ça veut dire ? murmura-t-il… Qu’est ce quetout cela signifie ? »

Et immobile maintenant, taciturne, il pensait de nouveau àl’étrange attitude de la jeune fille, à son visage bouleversé, àses yeux égarés. Et il se demandait aussi par quel hasard s’étaitdéclenché le mécanisme invisible qui avait projeté sur lui,sournoisement et implacablement, le redoutable rideau de fer.

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