Les Dents du tigre

Chapitre 9Le secret de Florence

L’heure était venue où la seconde partie du drame devait sejouer. Après le supplice de don Luis Perenna, c’était le supplicede Florence. Bourreau monstrueux, l’infirme passait de l’un àl’autre, sans plus de pitié que s’il se fût agi de bête qu’onégorge à l’abattoir.

Encore défaillant, il se traîna vers la jeune fille, et, aprèsavoir pris dans un étui de métal bruni une cigarette qu’il alluma,il lui dit avec un raffinement de cruauté :

« Lorsque cette cigarette sera entièrement consumée, Florence,ce sera ton tour. Ne la quitte pas des yeux. Ce sont les dernièresminutes de ta vie qui s’en vont en cendres. Ne la quitte pas desyeux, et réfléchis. Florence, il faut que tu comprennes bien ceci.L’amoncellement de pierres et de rocs qui surplombent ta tête atoujours été considéré par tous les propriétaires du domaine, etnotamment par le vieux Langernault, comme devant s’écrouler un jourou l’autre… Et moi, moi, depuis des années, avec une patienceinlassable et dans l’hypothèse d’une occasion propice, je me suisamusé à l’effriter davantage encore, à le miner par les eaux de lapluie, bref à le travailler de telle sorte que, aujourd’hui, entoute franchise, je ne comprends pas moi-même comment tout celapeut se maintenir en équilibre. Ou plutôt si, je le comprends. Lecoup de pioche que j’ai donné tout à l’heure n’était qu’unavertissement. Mais il suffit que j’en donne un autre, au bonendroit, et que je chasse une petite brique qui se trouve coincéeentre deux blocs, pour que l’échafaudage s’écroule comme un châteaude cartes. Une petite brique, Florence, tu entends, une petitebrique de rien du tout, que le hasard a fait glisser là, entre deuxblocs, et qui les a retenus jusqu’ici. La brique saute, les deuxblocs dégringolent, et vlan, c’est la catastrophe. »

Il reprit haleine et continua :

Après ? Après, voici ce qui a lieu, Florence. Ou bienl’écroulement s’est effectué de telle sorte qu’on ne puisse mêmepas apercevoir ton cadavre – si jamais on avait l’idée de venir techercher ici –, ou bien de telle sorte que ce cadavre soit enpartie visible – auquel cas je m’empresserais de couper et de fairedisparaître les liens qui l’attachent. Et alors que supposel’enquête ? C’est que Florence Levasseur, poursuivie par lajustice, s’est cachée dans une grotte qui s’est écroulée sur elle.Un point, c’est tout. Quelques de profundis pourl’imprudente, et il n’est plus question d’elle.

« Quant à moi… Quant à moi, mon œuvre achevée, ma bien-aiméemorte, je plie bagages, j’efface soigneusement toutes les traces demon passage ici, je relève toutes les herbes froissées, je reprendsmon automobile, je fais le mort pendant quelque temps, et puis,vlan, coup de théâtre, je réclame les deux cents millions. »

Il eut un petit ricanement, tira deux ou trois bouffées de sacigarette, et ajouta paisiblement :

« Je réclame les deux cents millions et je les obtiens. Voilà cequi est le plus chic. Je les réclame parce que j’y ai droit et jet’ai expliqué tout à l’heure, avant l’intrusion du sieur Lupin,comment, à partir de la seconde même de ta mort, j’y avais le droitle plus légal et le plus irréfutable. Et je les obtiens parce qu’ilest humainement impossible de relever contre moi la moindre espècede preuve. Pas une charge qui m’atteigne. Des soupçons, oui, desprésomptions morales, des indices, tout ce que tu voudras, mais pasune preuve matérielle. Personne ne me connaît. L’un m’a vu grand,l’autre petit. Mon nom même est ignoré. Tous mes crimes sontanonymes. Tous mes crimes sont plutôt des suicides ou peuvents’expliquer par des suicides. Je te le dis, la justice estimpuissante. Lupin mort, Florence Levasseur morte, personne aumonde ne peut témoigner contre moi. Au cas même où l’onm’arrêterait, il faudrait me relâcher avec le non-lieu définitif.Je serai flétri, exécré, haï, infâme, maudit à l’égal des plusgrands malfaiteurs. Mais j’aurai les deux cents millions, et avecça, ma petite, l’amitié de bien des honnêtes gens ! Je te lerépète, Lupin et toi disparus, c’est fini. Il n’y a plus rien, plusrien que quelques papiers et quelques menus objets que j’ai eu lafaiblesse de garder jusqu’ici dans ce portefeuille et quisuffiraient, et au-delà, à me faire couper le cou, si je ne devaisdans quelques minutes les brûler un à un et en jeter les cendres aufin fond du puits. Ainsi donc, tu le vois, Florence, toutes mesprécautions sont prises. Tu n’as à espérer ni compassion d’unepart, puisque ta mort représente pour moi deux cents millions, nisecours d’autre part, puisque l’on ignore où je t’ai menée, etqu’Arsène Lupin n’existe plus. Dans ces conditions, choisis,Florence. Le dénouement du drame t’appartient : ou bien ta mort,qui est certaine, inévitable – ou bien… ou bien l’acceptation demon amour. Réponds oui ou non. Un signe de ta tête décidera de tonsort. Si c’est non, tu meurs. Si c’est oui, je te délivre, nouspartons, et, plus tard, lorsque ton innocence sera reconnue, – etje m’en charge ! – tu deviens ma femme. Est-ce oui,Florence ? »

Il l’interrogeait avec une anxiété réelle et une fureur contenuequi rendaient sa voix frémissante. Ses genoux se traînaient sur ladalle. Il suppliait et il menaçait, avide d’être exaucé, et presquedésireux d’un refus, tellement sa nature le poussait au crime.

« Est-ce oui, Florence ? Un signe de tête, si léger qu’ilsoit, et je te croirai aveuglément, car tu es celle qui ne mentjamais, et ta promesse est sacrée. Est-ce oui, Florence ?Ah ! Florence, réponds donc… C’est de la folied’hésiter !… Ta vie dépend d’un soubresaut de ma colère…Réponds !… Tiens, regarde, ma cigarette est éteinte… Je lajette, Florence… Un signe de tête… Est-ce oui ? Est-cenon ? »

Il se pencha sur elle et la secoua par les épaules, comme s’ileût voulu la contraindre au signe qu’il exigeait d’elle, mais,soudain, pris d’une sorte de frénésie, il se leva en criant :

« Elle pleure ! Elle pleure ! Elle ose pleurer !Mais, malheureuse, crois-tu que je ne sache pas pourquoi tupleures ? Ton secret, je le connais, ma petite, et je sais quetes larmes ne viennent pas de ta peur de mourir. Toi ? Mais tun’as peur de rien ! Non, c’est autre chose… Veux-tu que je tele dise, ton secret ? Mais non, je ne peux pas… je ne peuxpas… les mots me brûlent les lèvres. Oh ! la mauditefemme ! Ah ! tu l’auras voulu, Florence, c’est toi-mêmequi veux mourir puisque tu pleures !… c’est toi-même qui veuxmourir… »

Tout en parlant, il se hâtait d’agir et de préparer l’horriblechose. Le portefeuille en cuir marron qui contenait les papiers, etqu’il avait montré à Florence, était par terre, il l’empocha. Puis,toujours tremblant, il ôta sa veste qu’il jeta sur un arbustevoisin, puis il saisit la pioche et escalada les pierresinférieures. Et il trépignait de rage. Et il vociférait :

« C’est toi qui as voulu mourir, Florence. Rien ne peut fairemaintenant que tu ne meures pas… Je ne peux même plus voir le signede ta tête… Trop tard !… Tu l’as voulu… Tant pis pour toi…Ah ! tu pleures !… Tu oses pleurer ! Quellefolie ! »

Il était presque au-dessus de la grotte à droite. Sa haine ledressa. Épouvantable, hideux, atroce, les yeux rouges de sang, ilintroduisit le fer de la pioche entre les deux blocs où la briquese trouvait coincée. Ensuite s’étant mis de côté, bien à l’abri, ildonna un coup sur la brique, puis un second. Au troisième, labrique sauta.

Ce qui se produisit fut si brusque, la pyramide de débris et depierres s’effondra avec une telle violence dans le creux de lagrotte et devant la grotte que l’infirme lui-même, malgré sesprécautions, fut entraîné par l’avalanche et projeté sur l’herbe.Chute sans gravité d’ailleurs et dont il se releva aussitôt enbalbutiant :

« Florence ! Florence ! »

La catastrophe, qu’il avait pourtant préparée d’une façon siminutieuse, et provoquée si férocement, semblait soudain lebouleverser par ses résultats. D’un œil effaré, il cherchait lajeune fille. Il se baissa, il rampa autour du chaos, qu’enveloppaitune poussière épaisse. Il regarda dans les interstices. Il ne vitrien.

Florence était ensevelie sous les décombres, invisible comme ill’avait prévu, morte.

« Morte ! dit-il, les yeux fixes et l’air hébété !…Morte ! Florence est morte ! »

De nouveau il tomba dans une prostration absolue, qui peu à peului ploya les jambes, l’accroupit et le paralysa. Ses deux efforts,si proches l’un de l’autre, et aboutissant à des cataclysmes dontil avait été le témoin immédiat, paraissaient l’avoir vidé de toutce qui lui restait d’énergie. Sans haine puisque Arsène Lupin nevivait plus, sans amour puisque Florence n’existait plus, il avaitl’aspect d’un homme qui a perdu la raison même de sa vie.

Deux fois ses lèvres articulèrent le nom de Florence.Regrettait-il son amie ? Arrivé au terme de cette effrayantesérie de forfaits, évoquait-il les étapes parcourues, toutesmarquées d’un cadavre ? Est-ce que quelque chose comme l’éveild’une conscience palpitait au fond de cette brute ? Ou plutôtn’était-ce pas cette sorte de torpeur physique qui engourdit labête fauve assouvie, repue de chair, ivre de sang, torpeur qui estpresque de la volupté ?

Pourtant il répéta une fois encore le nom de Florence, et deslarmes roulèrent sur ses joues.

Il demeura longtemps ainsi, immobile et morne, et lorsque, aprèsavoir avalé de nouveau quelques gorgées de sa drogue, il se remit àl’œuvre, ce fut machinalement, sans cette allégresse qui le faisaitsautiller sur ses jambes molles et le menait au crime comme on serend à une partie de plaisir.

Il commença par retourner vers le buisson d’où Lupin l’avait vuémerger. Derrière ce buisson il y avait, entre deux arbres, un abrisous lequel se trouvaient des instruments et des armes, pelles,râteaux, fusils, rouleaux de cordes et de fils de fer.

En plusieurs voyages, il les porta près du puits pour les yprécipiter en s’en allant. Il examina ensuite chaque parcelle dumonticule sur lequel il avait grimpé, afin d’être certain qu’il n’ylaissait pas la moindre trace de son passage. Même examen auxendroits de la pelouse où il avait évolué, sauf sur le chemin dupuits qu’il se réservait d’explorer en dernier lieu. Les herbesfurent redressées, la terre foulée fut soigneusement aplatie.

Il semblait soucieux et, tout en pensant à autre chose, ilagissait plutôt par habitude de malfaiteur qui sait ce qu’il doitfaire.

Un petit incident parut le réveiller. Une hirondelle blesséetomba près de lui. D’un geste il la saisit et l’écrasa entre sesmains, la pétrissant comme un chiffon de papier que l’on roule. Etses yeux brillaient d’une joie barbare, tandis qu’il contemplait lesang qui giclait de la pauvre bête en lui rougissant les mains.

Mais comme il jetait le petit cadavre informe dans un fourré, ilaperçut aux épines de ce fourré un cheveu blond, et toute sadétresse revint, au souvenir de Florence.

Il s’agenouilla devant la grotte écroulée. Puis, cassant deuxbouts de bois, il les plaça en forme de croix sous une despierres.

Comme il était courbé, de la poche de son gilet un petit miroirglissa, et, heurtant un caillou, se brisa.

Ce signe de malheur le frappa vivement. Il jeta autour de lui unregard méfiant, et, tout frémissant d’inquiétude, comme s’il se fûtsenti menacé par des puissances invisibles, il murmura :

« J’ai peur… Allons-nous-en, allons-nous-en… »

Sa montre marquait alors la demie de quatre heures.

Il prit son veston sur l’arbuste où il l’avait posé, enfila lesmanches, et il se mit à chercher dans la poche extérieure dedroite. C’est là qu’il avait mis ce portefeuille en cuir marron quirenfermait ses papiers.

« Tiens, fit-il très étonné… il me semblait pourtant bien… »

Il fouilla la poche extérieure de gauche, puis celle de côté, enhaut, puis, avec une agitation fébrile, toutes les pochesintérieures.

Le portefeuille n’y était pas. Et, chose stupéfiante, aucun desautres objets dont la présence dans les poches de son veston nefaisait pour lui aucune espèce de doute ne s’y trouvait, ni sonétui à cigarettes, ni sa boîte d’allumettes, ni son carnet.

Il fut confondu. Son visage se décomposa. Il balbutia des motsincompréhensibles, tandis que la plus redoutable des idéess’emparait de son esprit au point de lui apparaître aussitôt commeune vérité certaine : Il y avait quelqu’un dans l’enceinte duVieux-Château.

Il y avait quelqu’un dans l’enceinte du Vieux Château ! Etce quelqu’un se cachait actuellement aux environs des ruines, dansles ruines peut-être ! Et ce quelqu’un l’avait vu ! Et cequelqu’un avait assisté à la mort d’Arsène Lupin et à la mort deFlorence Levasseur ! Et ce quelqu’un, profitant de soninattention, et connaissant par ses paroles à lui l’existence despapiers, avait fouillé le veston et vidé les poches !

Sa figure exprima cet émoi de l’homme habitué aux actes desténèbres et qui sait tout à coup que des yeux l’ont surpris dansses besognes détestables, et que les mêmes yeux, maintenant, épientses gestes et voient celui qui n’a jamais été vu. D’où partait ceregard qui le troublait comme le grand jour trouble l’oiseau denuit ? Était-ce le regard d’un intrus caché par hasard ou d’unennemi acharné à le perdre ? Était-ce un complice d’ArsèneLupin, un ami de Florence, un affilié de la police ? Et cetadversaire se contentait-il du butin ou se préparait-il àl’attaquer ?

L’infirme n’osait bouger. Il était là, exposé aux agressions, enterrain découvert, sans rien pour le protéger contre des coups quipourraient partir avant même qu’il sût où se trouvaitl’adversaire.

À la fin cependant l’imminence du péril lui rendit quelquevigueur. Immobile encore, il inspecta d’abord les alentours avecune attention si aiguë qu’il semblait qu’aucun détail n’eût pu luiéchapper. Que ce fût entre les pierres du chaos ou derrière lesbuissons, ou que ce fût à l’abri du grand rideau de lauriers, ileût avisé la silhouette la plus indistincte.

Ne voyant personne, il avança. Sa béquille le soutenait. Ilmarchait sans que ses pas et sans que cette béquille, terminéeprobablement par un bouton de caoutchouc, fissent le moindre bruit.La main droite tendue serrait un revolver. L’index pesait sur ladétente. Le plus petit effort de volonté, moins que cela même,l’ordre spontané de son instinct, et la balle supprimaitl’ennemi.

Il se dirigeait vers la gauche. Il y avait, de ce côté, entre lapointe extrême des lauriers et les premières roches éboulées, unpetit chemin de briques qui devait être plutôt le faîte d’un murenseveli. Ce chemin, par lequel l’ennemi avait pu venir, sanslaisser de traces, jusqu’à l’arbuste qui portait le veston,l’infirme le suivit.

Les dernières branches des lauriers le gênant, il lesécarta.

Des masses de buissons s’entremêlaient. Pour les éviter illongea la base du monticule. Puis il fit encore quelques pas,contournant une roche énorme.

Et alors, subitement, il recula et perdit presque l’équilibre,tandis que sa béquille tombait et que le revolver lui échappait desmains.

Ce qu’il venait d’apercevoir, ce qu’il apercevait, était bien lespectacle le plus terrifiant qu’il lui fût possible de considérer.En face de lui, dix pas plus loin, ce n’était pas un homme qui sedressait, les mains dans les poches, les jambes croisées, l’une deses épaules légèrement appuyée contre la paroi de la roche. Cen’était pas et ce ne pouvait pas être un homme, puisque cet homme,l’infirme le savait, était mort, d’une mort d’où personne nerevient. C’était donc un fantôme, et cela, cette apparitiond’outre-tombe, portait l’épouvante de l’infirme à ses dernièreslimites.

Il grelottait, repris de fièvre et de nouveau défaillant. Sesyeux agrandis contemplaient l’inconcevable phénomène. Tout son êtrerempli de croyances et de peurs sataniques, ployait sous le fardeaud’une vision à laquelle chaque seconde ajoutait un surcroîtd’horreur. Incapable de fuir, incapable de se défendre, ils’affaissa sur les genoux. Et il ne pouvait détacher son regard dece mort, que, une heure à peine auparavant, il avait enseveli dansles profondeurs d’un puits, sous un linceul de pierres et degranit.

Le fantôme d’Arsène Lupin !

Un homme, on le vise, on tire sur lui, et on le tue. Mais unfantôme ! un être qui n’existe pas, et qui pourtant dispose detoutes les forces surnaturelles !… À quoi bon lutter contreles machinations infernales de ce qui n’est plus ? À quoi bonramasser l’arme tombée et la braquer sur le spectre impalpabled’Arsène Lupin ?

Et il vit cette chose incompréhensible : le fantôme sortit lesmains de ses poches. L’une d’elles tenait un étui à cigarettes, etl’infirme reconnut ce même étui de métal bruni qu’il avait cherchévainement ! Comment douter alors que l’être qui avait fouilléle veston ne fût justement celui-là qui ouvrait l’étui, quichoisissait une cigarette et qui faisait craquer une allumette,prise, elle aussi, clans une boîte appartenant àl’infirme !

Miracle ! une flamme réelle jaillit de l’allumette !Prodige inouï ! des volutes de fumée montèrent de lacigarette, une fumée véritable dont l’odeur particulière, quel’infirme connaissait bien, lui parvint aussitôt.

Il se cacha la tête entre les mains. Il ne voulait plus voir.Fantôme ou hallucination, émanation de l’autre monde ou image néede ses remords et projetée par lui, il ne voulait plus que ses yeuxen fussent torturés.

Mais il perçut le bruit, de plus en plus distinct, d’un pas quis’en venait ! Il sentit une présence étrangère qui évoluaitautour de lui ! Un bras se tendit ! Une main lui tenaillala chair d’une étreinte irrésistible ! Et il entendit des motsprononcés par une voix qui était, à ne s’y pas tromper, la voixhumaine et vivante d’Arsène Lupin :

« Eh bien, voyons, cher monsieur, dans quel état nousmettons-nous ? Certes, je comprends tout ce que mon brusqueretour a d’insolite et même d’inconvenant, mais enfin il ne fautpas se frapper outre mesure. On a vu des choses beaucoup plusextraordinaires, comme l’arrêt du soleil par Josué… ou descataclysmes beaucoup plus sensationnels, comme le tremblement deterre de Lisbonne en 1755. Le sage doit ramener les événements àleur juste mesure, et ne pas les juger d’après leur action sur sonpropre destin, mais d’après leur retentissement sur la fortune dumonde. Or, avouez-le, votre petite mésaventure est toutindividuelle, et n’affecte en rien l’équilibre planétaire.Marc-Aurèle a dit, page 84 de l’édition Hachette… »

L’infirme avait eu le courage de relever la tête, et la réalitélui apparaissait maintenant avec une telle précision qu’il nepouvait plus se dérober devant ce fait indiscutable : Arsène Lupinn’était pas mort ! Arsène Lupin, qu’il avait précipité dansles entrailles de la terre et qu’il avait écrasé aussi sûrement quel’on écrase un insecte avec le fer d’un marteau, Arsène Lupinn’était pas mort !

Comment s’expliquait un mystère aussi stupéfiant, l’infirme nepensait même pas à se le demander. Cela seul importait : ArsèneLupin n’était pas mort. Les yeux d’Arsène Lupin regardaient et sabouche articulait, comme des yeux et comme une bouche d’hommevivant. Arsène Lupin n’était pas mort. Il respirait. Il souriait.Il parlait. Il vivait !

Et c’était si bien de la vie que le bandit avait en face de luique, poussé soudain par un ordre de sa nature et par sa haineimplacable contre la vie, il s’aplatit tout de son long, atteignitson revolver, l’empoigna et tira.

Il tira, mais trop tard. D’un coup de bottine, don Luis avaitfait dévier l’arme. D’un autre coup, il la fit sauter des mains del’infirme.

Celui-ci grinça de rage, et, tout de suite, hâtivement, se mit àfouiller dans ses poches.

« C’est ça que vous désirez, monsieur ? fit don Luis enmontrant une sorte de seringue, chargée d’un liquide jaunâtre.Excusez-moi, mais j’ai eu peur que, par suite d’un faux mouvement,vous ne vous piquiez vous-même. Or, ce serait là, n’est-cepas ? une piqûre mortelle, et je ne me le pardonnerais pas.»

L’infirme était désarmé. Il hésita un moment, étonné quel’adversaire ne l’attaquât pas de façon plus violente, et cherchantà profiter de ce délai. Ses yeux, petits et clignotants, erraientautour de lui, en quête d’un projectile. Mais une idée parutl’assaillir et, peu à peu lui rendre confiance, et, dans un nouvelaccès de joie, vraiment inattendu, il lâcha son éclat de rire leplus strident.

« Et Florence ! s’exclama-t-il. N’oublions pas Florence.Car je te tiens par là. Si je te rate avec mon revolver, si tu m’asvolé mon poison, j’ai un autre moyen de t’atteindre, et en pleincœur ! N’est-ce pas que tu ne peux pas vivre sansFlorence ? Florence morte, c’est ta condamnation, n’est-cepas ? Florence morte, toi-même tu te passes la corde aucou ? N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? »

Don Luis répondit :

« En effet, si Florence mourait, je ne pourrais pas luisurvivre.

– Elle est morte, s’écria le bandit avec un redoublement degaieté et en sautillant sur ses genoux. Morte ! ce quis’appelle morte ! Que dis-je ! plus que morte ! Unmort, ça conserve quelque temps encore l’apparence d’un vivant.Mais là c’est bien mieux ! Plus de cadavre, Lupin, unebouillie de chair et d’os ! Tout l’échafaudage des blocs depierre lui a dégringolé dessus ! Tu vois ça d’ici, hein !Quel spectacle ! Allons, vite, à ton tour de déménager.Veux-tu un bout de corde ? Ah ! ah ! ah ! C’està crever de rire. Mais je te l’avais dit, Lupin, rendez-vous devantla porte de l’enfer. Vite, la bien-aimée t’attend. Tuhésites ? Et la vieille politesse française ! Est cequ’on fait attendre une femme ? Au galop, Lupin !Florence est morte ! »

Il disait cela avec une réelle volupté, comme si ce seul mot luieût paru délicieux.

Don Luis n’avait pas sourcillé. Il prononça simplement, enhochant la tête :

« Quel dommage ! »

L’infirme sembla pétrifié. Toutes ses contorsions de joie, toutesa mimique triomphale furent arrêtées net. Il balbutia :

« Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

– Je dis, déclara don Luis, qui ne se départait pas de son calmeet de sa courtoisie et continuait à ne pas tutoyer l’infirme, jedis, cher monsieur, que vous avez commis une mauvaise action. Jen’ai jamais rencontré une nature plus noble et plus digne d’estimeque Mlle Levasseur. Sa beauté incomparable, sa grâce, l’harmonie desa taille, sa jeunesse, méritaient un autre traitement. En vérité,il serait regrettable qu’un tel chef-d’œuvre n’existât plus. »

L’infirme restait stupide. La sérénité de don Luis ledéconcertait. Il articula d’une voix blanche :

« Je te répète qu’elle n’existe plus. Tu n’as donc pas vu lagrotte ? Florence n’existe plus !

– Je ne veux pas le croire, fit don Luis paisiblement. S’il enétait ainsi l’aspect des choses ne serait plus le même. Il y auraitdes nuages au ciel. On n’entendrait pas chanter les oiseaux, et lanature aurait un air de deuil. Or, les oiseaux chantent, le cielest bleu, toutes les choses sont à leur place, l’honnête homme estvivant, et le bandit se traîne à ses pieds. Comment Florence nevivrait-elle pas ? »

Un long silence suivit ces paroles. Les deux ennemis, à troispas l’un de l’autre, se regardaient dans les yeux, don Luistoujours aussi tranquille, l’infirme en proie à l’angoisse la plusfolle. Le monstre comprenait. Si obscure que fût la vérité, ellelui apparaissait avec tout l’éclat d’une certitudeaveuglante ; Florence Levasseur, elle aussi, vivait !Humainement, matériellement, cela n’était pas dans les chosespossibles. Mais la résurrection de don Luis non plus n’était pasdans les choses possibles, et pourtant don Luis vivait, et sonvisage ne portait même pas la trace d’une égratignure, et sesvêtements ne semblaient même pas déchirés ou souillés.

Le monstre se sentit perdu. L’homme qui le tenait entre sesmains implacables était de ceux dont le pouvoir n’a pas de limites.Il était de ceux qui s’échappent des bras mêmes de la mort et quiarrachent victorieusement à la mort les êtres dont ils ont pris lagarde.

Le monstre reculait, peu à peu, traînant ses genoux sur le petitsentier de briques.

Il reculait. Il passait devant le chaos qui recouvrait l’ancienemplacement de la grotte, et il ne tourna pas les yeux de ce côté,comme s’il eût eu la conviction définitive que Florence étaitsortie saine et sauve du formidable sépulcre.

Il reculait. Don Luis l’avait quitté du regard et, occupé àdéfaire un rouleau de corde qu’il avait ramassé, paraissait ne plusse soucier de lui.

Il reculait.

Et brusquement, ayant observé l’ennemi, il pivota sur lui-même,se dressa d’un effort sur ses jambes molles, et se mit à courirdans la direction du puits.

Vingt pas l’en séparaient. Il atteignit la moitié, les troisquarts de la distance. Déjà l’orifice s’ouvrait devant lui. Ilétendit les bras, du geste d’un homme qui veut piquer une tête, etil s’élança.

Son élan fut brisé. Il roula sur le sol, ramené brutalement enarrière et les bras serrés si violemment autour du buste qu’il nepouvait plus remuer.

C’était don Luis qui, ne le perdant pas de vue, avait jeté sacorde préparée à la manière d’un lasso, et lui avait, au momentmême où il se précipitait dans l’abîme, enroulé autour du corps uneboucle solide.

Quelques secondes l’infirme se débattit. Mais le nœud coulantlui sciait les chairs. Il ne bougea plus. C’était fini.

Alors don Luis Perenna, qui le tenait au bout de la laisse, s’envint vers lui et acheva de le lier avec le reste de la corde.L’opération fut minutieuse. Don Luis s’y reprit à plusieurs fois,utilisant aussi les rouleaux de cordes que le bandit avait apportésprès du puits et le bâillonnant à l’aide d’un mouchoir. Et, tout ens’appliquant à son ouvrage, il expliquait d’un ton de politesseaffectée :

Voyez-vous, monsieur, les gens se perdent toujours par excès deconfiance. Ils n’imaginent pas que leurs adversaires puissent avoirdes ressources qu’ils n’ont pas. Ainsi, quand vous m’avez faittomber dans votre traquenard, comment avez-vous pu supposer, chermonsieur, qu’un homme comme moi, qu’un homme comme Arsène Lupin,accroché au bord d’un puits, ayant les avant-bras posés sur lerebord et les pieds contre la paroi intérieure, se laisserait choircomme le premier venu ? Voyons, vous étiez à quinze ou vingtmètres, et je n’aurais pas eu la force de remonter d’un bond ni lecourage d’affronter les balles de votre revolver, alors justementqu’il s’agissait de sauver Florence Levasseur et de me sauvermoi-même ! Mais, mon pauvre monsieur, le plus minime efforteût suffi, soyez-en convaincu. Si je ne l’ai pas tenté, cet effort,c’est que j’avais mieux à faire, infiniment mieux. Et je vais vousdire pourquoi, si toutefois vous êtes curieux de le savoir.Oui ? Apprenez donc, monsieur, que, du premier coup, mesgenoux et mes pieds, en s’arc-boutant contre les paroisextérieures, avaient démoli, je m’en rendis compte pas la suite,une mince couche de plâtre qui fermait, à cet endroit, une ancienneexcavation pratiquée dans le puits. Heureuse chance, n’est-cepas ? et de nature à modifier la situation. Aussitôt mon planfut établi. Tout en jouant ma petite comédie du monsieur qui vatomber dans un gouffre, tout en me composant le visage le pluseffaré, les yeux les plus écarquillés et le rictus le plus hideux,j’agrandis cette excavation de manière à rejeter les carreaux deplâtre devant moi pour que leur chute ne fît aucun bruit. Le momentvenu, à la seconde même où mon visage défaillant disparut à vosyeux, moi, tout simplement, et grâce à un tour de reins qui nemanquait pas d’audace, je sautais dans ma retraite. J’étaissauvé.

« J’étais sauvé, puisque précisément cette retraite se creusaitdu côté où vous étiez en train d’évoluer, et que, obscureelle-même, elle ne projetait dans le puits aucune lumière. Dès lorsil me suffisait d’attendre. J’écoutai paisiblement vos discours etvos menaces. Je laissai passer vos projectiles. Et, vous supposantreparti vers Florence, je m’apprêtais à sortir de mon refuge, àrevenir à la clarté du jour et à vous tomber sur le dos, lorsque…»

Don Luis retourna l’infirme, comme on fait d’un paquet que l’onficelle, et il reprit :

« Avez-vous visité, sur les bords de la Seine, en Normandie, levieux château féodal de Tancarville ? Non ? Eh bien, voussaurez qu’il y a là, hors des ruines du donjon, un ancien puits,qui offre, comme bien d’autres puits de l’époque, cetteparticularité d’avoir deux orifices, l’un au sommet qui s’ouvrevers le ciel, l’autre un peu en dessous, creusé latéralement dansla paroi et qui s’ouvrait sur une des salles du donjon. ÀTancarville, ce second orifice est aujourd’hui fermé par unegrille. Ici il fut muré par une couche de cailloux et de plâtre. Etc’est justement le souvenir de Tancarville qui me fit rester,d’autant que rien ne pressait puisque vous aviez eu la gentillessede m’avertir que Florence ne me rejoindrait pas dans l’autre mondeavant quatre heures.

« J’examinai donc mon refuge, et, comme j’en avais eul’intuition, je constatai que c’était le sous-sol d’uneconstruction aujourd’hui démolie et sur les ruines de laquelle lejardin avait été aménagé. Ma foi, je m’avançai à tâtons, en suivantla direction qui, au-dessus, m’eût mené vers la grotte. Mespressentiments ne me trompèrent pas. Un peu de jour filtrait auhaut d’un escalier dont j’avais heurté la marche inférieure. Jemontai. En haut, je distinguai le bruit de votre voix. »

Coup sur coup, don Luis retourna l’infirme, non sans quelquebrusquerie. Puis il continua :

« Je tiens à vous répéter, cher monsieur, que le dénouement eûtété exactement semblable si je vous avais attaqué directement, etdès le début, par la voie de terre. Mais, cette réserve faite,j’avoue que le hasard m’a bien servi. Souvent contrarié par lui aucours de notre lutte, cette fois je n’ai pas à me plaindre, et jeme sentais tellement en veine que je ne doutai pas une seconde que,après m’avoir offert l’entrée de la voie souterraine, il ne meconduisît à la sortie. De fait, je n’eus qu’à retirer doucementvers moi le frêle obstacle de quelques briques accumulées quimasquaient cet orifice, pour pénétrer librement au milieu deséboulements du donjon. Guidé par le son de votre voix, je meglissai entre les pierres, et j’arrivai ainsi au fond de la grotteoù se trouvait Florence. C’est amusant, n’est-ce pas, chermonsieur ? et vous voyez tout ce qu’il y avait de comique àvous entendre tenir vos petits discours : « Réponds oui ou non,Florence. Un signe de ta tête décidera de ton sort. Si c’est oui,je te délivre. Si c’est non, tu meurs. Réponds donc, Florence. Unsigne de tête… Est-ce oui ? Est ce non ? Et la finsurtout fut délicieuse, lorsque vous avez grimpé sur le dessus dela grotte et que vous gueuliez de là-haut : C’est toi qui as voulumourir, Florence ! Tu l’as voulu. Tant pis pour toi !Pensez donc, comme c’était drôle ! À ce moment-là, il n’yavait plus personne clans la grotte ! Personne ! D’unseul effort, j’avais attiré Florence vers moi et l’avais mise àl’abri. Et tout ce que vous avez pu écraser avec votre dégringoladede blocs, c’est peut-être une ou deux araignées et quelques mouchesqui rêvassaient sur les dalles. Et voilà, le tour était joué, et lacomédie s’achevait. Premier acte : Arsène Lupin sauvé. Deuxièmeacte : Florence Levasseur sauvée. Troisième et dernier acte :Monsieur le monstre foutu. Et combien ! »

Don Luis se releva, et contemplant son ouvrage d’un œilsatisfait :

« T’as l’air d’un boudin, s’écria-t-il, repris par sa naturegouailleuse et par son habitude de tutoyer ses ennemis… un vraiboudin ! Pas très gros, le monsieur. Un saucisson de Lyon pourfamille pauvre ! Mais bah ! tu n’y mets aucunecoquetterie, je présume ? D’ailleurs tu n’es pas plus malcomme ça qu’à l’ordinaire, et en tout cas tu es absolumentapproprié à la petite gymnastique de chambre que je te propose. Tuvas voir ça… une idée à moi vraiment originale. T’impatiente pas.»

Il prit un des fusils que le bandit avait apportés, et ilattacha au milieu de ce fusil l’extrémité d’une corde qui avaitenviron douze ou quinze mètres de long, et dont il fixa l’autrebout aux cordes qui ligotaient l’infirme, à la hauteur du dos.

Ensuite il saisit le captif à bras-le-corps et le tint suspenduau-dessus du puits.

« Ferme les yeux si tu as le vertige. Et surtout ne crains rien.Je suis très prudent. Tu es prêt ? »

Il laissa glisser l’infirme dans le trou béant et saisit ensuitela corde qu’il venait d’attacher. Alors, peu à peu, pouce parpouce, avec précaution, de manière qu’il ne se cognât point, lepaquet fut descendu à bout de bras. Lorsqu’il parvint à unedouzaine de mètres de profondeur, le fusil posé en travers du puitsl’arrêta, et il demeura là, suspendu dans les ténèbres et au centrede l’étroite circonférence.

Don Luis alluma plusieurs bouchons de papier qui dégringolèrenten tournoyant et jetèrent sur les parois des lueurs sinistres.

Puis, incapable de résister à l’attrait d’une dernièreapostrophe, il se pencha comme l’avait fait le bandit et ricana:

« L’endroit est choisi pour que tu n’attrapes pas de rhume decerveau. Que veux-tu ? Je te soigne. J’ai promis à Florence dene pas te tuer, et au gouvernement français de te livrer autant quepossible vivant. Seulement, comme je ne savais que faire de toijusqu’à demain matin, je t’ai mis au frais. Le truc est joli,n’est-ce pas ? et, ce qui ne saurait te déplaire, vraimentconforme à tes procédés. Mais oui, réfléchis. Le fusil ne repose àses deux bouts que sur une longueur de deux ou trois centimètres.Alors, pour peu que tu gigotes, pour peu que tu bouges, siseulement tu respires trop fort, le canon ou la crosse flanche, etc’est l’immédiat et fatal plongeon. Quant à moi, je n’y suis pourrien ! Si tu meurs, c’est un bon petit suicide. Tu n’as qu’àne pas remuer, mon bonhomme.

« Et l’avantage de ma petite mécanique, c’est qu’elle te donneun avant-goût des quelques nuits qui précèderont l’heure suprême oùon te coupera la tête. D’ores et déjà tu te trouves en face de taconscience, nez à nez avec ce qui te sert d’âme, sans rien quidérange votre silencieux colloque. Je suis gentil, hein ! cherami ? Allons, je te laisse. Et, souviens-toi, pas un geste,pas un soupir, pas un clignement de paupières, pas un battement decœur. Ne rigole pas surtout ! Si tu rigoles, tu es dans lelac. Médite, c’est ce que tu as de mieux à faire. Médite etattends. Au revoir, monsieur. »

Et don Luis, satisfait de son discours, s’éloigna en murmurant:

« Voilà qui est bien. Je n’irai pas jusqu’à dire avec Eugène Suequ’il faut crever les yeux des grands criminels. Mais, tout demême, une bonne petite punition physique, assaisonnée d’angoisse,c’est équitable, hygiénique et moral. »

Don Luis s’en alla et, reprenant le chemin de briques,contournant le chaos des ruines, il se dirigea, par un sentier quidescendait le long du mur d’enceinte, vers un bosquet de sapins oùil avait mis Florence à l’abri.

Elle attendait, toute meurtrie encore de l’effroyable suppliceenduré, mais déjà vaillante, maîtresse d’elle-même, et sansinquiétude, eût-on dit, sur l’issue du combat qui mettait don Luisaux prises avec l’infirme.

« C’est terminé, fit-il simplement. Demain, je le livrerai à lajustice. »

Un frisson la secoua, mais elle se tut, tandis que don LuisPerenna l’observait en silence.

C’était la première fois qu’ils se retrouvaient ensemble etseuls, depuis que tant de drames les avaient séparés et projetésensuite l’un contre l’autre comme des ennemis implacables, et donLuis en éprouva une telle émotion qu’il ne put dire à la fin quedes phrases insignifiantes, sans rapport avec les pensées qui lebouleversaient :

« En suivant ce mur, et en bifurquant vers la gauche, nousallons retrouver l’automobile… Vous ne serez pas trop fatiguée pourmarcher jusque-là ?… Une fois dans l’automobile, nous irons àAlençon… Il y a un hôtel très paisible près de la place principale…vous pourrez y attendre que les événements prennent pour vous unetournure favorable… et cela ne saurait tarder, puisque le coupableest pris.

– Marchons », dit-elle.

Il n’osa pas lui proposer de la soutenir. D’ailleurs elleavançait sans défaillance, et son buste harmonieux ondulait sur seshanches du même rythme égal. Don Luis retrouvait pour elle touteson admiration et toute sa ferveur amoureuse. Pourtant jamaisencore elle ne lui avait semblé plus lointaine qu’en ce moment où,par des miracles d’énergie, il venait de lui sauver la vie. Ellen’avait pas eu pour lui un remerciement, ni même un de ces regardsun peu adoucis qui récompensent l’effort, et elle demeurait commeau premier jour la créature mystérieuse dont il n’avait jamaiscompris l’âme secrète et sur qui l’orage même d’événements siformidables n’avait pas jeté la moindre lumière. Quepensait-elle ? Que voulait-elle ? Vers quoi sedirigeait-elle ? Problèmes obscurs qu’il n’espérait plusrésoudre. Désormais chacun d’eux ne pourrait se souvenir de l’autrequ’avec colère et rancune.

« Eh bien, non, se dit-il, comme elle prenait place dans lalimousine, eh bien, non, la séparation n’aura pas lieu de cettemanière. Les mots qui doivent être prononcés entre nous le seronttous, et, qu’elle le veuille ou non, je déchirerai les voiles dontelle s’enveloppe. »

Le trajet fut rapide. À l’hôtel d’Alençon, don Luis fit inscrireFlorence sous un nom quelconque, puis, l’ayant laissée seule, uneheure plus tard il vint frapper à sa porte.

Cette fois encore il n’eut pas le courage d’aborder tout desuite la question comme il l’avait décidé. Il y avait d’ailleursd’autres points qu’il voulait éclaircir sur-le-champ.

« Florence, dit-il, avant de livrer cet homme, je voudraissavoir ce qu’il fut pour vous.

– Un ami, un ami malheureux et dont j’avais pitié,affirma-t-elle. Aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre ma pitié pourun tel monstre. Mais il y a quelques années, quand je le connus,c’est pour sa faiblesse, pour sa misère physique, pour tous lessymptômes de mort prochaine qui déjà le marquaient, c’est pour celaque je m’attachai à lui. Il eut l’occasion de me rendre quelquesservices, et bien qu’il vécût une vie cachée, qui me troublait parcertains côtés, il prit peu à peu sur moi, et à mon insu, beaucoupd’empire. J’avais foi dans son dévouement absolu, et lorsquel’affaire Mornington éclata, ce fut lui qui, je m’en rends comptemaintenant, me dirigea et, plus tard, dirigea Gaston Sauverand. Cefut lui qui me contraignit au mensonge et à la comédie, en mepersuadant qu’il travaillait pour le salut de Marie-Anne. Ce futlui qui nous inspira contre vous tant de défiance, et qui noushabitua si bien à garder le silence sur lui et sur tous ses actes,que Gaston Sauverand, dans son entrevue avec vous, n’osa même pasparler de lui. Comment ai-je pu être aveugle à ce point, jel’ignore. Mais il en fut ainsi. Rien ne m’a éclairée. Rien n’a pufaire que je soupçonne un instant cet être inoffensif, malade, quipassait la moitié de sa vie dans les maisons de santé et dans lescliniques, qui a subi toutes les opérations possibles, et qui, s’ilme parlait quelquefois de son amour, ne pouvait cependant espérer…»

Florence n’acheva pas. Ses yeux venaient de rencontrer ceux dedon Luis, et elle avait l’impression profonde qu’il n’écoutaitpoint ce qu’elle disait. Il la regardait, et c’était tout. Lesphrases prononcées tombaient dans le vide. Pour don Luis lesexplications relatives au drame lui-même ne signifiaient rien, tantque la lumière ne serait pas faite sur le seul point quil’intéressât, sur les pensées obscures de Florence à son égard,pensées d’aversion, pensées de mépris. En dehors de cela, touteparole était vaine et fastidieuse.

Il s’approcha de la jeune fille, et lui dit à voix basse :

« Florence, Florence, vous connaissez les sentiments que j’aipour vous, n’est-ce pas ? »

Elle rougit, interdite, comme si cette question eût été la plusimprévue de toutes les questions. Pourtant ses yeux ne sebaissèrent point, et elle répliqua franchement :

« Oui, je les connais.

– Mais peut-être, reprit-il avec plus de force, en ignorez-voustoute la profondeur ? Peut-être ne savez-vous pas que ma vien’a pas d’autre but que vous ?

– Je sais cela aussi, dit-elle.

– Alors, si vous le savez, dit-il, je dois en conclure que c’estlà précisément la cause de votre hostilité contre moi. Dès le débutj’ai été votre ami et je n’ai cherché qu’à vous défendre. Etpourtant, dès le début, j’ai senti que j’étais pour vous l’objetd’une aversion à la fois instinctive et raisonnée. Jamais je n’aivu dans vos yeux autre chose que de la froideur, de la gêne, dumépris, de la répulsion même. Aux instants de péril, lorsqu’ils’agissait de votre vie ou de votre liberté, vous risquiez toutesles imprudences plutôt que d’accepter mon secours. J’étaisl’ennemi, celui dont on se méfie et auquel on ne pense qu’avec unesorte d’effroi. N’est-ce pas la haine, cela ? Et n’est-ce paspar la haine seulement qu’on peut expliquer une telleattitude ? »

Florence ne répondit pas sur-le-champ. Il semblait qu’ellereculât le moment de prononcer les mots qui montaient à ses lèvres.Son visage amaigri par la fatigue et par la détresse avait plus dedouceur qu’à l’ordinaire.

« Non, dit-elle, il n’y a pas que la haine qui explique unepareille attitude. »

Don Luis fut stupéfait. Il ne comprenait pas bien le sens decette réponse, mais l’intonation que Florence y avait apportée letroublait infiniment, et voilà que les yeux de Florence n’avaientplus leur expression habituelle de dédain, et qu’ils s’emplissaientde grâce et de sourire. Et c’était la première fois qu’ellesouriait devant-lui.

« Parlez, parlez, je vous en supplie, balbutia-t-il.

– Je veux dire, reprit-elle, qu’il y a un autre sentiment quiexplique la froideur, la défiance, la crainte, l’hostilité. Cen’est pas toujours ceux qu’on déteste que l’on fuit avec le plusd’épouvante, et, si l’on fuit, c’est bien souvent parce qu’on apeur de soi, et qu’on a honte, et qu’on se révolte, et qu’on veutrésister, et qu’on veut oublier, et qu’on ne peut pas… »

Elle se tut, et comme il tendait vers elle des mains éperdues,et comme il implorait d’elle des mots et des mots encore, ellehocha la tête, signifiant ainsi qu’elle n’avait pas besoin deparler davantage pour qu’il pénétrât entièrement au fond de son âmeet découvrît le secret d’amour qu’elle y dissimulait.

Don Luis chancela. Il était ivre de bonheur, et presque endoloripar ce bonheur imprévu. Après les moments horribles qui venaient des’écouler dans le décor impressionnant du Vieux-Château, il luiparaissait fou d’admettre qu’une félicité aussi extravagante pûts’épanouir soudain dans le cadre banal de cette chambre d’hôtel. Ileût voulu de l’espace autour de lui, des forêts, des montagnes, laclarté de la lune, la splendeur d’un soleil qui se couche, toute labeauté et toute la poésie du monde. Du premier coup, il atteignit àla cime la plus haute du bonheur. La vie même de Florences’évoquait devant lui depuis l’instant de leur rencontre jusqu’à laminute tragique où l’infirme, penché sur elle, et voyant ses yeuxpleins de larmes, hurlait : « Elle pleure ! Elle osepleurer ! Quelle folie ! Mais ton secret, je le connais,Florence ! Et tu pleures ! Florence, Florence, c’esttoi-même qui auras voulu mourir ! »

Secret d’amour, élan de passion qui, dès le premier jour,l’avait jetée toute frémissante vers don Luis, et qui, ladéconcertant, l’emplissant de frayeur, lui semblant une trahisonenvers Marie-Anne et envers Sauverand, tour à tour l’éloignant etla rapprochant de celui qu’elle aimait et qu’elle admirait pour sonhéroïsme et pour sa loyauté, la déchirant de remords et labouleversant comme un crime, en fin de compte la livrait, sansforce et désemparée, à l’influence diabolique du bandit qui laconvoitait.

Don Luis ne savait que faire, ne savait avec quels mots exprimerson délire. Ses lèvres tremblaient, ses yeux se mouillaient.Obéissant à sa nature, il eût saisi la jeune fille et l’eûtembrassée comme un enfant embrasse, à pleine bouche et à pleincœur. Mais un sentiment trop respectueux le paralysait. Et, vaincupar l’émotion, il tomba aux pieds de la jeune fille en bégayant desmots d’amour et d’adoration.

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