Les Dents du tigre

Chapitre 2L’homme qui doit mourir

La scène tragique s’était déroulée avec une telle rapidité queles personnes qui en furent les témoins frémissants demeurèrent unmoment confondues. Le notaire fit un signe de croix ets’agenouilla. Le préfet murmura :

« Pauvre Vérot… un brave homme qui ne songeait qu’au service,qu’au devoir… Au lieu d’aller se faire soigner, et qui sait ?peut-être l’eût-on sauvé, il est revenu ici dans l’espoir de livrerson secret. Pauvre Vérot…

– Une femme ? des enfants ? demanda anxieusement donLuis.

– Une femme et trois enfants, répondit le préfet.

– Je me charge d’eux », déclara don Luis simplement.

Puis, comme on amenait un médecin, et que M. Desmalions donnaitdes ordres pour qu’on transportât le cadavre dans une piècevoisine, il prit le médecin à part et lui dit :

« Il est hors de doute que l’inspecteur Vérot a été empoisonné.Regardez son poignet, vous observerez la trace d’une piqûre,entourée d’un cercle d’inflammation.

– On l’aurait donc piqué là ?

– Oui, à l’aide d’une épingle ou d’un bec de plume, et pas aussiviolemment qu’on l’eût voulu, puisque la mort n’est survenue quequelques heures après. »

Les huissiers emportèrent le cadavre, et bientôt il ne restaplus dans le cabinet du préfet que les cinq personnages qu’il yavait convoqués.

Le secrétaire d’ambassade américain et l’attaché péruvien,jugeant leur présence inutile, s’en allèrent, après avoirchaudement félicité don Luis Perenna de sa clairvoyance.

Puis ce fut le tour du commandant d’Astrignac, qui secoua lamain de son ancien subordonné avec une affection visible. Et maîtreLepertuis et Perenna, ayant pris rendez-vous pour la délivrance dulegs, étaient eux-mêmes sur le point de se retirer, quand M.Desmalions entra vivement.

« Ah ! vous êtes encore là, don Luis Perenna… Tantmieux !… Une idée qui me frappe… Ces trois lettres que vousavez cru déchiffrer sur le bloc-notes… vous êtes certain qu’il y abien la syllabe Fau ?…

– Il me semble, monsieur le préfet. Tenez, n’est-ce pas lestrois lettres F, A et U ?… Et remarquez que la lettre F esttracée en majuscule ? Ce qui me fait supposer que cettesyllabe est le début d’un nom propre.

– En effet, en effet, dit M. Desmalions. Eh bien, il se présentececi de curieux, c’est que cette syllabe est justement… Du reste,nous allons vérifier… »

D’une main hâtive, M. Desmalions feuilletait la correspondanceque son secrétaire lui avait remise à son arrivée et qui setrouvait rangée sur un coin de la table.

« Ah ! voici, s’exclama-t-il, en saisissant une lettre eten se reportant aussitôt à la signature… Voici… C’est bien ce queje croyais… Fauville… la syllabe initiale est la même… Regardez,Fauville tout court, sans prénom… La lettre a dû être écrite dansun moment de fièvre… Il n’y a ni date ni adresse… L’écriture esttremblée… »

Et M. Desmalions lut à haute voix :

« Monsieur le préfet,

« Un grand danger est suspendu sur ma tête et sur la tête demon fils. La mort approche à grands pas. J’aurai cette nuit, oudemain matin au plus tard, les preuves de l’abominable complot quinous menace. Je vous demande la permission de vous les apporterdans la matinée. J’ai besoin de protection et je vous appelle à monsecours.

« Veuillez agréer, etc.

« Fauville »

« Pas d’autre désignation ? fit Perenna. Aucunentête ?

– Rien, mais il n’y a pas d’erreur. Les déclarations del’inspecteur Vérot coïncident d’une façon trop évidente avec cetappel désespéré. C’est bien M. Fauville et son fils qui doiventêtre assassinés cette nuit. Et ce qu’il y a de terrible, c’est quele nom de Fauville étant très répandu il est impossible que nosrecherches aboutissent à temps.

– Comment ! monsieur le préfet, mais à tout prix…

– À tout prix, certes, et je vais mettre tout le monde sur pied.Mais notez bien que nous n’avons pas le moindre indice.

– Ah ! s’écria don Luis, ce serait effrayant. Ces deuxêtres qui doivent mourir et que nous ne pourrions sauver. Monsieurle préfet, je vous en supplie, prenez cette affaire en main. Par lavolonté de Cosmo Mornington, vous y êtes mêlé dès la premièreheure, et par votre autorité et votre expérience vous lui donnerezune impulsion plus vigoureuse.

– Cela concerne la Sûreté… le parquet… objecta M.Desmalions.

– Certes, monsieur le préfet. Mais ne croyez-vous pas qu’il y ades moments où le chef a seul qualité pour agir ? Excusez moninsistance… »

Il n’avait pas achevé ces mots que le secrétaire particulier dupréfet entra avec une carte à la main.

« Monsieur le préfet, cette personne insiste tellement… j’aihésité… »

M. Desmalions saisit la carte et jeta une exclamation desurprise et de joie.

« Regardez, monsieur, dit-il à Perenna qui lut ces mots :

Hippolyte Fauville,

Ingénieur,

14, bis, boulevard Suchet.

– Allons, fit M. Desmalions, le hasard veut que tous les fils decette affaire viennent se placer dans mes mains, et que je soisamené à m’en occuper selon votre désir, monsieur. D’ailleurs, ilsemble que les événements tournent en notre faveur. Si ce monsieurFauville est un des héritiers Roussel, la tâche serasimplifiée.

– En tout cas, monsieur le préfet, objecta le notaire, je vousrappellerai qu’une des clauses du testament stipule que la lecturen’en doit être faite que dans quarante-huit heures. Ainsi donc M.Fauville ne doit pas encore être mis au courant… »

La porte du bureau s’entrouvrit à peine, un homme bousculal’huissier et entra brusquement.

Il bredouillait :

L’inspecteur… l’inspecteur Vérot ? Il est mort, n’est-cepas ? On m’a dit…

– Oui, monsieur, il est mort.

– Trop tard ! J’arrive trop tard », balbutia-t-il.

Et il s’effondra, les mains jointes, en sanglotant :

« Ah ! les misérables ! les misérables ! »

Son crâne chauve surmontait un front que rayaient des ridesprofondes. Un tic nerveux agitait son menton et tirait les lobes deses oreilles. C’était un homme de cinquante ans environ, très pâle,les joues creuses, l’air maladif. Des larmes roulaient dans sesyeux.

Le préfet lui dit :

« De qui parlez-vous, monsieur ? De ceux qui ont tuél’inspecteur Vérot ? Vous est-il possible de les désigner, deguider notre enquête ?… »

Hippolyte Fauville hocha la tête.

« Non, non. Pour l’instant, cela ne servirait de rien… Mespreuves ne suffiraient pas… Non, en vérité, non. »

Il s’était levé déjà et s’excusait :

« Monsieur le préfet, je vous ai dérangé inutilement… mais jevoulais savoir… J’espérais que l’inspecteur Vérot aurait échappé…Son témoignage réuni au mien aurait été précieux. Mais peut-êtrea-t-il pu vous prévenir ?

– Non, il a parlé de ce soir… de cette nuit… »

Hippolyte Fauville sursauta.

« De ce soir ! Alors, ce serait déjà l’heure… Mais non,mais non, c’est impossible, ils ne peuvent rien encore contre moi…Ils ne sont pas prêts.

– L’inspecteur Vérot affirme pourtant que le double crime doitêtre commis cette nuit.

– Non, monsieur le préfet… Là, il se trompe… Je le sais bien,moi… Demain soir, au plus tôt. Et nous les prendrons au piège… Ahles misérables… »

Don Luis s’approcha et lui dit :

« Votre mère s’appelait bien Ermeline Roussel, n’est-cepas ?

– Oui, Ermeline Roussel. Elle est morte maintenant.

– Et elle était bien de Saint-Étienne ?

– Oui… Mais pourquoi ces questions ?…

– Monsieur le préfet vous expliquera demain… Un mot encore.»

Il ouvrit la boîte de carton déposée par l’inspecteur Vérot.

« Cette tablette de chocolat a-t-elle une signification pourvous ? Ces empreintes ?…

– Oh ! fit l’ingénieur, la voix sourde… Quelleinfamie !… Où l’inspecteur a-t-il trouvé cela ? »

Il eut encore une défaillance, mais très courte, et, seredressant aussitôt, il se hâta vers la porte, d’un passaccadé.

« Je m’en vais, monsieur le préfet, je m’en vais. Demain matin,je vous raconterai… J’aurai toutes les preuves… et la justice meprotégera… Je suis malade, c’est vrai, mais enfin, je veuxvivre !… J’ai le droit de vivre… et mon fils aussi… Et nousvivrons… Oh ! les misérables… »

Et il sortit en courant, à l’allure d’un homme ivre.

M. Desmalions se leva précipitamment.

« Je vais faire prendre des renseignements sur l’entourage decet homme… faire surveiller sa demeure. J’ai déjà téléphoné à laSûreté. J’attends quelqu’un en qui j’ai toute confiance. »

Don Luis déclara :

« Monsieur le préfet, je vous conjure, accordez-moil’autorisation de poursuivre cette affaire sous vos ordres. Letestament de Cosmo Mornington m’en fait un devoir, et,permettez-moi de le dire, m’en donne le droit. Les ennemis de M.Fauville sont d’une adresse et d’une audace extraordinaires. Jetiens à l’honneur d’être au poste, ce soir, chez lui et auprès delui. »

Le préfet hésita. Comment n’eût-il pas songé à l’intérêtconsidérable que don Luis Perenna avait à ce qu’aucun des héritiersMornington ne fût retrouvé, ou du moins ne pût s’interposer entrelui et les millions de l’héritage ? Devait-on attribuer à unnoble sentiment de gratitude, à une conception supérieure del’amitié et du devoir, ce désir étrange de protéger HippolyteFauville contre la mort qui le menaçait ?

Durant quelques secondes, M. Desmalions observa ce visagerésolu, ces yeux intelligents, à la fois ironiques et ingénus,graves et souriants, au travers desquels on ne pouvait certes paspénétrer jusqu’à l’énigme secrète de l’individu, mais qui vousregardaient avec une telle expression de sincérité et de franchise.Puis il appela son secrétaire.

« On est venu de la Sûreté ?

– Oui, monsieur le préfet, le brigadier Mazeroux est là.

– Veuillez dire qu’on l’introduise. »

Et, se tournant vers Perenna :

« Le brigadier Mazeroux est un de nos meilleurs agents. Jel’employais concurremment avec ce pauvre Vérot lorsque j’avaisbesoin de quelqu’un de débrouillard et d’actif. Il vous sera trèsutile. »

Le brigadier Mazeroux entra. C’était un petit homme sec etrobuste, auquel ses moustaches tombantes, ses paupières lourdes,ses yeux larmoyants, ses cheveux plats et longs donnaient l’air leplus mélancolique. Le préfet lui dit :

« Mazeroux, vous devez connaître déjà la mort de votre camaradeVérot et les circonstances atroces de cette mort. Il s’agit de levenger et de prévenir d’autres crimes. Monsieur, qui connaîtl’affaire à fond, vous fournira toutes les explicationsnécessaires. Vous marcherez d’accord avec lui, et demain matin vousme rendrez compte de ce qui s’est passé. »

C’était donner le champ libre à don Luis Perenna et se confier àson initiative et à sa clairvoyance.

Don Luis s’inclina.

« Je vous remercie, monsieur le préfet. J’espère que vousn’aurez pas à regretter le crédit que vous voulez bien m’accorder.»

Et, prenant congé de M. Desmalions et de maître Lepertuis, ilsortit avec le brigadier Mazeroux.

Dehors il raconta ce qu’il savait à Mazeroux, lequel sembla fortimpressionné par les qualités professionnelles de son compagnon ettout disposé à se laisser conduire par lui.

Ils décidèrent de passer d’abord au café du Pont-Neuf.

Là ils apprirent que l’inspecteur Vérot, un habitué del’établissement, avait, en effet le matin, écrit une longue lettre.Et le garçon de table se rappela fort bien que son voisin de table,entré presque en même temps que l’inspecteur, avait demandéégalement du papier à lettre et réclamé deux fois des enveloppesjaunes.

« C’est bien cela, dit Mazeroux à don Luis. Il y a eu, commevous le pensiez, substitution de lettres. »

Quant au signalement que le garçon put donner, il étaitsuffisamment explicite : un individu de taille élevée, un peuvoûté, qui portait une barbe châtaine coupée en pointe, un lorgnond’écaille retenu par un cordonnet de soie noire, et une canned’ébène dont la poignée d’argent formait une tête de cygne.

« Avec cela, dit Mazeroux, la police peut marcher. »

Ils allaient sortir du café, lorsque don Luis arrêta soncompagnon.

« Un instant.

– Qu’y a-t-il ?

– Nous avons été suivis…

– Suivis ! Elle est raide celle-là. Et par quidonc ?

– Aucune importance. Je sais ce que c’est, et j’aime autantrégler cette histoire-là en un tournemain. Attendez-moi. Jereviens, et vous ne vous ennuierez pas, je vous le promets. Vous,allez voir un type à la hauteur. »

Il revint, en effet, au bout d’une minute, avec un monsieurmince et grand, au visage encadré de favoris.

Il fit les présentations :

« Monsieur Mazeroux, un de mes amis. Monsieur Cacérès, attaché àla légation péruvienne, et qui, tout à l’heure, assistait àl’entrevue chez le préfet. C’est M. Cacérès qui fut chargé par leministre du Pérou de réunir les pièces relatives à mon identité.»

Et gaiement, il ajouta :

« Alors, cher monsieur Cacérès, vous me cherchiez… J’avais biencru, en effet, quand nous sommes sortis de la Préfecture… »

L’attaché péruvien fit un signe et montra le brigadier Mazeroux.Perenna reprit :

« Je vous en supplie… Que monsieur Mazeroux ne vous gênepas !… Vous pouvez parler devant lui… Il est très discret… etd’ailleurs il est au courant de la question. »

L’attaché se taisait. Perenna le fit asseoir en face de lui.

« Parlez sans détours, cher monsieur Cacérès. C’est un sujet quidoit être traité carrément et où, même, je ne redoute pas unecertaine crudité de mots. Que de temps gagné de la sorte !Allons-y. Il vous faut de l’argent n’est-ce pas ? Ou, dumoins, un supplément d’argent. Combien ? »

Le Péruvien eut une dernière hésitation, jeta un coup d’œil surle compagnon de don Luis, puis, se décidant tout à coup, prononça,d’une voix sourde :

« Cinquante mille francs !

– Bigre de bigre ! s’écria don Luis, vous êtesgourmand ! Qu’est-ce que vous en dites, monsieurMazeroux ? Cinquante mille francs, c’est une somme. D’autantplus… Voyons, mon cher Cacérès, récapitulons. Il y a quelquesannées, ayant eu l’honneur de lier connaissance avec vous enAlgérie, où vous étiez de passage, ayant compris d’autre part à quij’avais affaire, je vous ai demandé s’il vous était possible dem’établir, en trois ans, avec mon nom de Perenna, une personnalitéhispano-péruvienne, munie de papiers indiscutables et d’ancêtresrespectables. Vous m’avez répondu :

« Oui. » Le prix fut fixé : vingt mille francs. La semainedernière, le préfet de police m’ayant fait dire de lui communiquermes papiers, j’allai vous voir, et j’appris de vous que vous étiezjustement chargé d’une enquête sur mes origines. D’ailleurs, toutétait prêt. Avec les papiers convenablement mis au point de feuPerenna, noble hispano-péruvien, vous m’aviez confectionné un étatcivil de tout premier ordre. Après entente sur ce qu’il y avait àdire devant le préfet de police, je versai les vingt mille francs.Nous étions quittes. Que voulez-vous de plus ? »

L’attaché péruvien ne montrait plus le moindre embarras. Il posases deux coudes sur la table, et tranquillement il articula :

« Monsieur, en traitant avec vous jadis, je croyais traiter avecun monsieur qui, se cachant sous l’uniforme de légionnaire pour desraisons personnelles désirait plus tard recouvrer les moyens devivre honorablement. Aujourd’hui, il s’agit du légataire universelde Cosmo Mornington, lequel légataire touche demain, sous un fauxnom, la somme d’un million, et dans quelques mois peut-être lasomme de deux cents millions. C’est tout autre chose. »

L’argument sembla frapper don Luis. Pourtant il objecta :

« Et si je refuse ?

– Si vous refusez, j’avertis le notaire et le préfet de policeque je me suis trompé dans mon enquête, et qu’il y a erreur sur lapersonne de don Luis Perenna. Ensuite de quoi vous ne toucherezrien du tout et serez même tout probablement mis en étatd’arrestation.

– Ainsi que vous, mon brave monsieur.

– Moi ?

– Dame ! pour faux et maquillage d’état civil… Car vouspensez bien que je mangerai le morceau. »

L’attaché ne répondit pas. Son nez, qu’il avait très fort,semblait s’allonger entre ses deux longs favoris.

Don Luis se mit à rire.

« Allons, monsieur Cacérès, ne faites pas cette binette-là. Onne vous fera pas mal. Seulement ne cherchez plus à me mettrededans. De plus malins que vous l’ont essayé qui s’y sont cassé lesreins. Et, vrai, vous n’avez pas l’air de premier ordre quand ils’agit de rouler le prochain. Un peu poire même, le sieur Cacérès,un peu poire. Eh bien, c’est compris, n’est-ce pas ? Ondésarme ? Plus de noirs desseins contre cet excellentPerenna ? Parfait monsieur Cacérès, parfait, je serai bonprince et vous prouverai que le plus honnête des deux… est biencelui qu’on pense. »

Il tira de sa poche un carnet de chèques timbré par le Créditlyonnais.

« Tenez, cher ami, voici vingt mille francs que vous donne lelégataire de Cosmo Mornington. Empochez-les avec un sourire. Ditesmerci au bon monsieur. Et prenez vos cliques et vos claques sansplus détourner la tête que les filles de M. Loth. Allez…Ouste ! »

Cela fut dit de telle manière que l’attaché obéit, point parpoint, aux prescriptions de don Luis Perenna. Il sourit enempochant l’argent, répéta deux fois merci et s’esquiva sansdétourner la tête.

« Crapule !… murmura don Luis. Hein, qu’en dites-vous,brigadier ? »

Le brigadier Mazeroux le regardait avec stupeur, les yeuxécarquillés.

« Ah çà ! mais, monsieur…

– Quoi, brigadier ?

– Ah çà ! mais, monsieur, qui êtes-vous ?

– Qui je suis ?

– Oui.

– Mais ne vous l’a-t-on pas dit ? Un noble Péruvien ou unnoble Espagnol… Je ne sais pas trop… Bref, don Luis Perenna.

– Des blagues ! Je viens d’assister…

– Don Luis Perenna, ancien légionnaire…

– Assez, monsieur…

– Médaillé… décoré sur toutes les coutures.

– Assez, monsieur, encore une fois, et je vous somme de mesuivre devant le préfet.

– Mais laissez-moi continuer, que diable ? Donc, ancienlégionnaire… ancien héros… ancien détenu à la Santé… ancien princerusse… ancien chef de la Sûreté… ancien…

– Mais vous êtes fou ! grinça le brigadier… Qu’est-ce quec’est que cette histoire ?

– De l’histoire vraie, authentique. Vous me demandez ce que jesuis… J’énumère. Dois-je remonter plus haut ? J’ai encorequelques titres à vous offrir… marquis, baron, duc, archiduc,grand-duc, petit-duc, contreduc…, tout le Gotha, quoi ! On medirait que j’ai été roi, ventre-saint-gris je n’oserais pas jurerle contraire. »

Le brigadier Mazeroux saisit de ses deux mains, habituées auxrudes besognes, les deux poignets, frêles en apparence, de soninterlocuteur, et lui dit :

« Pas d’pétard, n’est-ce pas ? Je ne sais pas à qui j’aiaffaire, mais je ne vous lâche pas. On s’expliquera à laPréfecture.

– Parle pas si fort, Alexandre. »

Les deux poignets frêles se dégagèrent avec une aisance inouïe,les deux mains robustes du brigadier furent happées à leur tour etimmobilisées, et don Luis ricana :

« Tu ne me reconnais donc pas, imbécile ? »

Le brigadier Mazeroux ne souffla pas mot. Ses yeuxs’écarquillèrent davantage. Il tâchait de comprendre et demeuraitabsolument ahuri. Le son de cette voix, cette manière deplaisanter, cette gaminerie alliée à cette audace, l’expressionnarquoise de ces yeux, et puis ce prénom d’Alexandre, qui n’étaitpas le sien et qu’une seule personne lui donnait autrefois.Était-ce possible ?

Il balbutia :

« Le patron… le patron…

– Pourquoi pas ?

– Mais non… mais non… puisque…

– Puisque quoi ?

– Vous êtes mort.

– Et après ? Crois-tu que ça me gêne pour vivre, d’êtremort ? »

Et, comme l’autre semblait de plus en plus confondu, il lui posala main sur l’épaule et lui dit :

« Qui est-ce qui t’a fait entrer à la Préfecture depolice ?

– Le chef de la Sûreté, M. Lenormand.

– Et qui était-ce, M. Lenormand ?

– C’était le patron.

– C’est-à-dire Arsène Lupin, n’est-ce pas[2] ?

– Oui.

– Eh bien, Alexandre, ne sais-tu pas qu’il était beaucoup plusdifficile pour Arsène Lupin d’être chef de la Sûreté, et il le futmagistralement, que d’être don Luis Perenna, que d’être décoré, qued’être légionnaire, que d’être un héros, et même que d’être vivanttout en étant mort ? »

Le brigadier Mazeroux examina silencieusement son compagnon.Puis ses yeux tristes s’animèrent, son visage terne s’enflamma, etsoudain, frappant la table d’un coup de poing, il mâchonna, la voixrageuse :

« Eh bien, soit, mais je vous avertis qu’il ne faut pas comptersur moi ! Ah ! non, alors. Je suis au service de lasociété, et j’y reste. Rien à faire. J’ai goûté à l’honnêteté. Jene veux plus manger d’autre pain. Ah ! non, alors, non, non,non, plus de sottises ! »

Perenna haussa les épaules.

« T’es bête, Alexandre. Vrai, le pain de l’honnêteté net’engraisse pas l’intelligence. Qui te parle derecommencer ?

– Cependant…

– Cependant, quoi ?

– Toute votre manigance, patron…

– Ma manigance ! Crois-tu donc que j’y sois pour quelquechose, dans cette affaire-là ?

– Voyons, patron…

– Mais pour rien du tout, mon petit. Il y a deux heures, je n’ensavais pas plus long que toi. C’est le bon Dieu qui m’a bombardéhéritier sans crier gare, et c’est bien pour ne pas lui désobéirque…

– Alors ?

– Alors j’ai mission de venger Cosmo Mornington, de retrouverses héritiers naturels, de les protéger et de répartir entre euxles deux cents millions qui leur appartiennent. Un point, c’esttout. Est-ce une mission d’honnête homme, cela ?

– Oui, mais…

– Oui, mais si je ne l’accomplis pas en honnête homme, c’est çaque tu veux dire, n’est-ce pas ?

– Patron…

– Eh bien, mon petit, si tu distingues à la loupe la moindrechose qui te déplaise dans ma conduite, si tu découvres un pointnoir sur la conscience de don Luis Perenna, pas d’hésitation,fiche-moi tes deux mains au collet. Je t’y autorise. Je tel’ordonne. Ça te suffit-il ?

– Il ne suffit pas que ça me suffise, patron.

– Qu’est-ce que tu chantes ?

– Il y a encore les autres.

– Explique.

– Si vous êtes pincé ?

– Comment ?

– Vous pouvez être trahi.

– Par qui ?

– Nos anciens camarades…

– Partis. Je les ai expédiés hors de France.

– Où ça ?

– C’est mon secret. Toi, je t’ai laissé à la préfecture, au casoù j’aurais eu besoin de tes services. Et tu vois que j’ai euraison.

– Mais si l’on découvre votre véritable personnalité ?

– Eh bien ?

– On vous arrête.

– Impossible.

– Pourquoi ?

– On ne peut pas m’arrêter.

– La raison ?

– Tu l’as dite toi-même, bouffi, une raison supérieure,formidable, irrésistible.

– Laquelle ?

– Je suis mort.

Mazeroux parut suffoqué. L’argument le frappait en plein. D’uncoup il l’apercevait, dans toute sa vigueur et dans toute sacocasserie. Et, subitement, il partit d’un éclat de rire fou, quile tordait en deux et convulsait de la façon la plus drôle sonmélancolique visage…

« Ah ! patron, toujours le même !… Dieu, que c’estrigolo !… Si je marche ? Je crois bien que jemarche !… Et deux fois plutôt qu’une !… Vous êtesmort ! enterré ! supprimé ! Ah ! quellerigolade ! quelle rigolade !

Hippolyte Fauville, ingénieur, habitait, sur le boulevardSuchet, le long des fortifications, un hôtel assez vaste flanqué àgauche d’un jardin où il avait fait bâtir une grande pièce qui luiservait de cabinet de travail. Le jardin se trouvait ainsi réduit àquelques arbres et à une bande de gazon, en bordure de la grillehabillée de lierre et percée d’une porte qui le séparait duboulevard Suchet.

Don Luis Perenna se rendit avec Mazeroux au commissariat dePassy, où Mazeroux, sur ses instructions, se fit connaître etdemanda que l’hôtel de l’ingénieur Fauville fût surveillé, durantla nuit, par deux agents de police, qui mettraient en arrestationtoute personne suspecte tentant de s’introduire.

Le commissaire promit son concours.

Après quoi don Luis et Mazeroux dînèrent dans le quartier. Àneuf heures, ils arrivaient devant la porte principale del’hôtel.

« Alexandre, fit Perenna.

– Patron ?

– Tu n’as pas peur ?

– Non, patron. Pourquoi ?

– Pourquoi ? Parce que, en défendant l’ingénieur Fauvilleet son fils, nous nous attaquons à des gens qui ont un intérêtconsidérable à les faire disparaître, et que ces gens n’ont pasl’air d’avoir froid aux yeux. Ta vie, la mienne… un souffle, unrien… Tu n’as pas peur ?

– Patron, répondit Mazeroux, je ne sais pas si je connaîtrai lapeur un jour ou l’autre. Mais il y a un cas où je ne la connaîtraijamais.

– Lequel, mon vieux ?

– Tant que je serai à vos côtés. »

Et résolument il sonna.

La porte s’ouvrit et un domestique apparut, Mazeroux fit passersa carte.

Hippolyte Fauville les reçut tous deux dans son cabinet. Latable était encombrée de brochures, de livres et de papiers. Onvoyait, sur deux pupitres soutenus par de hauts chevalets, desépures et des dessins, et, dans deux vitrines, des réductions enivoire et en acier d’appareils construits ou inventés parl’ingénieur. Un large divan s’étalait contre le mur. À l’opposé setrouvait un escalier tournant qui montait à une galerie circulaire.Au plafond, un lustre électrique. Au mur, le téléphone.

Tout de suite, Mazeroux, après avoir décliné son titre etprésenté son ami Perenna comme envoyé également par le préfet depolice, exposa l’objet de leur démarche. M. Desmalions, sur desindices très graves dont il venait d’avoir connaissance,s’inquiétait. Sans attendre l’entretien du lendemain, il priait M.Fauville de prendre toutes les précautions que lui conseilleraientses agents.

Fauville montra d’abord une certaine humeur.

« Mes précautions sont prises, messieurs, et bien prises. Et jecraindrais, d’autre part, que votre intervention ne fûtpernicieuse.

– En quoi donc ?

– En éveillant l’attention de mes ennemis, et en m’empêchant,par là même, de recueillir les preuves dont j’ai besoin pour lesconfondre.

– Pouvez-vous m’expliquer ?

– Non, je ne peux pas… Demain, demain matin… pas avant.

– Et s’il est trop tard, interrompit don Luis Perenna.

– Trop tard, demain ?

– L’inspecteur Vérot l’a dit au secrétaire de M. Desmalions : «Le double assassinat aura lieu cette nuit. « C’est fatal, c’estirrévocable. »

– Cette nuit ? s’écria Fauville, avec colère… Je vous disque non, moi. Pas cette nuit, j’en suis sûr… Il y a des choses queje sais, n’est-ce pas ? et que vous ne savez pas…

– Oui, objecta don Luis, mais il y a peut-être aussi des chosesque savait l’inspecteur Vérot et que vous ignorez. Il avaitpeut-être pénétré plus avant dans le secret de vos ennemis. Lapreuve, c’est qu’on se méfiait de lui. La preuve, c’est qu’unindividu, porteur d’une canne d’ébène, l’espionnait. La preuve,enfin, c’est qu’il a été tué. »

L’assurance d’Hippolyte Fauville diminuait. Perenna en profitapour insister, et de telle façon que Fauville, sans toutefoissortir de sa réserve, finit par s’abandonner à cette volonté, plusforte que la sienne.

« Eh bien, quoi ? Vous n’avez pourtant pas la prétention depasser la nuit ici ?

– Précisément.

– Mais c’est absurde ! Mais c’est du temps perdu ! Carenfin, en mettant les choses au pire… Et puis, quoi, encore, quevoulez-vous ?

– Qui habite cet hôtel ?

– Qui ? Ma femme d’abord. Elle occupe le premier étage.

– Mme Fauville n’est pas menacée.

– Non, nullement. C’est moi qui suis menacé, moi et mon filsEdmond. Aussi, depuis huit jours, au lieu de coucher dans machambre, comme d’habitude, je m’enferme dans cette pièce… J’aidonné comme prétexte des travaux, des écritures qui m’obligent àveiller très tard, et pour lesquels j’ai besoin de mon fils.

– Il couche donc ici ?

– Au-dessus de nous, dans une petite chambre que je lui ai faitaménager. On n’y peut accéder que par cet escalier intérieur.

– Il s’y trouve actuellement ?

– Oui. Il dort.

– Quel âge a-t-il ?

– Seize ans.

– Mais, si vous avez ainsi changé de chambre, c’est que vousredoutiez qu’on ne vous attaquât ? Qui ? Un ennemihabitant l’hôtel ? Un de vos domestiques ? Ou bien desgens du dehors ? En ce cas, comment pourrait-ons’introduire ? Toute la question est là.

– Demain… demain… répondit Fauville, obstiné. Demain, je vousexpliquerai…

– Pourquoi pas ce soir ? reprit Perenna avecentêtement.

– Parce qu’il me faut des preuves, je vous le répète… parce quele fait seul de parler peut avoir des conséquences terribles… etque j’ai peur… oui, j’ai peur… »

De fait, il tremblait et il paraissait si misérable, siterrifié, que don Luis n’insista plus.

« Soit, dit-il. Je vous demanderai seulement, pour mon camaradeet moi, la permission de passer la nuit à portée de votreappel.

– Comme vous voudrez, monsieur. Après tout, cela vaut peut-êtremieux. »

À ce moment, un des domestiques frappa et vint annoncer quemadame désirait voir monsieur avant de sortir. Presque aussitôt,Mme Fauville entra.

Elle salua, d’un signe de tête gracieux, Perenna et Mazeroux.C’était une femme de trente à trente-cinq ans, d’une beautésouriante, qu’elle devait à ses yeux bleus, à ses cheveux ondulés,à toute la grâce de son visage un peu futile, mais aimable etcharmant. Elle portait, sous un grand manteau de soie brochée, unetoilette de bal qui découvrait ses belles épaules.

Son mari lui dit avec étonnement :

« Tu sors donc ce soir ?

– Rappelle-toi, dit-elle, les Auverard m’ont offert une placedans leur loge, à l’Opéra, et c’est toi-même qui m’as priée d’allerensuite quelques instants à la soirée de Mme d’Ersinger.

– En effet… en effet… dit-il, je ne me souvenais plus… Jetravaille tellement ! »

Elle acheva de boutonner ses gants et reprit :

« Tu ne viendras pas me retrouver chez Mme d’Ersinger ?

– Pour quoi faire ?

– Ce serait un plaisir pour eux.

– Mais pas pour moi. D’ailleurs, ma santé me le défend.

– Je t’excuserai.

– Oui, tu m’excuseras. »

Elle ferma son manteau, d’un joli geste, et elle resta quelquessecondes immobile, comme si elle eût cherché une parole d’adieu.Puis elle dit :

« Edmond n’est donc pas là ? Je croyais qu’il travaillaitavec toi.

– Il était fatigué.

– Il dort ?

– Oui.

– J’aurais voulu l’embrasser.

– Mais non, tu le réveillerais. D’ailleurs, voici tonautomobile. Va, chère amie. Amuse-toi bien.

– Oh ! m’amuser… dit-elle, comme on s’amuse à l’Opéra et ensoirée.

– Ça vaut toujours mieux que de rester dans ta chambre. »

Il y eut un peu de gêne. On sentait un de ces ménages peu unis,où l’homme, de mauvaise santé, hostile aux plaisirs mondains,s’enferme chez lui, tandis que la femme cherche les distractionsauxquelles lui donnent droit son âge et ses habitudes.

Comme il ne lui adressait plus la parole, elle se pencha etl’embrassa au front.

Puis, saluant de nouveau les deux visiteurs, elle sortit.

Un instant plus tard, on perçut le bruit du moteur quis’éloignait.

Aussitôt Hippolyte Fauville se leva et, après avoir sonné, ildit :

« Personne ici ne se doute du danger qui est sur ma tête. Je neme confie à personne, pas même à Silvestre, mon valet de chambreparticulier, qui me sert cependant depuis des années, et qui est laprobité même. »

Le domestique entra.

« Je vais me coucher, Silvestre, préparez tout », dit M.Fauville.

Silvestre ouvrit le dessus du grand divan, qui forma ainsi unlit confortable, et il disposa les draps et les couvertures.Ensuite, sur l’ordre de son maître, il apporta une carafe, unverre, une assiette de gâteaux secs et un compotier de fruits. M.Fauville croqua des gâteaux, puis coupa une pomme d’api. Ellen’était pas mûre. Il en prit deux autres, tâta et, ne les jugeantpas à point, les remit également. Puis il pela une poire et lamangea.

« Laissez le compotier, dit-il au domestique. Si j’ai faim cettenuit, je serai bien aise… Ah ! j’oubliais, ces messieursrestent ici. N’en parlez à personne. Et demain matin ne venez quequand je sonnerai. »

Le domestique, avant de se retirer, déposa donc le compotier surla table. Perenna, qui remarquait tout, et qui, par la suite,devait évoquer les plus petits détails de cette soirée que samémoire enregistrait avec une fidélité pour ainsi dire mécanique,Perenna compta, dans le compotier, trois poires et quatre pommesd’api.

Cependant Fauville montait l’escalier tournant, et, suivant lagalerie, gagnait la chambre où couchait son fils.

« Il dort à poings fermés », dit-il à Perenna qui l’avaitrejoint.

La pièce était petite. L’air y arrivait par un système spéciald’aération, car un volet de bois cloué bouchait hermétiquement lalucarne.

« C’est une précaution que j’ai prise l’an dernier, expliquaHippolyte Fauville. Comme c’est dans cette pièce que je faisais mesexpériences électriques, je craignais qu’on ne m’épiât. J’ai doncfermé l’issue qui donnait sur le toit. »

Et il ajouta, la voix basse :

« Il y a longtemps que l’on rôde autour de moi. »

Ils redescendirent.

Fauville consulta sa montre.

« Dix heures et quart… C’est l’heure du repos. Je suis très las,et vous m’excuserez… »

Il fut convenu que Perenna et Mazeroux s’installeraient sur deuxfauteuils qu’ils transportèrent dans le couloir qui menait ducabinet de travail au vestibule même de l’hôtel.

Mais, avant de les quitter, Hippolyte Fauville, qui jusqu’ici,bien que fort agité, semblait maître de lui, eut une défaillancesoudaine. Il exhala un faible cri. Don Luis se retourna et vit quela sueur lui coulait comme de l’eau sur le visage et sur le cou, etil grelottait de fièvre et d’angoisse.

« Qu’est-ce que vous avez ?

– J’ai peur… j’ai peur… dit-il.

– C’est de la folie, s’écria don Luis, puisque nous sommes làtous les deux ! Nous pourrions même fort bien passer la nuitauprès de vous, à votre chevet. »

L’ingénieur secoua violemment Perenna par l’épaule, et, lafigure convulsée, bégaya :

« Quand vous seriez dix… quand vous seriez vingt auprès de moi,croyez-vous que cela les gênerait ? Ils peuvent tout, vousentendez… Ils peuvent tout !… Ils ont déjà tué l’inspecteurVérot… ils me tueront… et ils tueront mon fils… Ah ! lesmisérables… Mon Dieu, ayez pitié de moi !… Ah ! quelleépouvante !… Ce que je souffre ! »

Il était tombé à genoux et se frappait la poitrine en répétant:

« Mon Dieu, ayez pitié de moi… Je ne veux pas mourir… Je ne veuxpas que mon fils meure… Ayez pitié de moi, je vous en supplie…»

Il se releva d’un bond, conduisit Perenna devant une vitrinequ’il poussa et qui roula aisément sur ses roulettes de cuivre, et,découvrant un petit coffre scellé dans le mur même :

« Toute mon histoire est ici, écrite au jour le jour depuistrois ans. S’il m’arrivait malheur, la vengeance serait facile.»

Hâtivement, il avait tourné les lettres de la serrure, et, àl’aide d’une même clef qu’il tira de sa poche, il ouvrit.

Le coffre était aux trois quarts vide. Sur l’un des rayonsseulement, parmi des tas de papiers, il y avait un cahier de toilegrise ceinturé d’un ruban de caoutchouc rouge.

Il saisit ce cahier et scanda :

« Tenez… voici… tout est là-dedans. Avec ça on peut reconstituerl’abominable chose… Il y a mes soupçons d’abord, et puis mescertitudes… et tout… tout… de quoi les prendre au piège… de quoiles perdre… Vous vous rappellerez, n’est-ce pas ? un cahier detoile grise… je le replace dans le coffre… »

Peu à peu son calme revenait. Il repoussa la vitrine, rangeaquelques papier, alluma la poire électrique qui dominait son lit,éteignit le lustre qui marquait le milieu du cabinet et pria donLuis et Mazeroux de le laisser.

Don Luis, qui faisait le tour de la pièce et qui examinait lesvolets de fer des deux fenêtres, nota une porte en face de l’entréeet questionna l’ingénieur…

« Je m’en sers, dit Fauville, pour mes clients habituels… etpuis quelquefois aussi je sors par là.

– Elle donne sur le jardin ?

– Oui.

– Elle est bien fermée ?

– Vous pouvez voir… fermée à clef et au verrou de sûreté. Lesdeux clefs sont à mon trousseau, avec celle du jardin. »

Il déposa le trousseau sur la table, ainsi que son portefeuille.Il y plaça également sa montre, après l’avoir remontée.

Sans se gêner, don Luis s’empara du trousseau et fit fonctionnerla serrure et le verrou. Trois marches le conduisirent au jardin.Il fit le tour de l’étroite platebande. À travers le lierre ilaperçut et il entendit les deux agents de police qui déambulaientsur le boulevard. Il vérifia la serrure de la grille. Elle étaitfermée.

« Allons, dit-il en remontant, tout va bien, et vous pouvez êtretranquille. À demain.

– À demain », dit l’ingénieur en reconduisant Perenna etMazeroux.

Il y avait entre son cabinet et le couloir une double porte,dont l’une était matelassée et recouverte de moleskine. De l’autrecôté le couloir était séparé du vestibule par une lourdetapisserie.

« Tu peux dormir, dit Perenna à son compagnon. Je veillerai.

– Mais enfin, patron, vous ne supposez pas qu’une alerte soitpossible !

– Je ne le suppose pas, vu les précautions que nous avonsprises. Mais toi, qui connais l’inspecteur Vérot, crois-tu quec’était un type à se forger des idées ?

– Non patron.

– Eh bien, tu sais ce qu’il a prédit. C’est qu’il avait desraisons pour cela. Donc j’ouvre l’œil.

– Chacun son tour, patron, réveillez-moi quand ce sera mon heurede faction. »

Immobiles l’un près de l’autre, ils échangèrent encore de raresparoles. Peu après, Mazeroux s’endormit. Don Luis resta sur sonfauteuil, sans bouger, l’oreille aux aguets. Dans l’hôtel, toutétait calme. Dehors, de temps en temps passait le roulement d’uneauto ou d’un fiacre. On entendait aussi les derniers trains sur laligne d’Auteuil.

Don Luis se leva plusieurs fois et s’approcha de la porte. Aucunbruit. Sans nul doute, Hippolyte Fauville dormait.

« Parfait, se disait Perenna. Le boulevard est gardé. On ne peutpas pénétrer dans la pièce par un autre passage que celui-ci. Doncrien à craindre. »

À deux heures du matin, une auto s’arrêta devant l’hôtel, et undes domestiques qui devait attendre du côté de l’office et descuisines, se hâta vers la grande porte. Perenna éteignitl’électricité dans le couloir et, soulevant légèrement latapisserie, aperçut Mme Fauville qui rentrait, suivie deSilvestre.

Elle monta. La cage de l’escalier redevint obscure. Durant unedemi-heure encore, des murmures de voix et des bruits de chaisesremuées se firent entendre aux étages supérieurs. Et ce fut lesilence.

Et, dans ce silence, Perenna sentit sourdre en lui une angoisseinexprimable. Pourquoi ? Il n’eût pu le dire. Mais c’était siviolent, l’impression devenait si aiguë qu’il murmura :

« Je vais voir s’il dort. Les portes ne doivent pas être ferméesau verrou. »

De fait, il n’eut qu’à pousser les battants pour ouvrir. Salanterne électrique à la main, il s’approcha du lit.

Hippolyte Fauville, tourné vers le mur, dormait.

Perenna eut un soupir de soulagement. Il revint dans le couloiret secouant Mazeroux :

« À ton tour, Alexandre.

– Rien de nouveau, patron ?

– Non, non, rien, il dort.

– Comment le savez-vous donc ?

– J’ai été le voir.

– C’est drôle, je n’ai pas entendu. C’est vrai que je pionçaiscomme une brute. »

Il suivit dans la pièce Perenna, qui lui dit :

« Assieds-toi et ne le réveille pas. Je vais m’assoupir uninstant. »

Il reprit encore une faction. Mais, même en sommeillant, ilgardait conscience de tout ce qui se passait autour de lui.

Une pendule sonnait les heures à voix basse, et, chaque fois,Perenna comptait. Puis ce fut la vie du dehors qui s’éveilla, lesvoitures de laitiers qui roulèrent, les premiers trains de banlieuequi sifflèrent.

Dans l’hôtel aussi, l’agitation commença.

Le jour filtrait par les interstices des volets, et la pièce peuà peu s’emplissait de lumière.

« Allons-nous-en, dit le brigadier Mazeroux. Il vaut mieux qu’ilne nous trouve pas ici.

– Tais-toi, ordonna don Luis en accompagnant son injonction d’ungeste impérieux.

– Mais pourquoi ?

– Tu vas le réveiller.

– Vous voyez bien qu’il ne se réveille pas, fit Mazeroux sansbaisser le ton.

– C’est vrai… c’est vrai… » chuchota don Luis, étonné que le sonde cette voix n’eût pas troublé le dormeur.

Et il se sentit envahi par la même angoisse qui l’avaitbouleversé au milieu de la nuit. Angoisse plus précise, quoiqu’ilne voulût pas, qu’il n’osât pas, se rendre compte du motif qui lasuscitait.

« Qu’est-ce que vous avez, patron ? Vous êtes tout chose.Qu’y a-t-il ?

– Rien… rien… j’ai peur. »

Mazeroux frissonna.

« Peur de quoi ? Vous dites ça comme il le disait hiersoir, lui.

– Oui… oui… et pour la même cause.

– Mais enfin ?…

– Tu ne comprends donc pas ?… Tu ne comprends donc pas queje me demande…

– Quoi donc ?

– S’il n’est pas mort !

– Mais vous êtes fou, patron !

– Non… je ne sais pas… seulement… seulement… j’ai l’impressionde la mort. »

Sa lanterne à la main, il demeurait comme paralysé en face dulit, et, lui qui ne craignait rien au monde, il n’avait pas lecourage d’éclairer le visage d’Hippolyte Fauville. Un silenceterrifiant s’accumulait dans la pièce.

« Oh ! patron, il ne bouge pas…

– Je sais… je sais… et je m’aperçois maintenant qu’il n’a pasbougé une seule fois cette nuit. Et c’est cela qui m’effraie. »

Il dut faire un réel effort pour avancer. Il toucha presque aulit.

L’ingénieur ne semblait pas respirer.

Résolument il lui prit la main.

Elle était glacée.

D’un coup Perenna reprit tout son sang-froid.

« La fenêtre ! ouvre la fenêtre ! » cria-t-il.

Et, lorsque la lumière jaillit dans la pièce, il vit la figured’Hippolyte Fauville tuméfiée, tachée de plaques brunes.

« Oh ! dit-il à voix basse, il est mort.

– Cré tonnerre !… cré tonnerre !… » bégaya lebrigadier.

Durant deux ou trois minutes, ils restèrent pétrifiés, stupides,anéantis par la constatation du plus prodigieux et du plusmystérieux des phénomènes. Puis une idée soudaine fit sursauterPerenna. En quelques bonds il monta l’escalier intérieur, galopa lelong de la galerie, et se précipita dans la mansarde.

Sur son lit, Edmond, le fils d’Hippolyte Fauville, était étendu,rigide, le visage terreux, mort aussi.

« Cré tonnerre !… cré tonnerre ! » répétaMazeroux.

Jamais peut-être, au cours de sa vie aventureuse, Perennan’avait éprouvé une telle commotion. Il en ressentait une sorte decourbature, et comme une impuissance à tenter le moindre geste, àprononcer la moindre parole. Le père et le fils étaientmorts ! On les avait tués au cours de cette nuit !Quelques heures auparavant, bien que la maison fût gardée, ettoutes les issues hermétiquement closes, on les avait, à l’aided’une piqûre infernale, empoisonnés tous deux, comme on avaitempoisonné l’Américain Cosmo Mornington.

« Cré tonnerre ! redit encore Mazeroux, c’était pas lapeine de nous occuper d’eux, les pauvres diables, et de faire tantd’épate pour les sauver ! »

Il y avait un reproche dans cette explication. Perenna le saisitet avoua :

« Tu as raison, Mazeroux, je n’ai pas été à la hauteur de latâche.

– Moi non plus, patron.

– Toi… toi… tu n’es dans l’affaire que depuis hier soir.

– Eh bien, vous aussi, patron.

– Oui, je sais, depuis hier soir, tandis qu’eux la combinentdepuis des semaines et des semaines… Mais tout de même, ils sontmorts, et j’étais là ! J’étais là, moi, Lupin… La chose s’estaccomplie sous mes yeux, et je n’ai rien vu… Je n’ai rien vu…Est-ce possible ? »

Il découvrait les épaules du pauvre garçon et, montrant la traced’une piqûre en haut du bras :

« La même marque… la même évidemment que l’on retrouve sur lepère… L’enfant ne semble pas avoir souffert non plus. Malheureuxgosse ! Il n’avait pas l’apparence bien robuste… N’importe…une jolie figure… Ah ! comme la mère va êtremalheureuse ! »

Le brigadier pleurait de rage et de pitié, tout en mâchonnant:

« Cré tonnerre !… cré tonnerre !

– Nous les vengerons, hein, Mazeroux ?

– À qui le dites-vous, patron ? Plutôt deux foisqu’une !

– Une fois suffira, Mazeroux. Mais ce sera la bonne.

– Ah ! je le jure bien.

– Tu as raison, jurons-le. Jurons que ces deux morts serontvengés. Jurons que nous ne désarmerons pas avant que les assassinsd’Hippolyte Fauville et de son fils soient punis selon leurscrimes.

– Je le jure sur mon salut éternel, patron.

– Bien, fit Perenna. Maintenant à l’œuvre. Toi, tu vastéléphoner immédiatement à la préfecture de police. Je suis sûr queM. Desmalions trouvera bon que tu le fasses avertir sans retard.Cette affaire l’intéresse au plus haut point.

– Et si les domestiques viennent ? Si Mme Fauville…

– Personne ne viendra avant que nous ouvrions, et nousn’ouvrirons les portes qu’au préfet de police. C’est lui qui sechargera ensuite d’annoncer à Mme Fauville qu’elle est veuve etqu’elle n’a plus de fils. Va, dépêche-toi.

– Un instant, patron, nous oublions quelque chose qui vasingulièrement nous aider.

– Quoi ?

– Le petit cahier de toile grise contenu dans le coffre, où M.Fauville racontait la machination ourdie contre lui.

– Eh ! parbleu, fit Perenna, tu as raison… d’autant plusqu’il avait négligé de brouiller le chiffre de la serrure, et que,d’autre part, la clef est au trousseau laissé sur la table. »

Ils descendirent rapidement.

« Laissez-moi faire, dit Mazeroux. Il est plus régulier que vousne touchiez pas à ce coffre-fort. »

Il prit le trousseau, dérangea la vitrine et introduisit laclef, avec une émotion fébrile que don Luis ressentait plusvivement encore. Ils allaient enfin connaître l’histoiremystérieuse ! Le mort allait leur livrer le secret de sesbourreaux !

« Dieu, que tu es long ! » ronchonna don Luis.

Mazeroux plongea les deux mains dans le fouillis des papiers quiencombraient le rayon de fer.

« Eh bien, Mazeroux, donne-le-moi.

– Quoi ?

– Le cahier de toile grise.

– Impossible, patron.

– Hein ?

– Il a disparu. »

Don Luis étouffa un juron. Le cahier de toile grise quel’ingénieur avait placé devant eux dans le coffre avaitdisparu !

Mazeroux hocha la tête.

« Cré tonnerre ! ils savaient donc l’existence de cecahier ?

– Parbleu ! et bien d’autres choses. Nous ne sommes pas aubout de notre rouleau avec ces gaillards-là. Aussi, pas de temps àperdre. Téléphone. »

Mazeroux obéit. Presque aussitôt, M. Desmalions lui fit répondrequ’il venait à l’appareil.

Il attendit.

Au bout de quelques minutes, Perenna, qui s’était promené dedroite et de gauche en examinant divers objets, vint s’asseoir àcôté de lui. Il paraissait soucieux. Il réfléchit assez longuement.Mais, son regard s’étant fixé sur le compotier, il murmura :

« Tiens, il n’y a plus que trois pommes au lieu de quatre. Il adonc mangé la quatrième ?

– En effet, dit Mazeroux, il a dû la manger.

– C’est bizarre, reprit Perenna, car il ne les trouvait pasmûres. »

Il garda de nouveau le silence, accoudé à la table, visiblementpréoccupé, puis, relevant la tête, il laissa tomber ces mots :

« Le crime a été commis avant que nous n’entrions dans la pièce,exactement à minuit et demi.

– Qu’est-ce que vous en savez, patron ?

– L’assassin, ou les assassins de M. Fauville, en touchant auxobjets rangés sur cette table, ont fait tomber la montre que M.Fauville y avait déposée. Ils l’ont remise à sa place. Mais sachute l’avait arrêtée. Elle marque minuit et demi.

– Donc, patron quand nous nous sommes installés ici, vers deuxheures du matin, c’est un cadavre qui reposait à côté de nous, etun autre au-dessus de nous ?

– Oui.

– Mais par où ces démons-là sont-ils entrés ?

– Par cette porte, qui donne sur le jardin, et par la grille quidonne sur le boulevard Suchet.

– Ils avaient donc les clefs des verrous et desserrures ?

– De fausses clefs, oui.

– Mais les agents de police qui surveillent la maison, dedehors ?

– Ils la surveillent encore, comme ces gens-là surveillent, enmarchant d’un point à un autre, et sans songer que l’on peuts’introduire dans un jardin tandis qu’ils ont le dos tourné. C’estce qui a eu lieu, à l’arrivée comme au départ. »

Le brigadier Mazeroux semblait abasourdi. L’audace descriminels, leur habileté, la précision de leurs actes, leconfondaient.

« Ils sont bougrement forts, dit-il.

– Bougrement, Mazeroux, tu l’as dit, et je prévois que labataille sera terrible. Crebleu ! quelle vigueur dansl’attaque !»

La sonnerie du téléphone s’agitait. Don Luis laissa Mazerouxpoursuivre sa communication, et, prenant le trousseau de clefs, ilfit aisément fonctionner la serrure et le verrou de la porte, etpassa dans le jardin avec l’espoir d’y trouver quelque vestige quifaciliterait ses recherches.

Comme la veille, il aperçut, à travers les rameaux de lierre,deux agents de police qui déambulaient d’un bec de gaz à un autre.Ils ne le virent point. D’ailleurs ce qui pouvait se passer dansl’hôtel leur paraissait totalement indifférent.

« C’est là ma grande faute, se dit Perenna. On ne confie pas unemission à des gens qui ne se doutent pas de son importance. »

Les investigations aboutirent à la découverte de traces sur legravier, trop confuses pour que l’on pût reconstituer la forme deschaussures qui les y avaient faites, assez précises cependant pourque l’hypothèse de Perenna fût confirmée : les bandits avaientpassé par là.

Tout à coup, il eut un mouvement de joie. Contre la bordure del’allée, entre les feuilles d’un petit massif de rhododendrons, ilavait aperçu quelque chose de rouge qui l’avait frappé.

Il se baissa.

C’était une pomme, la quatrième pomme, celle dont il avaitremarqué l’absence dans le compotier.

« Parfait, se dit-il, Hippolyte Fauville ne l’a pas mangée.C’est l’un d’eux qui l’aura emportée… Une fantaisie… une fringalesoudaine… et elle aura roulé de sa main sans qu’il ait eu le tempsde la rechercher. »

Il ramassa le fruit et l’examina.

« Ah ! fit-il en tressaillant, est-ce possible ? »

Il restait interdit, saisi d’une véritable émotion, n’admettantpour ainsi dire point la chose inadmissible qui s’offrait cependantà ses yeux avec l’évidence même de la réalité. On avait mordu dansla pomme, dans la pomme trop acide pour qu’on pût la manger. Et lesdents avaient laissé leur empreinte !

« Est-ce possible ? répétait don Luis, est-ce possible quel’un d’eux ait commis une pareille imprudence ? Il faut que lapomme soit tombée à son insu… ou qu’il n’ait pu la retrouver aumilieu des ténèbres. »

Il n’en revenait pas et cherchait des explications. Mais le faitétait là. Deux rangées de dents, trouant en demi-cercle la mincepellicule rouge, avaient laissé dans la pulpe même leur morsurebien nette et bien régulière. Il y en avait six en haut, tandisqu’en bas cela s’était fondu en une seule ligne courbe.

« Les dents du tigre !… murmurait Perenna, qui ne pouvaitdétacher son regard de cette double empreinte. Les dents dutigre ! celles qui s’inscrivaient déjà sur la tablette del’inspecteur Vérot ! Quelle coïncidence ! Peut-onsupposer qu’elle soit fortuite ? Ne doit-on pas admettre commecertain que c’est la même personne qui a mordu dans ce fruit et quiavait marqué la tablette que l’inspecteur Vérot apportait à laPréfecture comme la preuve la plus irréfragable ? »

Il hésita une seconde. Cette preuve, la garderait-il pour lui,pour l’enquête personnelle qu’il voulait mener ? ou bienl’abandonnerait-il aux investigations de la justice ? Mais iléprouvait au contact de cet objet une telle répugnance, un telmalaise physique, qu’il rejeta la pomme et la fit rouler sous lefeuillage.

Et il redisait en lui-même :

« Les dents du tigre !… les dents de la bête fauve !»

Il referma la porte du jardin, poussa le verrou, remit letrousseau de clefs sur la table, et dit à Mazeroux :

« Tu as parlé au préfet de police ?

– Oui.

– Il vient ?

– Oui.

– Il ne t’a pas donné l’ordre de téléphoner au commissaire depolice ?

– Non.

– C’est qu’il veut tout voir par lui-même. Tant mieux !Mais la Sûreté ? Le Parquet ?

– Il les a prévenus.

– Qu’est-ce que tu as, Alexandre ? Il faut te tirer lesréponses du fond des entrailles. Et bien, et après ? Tu melorgnes d’un drôle d’air ? Qu’y a-t-il ?

– Rien.

– À la bonne heure. C’est cette histoire sans doute qui t’atourné la tête. De fait, il y a de quoi… Et le préfet ne va pasrigoler… D’autant qu’il s’est confié à moi un peu à la légère etqu’on lui demandera des explications sur ma présence ici… Ah !à ce propos, il est de beaucoup préférable que tu prennes laresponsabilité de tout ce que nous avons fait. N’est-ce pas ?Ça n’en vaut que mieux pour toi. D’ailleurs, mets-toi carrément enavant. Efface-moi le plus possible, et surtout – tu ne verras, jesuppose, aucun inconvénient à ce petit détail –, ne commets pas labêtise de dire que tu t’es endormi une seule seconde, cette nuit,dans le couloir. D’abord, ça te retomberait sur le dos. Et puis… etpuis voilà… Nous sommes d’accord, hein ? Alors il n’y a plusqu’à se quitter. Si le préfet a besoin de moi, comme je m’yattends, qu’on me téléphone, à mon domicile, place duPalais-Bourbon. J’y serai. Adieu. Il est inutile que j’assiste àl’enquête, ma présence y serait déplacée. Adieu, camarade. »

Il se dirigea vers la porte du couloir.

« Un instant, s’écria Mazeroux.

– Un instant ? mais… »

Le brigadier s’était jeté entre la porte et lui, et barrait lepassage.

« Oui, un instant… Je ne suis pas de votre avis. Il est debeaucoup préférable que vous patientiez jusqu’à l’arrivée dupréfet.

– Mais je me fiche pas mal de ton avis.

– Ça se peut, mais vous ne passerez pas.

– Quoi ? Ah çà ! mais, Alexandre, tu esmalade ?

– Voyons, patron, supplia Mazeroux pris d’une défaillance,qu’est-ce que ça peut vous faire ? Il est tout naturel que lepréfet désire causer avec vous.

– Ah ! c’est le préfet qui désire ?… Eh bien, tu luidiras, mon petit, que je ne suis pas à ses ordres, que je ne suisaux ordres de personne, et que si le président de la République,que si Napoléon Ier lui-même, me barrait la route… Et puis, zut,assez causé. Décampe.

– Vous ne passerez pas ! déclara Mazeroux d’un ton résoluet en étendant les bras.

– Elle est rigolote, celle-là.

– Vous ne passerez pas.

– Alexandre, compte jusqu’à dix.

– Jusqu’à cent, si vous voulez, mais vous ne…

– Ah ! tu m’embêtes avec ton refrain. Allons, ouste !»

Il saisit Mazeroux par les deux épaules, le fit pirouetter et,d’une poussée, l’envoya buter contre le divan.

Puis il ouvrit la porte.

« Halte ! ou je fais feu ! »

C’était Mazeroux, debout déjà, et le revolver au poing,l’expression implacable.

Don Luis s’arrêta, stupéfait. La menace lui était absolumentindifférente, et ce canon de revolver braqué sur lui le laissaitaussi froid que possible. Mais par quel prodige Mazeroux, soncomplice d’autrefois, son disciple fervent, son serviteur dévoué,par quel prodige Mazeroux osait-il accomplir un pareilgeste ?

Il s’approcha de lui, et, appuyant doucement sur le bras tendu:

« Ordre du préfet, n’est-ce pas ?

– Oui, murmura le brigadier, tout confus.

– Ordre de me retenir jusqu’à son arrivée ?

– Oui.

– Et si je manifestais l’intention de sortir, ordre de m’enempêcher ?

– Oui.

– Par tous les moyens ?

– Oui.

– Même en m’envoyant une balle dans la peau ?

– Oui. »

Perenna réfléchit, puis d’une voix grave « Tu aurais tiré,Mazeroux ? » Le brigadier baissa la tête et articulafaiblement :

« Oui, patron. »

Perenna le regarda sans colère, d’un regard de sympathieaffectueuse, et c’était pour lui un spectacle passionnant que devoir son ancien compagnon dominé par un tel sentiment du devoir etde la discipline. Rien ne prévalait contre ce sentiment-là, rien,pas même l’admiration farouche, l’attachement en quelque sorteanimal que Mazeroux conservait pour son maître.

« Je ne t’en veux pas, Mazeroux. Je t’approuve même. Seulement,tu vas m’expliquer la raison pour laquelle le préfet de police…»

Le brigadier ne répondit pas, mais ses yeux avaient uneexpression si douloureuse que don Luis sursauta, comprenant tout àcoup.

« Non… non, s’écria-t-il, c’est absurde… il n’a pas pu avoircette idée… Et toi, Mazeroux, est-ce que tu me croiscoupable ?

– Oh ! moi, patron, je suis sûr de vous comme de moi-même…Vous ne tuez pas, vous !… Mais, tout de même, il y a deschoses, des coïncidences…

– Des choses… des coïncidences… » répéta don Luis,lentement.

Il demeura pensif, et, tout bas, il scanda :

« Oui… au fond… il y a du vrai dans ce que tu dis… Oui tout çacoïncide… Comment n’y ai-je pas songé ?… Mes relations avecCosmo Mornington, mon arrivée à Paris pour l’ouverture dutestament, mon insistance pour passer la nuit ici, le fait que lamort des deux Fauville me donne sans doute les millions… Et puis…et puis… Mais il a mille fois raison, ton préfet de police !…D’autant plus… Enfin… enfin… quoi ! je suis fichu.

– Voyons, patron.

– Fichu, camarade, mets-toi bien ça dans la caboche… Non pasfichu en tant qu’Arsène Lupin, ex-cambrioleur, ex-forçat, ex toutce que tu voudras… sur ce terrain-là, je suis inattaquable… maisfichu en tant que don Luis Perenna, honnête homme, légataireuniversel, etc. Et c’est trop bête ! car enfin, qui retrouveral’assassin de Cosmo, de Vérot et des deux Fauville, si on meflanque en prison ?

– Voyons, patron…

– Tais-toi… Écoute… »

Une automobile s’arrêtait sur le boulevard, et une autresurvint. C’était évidemment le préfet de police et les magistratsdu parquet.

Don Luis saisit le bras de Mazeroux :

« Un seul moyen, Alexandre, ne dis pas que tu as dormi.

– Impossible, patron.

– Triple idiot ! grogna don Luis. Peut-on être gourde à cepoint ! C’est à vous dégoûter d’être honnête. Alorsquoi ?

– Alors, patron, découvrez le coupable…

– Hein ! Qu’est-ce que tu chantes ? »

À son tour, Mazeroux lui prit le bras, et, s’accrochant à luiavec une sorte de désespoir, la voix mouillée de larmes :

« Découvrez le coupable, patron. Sans ça, vous êtes réglé… c’estcertain… Le préfet me l’a dit… Il faut un coupable à la justice… etdès ce soir… Il en faut un… À vous de le découvrir.

– Tu en as de bonnes, Alexandre.

– C’est un jeu pour vous, patron. Vous n’avez qu’à vouloir.

– Mais il n’y a pas le moindre indice, idiot !

– Vous en trouverez… il le faut… Je vous en supplie, livrezquelqu’un… Je serais trop malheureux si on vous arrêtait. Et puis,vous, le patron, accusé d’assassinat ! Non… non… je vous ensupplie, découvrez le coupable et livrez-le… Vous avez toute lajournée pour cela… et Lupin en a fait bien d’autres ! »

Il bégayait, pleurait, se tordait les mains, grimaçait de toutson visage comique. Et c’était touchant, cette douleur, ceteffarement à l’approche du danger qui menaçait son maître.

La voix de M. Desmalions se fit entendre dans le vestibule, àtravers la tapisserie qui fermait le couloir. Une troisièmeautomobile stoppa sur le boulevard, et une quatrième, toutes deuxsans doute chargées d’agents.

L’hôtel était cerné, en état de siège.

Perenna se taisait.

Près de lui, la figure anxieuse, Mazeroux semblaitl’implorer.

Quelques secondes s’écoulèrent.

Puis Perenna déclara posément :

« Tout compte fait, Alexandre, j’avoue que tu as vu clair dansla situation et que tes craintes sont pleinement justifiées. Si jen’arrive pas, en quelques heures, à livrer à la justice l’assassinou les assassins d’Hippolyte Fauville et de son fils, ce soir,jeudi, premier jour du mois d’avril, c’est moi, don Luis Perenna,qui coucherai sur la paille humide. »

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