Les Dents du tigre

Chapitre 6Sésame, ouvre-toi !

Malgré tout son pouvoir de sommeil, don Luis ne dormit que troisheures. Trop d’inquiétudes le torturaient, et, quoique son plan deconduite fût établi avec une rigueur mathématique, il ne pouvaits’empêcher de prévoir tous les obstacles susceptibles de s’opposerà la réalisation de ce plan. Évidemment, Weber parlerait à M.Desmalions. Mais M. Desmalions téléphonerait-il àValenglay ?

« Il téléphonera, affirma-t-il en frappant du pied. Cela nel’engage à rien. Et tout de même, il risquerait gros en ne lefaisant pas. D’autant et surtout que Valenglay a dû être consultésur mon arrestation et qu’on le tient nécessairement au courant detout ce qui se passe… Alors… alors… »

Alors il se demandait à quoi Valenglay, une fois prévenu,pourrait bien se résoudre. Car enfin était-il permis de supposerque le chef du gouvernement, que le président du conseil desministres se dérangerait pour obtempérer aux injonctions et pourservir les projets de M. Arsène Lupin ?

« Il viendra ! s’écria-t-il avec la même foi obstinée.Valenglay se fiche pas mal du protocole et de toutes cesbalivernes. Il viendra ! Quand ce ne serait que par curiosité…pour savoir ce que je peux bien lui dire. Et puis, quoi, il meconnaît ! Je ne suis pas un de ces types qui dérangent lemonde sans raison. On tire toujours quelque profit d’une entrevueavec moi. Il viendra ! »

Mais aussitôt une autre question se présentait. La venue deValenglay n’impliquait nullement un consentement au marché quevoulait lui proposer Perenna. Et si, là également, don Luisarrivait à le convaincre, que de périls encore ! Que de pointsdouteux ! Que de déceptions possibles ! Weberpoursuivrait-il l’automobile du fugitif avec assez de promptitudeet d’audace ? Retrouverait-il la piste ? et, l’ayantretrouvée, ne la perdrait-il pas ?

Et puis, et puis, en supposant que toutes les chances fussentfavorables, ne serait-il pas trop tard ? On traquait la bêtefauve. On la forçait. Soit. Mais n’aurait-elle pas égorgé saproie ? Se sentant vaincu, est-ce qu’un être de cette sortehésiterait à ajouter un crime de plus à la liste de sesforfaits ?

Et cela, pour don Luis, c’était l’épouvante suprême. Après toutela série d’obstacles que, en son imagination opiniâtrementconfiante, il parvenait à surmonter, il aboutissait à cette visionhorrible : Florence immolée, Florence morte !

« Oh ! quel supplice ! balbutia-t-il. Moi seul pouvaisréussir, et l’on me supprime. »

À peine s’il cherchait les motifs pour lesquels M. Desmalions,changeant soudain d’avis, avait consenti à le faire arrêter, et àressusciter ainsi cet encombrant Arsène Lupin dont la justicen’avait pas voulu s’embarrasser jusqu’alors. Non, cela nel’intéressait point. Florence seule comptait. Et les minutespassaient, et chaque minute perdue rapprochait Florence duprécipice effroyable.

Il se rappelait l’heure analogue où, quelques années auparavant,il attendait de même que la porte de son cachot s’ouvrît et quel’empereur allemand apparût. Mais combien l’heure présente étaitplus solennelle ! Jadis il s’agissait de sa liberté tout auplus. Maintenant c’était la vie de Florence que le destin allaitlui offrir ou lui refuser.

« Florence ! Florence ! » répétait-il avecdésespoir.

Il ne doutait plus qu’elle fût innocente. Et il ne doutait pasnon plus que l’autre l’aimât et l’eût enlevée, non pas tant commele gage d’une fortune convoitée que comme un butin d’amour que l’ondétruit si on ne peut le garder.

« Florence ! Florence ! »

Il traversa une crise d’abattement extraordinaire. Sa défaitelui semblait irrémédiable. Courir après Florence ? Rattraperle meurtrier ? Il n’était pas question de cela. Il était enprison, sous son nom d’Arsène Lupin et tout le problème consistaità savoir combien de temps il y demeurerait, des mois ou desannées !

Alors il eut la notion exacte de ce qu’était son amour pourFlorence. Il s’aperçut qu’elle tenait dans sa vie toute la placeque n’y tenaient plus ses passions d’autrefois, ses appétits deluxe, ses besoins d’autorité, ses joies de lutteur, ses ambitions,ses rancunes. Depuis deux mois il ne combattait que pour laconquérir. La recherche de la vérité, comme le châtiment ducoupable, ce n’était que des moyens de sauver Florence des périlsqui la menaçaient. Si Florence devait mourir, s’il était trop tardpour l’arracher à l’ennemi, en ce cas autant rester en prison.Arsène Lupin au bagne jusqu’à la fin de ses jours, n’était-ce pasle dénouement qui convenait à l’existence manquée d’un homme quin’avait même pas su se faire aimer de la seule femme qu’il eûtréellement aimée ?

Crise passagère. En contraste trop violent avec le caractère dedon Luis, elle se termina subitement, et par un état de confianceabsolue où il n’entrait plus la plus petite part d’inquiétude ou dedoute. Le soleil s’était levé. La cellule s’emplissait d’unelumière croissante. Et don Luis se rappela que Valenglay arrivait àson ministère de la place Beauvau à huit heures du matin.

Dès lors, il se sentit absolument calme. Les événementsprochains se présentèrent à lui sous un aspect tout à faitdifférent, comme s’ils se fussent, pour ainsi dire, retournés. Lalutte lui sembla facile, la réalité sans complications. Il comprit,aussi clairement que si les actes étaient exécutés, que sa volonténe pouvait pas n’être pas obéie. Fatalement, le sous-chef avait dûfaire un rapport fidèle au préfet de police. Fatalement, le préfetde police avait dû transmettre dès le matin à Valenglay la demanded’Arsène Lupin. Fatalement, Valenglay s’offrirait le plaisir d’uneentrevue avec Arsène Lupin. Fatalement, Arsène Lupin obtiendrait,au cours de cette entrevue, l’assentiment de Valenglay. Cen’étaient pas là des hypothèses, mais des certitudes, non pas desproblèmes à résoudre, mais des problèmes résolus. Étant donné lepoint de départ A, si l’on passe sur les points B et C, on arrive,qu’on le veuille ou non, au point D.

Don Luis se mit à rire.

« Voyons, mon vieil Arsène réfléchis que tu as fait venir M.Hohenzollern du fond de ses Marches de Brandebourg. Valenglayn’habite pas si loin, que diable ! Et au besoin tu peux tedéranger. C’est ça, je consens à faire le premier pas. C’est moiqui rendrai visite à M. de Beauvau. Monsieur le président, meshommages respectueux.

Joyeusement, il s’avança vers la porte, affectant de croirequ’elle était ouverte, et qu’il n’avait qu’à passer pour prendreson tour d’audience.

Trois fois il répéta cet enfantillage, saluant très bas etlonguement, comme s’il eût tenu à la main un feutre à panache, etmurmurant :

« Sésame, ouvre-toi. »

La quatrième fois, la porte s’ouvrit.

Un gardien apparut.

Il lui dit, d’un ton cérémonieux :

« Je n’ai pas trop fait attendre M. le président duConseil ? »

Il y avait quatre inspecteurs dans le couloir.

« Ces messieurs sont d’escorte ? dit-il. Allons-y. Vousannoncerez Arsène Lupin, grand d’Espagne, cousin de Sa Majesté trèscatholique. Messeigneurs, je vous suis. Guichetier, vingt écus pourtes bons soins, mon ami. »

Il s’arrêta dans le couloir.

« Per Cristo, pas même une paire de gants, et ma barbeest d’hier. »

Les inspecteurs l’avaient encadré et le poussaient avec unecertaine brusquerie. Il en saisit deux par le bras. Ils eurent ungémissement.

« À bon entendeur, salut, dit-il. Vous n’avez pas l’ordre de mepasser à tabac, n’est-ce pas ? ni même de me mettre lesmenottes ? En ce cas, soyons sages, jeunes gens. »

Le directeur se tenait dans le vestibule. Il lui dit :

« Excellente nuit, mon cher directeur. Vos chambres Touring Club» sont tout à fait recommandables. Un bon point pour l’hôtel duDépôt. Voulez-vous mon attestation sur votre livre d’écrou ?Non ? Vous espérez peut-être que je vais revenir ?Hélas ! mon cher directeur, n’y comptez pas. D’importantesoccupations… »

Dans la cour, une automobile stationnait. Ils y montèrent, lesquatre agents et lui.

« Place Beauvau, dit-il au chauffeur.

– Rue Vineuse, rectifia l’un des agents.

– Oh ! oh ! fit-il, au domicile particulier de SonExcellence. Son Excellence préfère que ma visite soit secrète.C’est bon signe. À propos, chers amis, quelle heureavons-nous ? »

Sa question demeura sans réponse. Et, comme les agents avaientfermé les rideaux, il ne put consulter les horloges publiques.

Ce fut seulement chez Valenglay, dans le petit rez-de-chausséeque le président du Conseil habitait auprès du Trocadéro, qu’il vitune pendule.

« Sept heures et demie, s’écria-t-il. Parfait. Il n’y a pas tropde temps perdu. La situation s’éclaircit. »

Le bureau de Valenglay ouvrait sur un perron qui dominait unjardin rempli de volières. La pièce était encombrée de livres et detableaux.

Sur un coup de timbre les agents sortirent, conduits par lavieille bonne qui les avait fait entrer.

Don Luis resta seul.

Toujours calme, il éprouvait cependant une certaine inquiétude,un besoin physique d’agir et de lutter, et ses yeux revenaientinvinciblement au cadran de la pendule. La grande aiguille luisemblait animée d’une vie extraordinaire.

Enfin quelqu’un entra, qui précédait une autre personne.

Il reconnut Valenglay et le préfet de police.

« Ça y est, pensa-t-il, je le tiens. »

Il voyait cela à l’espèce de sympathie confuse que l’on pouvaitdiscerner sur le visage osseux et maigre du vieux président. Aucunetrace de morgue. Rien qui élevât une barrière entre le ministre etl’équivoque personnage reçu par lui. De l’enjouement, une curiositémanifeste et de la sympathie. Oui, une sympathie que Valenglayn’avait jamais cachée, et dont même il se targuait lorsque, aprèsla mort simulée d’Arsène Lupin, il parlait de l’aventurier et desrapports étranges qu’ils avaient eus ensemble.

« Vous n’avez pas changé, dit-il après l’avoir considérélonguement. Plus noir de peau, les tempes un peu plus grisonnantes,voilà tout. »

Et il demanda, d’un ton de brusquerie, en homme qui va droit aubut :

Et alors, qu’est-ce qu’il vous faut ?

– Une réponse d’abord, monsieur le président du conseil. Lesous-chef Weber, qui m’a conduit au Dépôt cette nuit, a-t-ilretrouvé la piste de l’automobile qui emporta FlorenceLevasseur ?

– Oui, cette automobile s’est arrêtée à Versailles. Lespersonnes qui l’occupaient ont loué une autre voiture qui doit lesconduire à Nantes. En plus de cette réponse, quedemandez-vous ?

– La clef des champs, monsieur le président.

– Tout de suite, bien entendu ? fit Valenglay, qui se mit àrire.

– Dans quarante ou cinquante minutes au plus.

– À huit heures et demie, n’est-ce pas ?

– Dernière limite, monsieur le président.

– Et pourquoi la clef des champs ?

– Pour rejoindre l’assassin de Cosmo Mornington, de l’inspecteurVérot et de la famille Roussel.

– Vous seul pouvez donc le rejoindre ?

– Oui.

– Cependant la police est sur pied. Le télégraphe marche.L’assassin ne sortira pas de France. Il ne nous échapperacertainement pas.

– Vous ne pourrez pas le découvrir.

– Nous le pourrons.

– En ce cas, il tuera Florence Levasseur. Ce sera la septièmevictime du bandit. Vous l’aurez voulu. »

Valenglay fit une petite pause, puis reprit :

« Selon vous, contrairement à toutes les apparences, etcontrairement aux soupçons très motivés de M. le préfet de police,Florence Levasseur est innocente ?

– Oh ! absolument innocente, monsieur le président.

– Et vous la croyez en danger de mort ?

– Elle est en danger de mort.

– Vous aimez Florence Levasseur ?

– Je l’aime. »

Valenglay eut un petit frisson de joie. Lupin amoureux !Lupin agissant par amour, et avouant son amour ! Quelleaventure passionnante !

Il dit :

« J’ai suivi l’affaire Mornington jour par jour, et nul détailne m’en est inconnu. Vous avez accompli des prodiges, monsieur. Ilest évident que sans vous cette affaire ne serait jamais sortie desténèbres du début. Mais cependant, je dois noter qu’il y a euquelques fautes. Et ces fautes, qui m’étonnaient de votre part,s’expliquent plus facilement quand on sait que l’amour était leprincipe et le but de vos actes. D’autre part, et malgré votreaffirmation, la conduite de Florence Levasseur, son titred’héritière, son évasion imprévue de la maison de santé, nouslaissent peu de doute sur le rôle qu’elle joue. »

Don Luis désigna la pendule.

« Monsieur le président, l’heure avance. »

Valenglay éclata de rire :

« Quel original ! Don Luis Perenna, je regrette de n’êtrepas quelque souverain omnipotent. Vous seriez le chef de ma policesecrète.

– C’est un poste que l’ex-empereur d’Allemagne m’a déjàoffert.

– Ah bah !

– Et que j’ai refusé. »

Valenglay rit de plus belle, mais la pendule marquait septheures trois quarts. Don Luis s’inquiétait. Valenglay s’assit et,entrant sans plus tarder au cœur même du sujet, il dit, d’une voixsérieuse :

« Don Luis Perenna, du premier jour où vous avez reparu,c’est-à-dire au moment même des crimes du boulevard Suchet, M. lepréfet de police et moi, nous étions fixés sur votre identité.Perenna, c’était Lupin. Je ne doute pas que vous n’ayez compris lesraisons pour lesquelles nous n’avons pas voulu ressusciter le mortque vous étiez, et pour lesquelles nous vous avons accordé unesorte de protection. M. le préfet de police était absolument de monavis. L’œuvre que vous poursuiviez était une œuvre de salubrité etde justice, et votre collaboration nous était trop précieuse pourque nous ne cherchions pas à vous épargner tout ennui. Donc,puisque don Perenna menait le bon combat, nous avons laissé dansl’ombre Arsène Lupin. Malheureusement… »

Valenglay fit une nouvelle pause et déclara :

Malheureusement, M. le préfet de police a reçu hier, dans lasoirée, une dénonciation très détaillée, avec preuves à l’appui,vous accusant d’être Arsène Lupin.

– Impossible ! s’écria don Luis, c’est là un fait quepersonne au monde ne peut matériellement prouver. Arsène Lupin estmort.

– Soit, accorda Valenglay, mais cela ne démontre pas que donLuis Perenna soit vivant.

– Don Luis Perenna existe, d’une vie très légale, monsieur leprésident.

– Peut-être. Mais on le conteste.

– Qui ? Un seul être aurait ce droit, mais en m’accusant ilse perdrait lui-même. Je ne le suppose pas assez stupide.

– Assez stupide, non, mais assez fourbe, oui.

– Il s’agit du sieur Cacérès, attaché à la légation duPérou ?

– Oui.

– Mais il est en voyage !

– Il est même en fuite, après avoir fait main basse sur lacaisse de la légation. Mais, avant de s’enfuir à l’étranger, il asigné une déclaration qui nous est parvenue hier soir, et parlaquelle il affirme vous avoir confectionné tout un état civil aunom de don Luis Perenna. Voici votre correspondance avec lui, etvoici tous les papiers qui établissent la véracité de sesallégations. Il suffit de les examiner pour être convaincu : 1° quevous n’êtes pas don Luis Perenna ; 2° que vous êtes ArsèneLupin. »

Don Luis eut un geste de colère.

« Ce gredin de Cacérès n’est qu’un instrument, grinça-t-il.C’est l’autre qui est derrière lui, qui l’a payé et quil’a fait agir. C’est le bandit lui-même. Je reconnais sa main. Unefois de plus, et au moment décisif, il a voulu se débarrasser demoi.

– Je le crois volontiers, fit le président du Conseil. Maiscomme tous ces documents, selon la lettre qui les accompagne, nesont que des photographies, et que si vous n’êtes pas arrêté cematin, les originaux seront remis ce soir à un grand journal deParis, nous devons faire état de la dénonciation.

– Mais, monsieur le président, s’écria don Luis, puisque Cacérèsest à l’étranger, et que le bandit qui lui a acheté les documents adû s’enfuir également avant d’avoir pu mettre sa menace àexécution, il n’y a pas à craindre maintenant que les documentssoient livrés aux journaux !

– Qu’en savons-nous ? L’ennemi a dû prendre sesprécautions. Il peut avoir des complices.

– Il n’en a pas.

– Qu’en savons-nous ? »

Don Luis regarda Valenglay, et lui dit :

« Où donc voulez-vous en venir, monsieur le président ?

– À ceci. Bien que nous fussions pressés par les menaces dusieur Cacérès, M. le préfet de police, désireux de faire toute lalumière possible sur le rôle de Florence Levasseur, n’a pasinterrompu votre expédition d’hier soir. Cette expédition n’ayantpas abouti, il a voulu tout au moins profiter de ce que don Luiss’était mis à notre disposition pour arrêter Arsène Lupin. Si nousle relâchons, les documents seront sans doute publiés, et vousvoyez la situation absurde et ridicule où cela nous mettra devantle public. Or, c’est précisément à ce moment-là que vous demandezla mise en liberté d’Arsène Lupin, mise en liberté illégale,arbitraire, inadmissible. Je suis donc contraint de vous larefuser. Et je la refuse. »

Il se tut, puis, au bout de quelques secondes, ajouta :

« À moins que…

– À moins que ?… demanda don Luis.

– À moins que, et c’est à quoi je voulais arriver, à moins quevous ne me proposiez, en échange, quelque chose de siextraordinaire et de si formidable que je consente à risquer lesennuis que peut m’attirer la mise en liberté absurde d’ArsèneLupin.

–Mais monsieur le président, il me semble que si je vous apportele vrai coupable, l’assassin de…

– Je n’ai pas besoin de vous pour cela…

– Et si je vous donne ma parole d’honneur, monsieur leprésident, de revenir aussitôt mon œuvre accomplie, et de meconstituer prisonnier ? »

Valenglay haussa les épaules.

« Et après ? »

Il y eut un silence. La partie devenait serrée entre les deuxadversaires. Il était évident qu’un homme comme Valenglay ne secontenterait pas de mots et de promesses. Il lui fallait desavantages précis, en quelque sorte palpables. »

Don Luis reprit :

« Peut-être, monsieur le président, me permettrez-vous de faireentrer en ligne de compte certains services que j’ai rendus à monpays ?…

– Expliquez-vous. »

Don Luis, après quelques pas à travers la pièce, revint en facede Valenglay et lui dit :

« Monsieur le président, au mois de mai 1915, vers la fin de lajournée, trois hommes se trouvaient sur la berge de la Seine, auquai de Passy, à côté d’un tas de sable. La police cherchait,depuis des mois, un certain nombre de sacs contenant trois centsmillions en or, patiemment recueillis en France par l’ennemi et surle point d’être expédiés[7] . Deux deces hommes s’appelaient l’un Valenglay, l’autre Desmalions. Letroisième, qui les avait conviés à ce rendez-vous, pria le ministreValenglay d’enfoncer sa canne dans le tas de sable. L’or était là.Quelques jours après, l’Italie, qui avait décidé de lier partieavec la France, recevait une avance de quatre cents millions en or.»

Valenglay sembla très étonné.

« Personne n’a su cette histoire. Qui vous l’aracontée ?

– Le troisième personnage.

– Et ce troisième personnage s’appelait ?

– Don Luis Perenna.

– Vous ! Vous ! s’écria Valenglay. C’est vous qui avezdécouvert la cachette ? C’est vous qui étiez là ?

– C’est moi, monsieur le président. Vous m’avez demandé alorscomment vous pouviez me récompenser. C’est aujourd’hui que jeréclame ma récompense. »

La réponse ne tarda pas. Elle fut précédée d’un petit éclat derire plein d’ironie.

« Aujourd’hui ? c’est-à-dire quatre ans après ? C’estbien tard, monsieur. Tout cela est réglé. La guerre est finie. Nedéterrons pas les vieilles histoires. »

Don Luis parut un peu déconcerté. Cependant il continua :

« En 1917, une épouvantable aventure se déroula dans l’île deSarek[8] . Vous la connaissez, monsieur leprésident. Mais vous ignorez certainement l’intervention de donLuis Perenna, et les projets que celui-ci… »

Valenglay frappa du poing sur la table, et, enflant la voix,apostrophant son interlocuteur avec une familiarité qui ne manquaitpas d’allure :

« Allons, Arsène Lupin, jouez franc jeu. Si vous tenez vraimentà gagner la partie, payez ce qu’il faut ! Vous me parlez deservices passés ou futurs. Est-ce ainsi qu’on achète la consciencede Valenglay, quand on s’appelle Arsène Lupin ? Quediable ! Songez qu’après toutes vos histoires, et surtoutaprès les incidents de cette nuit, Florence Levasseur et vous, vousallez être pour le public, et vous êtes déjà les auteursresponsables du draine, que dis-je ? les vrais et les seulscoupables. Et c’est lorsque Florence a pris la poudre d’escampetteque vous me demandez, vous, la clef des champs ! Soit, mais,sacrebleu ! Mettez-y le prix, et sans barguigner. »

Don Luis se remit à marcher. Un dernier combat se livrait enlui. Au moment de découvrir son jeu, une hésitation suprême leretenait. Enfin, il s’arrêta de nouveau. La décision était prise.Il fallait payer : il paierait.

« Je ne marchande pas, monsieur le président, affirma don Luisavec une grande loyauté d’attitude et de visage. Ce que j’ai à vousoffrir est certes beaucoup plus extraordinaire et plus formidableque vous ne l’imaginez. Mais cela serait-il plus extraordinaireencore et plus formidable que cela ne compterait pas, puisque lavie de Florence Levasseur est en danger. Cependant mon droit étaitde chercher une transaction moins désavantageuse. Vos paroles m’eninterdisent l’espoir. J’abattrai donc toutes mes cartes sur latable, comme vous l’exigez, et comme j’y étais résolu. »

Le vieux président exultait. Quelque chose de formidable etd’extraordinaire ! En vérité, qu’est-ce que cela pouvait bienêtre ? Quelles propositions pouvaient mériter de tellesépithètes ?

Parlez, monsieur. »

Don Luis Perenna s’assit en face de Valenglay, ainsi qu’un hommequi traite avec un autre d’égal à égal.

« Ce sera bref. Une seule phrase, monsieur le président,résumera le marché que je propose au chef du gouvernement de monpays.

– Une seule phrase ?

– Une seule phrase », affirma don Luis.

Et, plongeant ses yeux dans les yeux de Valenglay, lentement,syllabe par syllabe, il lui dit :

« Contre vingt-quatre heures de liberté, pas davantage, contrel’engagement d’honneur de revenir ici demain matin, et d’y reveniravec Florence, pour vous donner toutes les preuves de moninnocence, soit sans elle pour me constituer prisonnier, je vousoffre… »

Il prit un temps et acheva d’une voix grave :

« Je vous offre un royaume, monsieur le président du Conseil.»

La phrase était énorme, burlesque, bête à faire hausser lesépaules, une de ces phrases que seul peut émettre un imbécile ou unfou.

Pourtant Valenglay demeura impassible. Il savait qu’en depareilles circonstances cet homme-là ne plaisantait pas.

Et il le savait tellement que, par instinct, habitué qu’il étaitaux grosses questions politiques où le secret est si important, iljeta un coup d’œil sur le préfet de police, comme si la présence deM. Desmalions l’eût gêné.

« J’insiste vivement, fit don Luis, pour que M. le préfet depolice veuille bien écouter ma communication. Mieux que personne ilen appréciera la valeur, et, pour certaines parties, il enattestera l’exactitude. D’ailleurs, je suis certain que M.Desmalions ne voudrait pas me désobliger par une indiscrétion.»

Valenglay ne put s’empêcher de rire.

« À lui aussi vous avez rendu service, peut-être ?

– Justement, monsieur le président.

– Je serais curieux de savoir ?… fit M. Desmalions.

– Si vous y tenez… Donc, le soir de notre conciliabule sur laberge du quai de Passy, il y a quatre ans, je vous ai promis,monsieur Desmalions, alors que vous n’étiez que fonctionnairesubalterne, de vous faire nommer préfet de police. J’ai tenuparole. Votre nomination fut demandée par trois ministres sur quij’avais barre : dois-je les désigner ?…

– Inutile ! s’exclama Valenglay en riant de plus belle.Inutile ! je vous crois. Je crois à votre toute-puissance.Quant à vous, Desmalions, ne faites pas cette tête. Il n’y a pas dedéshonneur à être l’obligé d’un tel homme. Parlez, Lupin. »

Sa curiosité n’avait plus de bornes. Que la proposition de donLuis pût avoir des conséquences pratiques, il s’en souciait peu.Même, au fond, il n’y croyait pas. Ce qu’il voulait, c’était savoirjusqu’où ce diable d’individu avait poussé l’audace, et sur quelleaventure prodigieuse et nouvelle s’appuyaient des prétentions qu’ilexprimait avec tant de sérénité et de candeur.

« Vous permettez ? » fit don Luis.

Se levant et s’avançant vers la cheminée, il décrocha une petitecarte murale qui représentait le nord-ouest de l’Afrique. Puis,tout en étalant cette carte sur la table à l’aide d’objets un peulourds posés aux quatre coins, il reprit :

« Il est une chose, monsieur le président, une chose quiintrigua M. le préfet de police, et à propos de laquelle j’ai suqu’il avait exécuté des recherches : c’est l’emploi de mon temps –disons plutôt du temps d’Arsène Lupin – durant ces trois dernièresannées, et en particulier pendant qu’il était à la Légionétrangère.

– Ces recherches furent exécutées sur mon ordre, interrompitValenglay.

– Et elles aboutirent ?

– À rien.

– De sorte que, en définitive, vous ignorez ma conduite au coursde la guerre ?

– Je l’ignore.

– Je vais vous la dire, monsieur le préfet. D’autant qu’il estde toute justice que la France sache ce qu’a fait pour elle un deses fils les plus dévoués… sans quoi… sans quoi on pourraitm’accuser un jour ou l’autre de m’être embusqué, ce qui serait fortinjuste. Vous vous souvenez peut-être, monsieur le président, queje m’étais engagé dans la Légion étrangère à la suite de désastresintimes vraiment effroyables, et après une vaine tentative desuicide. Je voulais mourir, et je pensais qu’une balle marocaine medonnerait le repos auquel j’aspirais. Le hasard ne le permit pas.Ma destinée n’était pas achevée, paraît-il. Alors il arriva ce quidevait arriver. Peu à peu, à mon insu, la mort se dérobant, jerepris goût à la vie. Quelques faits d’armes assez glorieuxm’avaient rendu toute ma confiance en moi et tout mon appétitd’action. De nouveaux rêves m’envahirent. Un nouvel idéal meconquit. Il me fallut de jour en jour plus d’espace, plusd’indépendance, des horizons plus larges, des sensations plusimprévues et plus personnelles. La Légion, si grande que fût matendresse pour cette famille héroïque et cordiale qui m’avaitaccueilli, ne suffisait plus à mes besoins d’activité. Et déjà jeme dirigeais vers un but grandiose, que je ne discernais pas trèsbien encore mais qui m’attirait mystérieusement, lorsque j’appris,en novembre 1914, que l’Europe était en guerre. J’avais alors desamis très puissants à la cour d’Espagne. À la suite de négociationsentre Madrid et Paris, je fus réclamé à Madrid, puis envoyé enmission secrète à Paris. C’était mon but. Je voulais voir sur placecomment m’employer au mieux des intérêts français.

« Je réussis trois ou quatre affaires importantes, comme celledes trois cents millions d’or, et participai ainsi à l’entrée enguerre de l’Italie. Mais tout cela me semblait, je l’avoue, plutôtsecondaire. J’avais mieux à tenter, et maintenant je savais quoi.J’avais discerné le point faible par où la France pouvait être miseen infériorité. Le but que je cherchais se dévoilait à mes yeux. Mamission finie, je retournai au Maroc. Un mois après mon arrivée,expédié dans le Sud, je me jetai dans une embuscade de Berbères,et, volontairement, bien qu’il m’eût été facile de lutter, je melaissai prendre.

« Toute mon histoire est là, monsieur le président. Prisonnier,j’étais libre. Une autre vie, la vie que j’avais désirée, s’ouvraitdevant moi.

« L’aventure, cependant, faillit tourner mal. Mes quatredouzaines de Berbères, groupe détaché d’une importante tribu nomadequi pillait et rançonnait les pays situés sur les chaînes moyennesde l’Atlas, rejoignirent tout d’abord les quelques tentes oùcampaient, sous la garde d’une dizaine d’hommes, les femmes deleurs chefs. On plia bagages et l’on partit. Après huit jours demarche, qui me furent assez pénibles, car je suivais, les bras liésau dos, des gens à cheval, on s’arrêta sur un plateau étroit quedominaient des escarpements rocheux et où je remarquai, parmi lespierres, beaucoup d’ossements humains et des débris de sabres etd’armes françaises.

« Là on planta un poteau en terre et on m’y attacha. Aux alluresde mes ravisseurs, et d’après quelques mots entendus, je comprisque ma mort était décidée. On devait me couper les oreilles, lenez, la langue, puis, sans doute, la tête.

« Pourtant ils commencèrent par préparer leur repas. Ilsallèrent au puits voisin. Ils mangèrent, et ils ne s’occupaientplus de moi que pour me décrire en riant les gentillesses qu’ils meréservaient.

« Il se passa une nuit encore. La torture était remise au matin,heure plus propice à leur gré.

« De fait, au petit jour ils m’entourèrent en poussant des criset des rugissements auxquels se mêlait la clameur aiguë des femmes.Lorsque mon ombre cacha une ligne qu’ils avaient tracée la veillesur le sable, ils se turent, et l’un d’eux, chargé des opérationschirurgicales à mon endroit, s’avança et m’enjoignit de tirer lalangue. J’obéis. Il la saisit alors avec un coin de son burnous etde l’autre main il sortit son poignard du fourreau.

« Je n’oublierai jamais la férocité et, en même temps, la joieingénue de son regard, un regard d’enfant mauvais qui s’amuse àcasser les ailes et les pattes d’un oiseau. Et je n’oublieraijamais non plus la stupeur de cet homme quand il s’aperçut que sonpoignard ne se composait plus que d’un pommeau et d’un tronçon delame, inoffensif et de dimensions ridicules… tout juste assez longpour tenir dans le fourreau.

« Sa rage s’exprima par une crise de vociférations, et aussitôtil se jeta sur un camarade et lui arracha son poignard. Stupeuridentique. Ce deuxième poignard était également brisé presque auras de la poignée.

« Alors, ce fut un tumulte général et chacun brandit soncouteau. Un hurlement de fureur s’éleva. Il y avait làquarante-cinq hommes, les quarante-cinq couteaux étaientcassés.

« Le chef sauta sur moi, comme s’il m’eût rendu responsable d’unphénomène aussi incompréhensible. C’était un grand vieillard, sec,un peu bossu, borgne, hideux à voir. Il braquait à bout portant unénorme pistolet, et il me parut si vilain que j’éclatai derire.

« Il appuya sur la détente. Le coup rata.

« Il appuya une seconde fois. Le second coup rata.

« Tous aussitôt, gesticulant, se bousculant et tonitruant, ilsbondirent autour du poteau auquel j’étais attaché et me visèrent deleurs armes diverses, fusils, pistolets, carabines, vieux tromblonsespagnols. Les chiens claquèrent. Mais les fusils, pistolets,carabines et tromblons d’Espagne ne partirent pas.

« Quel miracle ! Il fallait voir leurs têtes ! Je vousjure que jamais je n’ai tant ri, ce qui achevait de lesdéconcerter. Les uns coururent aux tentes renouveler leur provisionde poudre. Les autres rechargèrent leurs armes en toute hâte.Nouvel échec ! J’étais invulnérable. Et je riais ! Jeriais !

« Cela ne pouvait pas se prolonger. Vingt autres moyens dem’exterminer s’offraient à eux. Ils avaient leurs mains pourm’étrangler, la crosse de leurs fusils pour m’assommer, descailloux pour me lapider. Et ils étaient plus dequarante !

« Le vieux chef saisit une pierre massive et s’approcha, levisage effroyable de haine. Il se dressa, leva, avec l’aide de deuxde ses hommes l’énorme bloc au-dessus de ma tête, et le laissaretomber… devant moi, sur le poteau. Spectacle ahurissant pour lemalheureux vieillard, j’avais, en une seconde, détaché mes liens etbondi en arrière, et j’étais debout, planté à trois pas de lui, lespoings tendus, et tenant dans ces poings crispés les deux revolversqu’on m’avait confisqués le jour de ma capture !

« Ce qui se passa fut l’affaire de quelques secondes. Le chef àson tour se mit à rire comme j’avais ri, d’un rire sarcastique.Pour lui, dans le désordre de sa cervelle, ces deux revolvers dontje le menaçais, ne devaient pas et ne pouvaient pas avoir plusd’effet que les armes inutiles qui m’avaient épargné. Il ramassa ungros caillou, et leva la main, prêt à me le jeter à la figure. Etses deux acolytes en firent autant. Et tous l’eussent égalementimité…

« Bas les pattes, ou je tire ! » criai-je.

« Le chef lança son caillou.

« Je baissai la tête. En même temps trois détonationsretentirent. Le chef et ses deux acolytes tombèrent foudroyés.

« Le premier de ces messieurs ? » demandai-je en regardantle reste du troupeau.

« Il restait quarante-deux Marocains. J’avais encore onzeballes. Comme ils ne bougeaient pas, je passai un de mes revolverssous le bras, et je sortis de ma poche deux petites boîtes decartouches, c’est-à-dire cinquante autres balles.

« Et de ma ceinture j’extirpai trois beaux coutelas effilés etpointus.

La moitié de la troupe fit le signe de la soumission et serangea derrière moi.

« La seconde moitié capitula aussitôt.

« La bataille était finie. Elle n’avait pas duré quatre minutes.»

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