Les Dents du tigre

Chapitre 10Le clos des lupins

Le lendemain matin, un peu avant neuf heures, Valenglay causaitchez lui avec le préfet de police, et demandait :

« Ainsi, vous êtes de mon avis, Desmalions ? Il vavenir ?

– Je n’en doute pas, monsieur le président. Et il viendra selonla règle d’exactitude qui domine toute cette aventure. Il viendra,par coquetterie, au dernier coup de neuf heures.

– Vous croyez ?… Vous croyez ?…

– Monsieur le président, j’ai pratiqué cet homme-là depuisplusieurs mois. Au point où les choses en sont arrivées, placéentre la mort et la vie de Florence Levasseur, s’il ne démolit pasle bandit qu’il pourchasse, et s’il ne le ramène pas pieds etpoings liés, c’est que Florence Levasseur est morte, et c’est quelui, Arsène Lupin, est mort.

– Or, Lupin est immortel, dit Valenglay en riant. Vous avezraison. Et d’ailleurs, je suis entièrement de votre avis. Personnene serait plus stupéfait que moi si à l’heure tapante notreexcellent ami n’était pas ici. Vous m’avez dit qu’on vous avaittéléphoné d’Angers, hier ?

– Oui, monsieur le président. Nos hommes venaient de voir donLuis Perenna. Il les avait devancés en aéroplane. Depuis, ils m’onttéléphoné une seconde fois du Mans, où ils venaient de faire uneenquête dans une remise abandonnée.

– L’enquête était déjà faite par Lupin, soyons-en sûrs, et nousallons en connaître les résultats. Tenez, neuf heures sonnent.»

Au même instant, on entendit le ronflement d’une automobile.Elle s’arrêta devant la maison et, tout de suite, un coup detimbre.

Les ordres étaient donnés. On fit entrer le visiteur. La portes’ouvrit, et don Luis Perenna apparut.

Certes pour Valenglay et le préfet de police, il n’y avait rienlà qui ne fût prévu, puisque le contraire, ils le disaient, les eûtjustement surpris. Mais cependant leur attitude trahit, malgrétout, cette sorte d’étonnement qu’on éprouve devant les choses quidépassent la mesure humaine.

« Et alors ? s’écria vivement le président du conseil.

– Ça y est, monsieur le président.

– Vous avez mis la main sur le bandit ?

– Oui.

– Nom d’un chien ! murmura Valenglay, vous êtes un rudehomme. »

Et il reprit :

« Et ce bandit ? Un colosse évidemment, une brutemalfaisante et indomptable ?

– Un infirme, monsieur le président, un dégénéré… responsablecertes, mais en qui les médecins pourront constater toutes lesdéchéances, maladie de la moelle épinière, tuberculose, etc.

– Et c’est cet homme-là que Florence Levasseur aimait ?

– Oh ! monsieur le président, s’exclama don Luis avecforce, Florence n’a jamais aimé ce misérable. Elle ressentait pourlui la pitié que l’on a pour quelqu’un qui est destiné à une mortprochaine, et c’est par pitié qu’elle lui laissa espérer que, plustard, dans un avenir indéterminé, elle l’épouserait. Pitié defemme, monsieur le président, et fort explicable, puisque jamais,au grand jamais, Florence n’a eu le plus vague pressentiment sur lerôle que jouait cet individu. Le croyant honnête et dévoué,appréciant son intelligence aiguë et puissante, elle lui demandaitconseil et se laissait diriger dans la lutte entreprise pour sauverMarie-Anne Fauville.

– Vous êtes sûr de cela ?

– Oui, monsieur le président, sûr de cela et de bien d’autreschoses, puisque j’en ai les preuves en main. »

Et, tout de suite, sans autre préambule, il ajouta :

« Monsieur le président, l’homme étant pris, il sera facile à lajustice de connaître sa vie jusqu’en ses moindres détails. Mais,dès maintenant, cette vie monstrueuse, on peut la résumer ainsi, enne tenant compte que de la partie criminelle et en laissant de côtétrois assassinats qui ne se relient par aucun fil à l’histoire del’héritage Mornington.

« Originaire d’Alençon, élevé grâce aux soins de M. Langernault,Jean Vernocq fit la connaissance des époux Dedessuslamare, lesdépouilla de leur argent, et, avant qu’ils eussent le temps dedéposer une plainte contre inconnu, les amena dans une grange duvillage de Formigny, où, désespérés, inconscients, abrutis par desdrogues, ils se pendirent.

« Cette grange était située dans un domaine appelé leVieux-Château, appartenant à M. Langernault, le protecteur de JeanVernocq. M. Langernault était malade à ce moment. Au sortir de saconvalescence, comme il nettoyait son fusil, il reçut au bas-ventretoute une décharge de gros plombs. Le fusil avait été chargé àl’insu du bonhomme. Par qui ? Par Jean Vernocq, lequel avaiten outre, la nuit précédente, vidé le coffre de son protecteur.

« À Paris, où il vint jouir de la petite fortune ainsi amassée,Jean Vernocq eut l’occasion d’acheter à un coquin de ses amis despapiers qui attestaient la naissance et les droits de FlorenceLevasseur sur tout héritage provenant de la famille Roussel et deVictor Sauverand, papiers que cet ami avait jadis dérobés à lavieille nourrice qui avait amené Florence d’Amérique. À force derecherches, Jean Vernocq finit par retrouver d’abord unephotographie de Florence, puis Florence elle-même. Il lui renditservice, affecta de se dévouer à elle et de lui consacrer sa vie. Àce moment, il ne savait pas encore quel bénéfice il tirerait despapiers dérobés à la jeune fille et de ses relations avec elle,mais subitement tout changea. Ayant appris par l’indiscrétion d’unclerc de notaire la présence dans le tiroir de maître Lepertuisd’un testament qui devait être curieux à connaître, il obtint, dece clerc de notaire (qui depuis a disparu), il obtint, contre laremise d’un billet de mille francs, que ce testament lui fûtcommuniqué. Or, c’était précisément le testament de CosmoMornington. Et précisément Cosmo Mornington léguait ses immensesrichesses aux héritiers des sœurs Roussel et de VictorSauverand.

« Jean Vernocq tenait son affaire. Deux cents millions !Pour s’en emparer, pour conquérir la fortune, le luxe, lapuissance, et le moyen d’acheter aux grands guérisseurs du monde lasanté et la force physique, il suffisait, d’abord de supprimertoutes les personnes qui s’interposaient entre l’héritage etFlorence, puis, quand tous les obstacles seraient abolis, d’épouserFlorence.

« Et Jean Vernocq se mit à l’œuvre. Il avait fini par trouverdans les papiers du père Langernault, ancien ami d’HippolyteFauville, des détails sur la famille Roussel et sur le désaccord duménage Fauville. Somme toute, cinq personnes seulement legênaient ; en première ligne, naturellement, Cosmo Mornington,puis, dans l’ordre de leurs droits, l’ingénieur Fauville, son filsEdmond, sa femme Marie-Anne et son cousin Gaston Sauverand.

« Avec Cosmo Mornington ce fut aisé. S’étant introduit commedocteur chez l’Américain, il versa le poison dans une des ampoulesque celui-ci destinait à ses piqûres.

« Mais avec Hippolyte Fauville, auprès de qui il s’étaitrecommandé du père Langernault et sur l’esprit duquel il avaitrapidement pris une influence inouïe, Jean Vernocq joua ladifficulté. Connaissant d’une part la haine de l’ingénieur contresa femme, et le sachant d’autre part atteint de maladie mortelle,ce fut lui qui, à Londres, au sortir d’une consultation despécialiste, insinua dans l’âme épouvantée de Fauville cetincroyable projet de suicide, dont vous avez pu suivre, après coup,l’exécution machiavélique. De la sorte et d’un seul effort,anonymement comme on l’a dit, sans être mêlé à l’aventure, sansmême que Fauville eût conscience de l’action exercée sur lui, JeanVernocq supprimait Fauville et son fils, et se débarrassait deMarie-Anne et de Sauverand en rejetant diaboliquement sur euxtoutes les charges de cet assassinat dont personne au monde nepouvait l’accuser, lui, Jean Vernocq.

« Et le plan réussit.

« Dans le présent, une seule anicroche : l’intervention del’inspecteur Vérot. L’inspecteur Vérot mourut.

« Dans l’avenir, un seul danger, mon intervention à moi, donLuis Perenna, dont Vernocq devait prévoir la conduite puisque CosmoMornington me désignait comme légataire universel. Ce danger,Vernocq voulut le conjurer, d’abord en me donnant comme habitationl’hôtel de la place du Palais-Bourbon, et comme secrétaire FlorenceLevasseur, puis en cherchant quatre fois à m’assassiner parl’intermédiaire de Gaston Sauverand.

« Ainsi il tenait dans ses mains tous les fils du drame. Maîtrede mon domicile, s’imposant à Florence, et plus tard à Sauverand,par la force de sa volonté et par la souplesse de son caractère, ilapprochait du but. Mes efforts ayant abouti à démontrer l’innocencede Marie-Anne Fauville et de Gaston Sauverand, il n’hésita pas.Marie-Anne Fauville mourut. Gaston Sauverand mourut.

« Donc, tout allait bien pour lui. On me poursuivait. Onpoursuivait Florence. Personne ne le soupçonnait. Et le terme fixépour la délivrance de l’héritage arriva.

« C’était avant-hier. À ce moment. Jean Vernocq se trouvait aucœur même de l’action. Malade, il s’était fait admettre à laclinique de l’avenue des Ternes, et, de là, grâce à son influencesur Florence Levasseur, et par des lettres adressées de Versaillesà la mère supérieure, il dirigeait l’affaire. Sur l’ordre de lasupérieure, et sans connaître le sens de la démarche qu’elleaccomplissait, Florence se rendit à la réunion de la Préfecture, etapporta les documents mêmes qui la concernaient. Pendant ce temps,Jean Vernocq quittait la maison de santé et se réfugiait près del’île Saint-Louis, où il attendait la fin d’une entreprise qui, aupis aller, pouvait se retourner contre Florence, mais qui, en aucuncas, semblait-il, ne pouvait, lui, le compromettre.

« Vous savez le reste, monsieur le président, acheva don Luis.Florence, bouleversée par la vision subite de son rôle inconscientdans l’affaire, et surtout du rôle épouvantable qu’y jouait JeanVernocq, Florence s’échappa de la clinique où M. le préfet l’avaitconduite sur ma demande. Elle n’avait qu’une idée : revoir JeanVernocq, exiger de lui une explication, entendre de lui le mot quijustifie. Le soir même, sous prétexte de montrer à Florence lespreuves de son innocence, il l’emportait en automobile. Voilà,monsieur le président. »

Valenglay avait écouté avec un intérêt croissant cette sombrehistoire du génie le plus malfaisant qu’il fût possible d’imaginer.Et peut-être l’avait-il écoutée sans trop de malaise, tellementelle illuminait, par opposition, le génie clair, facile, heureux,et si spontané, de celui qui avait combattu pour la bonnecause.

« Et vous les avez retrouvés ? dit-il.

– Hier soir à trois heures, monsieur le président. Il étaittemps. Je pourrais même dire qu’il était trop tard, puisque JeanVernocq commença par m’expédier au fond d’un puits et par écraserFlorence sous un bloc de pierre.

– Oh ! oh ! ainsi vous êtes mort ?

– De nouveau, monsieur le président.

– Mais Florence Levasseur, pourquoi ce bandit voulait-il lasupprimer ? Cette mort anéantissait son indispensable projetde mariage.

– Il faut être deux pour se marier, monsieur le président. Or,Florence refusait.

– Eh bien ?

– Jadis Jean Vernocq avait écrit une lettre par laquelle illaissait tout ce qui lui appartenait à Florence Levasseur.Florence, toujours émue de pitié pour lui, et ne sachant pasd’ailleurs l’importance de son acte, avait écrit la même lettre.Cette lettre constitue un véritable et inattaquable testament enfaveur de Jean Vernocq. Héritière légale et définitive de CosmoMornington par le seul fait de sa présence à la réuniond’avant-hier et par l’apport des documents qui prouvent sa parentéavec la famille Roussel, Florence, morte, transmettait ses droits àson héritier légal et définitif. Jean Vernocq héritait sanscontestation possible. Et comme, faute de preuves contre lui, oneût été obligé de le relâcher après son arrestation, il aurait vécutranquille, avec quatorze assassinats sur la conscience (j’ai faitle compte), mais avec deux cents millions dans sa poche. Pour unmonstre de son espèce, ceci compensait cela.

– Mais, toutes ces preuves, vous les avez ? s’écriavivement Valenglay.

– Les voici, fit Perenna en montrant le portefeuille de cuirmarron qu’il avait pris dans le veston de l’infirme. Voici deslettres et des documents que le bandit a conservés par uneaberration commune à tous les grands malfaiteurs. Voici, au hasard,sa correspondance avec M. Fauville. Voici l’original du prospectuspar lequel on me signala que l’hôtel de la place du Palais-Bourbonétait à vendre. Voici une note concernant les voyages que JeanVernocq fit à Alençon, pour y intercepter les lettres de Fauvilleau père Langernault. Voici une autre note qui prouve quel’inspecteur Vérot avait surpris une conversation entre Fauville etson complice, qu’il avait dérobé la photographie de Florence, etque Vernocq avait lancé Fauville à sa poursuite. Voici unetroisième note qui n’est qu’une copie des deux notes trouvées dansle tome huit de Shakespeare, et qui montre que Jean Vernocq, à quices volumes de Shakespeare appartenaient, connaissait toute lamachination de Fauville. Voici une quatrième note très curieuse, etd’une psychologie remarquable, où il montre le mécanisme de sonemprise sur Florence. Voici sa correspondance avec le PéruvienCacérès, et des lettres de dénonciation qu’il devait envoyer auxjournaux contre moi et contre le brigadier Mazeroux. Voici… Maisest-il besoin, monsieur le président, de vous en diredavantage ? Vous avez entre les mains le dossier le pluscomplet. La justice constatera que toutes les accusations que j’aiportées, avant-hier, devant M. le préfet de police, étaientrigoureusement exactes. »

Valenglay s’écria :

« Et lui ! lui, où est-il, ce misérable ?

– En bas, dans une automobile, dans son automobile plutôt.

– Vous avez prévenu mes agents ? dit M. Desmalions avecinquiétude.

– Oui, monsieur le préfet. D’ailleurs, l’homme est soigneusementligoté. Rien à craindre. Il ne s’évadera pas.

– Allons, dit Valenglay, vous avez tout prévu, et l’aventure mesemble bien terminée. Un problème cependant reste obscur, celuipeut-être qui a le plus passionné l’opinion. Il s’agit de la marquedes dents sur la pomme, des dents du tigre, comme on a dit, et quiétaient celles de Mme Fauville, innocente pourtant. M. le préfetaffirme que vous avez résolu ce problème.

– Oui, monsieur le président, et les papiers de Jean Vernocq medonnent raison. Le problème est d’ailleurs très simple. Ce sontbien les dents de Mme Fauville qui ont marqué le fruit, mais cen’est pas Mme Fauville qui a mordu dans le fruit.

– Oh ! oh !

– Monsieur le président, c’est à peu de chose près, la phrasepar laquelle M. Fauville a fait allusion à ce mystère dans saconfession publique.

– M. Fauville était un fou.

– Oui, mais un fou lucide, et qui raisonnait avec une logiqueterrifiante. Il y a quelques années, à Palerme, Mme Fauville esttombée si malencontreusement que sa bouche porta contre le marbred’une console, et que plusieurs de ses dents, en haut comme en bas,furent ébranlées. Pour réparer le mal, c’est-à-dire pour fabriquerl’attelle d’or destinée à consolider, et que Mme Fauville gardadurant plusieurs mois, le dentiste prit, suivant l’habitude, lemoulage exact de l’appareil dentaire. C’est ce moulage que M.Fauville avait conservé par hasard et dont il se servit la nuit desa mort pour imprimer dans la pomme la marque même des dents de safemme. C’est ce même moulage que l’inspecteur Vérot avait pudérober un moment et avec lequel, désirant garder une pièce àconviction, il avait marqué la tablette de chocolat. »

L’explication de don Luis fut suivie d’un silence. La choseétait si simple en effet que le président du conseil en éprouvaitun étonnement. Tout le drame, toute l’accusation, tout ce qui avaitprovoqué le désespoir de Marie-Anne, sa mort, la mort de GastonSauverand, tout cela reposait sur un infiniment petit détail auqueln’avait songé aucun des millions et des millions d’êtres quis’étaient passionnés pour le mystère des dents du tigre. Les dentsdu tigre ! On avait adopté opiniâtrement un raisonnement enapparence inattaquable puisque l’empreinte de la pomme etl’empreinte même des dents de Mme Fauville sont exactementsemblables, comme deux personnes au monde ne peuvent théoriquementni pratiquement donner la même empreinte, c’est que Mme Fauvilleest coupable. Bien plus, le raisonnement semblait si rigoureux que,à partir du jour où l’on avait connu l’innocence de Mme Fauville,le problème était resté en suspens, sans que surgît dans l’espritde personne cette pauvre petite idée que l’empreinte d’une dentpeut être obtenue autrement que par la morsure vivante de cettedent.

« C’est comme l’œuf de Christophe Colomb, dit Valenglay enriant. Il fallait y penser.

– Vous avez raison, monsieur le président. Ces choses-là, on n’ypense pas. Un autre exemple : me permettez-vous de vous rappelerqu’à l’époque où Arsène Lupin se faisait appeler à la fois M.Lenormand et le prince Paul Sernine[11] ,personne ne remarqua que ce nom de Paul Sernine n’était quel’anagramme d’Arsène Lupin ? Eh bien ! il en est de mêmeaujourd’hui. Luis Perenna, c’est proprement l’anagramme d’ArsèneLupin. Les même lettres composent les deux noms. Pas une de plus,pas une de moins. Et pourtant, quoique ce fût la seconde fois,personne ne s’est avisé de faire ce petit rapprochement. Toujoursl’œuf de Christophe Colomb ! Il fallait y penser ! »

Valenglay fut un peu surpris de la révélation. On eût dit que cediable d’homme avait juré de le déconcerter jusqu’à la dernièreminute et de l’étourdir par les coups de théâtre les plus imprévus.Et comme ce dernier peignait bien l’individu, mélange bizarre denoblesse et d’effronterie, de malice et de naïveté, d’ironiesouriante et de charme inquiétant, sorte de héros qui, tout enconquérant des royaumes au prix d’aventures inconcevables,s’amusait à mêler les lettres de son nom pour prendre le public enflagrant délit de distraction et de légèreté !

L’entretien touchait à son terme. Valenglay dit à Perenna :

« Monsieur, après avoir réalisé dans cette affaire quelquesprodiges, vous avez finalement tenu votre parole et livré lebandit. Je tiendrai donc ma parole, moi aussi. Vous êtes libre.

– Je vous remercie, monsieur le président. Mais le brigadierMazeroux ?

– Il sera relâché ce matin. M. le préfet de police s’est arrangéde telle sorte que vos deux arrestations ne soient pas connues dupublic. Vous êtes don Luis Perenna. Il n’y a aucune raison pour quevous ne restiez pas don Luis Perenna.

– Et Florence Levasseur, monsieur le président ?

– Qu’elle se présente d’elle-même au juge d’instruction. Lenon-lieu est inévitable. Libre, à l’abri de toute accusation, etmême de tout soupçon, elle sera certainement reconnue commel’héritière légale de Cosmo Mornington et touchera les deux centsmillions.

– Elle ne les gardera pas, monsieur le président.

– Comment cela ?

– Florence Levasseur ne veut pas de cet argent. Il a été lacause de crimes trop effroyables. Elle en a horreur.

– Et alors ?

– Les deux cents millions de Cosmo Mornington serontintégralement employés à construire des routes et à bâtir desécoles au sud du Maroc et au nord du Congo.

– Dans cet empire de Mauritanie que vous nous offrez ? ditValenglay en riant. Fichtre, le geste est noble, et j’y souscris detout cœur. Un empire et un budget d’empire… En vérité, don Luiss’est acquitté largement envers son pays… des dettes d’ArsèneLupin. »

Huit jours plus tard, don Luis Perenna et Mazerouxs’embarquaient sur le yacht qui avait amené don Luis en France.Florence les accompagnait.

Avant de partir, ils apprenaient la mort de Jean Vernocq, qui,malgré les précautions prises, avait réussi à s’empoisonner.

Arrivé là-bas, don Luis Perenna, sultan de Mauritanie, retrouvases anciens compagnons, et accrédita Mazeroux auprès d’eux etauprès de ses grands dignitaires. Puis, tout en organisant l’étatde choses qui devait suivre son abdication et précéder l’occupationdu nouvel empire par la France, il eut, sur les confins du Maroc,plusieurs entrevues secrètes avec le général Lauty, chef destroupes françaises, entrevues au cours desquelles furent arrêtéesen commun toutes ces mesures dont l’exécution progressive donne àla conquête du Maroc une aisance inexplicable autrement. Dèsmaintenant, l’avenir est assuré. Un jour, quand l’instant seravenu, le fragile rideau de tribus en révolte qui voile les régionspacifiées tombera, découvrant un empire ordonné, régulièrementconstitué, sillonné de routes, muni d’écoles et de tribunaux, enpleine exploitation et en pleine effervescence.

Puis, son œuvre accomplie, don Luis abdiqua et revint enFrance.

Il est inutile de rappeler le bruit que provoqua son mariageavec Florence Levasseur. De nouveau, les polémiques recommencèrent,et plusieurs journaux réclamèrent l’arrestation d’Arsène Lupin.Mais que pouvait-on ? Bien que personne ne doutât de savéritable personnalité, bien que le nom d’Arsène Lupin et le nom dedon Luis Perenna fussent composés des mêmes lettres, et que cettecoïncidence eût fini par être remarquée, légalement Arsène Lupinétait mort, et légalement don Luis Perenna existait, sans que l’onpût ni ressusciter Arsène Lupin ni supprimer don Luis Perenna.

Il habite aujourd’hui le village de Saint-Maclou, parmi lesvallons gracieux qui descendent vers les rives de l’Oise. Qui neconnaît sa très modeste maison, teintée de rose, ornée de voletsverts, entourée d’un jardin aux fleurs éclatantes ? Ledimanche, on s’y rend en partie de plaisir, dans l’espérance devoir à travers la haie de sureaux, ou de rencontrer sur la place duvillage, celui qui fut Assène Lupin.

Il est là, la figure toujours jeune, l’allure d’un adolescent.Et Florence est là aussi avec sa taille harmonieuse, avec l’auréolede ses cheveux blonds et son visage heureux, que n’effleure mêmeplus l’ombre d’un mauvais souvenir.

Parfois, des visiteurs viennent frapper à la petite barrière debois. Ce sont des infortunés qui implorent le secours du maître. Cesont des opprimés, des victimes, des faibles qui ont succombé, desexaltés que leurs passions ont perdus. À tous ceux-là don Luis estpitoyable. Il leur prête son attention clairvoyante, l’aide de sesconseils, son expérience, sa force, son temps même au besoin.

Et souvent aussi c’est un émissaire de la Préfecture, ou bienquelque subalterne de la police qui vient soumettre une affaireembarrassante. Et là encore, don Luis prodigue les ressourcesinépuisables de son esprit. En dehors de cela, en dehors de sesvieux livres de morale et de philosophie qu’il a retrouvés avectant de plaisir, il cultive son jardin. Ses fleurs le passionnent.Il en est fier. On n’a pas oublié le succès obtenu, à l’expositiond’horticulture, par le triple œillet alterné de rouge et de jaunequ’il présenta sous le nom d’ « œillet d’Arsène ».

Mais son effort vise de grandes fleurs qui fleurissent en été.En juillet et en août, les deux tiers de son jardin, toutes lesplates-bandes de son potager, en sont remplis. Superbes plantesornementales, dressées comme des hampes de drapeaux, elles portentorgueilleusement des épis entrecroisés aux couleurs bleue,violette, mauve, rose, blanche, et justifient le nom qu’il à donnéà son domaine, le « Clos des lupins ».

Toutes les variétés du lupin s’y trouvent, le lupin deCruikshanks, le lupin bigarré, le lupin odorant, et le dernierparu, le lupin de Lupin.

Ils sont tous là, magnifiques, serrés les uns contre les autrescomme les soldats d’une armée, chacun d’eux s’efforçant de domineret d’offrir au soleil l’épi le plus abondant et le plusresplendissant. Ils sont tous là, et, au seuil de l’allée quiconduit à leur champ multicolore, une banderole porte cette devise,tirée d’un beau sonnet de José-Maria de Heredia :

Et dans mon potager foisonne le lupin.

C’est donc un aveu ? Pourquoi pas ? N’a-t-il pas dit,dans une récente interview :

« Je l’ai beaucoup connu. Ce n’était pas un méchant homme. Jen’irai pas jusqu’à l’égaler aux sept sages de la Grèce, ni même àle proposer comme exemple aux générations futures. Mais cependantil faut le juger avec une certaine indulgence. Il fut excessif dansle bien et mesuré dans le mal. Ceux qui souffrirent par luiméritaient leur peine, et le destin les eût châtiés un jour oul’autre s’il n’avait eu la précaution de prendre les devants. Entreun Lupin qui choisissait ses victimes dans la tourbe des mauvaisriches, et tel grand financier qui dévalise et jette dans la misèrela foule des petites gens, tout l’avantage ne revient-il pas àLupin ? Et, d’autre part, quelle abondance de bonnesactions ! Quelles preuves de générosité et dedésintéressement ! Cambrioleur ? Je l’avoue.Escroc ? Je ne le nie pas. Il fut tout cela. Mais il fut bienautre chose que cela. Et s’il amusa la galerie par son adresse etson ingéniosité, c’est par les autres choses qu’il la passionna. Onriait de ses bons tours, mais on s’enthousiasmait pour son courage,pour son audace, son esprit d’aventure, son mépris du danger, sonsang-froid, sa clairvoyance, sa bonne humeur, le gaspillageprodigieux de son énergie, toutes qualités qui brillèrent à uneépoque où, précisément, s’exaltaient les vertus les plus actives denotre race, l’époque héroïque de l’automobile et de l’aéroplane,l’époque qui précéda la grande guerre. »

Et, comme on lui faisait remarquer :

« Vous parlez de lui au passé. Le cycle de ses aventures estdonc terminé selon vous ?

– Nullement. L’aventure, c’est la vie même d’Arsène Lupin. Tantqu’il vivra, il sera le centre et le point d’aboutissement de milleet une aventures. Il l’a dit un jour : « Je voudrais qu’oninscrivît sur ma tombe : Ci-gît Arsène Lupin, aventurier.» Boutade qui est une vérité. Il fut un maître de l’aventure. Et,si l’aventure le conduisit jadis trop souvent à fouiller dans lapoche de son voisin, elle le conduisit aussi sur des champs debataille où elle donne, à ceux qui sont dignes de lutter et devaincre, des titres de noblesse qui ne sont pas à la portée detous. C’est là qu’il gagna les siens. C’est là qu’il faut le voiragir, et se dépenser, et braver la mort, et défier le destin. Etc’est à cause de cela qu’il faut lui pardonner, s’il a quelquefoisrossé le commissaire et quelquefois chipé la montre du juged’instruction… Soyons indulgents à nos professeurs d’énergie. »

Et don Luis termina, en hochant la tête :

« Et puis, voyez-vous, il eut une autre vertu qui n’est pas àdédaigner, et dont on doit lui tenir compte en ces temps moroses :il eut le sourire ! »

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