Les Deux Frères

Chapitre 12

 

 

Dans ce temps mourut le vieux garde généralBotte ; c’était un bon gros homme court, jouissant d’unexcellent appétit jusqu’à la fin. Ses gardes ne manquaient jamaisde lui porter, même en temps prohibé, quelque jeune levraut bientendre, un cuissot de chevreuil, un chapelet de grives, desgelinottes et d’autre gibier délicat :

« C’est bon… c’est bon… leur disait-il,passez à la cuisine, Nicolas ou Jean Claude ; voyez Rosalie,tout cela ne me regarde pas, je ne veux rien ensavoir ! »

Mais ensuite il traitait bien ceux quin’avaient pas oublié Rosalie, et fermait les yeux sur plus d’uneirrégularité dans le service, sur plus d’un pot-de-vin reçucontrairement aux règlements.

Lui-même menait les affaires avec lesmarchands de bois, comme on dit, « à la papa » sansentrer dans les détails ; le tout était de savoir le prendre,de lui dire avant l’adjudication un mot juste et clair dans letuyau de l’oreille ; alors tout allait rondement, à lasatisfaction réciproque des parties.

Le pauvre homme traîna plus de six semaines,ayant une inflammation des intestins ; et ceux auxquels ilavait rendu tant de services riaient, disant :

« Eh bien, il ne veut donc pas quitter sacharge, ce brave M. Botte ? Il y tient !… Hé !hé ! ce n’est pas étonnant ; elle est bonne la place degarde général aux Chaumes. Mais qu’est-ce qu’il a donc ? Il abien sûr une indigestion de planches, de madriers, de bois dechablis ; ça ne veut pas passer… ça racle… ça s’accrochequelque part. »

C’est ainsi qu’on se permettait de parler d’unagent supérieur de l’administration, d’un homme habile et savantdans sa partie. Il avait fait restituer dans son temps sousl’Empire, au sol forestier, toutes les anticipations, tous lespartages, tous les défrichements illicites ; il avait rétablichez nous les futaies détruites par l’abus du pâturage et de laglandée ; il avait entouré les bois de l’État de fossés, pourles garantir du bétail ; il avait tracé des cheminsd’exploitation ; mais voilà, tous les talents du monde nesuffisent pas pour obtenir l’estime des gens, il faut encore serespecter soi-même.

Enfin il mourut. Les gardes, les marchands debois, M. Jacques en tête, assistèrent à son enterrement ;M. Jannequin dit une grand messe ; et huit jours aprèsarrivait un autre garde général, peut-être moins capable queM. Botte, mais qui sur différentes choses avait des idées plusjustes.

Je crois encore le voir arriver à cheval,suivi d’une voiture de Sarrebourg qui portait ses meubles et seslivres. C’était un homme de vingt-cinq ans, petit, sec ; ilavait le teint pâle, les moustaches rousses effilées, le nez fin,les lèvres minces, et portait des espèces de besicles en écaille,pendues à son gilet blanc par un cordonnet de soie. Il regardait lenez en l’air, à droite, à gauche d’un air très attentif et serraitavec ses genoux maigres son grand cheval, qui se mit à trotter dansla poussière.

Les gens l’observaient. Je le suivis desyeux ; il s’arrêta près de l’église, en face de la fontaine,devant la petite maison de M. Botte alors fermée, et quel’administration forestière louait depuis longtemps pour le gardegénéral des Chaumes. Après avoir attaché son cheval à l’anneau dela porte, il mit la clef dans la serrure, entra, poussa les deuxpersiennes en bas, regarda dehors ; puis il monta, lespersiennes en haut s’ouvrirent.

La voiture venait de s’arrêter, le conducteurse mit aussitôt à décharger les livres et les petits objets.L’ancienne servante de M. Botte, la vieille Rosalie, ayantappris cela, vint tout de suite offrir ses services au jeunemaître, qui sans doute les accepta, car elle aida le voiturier dansson ouvrage ; elle appela des voisines, qui vinrent aider àdécharger les gros meubles. Cela se passait vers six heures dusoir, à la nuit.

Le nouveau garde général s’appelaitM. Lebel, on le sut le lendemain ; et deux jours après onsut aussi que toutes les lois et règlements sur la pêche, lachasse, les aménagements, les adjudications, les exploitations, lesdroits d’usage, oubliés par M. Botte, allaient être appliquésdans toute leur rigueur ; que le nombre des porcs à la glandéeserait limité, que chaque porc serait marqué d’un fer chaud ;qu’on ne pourrait plus ramasser de glands, de faînes, de feuillesdans les forêts de l’État, sans permission ; qu’il ne pourraitplus être fait aucun changement à l’assiette des coupes, comme sousM. Botte ; que toute vente faite autrement que paradjudication publique serait considérée comme vente clandestine etdéclarée nulle, sans parler des amendes applicables à chaque délit,pouvant monter jusqu’à six mille francs, etc., etc.

Et puis on apprit que M. Jacques avaitdéjà deux procès-verbaux pour avoir commencé l’exploitation avantle permis d’exploiter, et pour n’avoir pas déposé l’empreinte dumarteau qui sert à marquer les arbres appartenant à chaqueadjudicataire.

Ce fut un cri terrible dans le village.

M. Jacques disait qu’il n’avait pu fairesa déclaration, ni déposer le marteau chez M. Botte, puisqu’ilétait mort ; qu’il n’avait pas pu demander l’autorisationd’exploiter, par la même raison ; mais le nouveau gardegénéral lui répondait qu’il devait attendre son arrivée.

C’était un procès à faire, et l’on perdpresque toujours ses procès contre l’administration forestière,sans parler des vexations de toute sorte qui s’ensuivent.

Quel changement au pays, par l’arrivée de cejeune homme, quelle histoire !…

Trois vieux gardes furent aussitôt mis à laretraite, cinq ou six chasseurs eurent des procès-verbaux, et tousles pêcheurs à la ligne de fond, à la nasse, à la traînée, furentarrêtés et envoyés à Sarrebourg, à cause de je ne sais quelledrogue dont ils s’étaient servis pour amorcer le poisson. Lebrigadier Chrétien et deux gendarmes vinrent eux-mêmes les prendrele soir ; la consternation était partout.

C’est alors qu’on regrettait le pauvre vieuxBotte ; c’est alors qu’on ne riait plus et qu’on ne luireprochait plus d’avoir avalé trop de planches ! on auraitbien voulu le ravoir, et lui faire même une pension : mais ildormait sur la côte, auprès de la vieille église, sans se soucierdes chapelets de grives, ni des levrauts, ni du bon petit vin blancd’Alsace, ni des adjudications. Il était bien tranquille, pendantque le jeune homme, plein d’enthousiasme pour les règlements,exerçait ses ravages.

Le plus indigné, le plus consterné de tousétait M. Jacques ; il disait partout :

« Jamais je n’ai reçu d’affrontpareil ! »

De son côté, M. Jean, qui n’achetait dubois que par occasion, et dont l’affaire principale était laculture de ses terres, M. Jean riait et disait :

« M. le maire est encontravention ; il paraît que la place de maire ne fait plustout comme du temps du père Botte, et que M. le maire seratenu d’obéir à la loi comme tout le monde ; il paraît queM. Lebel, ce digne homme, ne permet pas que les gueuxs’enrichissent aux dépens de l’État, et qu’à la fin des fins toutse découvre, qu’il faut rendre ce qu’on a pris indûment. »

En passant dans la rue, chaque fois qu’ilrencontrait M. Lebel, c’était un grand salut amical. Le gardegénéral n’y répondit d’abord qu’avec défiance, croyant avoiraffaire à quelque marchand de bois trop poli, et pour cause. Maisapprenant bientôt par ses gardes que c’était M. Jean Rantzau,l’ennemi de Jacques son frère, et le père de la jolie personnequ’il avait vue passer, M. Lebel rendit le salut avecempressement.

Ce jeune homme aimait beaucoup lamusique ; il jouait du violon tous les soirs et faisait desfioritures, après avoir appliqué les règlements, destitué sesgardes, et rédigé ses procès-verbaux, comme si de rien n’était.

« Je parie que la musique deM. Lebel ne plaît pas plus à M. le maire que la nôtre,disait M. Jean. Ce jeune homme joue pourtant très bien, maison ne peut pas faire plaisir à tout le monde ; c’estmalheureux, c’est bien malheureux !… »

Ces propos ravivaient encore la haine de sonfrère.

Vers la fin de l’automne, M. Jacquesayant laissé passer les délais fixés par le cahier des charges,pour vider ses coupes et les nettoyer de toutes les épines, ronceset autres arbustes nuisibles, ces travaux furent exécutés à ladiligence de M. le garde général, aux frais bien entendu del’adjudicataire, lequel fut encore poursuivi devant le tribunal deSarrebourg, pour inexécution de ses obligations.

C’était au commencement de décembre, un jourqu’il neigeait, M. Jacques, malade de colère, n’avait pu serendre au tribunal ; son fils Georges s’y trouvait pour lui,et le soir, vers huit heures, nous entendîmes le pauvre garçontaper des pieds dans notre allée, en grommelant des parolesconfuses ; puis il monta l’escalier et parut sur le seuil, lesguêtres couvertes de boue, la blouse et le grand feutre tout blancsde neige.

« C’est moi, monsieur Florence, dit-il,en posant son bâton dans un coin. J’arrive de Sarrebourg ;nous sommes condamnés à cinq cents francs de dommages-intérêts.C’est agréable de se revoir avec d’honnêtes gens, quand on sortd’une caverne de bandits. »

Il avait un peu bu sans doute ; son pèreentrait aussi quelquefois au cabaret, les jours de mauvaisehumeur.

« Donne donc une chaise à Georges, »dis-je à ma femme.

Et m’adressant à lui :

« De qui parles-tu, Georges ? luidemandai-je.

– Hé ! de qui ? fit-il ens’asseyant, du tribunal de Sarrebourg, du président, des juges, desavoués, des avocats. De tous ces gueux qui s’entendent entre euxcomme des larrons en foire pour dépouiller les honnêtes gens.

– Oh ! ho ! lui dis-je, c’estainsi que tu traites les gens chargés d’appliquer nos lois…

– C’est la vérité, fit-il. Et vous pouvezencore y mettre les gardes généraux et les simples gardes, ils fonttous partie de la bande. »

Je pensais : « Ce n’est pas la peined’avoir étudié la rhétorique et la philosophie pour avoir des idéespareilles ! » Mais je ne dis rien, voyant que dans sonétat il aurait été capable de se fâcher.

« Qu’est-ce que tout cela ?disait-il, des vauriens. Ce garde général, d’où vient-il ?Qu’est-ce qu’il sait ? Qu’est-ce qu’il a ? Une place dedix-huit cents francs ! Est-ce que c’est avec dix-huit centsfrancs qu’il peut se donner les airs qu’il se donne ? Jeparierais que c’est le fils d’un savetier. Et des gaillards pareilsveulent tout réformer ; ils font les grands, ils montent àcheval sur une vieille rosse de cavalerie réformée àLunéville ; ils se mettent des lunettes sur le nez ; çava déterrer des règlements qu’on ne connaissait ni d’Ève nid’Adam ; ça vexe, ça tracasse les gens, pour attraper del’avancement, et un beau matin on les trouve les reins cassés dansune ornière. »

Sa figure en ce moment était bien mauvaise,j’avais peur de l’entendre.

« Est-ce que vous avez encore de vosbonnes cerises à l’eau-de-vie ? fit-il.

– Marie-Anne, va chercher lescerises, » dis-je à ma femme.

Elle se dépêcha d’ouvrir l’armoire et de nousservir tous les deux.

« Ça réchauffe ! » dit Georgesen clignant de l’œil.

Et comme je revenais sur l’histoire dujugement, disant que l’ancien garde général Botte avait un peunégligé ses devoirs, qu’il avait laissé tomber de vieilles lois endésuétude, et souvent négligé d’appliquer les nouvelles ; quele nouveau garde général montrait sans doute trop de zèle, maisqu’il faisait son devoir ; tout à coup m’interrompant, ils’écria :

« Ah çà ! est-ce que vous allez ledéfendre ? vous… vous… monsieur Florence !

– Je ne le défends pas, Georges, je faisseulement une petite observation.

– C’est un gueux, dit-il du même ton durque son père, un intrigant ; mais ce n’est pas à lui que j’enveux encore le plus.

– À qui donc ?

– À mon fameux oncle Jean ; c’est làque M. Lebel va prendre des leçons, c’est là qu’on l’excitecontre nous.

– Mais mon Dieu, Georges, m’écriai-je,est-ce qu’un garde général ira jamais écouter quelqu’un d’étrangerà la partie pour ses affaires ? Quelle influence M. Jeanpeut-il avoir sur ce jeune homme ? »

Avant de me répondre sa joue trembla deuxfois ; il regarda ma femme et Juliette, puis il dit :

« Vous ne savez donc pas que ce beaumerle va presque tous les jours chez l’oncle… On ne vous appelleplus, n’est-ce pas, monsieur Florence, pour faire de lamusique ? On se passe de vous maintenant… Louise chante avecun autre… elle ne chante plus d’airs d’église… elle chante desduos… des romances… »

Et levant la main il imita le roucoulement dugarde général d’une façon ridicule, avec ses balancements de tête,et les roulades de Louise. Juliette riait, mais moi je ne riaispas ; je voyais que la colère le possédait, il était toutblanc.

« C’est une honte, dit-il, une honte pourles Rantzau, d’attirer un freluquet pareil dans la famille.

– Mais ce n’est pas ta famille, ça ne teregarde pas, Georges.

– Ça regarde tous les Rantzau, dit-il.Moi je me moque pas mal du père et de la fille ; si cen’étaient pas des Rantzau, je penserais : – qu’ils s’enaillent au diable ! que le vieux donne sa fille à Pierre, àPaul, au hardier, ça m’est égal ! – Mais dans des affairespareilles, tous ceux de la famille ont le droit de s’enmêler. »

J’étais bien étonné de l’entendre.

« C’est Louise qui fait tout ça, dit-ilau bout d’un instant. Je la connais !… je laconnais !…

– Comment Louise ? une jeune fillenaïve, sans connaissance du monde.

– Sans connaissance du monde !fit-il en levant les épaules, c’est la plus fine mouche dupays.

– Louise ?…

– Oui, Louise ! Depuis mon enfanceje la connais ; elle me faisait toujours punir, ellem’attirait tous les désagréments, et vous ne voyiez rien, vous nesaviez rien ; c’est moi qu’on punissait, et c’est elle quifaisait les mauvais coups, avec son air de sainte nitouche.

– Allons… allons… vous n’avez jamais faitde mauvais coups ni l’un ni l’autre, lui dis-je en riant.

– Vous ne la connaissez pas,s’écria-t-il ; elle nous mènerait tous par le bout du nez,vous, moi, mon père, le sien, tout le village, avec le gardegénéral ; elle est remplie de malice ; elle connaît mieuxles affaires de l’oncle que lui.

– Et toi qui me disais qu’elle n’avaitrien appris au couvent, qu’à chanter !… »

Il eut l’air de ne pas m’entendre, et selevant :

« Oui, c’est la vérité, fit-il, ce gardegénéral suit les conseils de l’oncle ; il veut nous ruiner,pour faire plaisir au vieux bandit et épouser sa fille… mais çatournera mal, ça tournera mal… gare !… »

Puis, entendant sonner neuf heures, il meserra la main, souhaita le bonsoir à tout le monde et sortit.

Je regardai ma femme, effrayé de ce que nousvenions d’entendre.

« Que penses-tu de tout cela ? luidis-je. Sais-tu que la haine de ces gens devient tous les joursplus terrible.

– Oui, fit-elle, mais ça lesregarde ! Ne nous mêlons pas de leursaffaires ! »

Je descendis tirer le verrou, ensuite nousallâmes nous coucher.

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