Les Deux Frères

Chapitre 6

 

 

Depuis ce jour-là, jusqu’à la fin de l’hiver,je ne fis plus que m’occuper du classement de mes plantes et de mesinsectes. Je vis qu’il m’en manquait encore un grand nombre, mêmede ceux du pays, mais au moins leur place vide était marquéed’avance dans les cartons et dans l’herbier. Il ne s’agissait plusque de les trouver, et je me promettais bien de battre les bois,les bruyères et la vallée au printemps, pour compléter macollection.

Je reconnus aussi vers ce temps, avec bonheur,que mes enfants avaient le même goût que moi pour l’étude de lanature ; tous les soirs ils venaient me regarder àl’ouvrage ; ils m’aidaient même à étendre les feuilles sèchessans les briser, ce qui demande des mains délicates. Je leurdonnais aussi toutes les explications à la portée de leur âge,qu’ils écoutaient, ouvrant de grands yeux émerveillés.

La petite Juliette surtout comprenaitvite ; mais Paul, lui, retenait mieux ; il avait lamémoire des choses, ce qui vient surtout de la réflexion ;Juliette retenait mieux les noms, elle aurait pu tous les réciter àla file.

Cela m’a fait penser depuis qu’aucune étude neserait meilleure pour l’enfance que celle des végétaux et de toutce qui se rencontre aux champs, dans les fermes et les jardins.Tout est nouveau pour les enfants ; ils en sont plus frappésque nous, et ce qui s’apprend alors se retient toute la vie. Quelleétude aussi pourrait leur être plus utile ? Est-ce que toutesles sciences naturelles, la physique, la chimie, la médecine, ne serattachent pas à celle-là ; et l’esprit lui-même pourrait-iltrouver une nourriture plus saine, plus solide, plusprofitable ?

Ce sont les réflexions que je me fis alors, etje ne crois pas m’être trompé.

Ma femme, elle, pendant ce temps, ne pensaitplus qu’à sa vache ; elle avait mis de l’ordre dans notrepetite étable ; elle avait tout disposé pour que le fourragetombât directement du haut de notre grenier dans le râtelier ;enfin tout était prêt, il ne manquait plus que la bête, et Dieusait le mouvement que Marie-Anne se donnait pour en trouver une àsa convenance.

Tous les mercredis matin, au passage du juifÉlias, elle l’attendait, regardant à la petite fenêtre de sacuisine, et puis elle traversait bien vite la salle à manger, endisant :

« Le voilà !… c’est lui !…Élias est au bout de la rue. »

Le vieux juif, avec sa blouse crasseuse, sonbonnet en peau de mouton râpé, la corde autour des reins et lebâton de cormier pendu au poing par un bout de cuir, était reçucomme un ambassadeur. Marie-Anne courait chercher la bouteilled’eau-de-vie et la miche de pain dans l’armoire, pendant qu’Élias,ses petits yeux rouges plissés, s’asseyait en disant d’un airjoyeux :

« Cette fois-ci, madame Florence, j’aitrouvé votre affaire. »

Malheureusement Marie-Anne voulait tant dequalités pour sa vache, que souvent, en remontant de ma classe dumatin, je les trouvais encore en conférence.

Enfin, ce vieux finaud, qui depuis longtempssans doute aurait pu nous amener une bonne vache, mais qui, voyantl’enthousiasme de ma femme, trouvait agréable de se faire payer lagoutte et de casser une croûte gratis tous les mercredis chez nous,Élias vint un matin avec une grande et belle vache couleur café aulait, deux taches blanches sur le front, le pis ni trop grand nitrop petit, enfin une bête superbe.

Marie-Anne l’avait vu de loin, elle était déjàen bas. J’entendais ses exclamations de satisfaction dans l’allée,chose contraire à sa finesse ordinaire, et qu’Élias allait vouloirme faire payer argent comptant ; mais que voulez-vous ?l’idée d’avoir cette belle bête dans notre écurie, de la conduireboire à la fontaine, à travers le village, lui faisait perdre touteprudence.

Puis elle m’appela :

« Florence !… Florence… viensvoir !… »

Je descendis et je regardai sur la porte cettebelle vache, que le vieux juif tenait par une corde passée dans lescornes. J’en fis le tour. Je reconnus, malgré les paroles et lesexclamations de ma femme, qui voulait absolument m’entraîner dansses idées, je reconnus que cette vache avait au moins dix ans etqu’elle n’était pas fraîche à lait, comme le disait Élias ;mais que sous les autres rapports, elle était bien conformée etforte en chair, ce qui ne manque jamais, lorsque le fourrage, aulieu de faire du lait, fait de la graisse. C’est un bien mauvaissigne !

Et comme je ne m’enthousiasmais pas du tout,Marie-Anne se fâcha presque.

« Allons, s’écria-t-elle, dis donc ce quetu penses ! Est-ce qu’elle ne te plaît pas notrevache ?

– Je pense, lui dis-je, que pour unpeintre qui voudrait peindre une belle vache dans les prés, avecune belle tête, de belles cuisses, un pis pas trop gros et un airmajestueux, cette vache lui conviendrait bien, parce qu’elle estbelle à la vue ; mais pour un fermier, elle ne serait pasbelle.

– Comment, pas belle ! s’écria mafemme.

– Non ! Pour ceux qui veulent avoirdu lait, de la crème, du beurre, du fromage, il faut une vacheautrement faite ; il leur en faut une avec un gros ventre toutrond, de gros pis pendants, une grosse tête ; il faut qu’onvoie les côtes ; il faut que le pied, au lieu d’être ferme etluisant, soit fourchu et presque mou, comme si elle marchait dansdes pantoufles. Ce n’est pas aussi beau qu’une vache qui se promènesur de longues jambes, en allongeant le cou à droite et à gauche,et tournant la tête pour se gratter le dos avec de belles cornespointues ; non, ce n’est pas aussi beau, mais cela vautmieux.

– Mon Dieu, dit ma femme, tu parles commesi tu connaissais quelque chose aux bêtes. Cette vache est trèsbelle et bonne. Ne l’écoutez pas, Élias, mon mari ne connaît rienaux animaux, il est toujours dans son école.

– Je vois bien, dit le vieux juif,souriant et nasillant dans sa barbe grise, que M. Florencen’est pas un connaisseur en vaches. Il a lu tout cela dans seslivres…

– Oui, lui dis-je, c’est vrai.

– Hé ! fit-il en secouant la tête etregardant ma femme, qui s’était mise à rire, j’en étais sûr… j’enétais sûr !… Cette vache-ci, voyez-vous, monsieur Florence,j’en réponds. Elle est fraîche à lait, elle n’a pas encore cinqans ; elle donne sept litres de lait par jour. Encore ellen’était pas jusqu’à présent dans une écurie comme la vôtre, bienpropre, bien aérée ; elle n’avait pas le fourrage qu’elleaurait voulu ; elle n’était pas soignée comme elle le serachez vous.

– Non !… non !… soyez-en sûr,dit Marie-Anne, jamais elle n’aura été si bien.

– Je le sais, madame, dit Élias, et voilàpourquoi je pense qu’au lieu de sept litres, elle en donnera huit.C’est moi qui vous le dis ; depuis trois ans que je connaiscette belle bête, je puis vous la donner de confiance. Je vous enréponds !

– Tu entends ? dit Marie-Anne.

– Oui, j’entends bien, lui répondis-je,et cela me fait plaisir. Du moment que M. Élias enrépond ?…

– Sur ma conscience, dit Élias, enmettant la main sur son cœur.

– Eh bien, du moment qu’il en répond,nous allons faire un petit acte sous seing privé. »

Ma femme devint toute rouge, comme si jefaisais une injure au vieux juif de douter le moins du monde de saparole, et Élias s’écria :

« Voilà plus de cinquante ans que jevends du bétail au pays, et jamais on ne m’a demandé d’écrit…

– Eh bien, lui dis-je, il faut uncommencement à tout.

– Ah ! s’écria ma femme d’un airembarrassé, vous savez, Élias, mon mari est secrétaire de lamairie, il aime à tout écrire…

– Oui, madame, mais cela ne se faitjamais, c’est contre la règle.

– La règle, lui dis-je, c’est que touthomme de bon sens aime voir ses affaires au clair. Je veux biencroire que la vache est ce que vous dites ; mais puisque vousen êtes sûr, puisque vous en répondez, pourquoi refuserd’écrire ?… Moi je vous compte bien mon argent, vous savez quec’est de l’argent, qu’il a toutes les qualités voulues… Eh bien,mettons par écrit toutes les qualités de la vache ; il mesemble que c’est juste, que cela ne peut rien vousfaire ? »

Il n’avait rien à répondre et dit :

« Allons, soit ! mais cela ne sefait jamais. »

Il attacha sa vache au montant de la porte, etnous montâmes tous ensemble dans mon cabinet, où j’écrivis endétail toutes les qualités de la vache, son âge, en quel temps elleavait mis bas, la quantité de lait qu’elle donnait par jour, enfintout. Après quoi Élias signa, ne pouvant faire autrement. Je luicomptai cent vingt francs, et cinq francs pour ses courses ;il m’en donna quittance, et je lui dis alors :

« Vous voyez bien, cela n’a pas coûté dixminutes, et maintenant tout est en règle.

– Oui, dit-il, faisant contre mauvaisefortune bon cœur, tout est en règle. C’était inutile, mais pourvous tranquilliser… quand on est de bonne foi… vouscomprenez ?…

– Je comprends, et je suis tranquille àcette heure ; chacun suit ses habitudes. »

Ma femme, toute joyeuse, était allée prendredans l’armoire une bouteille de kirsch, elle en avait rempli deuxpetits verres ; Élias vida le sien d’un trait, puis prenantson bâton dans un coin :

« Allons, au revoir », fit-il.

Nous descendîmes sur ses talons, ma femme, lesenfants et moi. On conduisit la vache à l’étable, le râtelier étaitdéjà plein de fourrage ; et comme la vache ne voulait pasmanger tout de suite, le juif dit qu’elle était fatiguée de lacourse, mais qu’elle allait s’y mettre, et que nous aurions le soirmême nos trois litres et demi de lait.

Je fis semblant de le croire et il partit.

Marie-Anne était si contente, qu’elle nesongea plus à me reprocher d’avoir douté d’un aussi brave hommequ’Élias. C’était l’heure d’entrer à l’école, Paul et Juliette m’ysuivirent.

Ce même soir la vache nous donna quatre litresde lait ; cela ne m’étonna pas, pensant bien qu’avant del’amener, Élias l’avait laissée deux ou trois jours sans la traire,comme font tous les juifs, pour lui donner un beau pis. Ma femmetriomphait ; je lui dis d’attendre et nous allâmes dormir. Lelendemain, la vache avait mangé très raisonnablement, elle nousdonna deux litres de lait le matin et deux litres le soir ; etdurant huit jours cela continua de même, malgré tous les soins deMarie-Anne, qui ne disait plus un mot. Moi, le huitième jour, jetaillai ma plume et j’écrivis à Élias, qu’il eût à venir reprendresa vache, et à nous en amener une autre, qui donnât pour le moinssept litres de lait, attendu que celle-là, malgré tout, n’endonnait que quatre. Je l’avertis que cela pressait et que nousl’attendions sans faute pour le lendemain.

Le lendemain il arriva sans vache. Ilregarda ; il soutint tout ce qu’il avait avancé d’abord, etprétendit que le fourrage n’était pas bon. Ma femme m’avait laisséseul avec lui. Je lui dis que le fourrage était excellent, qu’onn’en trouvait pas de meilleur au pays ; mais que sa vacheétait vieille, qu’elle avait fait veau depuis longtemps et qu’elleétait épuisée, toutes choses qu’il savait aussi bien que moi.

« Eh bien, dit-il, ce soir ou demain, jevous en amènerai une autre.

– Allons, soit, nousverrons ! »

En effet, le lendemain il arrivait avec uneseconde vache, encore plus vieille que la première, qui mangeaitplus et donnait encore moins de lait.

Marie-Anne était consternée, et moi,l’indignation me gagnait. C’est pourquoi j’écrivis à Élias que s’ilcontinuait à me prendre pour un âne, et s’il ne m’amenait pas unevache jeune, fraîche à lait, ayant toutes les qualités mises parécrit dans notre contrat, je serais forcé de lui envoyer uneassignation à comparaître devant le juge de paix, pour lui demanderl’exécution de ses promesses, avec des dommages-intérêtsproportionnés à la perte que nous avait causée le retard. Je ne luidonnai que deux jours pour s’exécuter, ne voulant pas voir avalertout notre foin par de vieilles bêtes hors de service.

La lettre partit le soir, par le facteur, etle lendemain matin à dix heures Élias était là, nous amenant unepetite vache de la montagne, la tête grosse, les cornes longues,écartées, les yeux vifs, le ventre en forme de tonneau, le pisfort, les jambes courtes un peu cagneuses.

Du premier coup d’œil je vis que nous avionsune bonne bête, et je dis en souriant :

« À la bonne heure, monsieur Élias, à labonne heure, je crois que cette fois vous avez eu la main heureuse.Revenez dans quinze jours, et si…

– Je n’aurai pas besoin de revenir,dit-il, c’est une des meilleures vaches de la montagne ; vousn’en voudrez jamais d’autre. Mais c’est égal, monsieur Florence,vous avez eu tort de m’écrire comme cela, tout le monde peut setromper ou être trompé ; moi je croyais toujours vous amenerune bonne vache ; je n’ai pas eu de chance, voilà tout.

– Cette fois, lui répondis-je, vous enavez eu, j’en suis sûr ; avec de la persévérance, on arrivetôt ou tard. »

Il partit là-dessus, et je crois que notrepetit acte l’avait aidé beaucoup à trouver de la chance. Si tousles paysans faisaient comme moi, les juifs auraient toujours lachance qu’il faut avoir pour remplir ses promesses. Ce n’estpourtant pas difficile d’écrire sur un bout de papier lesconventions que l’on fait et de mettre au bas les signatures, non,c’est tout simple ; mais que voulez-vous ? il faudraitsavoir écrire… et nos révérends pères jésuites veulent seuls savoirécrire, disant qu’on ne doit pas envoyer les enfants à l’école, nis’inquiéter des faux biens de la terre, et les juifs en profitentcomme beaucoup d’autres !

Aussitôt Élias parti, notre petite vache semit à manger de bon appétit ; et le lendemain matin, nousavions trois litres et demi de lait crémeux, le soir autant, etdepuis cela n’a jamais manqué durant des années.

Ma femme, comprenant alors combien j’avais euraison de dresser un écrit, devint encore plus soumise, si c’estpossible. Elle ne faisait plus rien sans me consulter ; et lasatisfaction d’avoir du lait, du beurre, du fromage, sans êtreforcée de courir chaque jour en acheter chez les voisins, larendait parfaitement heureuse.

On peut assurer que rien n’est plus utile,plus nécessaire même aux petits ménages comme le nôtre, que d’avoirune belle vache ; car outre le lait, elle vous donne encore lemeilleur engrais pour la culture.

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