Les Deux Frères

Chapitre 2

 

 

C’est au milieu de ces études et de cestravaux que s’écoulèrent mes premières années aux Chaumes. Ma femmevenait de nous donner un petit garçon, qui fut baptisé Paul ;et le père Labadie, depuis ce jour, passait sa vie à le regarder.Il pleurait parfois et s’affaiblissait de plus en plus ; sonoreille devenait dure ; il n’allait plus à l’église ;pourtant il n’eut jamais le malheur de tomber en enfance. Quand onlui parlait fort, soit pour lui demander un renseignement au sujetdes papiers de la mairie, des actes de naissance ou de décès, desdroits forestiers de la commune, et même des délibérations duconseil municipal de quinze et vingt ans avant, après avoir bienécouté, il répondait toujours juste et disait :

« Dans telle case, à tel rayon, dans telendroit, vous trouverez ce qu’il vous faut. »

Je crois qu’il sentait sa fin approcher, etqu’il se réjouissait intérieurement de voir un petit être bienportant venir pour le remplacer en ce monde.

Malgré le grand âge du beau-père et safaiblesse, nous avions donc toutes les raisons d’êtreheureux ; j’avais pris sa place à l’école, à la maison, àl’église, à l’arpentage, aux ventes de coupes ; j’étais adoptépar la commune, qui me donnait trois cents francs de fixe ;avec ce qui me revenait comme organiste, comme chantre, auxbaptêmes, aux mariages, aux décès, et les cinquante sous desparents par élève chaque hiver, les cadeaux du nouvel An et lereste, cela montait bien à huit cents francs. Le petit jardin de lamaison d’école, que ma femme et moi nous cultivions nous-mêmes,nous donnait des légumes pour l’année ; nous élevions aussi unporc, que le hardier Balthazar menait à la glandée, en récompensedes peines que je prenais avec son garçon. Enfin tout allait bien,et je suivais exactement la recommandation du beau-père, de nejamais entrer dans une dispute du village. M. le curéJannequin s’intéressait à nous ; il aimait à me parler de sesabeilles, c’est moi qui sortais le miel de ses ruches en automne,et il ne manquait jamais de nous en envoyer un beau rayon. C’étaitun de ces vieux curés, revenus de l’émigration, pleins d’expérienceet de sagesse, parlant bien, lentement, avec bon sens, faisant desprédications courtes, et tâchant de gagner leur dernière demeuresans nouveaux accidents. Il en avait tant vu… tant vu de toutessortes, que l’exaltation des jeunes prêtres, du père Tarin et desmissionnaires parcourant toute la France pour convertir leshérétiques, lui faisait lever les épaules. Deux ou trois fois étantensemble seuls dans son jardin, derrière le presbytère, au momentoù le facteur venait d’apporter la gazette et qu’il y jetait lesyeux, je l’ai vu devenir blanc comme un linge.

« Florence, me disait-il en levant lamain, ces jeunes gens nous perdront tous. Seigneur Dieu, faut-ildonc que l’expérience des anciens ne profite pas à ceux qui lessuivent ? Nos fautes, si durement expiées, n’ont donc éclairépersonne !… Quel malheur ! »

Et puis, s’arrêtant, il murmurait :

« Songeons à autrechose ! »

Cela ne l’empêchait pas d’être sévère dansl’accomplissement de ses devoirs et de mériter la vénération detout le pays.

Cinq ans après mon arrivée aux Chaumes, lepère Labadie mourut, il s’éteignit doucement un soir. C’est lapremière grande douleur que j’éprouvai dans ma nouvelle famille. Mafemme en tomba faible deux fois ; elle ne put aller àl’enterrement, où toute la montagne accourut ; et moi je fusobligé de tenir l’orgue, pleurant comme un enfant ; je fusobligé de conduire, comme chantre, le cercueil au petit cimetièredu village. Ah ! l’idée de Dieu peut seule nous soulager dansde pareils moments, l’idée de Celui qui récompense la vie du juste,et qui le recueille dans son sein, après le travail pénible, leschagrins et les soucis supportés avec courage en ce monde.

Longtemps la tristesse fut chez nous ; laplace du grand-père était vide, on y portait les yeux enpensant :

« Il n’est plus là… Il ne reviendra plus…Nous ne l’entendrons plus ! »

Et le petit clavecin aussi se taisait ;on avait peur de le toucher et d’entendre frémir ses cordes.

Le malheur nous avait frappés en automne,après la rentrée des regains, quand les enfants mènent le bétail àla pâture. Dans ce temps il ne reste à l’école que cinq ou sixélèves, les enfants des riches. Une grande salle d’école vide, jene sais rien de plus triste ; ceux qui restent ne travaillentplus, ils s’ennuient à regarder le soleil aux fenêtres ; ilsattendent la fin de la classe, ils se font des signes et même ilsse disputent tout bas entre eux. – Alors, la tête entre les mains,je pensais tout le temps au beau-père.

Ce fut un grand soulagement pour moi de voirtomber les premières neiges et les bancs se remplir de nouveau. Lescris des enfants le matin, en entrant à la file et tirant leurpetit bonnet de laine : « Bonjour, monsieurFlorence », me réveillèrent de mes tristes pensées. On seremit à chanter ensemble le B A BA, d’autres idées remplacèrent lesanciennes ; et, le soir seulement, en retrouvant ma femmetoute rêveuse et les yeux rouges, assise près du berceau del’enfant, je me rappelais le brave homme qui nous avait tantaimés.

Il fallut des mois pour adoucir notredouleur ; mais sur la terre rien n’est éternel, et le souvenirdes honnêtes gens ne vous laisse à la fin que l’espérance de lesrevoir et de les aimer encore dans un séjour meilleur.

C’est au commencement de cet hiver que Jean etJacques Rantzau m’envoyèrent leurs enfants : Georges etLouise. Ils avaient à peu près le même âge, de six à sept ans.Louise, la fille de Jean, venait de perdre sa mère, ce qui rendaitma tâche plus grave et plus touchante. Elle était grande, légère,avec de beaux yeux bleus et doux, et des cheveux blonds enabondance. Quand elle allait, dans son petit manteau toujours bienpropre, la tête haute, regardant à droite et à gauche, on auraitdit un de ces jolis faons de biche qui traversent quelquefois lavallée aussi vite que le vent. Georges, son cousin, le fils deJacques, avait le teint pâle et le grand nez crochu des Rantzau,leurs cheveux bruns crépus et leur large menton carré.L’obstination de la famille était peinte dans ses yeux : cequ’il voulait, il le voulait bien ! mais l’esprit de lacousine lui manquait ; elle avait toujours avec lui le derniermot, et le regardait par-dessus l’épaule, d’un petit air dehauteur.

Je mis ces deux enfants, Louise avec lespetites filles et Georges avec les garçons, séparés les uns desautres par une barrière en bois, et, je suis bien forcé de le dire,au milieu de ces pauvres et de ces pauvrettes, dont les guenilleshumides fumaient tout l’hiver autour du grand poêle de fonte, onles aurait crus d’une autre espèce. Ah ! que la misère est unetriste chose et qu’elle rabaisse les malheureux ! Je ne parlepas seulement du teint rose, de l’air confiant que la souffrance etles privations leur font perdre si vite, je parle aussi del’esprit. Mon Dieu, n’est-ce pas tout simple ? Les enfants dubûcheron, du ségare, du flotteur, que voient-ils, qu’entendent-ilsen rentrant dans la hutte, à la nuit ? Ils voient les pauvresparents assis autour d’un tas de pommes de terre et d’un pot delait caillé, le dos courbé, les bras tombant à force de fatigue, latête penchée et les cheveux collés par la sueur sur leur figure,n’ayant plus même le courage de penser. Quelques mots sur la coupe,sur le chemin de schlitte, sur la neige qui tombe et rend ladescente dangereuse, sur Pierre ou Paul qui viennent d’êtreécrasés, voilà tout… Si le dimanche on n’entendait pas M. lecuré parler de Dieu, de la vie éternelle, des devoirs du chrétien,on ne connaîtrait que le froid, la fatigue et la faim.

Chez les autres, au contraire, fils debourgeois, dans la grande salle propre, boisée tout autour àhauteur d’appui, – qu’ils appellent le poêle, – bien éclairée etmeublée, soir et matin, à tous les repas, le père, la mère, lesdomestiques, les étrangers qui vont et viennent, entrent etsortent, parlant de leurs marchés, des nouvelles apportées par laposte ou par les journaux, en apprennent plus aux enfants, que lespauvres n’en sauront jamais. Aussi je le dis et c’est la vérité, lapremière instruction est celle de la maison ; celle de l’écolene vient qu’ensuite.

Georges et Louise profitaient donc à vued’œil ; au bout d’un mois ils savaient épeler ; bientôtils commencèrent à lire, et, chose rare chez nous, à comprendre cequ’ils lisaient. Malgré moi je les prenais en amitié plus qued’autres élèves, qui me donnaient de la peine sans arriver à rien.J’avais du plaisir à les interroger, à voir leurs progrèsextraordinaires. Un seul point me chagrinait, c’est qu’ils sedétestaient comme leurs parents : je ne pouvais louer Georgessans voir Louise serrer les lèvres et cligner des yeux, d’un airennuyé ; ni faire l’éloge de Louise sans que Georges,aussitôt, devînt pâle de jalousie. Les vieux avaient sans douteexcité leurs enfants l’un contre l’autre, en parlant sans cesse àla maison, des champs, des prés, de tous les biens qu’ils auraienteus sans la mauvaise foi du frère, et de la malédiction quiretomberait sur les descendants, s’ils se réconciliaient jamaisensemble.

Je reconnaissais cette mauvaise semence parmila bonne. J’aurais bien voulu l’arracher, mais la recommandation dubeau-père me revenait toujours, et je me disais que cela regardaitplutôt M. le curé ; qu’on verrait à la premièrecommunion ; qu’il faudrait bien alors réciter ensemble laprière enseignée par le Seigneur à ses disciples :

« Pardonnez-nous, comme nous pardonnons àceux qui nous ont offensés. »

Malgré cela, j’étais indigné de ces mauvaissentiments, et même un jour la patience m’échappa.

Vous saurez que dans nos pays de montagnes onest très sévère sur l’observation des fêtes, et principalement pourcelles de l’enfance. D’abord arrive Saint Nicolas, le grand saintde la Lorraine, sa hotte au dos, tenant la sonnette d’une main etla verge trempée de vinaigre de l’autre ; plus tard c’estNoël, avec ses sabres de bois, ses gâteaux, et, chez les gensaisés, son petit sapin chargé de rubans, de sucreries et de noixdorées ; puis le nouvel An et les Rois. La fête des Rois, autemps des grandes neiges, est parmi les plus belles. Alors unetroupe d’enfants courent le village, revêtus de chemises, descouronnes de papier peint sur la tête, un sceptre de bois contrel’épaule, comme les rois des jeux de cartes. L’un d’eux a la figurenoircie avec de la suie, c’est le roi nègre. Ils entrent ainsi danstoutes les maisons et chantent une chanson patoise, si vieillequ’on a de la peine à la comprendre ; et l’air paraît encoreplus vieux :

« Les trois rois ils sont venus,

Pour y adorer Jésus. »

Et dans un moment ils se prosternent, crianten chœur :

« Nous nous mettons àgenoux ! »

Les bonnes gens leur donnent des pruneauxsecs, des pommes, des œufs, du beurre. Naturellement ils n’oublientpas d’entrer à l’école ; ils entrent fièrement, comme desrois, et chantent au milieu de l’admiration universelle, pendantqu’Hérode, caché dans l’allée, attend son tour de paraître. Tousles enfants envient leur sort ; et c’est l’occasion pourl’instituteur, lorsqu’ils sont partis, de raconter la visite desmages d’Orient à Notre-Seigneur, qui venait de naître au petitvillage de Bethléem, en Judée, et se trouvait encore dans sacrèche, au milieu du bétail et des pauvres bergers ; de leurpeindre l’étoile qui marchait devant ces souverains, dont l’unportait de la myrrhe, l’autre de l’or et l’autre de l’encens. Jeleur racontai donc ces choses merveilleuses ; ilsm’écoutaient, les petites filles penchées sur la balustrade, lesyeux grands ouverts, et les petits garçons tout pensifs.

Quelques jours après, voulant m’assurer qu’ilsavaient retenu, j’interrogeai l’école. Aucun garçon ne put répéterl’histoire des mages ; pas même Georges, qui ne savait par oùcommencer ni par où finir. Je dis à Louise de répondre, et tout desuite, d’une voix gentille et sans se presser, elle raconta lavisite des monarques d’Orient au Sauveur du monde, aussi bien etpeut-être mieux que moi.

J’en étais attendri.

« C’est bien, Louise ; c’est bien,mon enfant, lui dis-je, tu peux t’asseoir. Depuis longtemps je n’aipas eu de satisfaction pareille. »

Sa figure brillait de joie, pendant queGeorges devenait tout sombre.

Or, ce même jour, à la fin de l’école, ayantouvert les fenêtres pour renouveler l’air, je regardais les enfantss’en aller en courant dans la neige, et se lancer à la file sur leverglas de notre fontaine ; garçons et filles glissaientensemble, criaient, levant les bras, faisant sonner leurs petitssabots sur la glace, et quelques-uns, les plus adroits, s’asseyantet continuant de glisser sur leurs talons.

Toutes ces figures rondes de petites fillesembéguinées dans leurs haillons, le petit nez rouge hors de lacapuche, et les garçons, plus hardis, se balançant sur les reinspour reprendre l’équilibre, formaient un spectacle réjouissant. Jeles regardais depuis une minute, quand la petite Louise passa surla glissade, toute gaie et riante, au milieu des garçons. Elleallait comme un oiseau, les ailes de son petit manteau déployées,sans méfiance et sans crainte ; mais, dans la même seconde, jevis Georges partir derrière elle aussi vite qu’un tiercelet, et luidonner, en passant, un grand coup de coude qui l’étendit dans laneige. J’étais déjà dehors, indigné, courant la relever etcriant :

« Georges !… Georges !… Arriveici ! »

Elle pleurait à chaudes larmes, mais,heureusement, n’avait aucun mal. Georges aurait bien voulu sesauver.

« Arrive ici, lui dis-je ; arrive,mauvais cœur ! »

Je le pris par le bras et je l’emmenai dans lasalle en criant :

« Tu l’as fait exprès ! »

Lui, tout pâle, ne répondait pas.

« Tu l’as fait exprès ! lui dis-jeencore. – Réponds-moi ! »

Mais il était trop fier pour mentir, et ne ditrien, s’asseyant au bout d’un banc et regardant devant lui, lesyeux farouches.

« Puisque tu ne réponds pas, lui dis-je,c’est vrai : tu voulais faire du mal à Louise, parce qu’elle amieux su l’histoire des mages que toi. C’est abominable… Tu méritesd’être puni… Tu n’iras pas dîner… Je te retiens enprison. »

En même temps je sortis, fermant la porte àdouble tour ; cela m’avait bouleversé.

J’envoyai ma femme prévenir les parents queGeorges était en pénitence ; et, quelques instants avant uneheure, étant descendu, je le trouvai toujours à la même place, lescoudes sur la table, les deux joues relevées sur les poings,regardant au même endroit. On aurait dit le père Jacques songeant àson frère pour le haïr.

« Tu te repens ? » luidemandai-je avec douceur.

Il ne dit rien.

« Tu ne le feras plus, n’est-cepas ? »

Rien ! J’allais et venais dans la salle,tout désolé ! Presque aussitôt, la mère arriva, le dîner del’enfant dans une écuelle, sous le tablier. Elle avait les yeuxgros. Je lui dis tout ! La pauvre femme regardait Georges avectristesse, et finit par mettre l’écuelle devant lui. Il mangea,puis il alla se placer à son pupitre, en attendant l’arrivée descamarades.

« Oh ! monsieur Florence, me dit lamère, dans l’allée, en s’en allant, quel chagrin !… Ils sonttous les mêmes… Ce sont tous des Rantzau ! »

Louise, en rentrant, paraissait joyeuse ;elle jetait de temps en temps, à son cousin, un coup d’œilsatisfait.

Depuis ce jour, durant six semaines, Georges,lorsque je l’interrogeais, ne me regardait plus en face ; ilm’en voulait. Quand les enfants vous en veulent, ils regardent decôté, pour cacher leur ressentiment.

« Regarde-moi, Georges, » luidisais-je.

Il ne voulait pas, et, jusqu’à la fin del’hiver il resta le même, silencieux et sombre. Ce n’est qu’auprintemps, un jour qu’il avait mieux récité son livret que Louise,et que je le montrais comme un modèle à mes autres élèves, qu’illeva les yeux et parut réconcilié.

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