Les Deux Frères

Chapitre 4

 

 

On voit d’après ce que je viens de raconterque M. le curé ne laissait passer aucune occasion de ramenerM. Jean et M. Jacques Rantzau à leurs devoirs dechrétiens ; mais à quoi servent les bonnes paroles et lesmeilleurs conseils, quand la haine a jeté des racines dans le cœurde gens durs, qui ne voient que leur intérêt dans ce monde ?Et surtout quand ces gens vivent au même village, l’un en face del’autre, et que chaque jour ils trouvent de nouvelles occasions dese détester. C’est ce que nous vîmes bientôt.

En ce temps, il fallait nommer un nouveaumaire à la place de M. Fortier. Tout le pays pensait auxfrères Rantzau ; mais ils avaient déjà refusé cette chargeautrefois, disant que leurs propres affaires les empêcheraient desurveiller celles de la commune. On parlait donc tantôt deM. Rigaud, l’aubergiste du Pied-de-Bœuf, tantôt deM. Limon le brasseur ; mais cela traînait de jour enjour, et rien ne se décidait, quand vers la fin de juin,M. Jacques déclara qu’il accepterait s’il était nommé.

Tout le monde croyait que le choix du préfetse porterait sur lui, et cela n’aurait pas manqué, si M. Jeanne s’était aussitôt mis sur les rangs. Alors on vit ce que peuventles dissensions de familles ; tout le village et la valléefurent troublés par ces deux hommes. Ceux des Chaumes,cultivateurs, journaliers, voituriers, gens de métiers ne voulaientque M. Jean ; l’un menait son foin, l’autre sonfumier ; l’autre travaillait à son labour, fauchait ses prés,ou battait en grange chez lui ; ceux de la vallée, ouvriersdes bois, flotteurs, schlitteurs, bûcherons, ségares, neconnaissaient que M. Jacques, qui leur versait tous lesdimanches des dix, et même des quinze francs pour le travail de lasemaine.

C’est le plus grand trouble dont je mesouvienne ; hommes et femmes s’en mêlaient, jusqu’aux enfantsà l’école. À chaque instant, j’étais forcé de crier silence et demenacer Georges et Louise, qui parlaient à leurs voisins. Tout celavient des parents ; ce que les enfants entendent dire chezeux, ils le répètent dehors. Qu’on se figure ma position au milieude ces disputes, qui s’étendaient jusque dans les dernièresbaraques ; ma place dépendait de celui qui serait maire, je nepouvais donc me prononcer ni pour ni contre.

Je pensais même que des êtres tellement animésfiniraient par se prendre au collet, par s’empoigner au milieu duconseil municipal, et me réduire à verbaliser contre eux, surl’ordre formel de M. l’adjoint Rigaud ; mais les chosesse passèrent avec ordre, car les Rantzau se respectaient eux-mêmes,et ne voulaient pas donner au public le spectacle de leursscandaleuses divisions. M. Jean ayant été nommé, son frère secontenta de donner sa démission de membre du conseil, et duranttoute cette semaine on le vit aller et venir le long de la vallée,son mètre sous le bras, veillant à ses coupes, faisant flotter sonbois et surveillant ses ségares aussi tranquillement qued’habitude. Seulement le lundi suivant, vers sept heures du matin,comme j’attendais les enfants à la porte de l’école, je le vispasser sur son char à bancs, sa grosse tête barbue enfoncée dansles épaules et les yeux à demi fermés, comme un homme quirêve ; ses deux gros chevaux gris-pommelé allaient bon train.Je le saluai, mais il ne me vit pas et se mit à crier :

« Hue, Grisette !… Hue,Charlot ! »

Les chevaux filaient sur le chemin deSarrebourg, bientôt ils disparurent du côté de la Tuilerie. Ceschoses me reviennent maintenant. Le soir, vers huit heures, à lanuit, le char à bancs rentrait et je dis à ma femme :

« C’est M. Jacques qui revient deSarrebourg. Il est bien sûr allé là-bas pour le procès-verbal quele garde forestier Lefèvre a fait l’autre jour à sondomestique. »

Mais le lendemain de bonne heure, avantl’ouverture de la classe, tout le village savait déjà queM. Jean Rantzau venait de recevoir une assignation pourcomparaître en justice de paix à cette fin de s’entendre àl’amiable avec Jacques Rantzau, sur le rétablissement d’un cheminqui devait traverser les cinq jours de prairie qu’il avait achetésquelques mois avant, à la vente du père Fortier ; et pas plusde vingt minutes après, M. Jean, sur sa grande jument, qu’onappelait Zozote, les bords du feutre relevés, ses longs éperonsbouclés aux bottes, son nez crochu recourbé jusque sur le menton,les yeux écarquillés et les joues pâles d’indignation, passaitventre à terre. Il allait consulter l’avocat Colle, à Sarrebourg,et le charger de sa défense ; car le chemin queM. Jacques demandait, devait diminuer de moitié la valeur dela prairie qu’il avait payée si cher, pour empêcher son frère des’arrondir.

Voilà le commencement de ce fameux procès, oùles frères Rantzau nourrirent et enrichirent à leurs dépens desquantités d’avocats, d’huissiers, de greffiers, d’arbitres et dejuges pendant dix-huit mois ; où l’on fit des enquêtes, descontre-enquêtes, des descentes de lieux ; où Colle et Gideprononcèrent de magnifiques discours, s’indignant, se fâchant l’uncontre l’autre ; se moquant de leur ignorance des anciennes etdes nouvelles lois, devant le tribunal ; et puis riant, sesaluant, se donnant la main, quand ils étaient dehors ; lecommencement de ce procès où tous les jours arrivaient des hommesde loi, des experts de toute sorte, qui se gobergeaient tantôt chezJacques, et tantôt chez Jean, leur donnant raison à tous lesdeux ; où Gide gagna d’abord à Sarrebourg ; où Collerappela du jugement à Nancy, et fit à son tour condamnerM. Jacques. Heureusement, la procédure avait un défaut, il putse pourvoir en cassation. Le jugement de Nancy fut cassé etl’affaire jugée de nouveau du côté de Dijon. Finalement au bout dedix-huit mois, Jacques eut son chemin à travers le pré de Jean, quipaya tous les frais ! excepté les avocats de M. Jacques,bien entendu, lesquels, de leur côté, je pense, ne s’étaient pasusé la langue pour rien.

Jacques eut donc son chemin ! Il luidonna le nom de Malgré-Jean et quand on parle de cesentier, les gens du pays disent encore : « Nous allons àla rivière par le chemin de Malgré-Jean. » Jacquesfit même construire un petit pont en bois au bout, sur la Sarre,pour engager le monde à traverser la prairie de son frère, qui nepouvait plus s’y opposer.

C’est ainsi que ces deux frèress’aimaient !

Et cela ne les empêchait pas d’allerrégulièrement à la grand-messe les dimanches ; de se mettredans le banc de la famille, que le père et la mère Rantzau leuravaient laissé en commun ; de s’agenouiller en penchant latête à l’élévation, leur grand chapeau dans les mainsjointes ; et d’écouter attentivement M. le curé, prêchantl’union des familles, le pardon des injures et l’oubli des fautesdu prochain.

Personne n’écoutait mieux qu’eux ! Etpuis en sortant, après avoir pris l’eau bénite, l’un derrièrel’autre, ils se regardaient de travers, ou plutôt ils ne seregardaient pas du tout, et s’en allaient, rêvant au tort qu’ilspouvaient se causer, à la ruine que chacun d’eux souhaitait àl’autre.

Leurs enfants, naturellement, se haïssaient deplus en plus, et je me disais en leur parlant tous les jours devertus chrétiennes, en leur faisant réciter le catéchisme et lespréparant à la première communion, que toutes nos peines étaientperdues ; que ni moi, ni M. le curé, ni personne, nous nepourrions jamais détruire les ronces, les chardons et autresmauvaises herbes, qui jetaient de jour en jour des racines plusfortes dans le cœur de ces pauvres êtres.

J’en étais désolé, mais que voulez-vous ?quand on remplit son devoir, le Seigneur Dieu Lui-même ne peut vousen demander davantage ; il mesure à chacun sa tâche, selon saforce et ses moyens.

Une chose pourtant me donnait encore un peu deconfiance ; la première communion est un acte tellement graveet solennel, que je me disais quelquefois :

« Hé ! ce jour-là, les deux vieux,en voyant leurs enfants si heureux, si recueillis, à genoux sur lesmarches du parvis, en présence de la foule, pour recevoir le corpsde notre Sauveur, se laisseront peut-être attendrir ; et quisait si dans une occasion pareille ils ne voudront pas separdonner ? Il faut si peu de chose, un bon sentiment, unsouvenir du bon temps où l’on s’aimait, une pensée vers ceux qui nesont plus et qui nous regardent ; il ne faut qu’un bonmouvement pour se précipiter dans les bras l’un del’autre ! »

Voilà ce que j’espérais !… Mais,hélas ! ce beau jour arriva ; les enfants en ligne, avecleurs petites robes blanches, leurs habits neufs, leurs cierges, serendirent à l’église ; les pères et mères étaient là,dévotement agenouillés dans leurs bancs ; le curé en chaire,prononça les plus touchantes paroles sur le pardon desinjures ; la mère de Georges sanglotait dans sonmouchoir ; on la prenait en pitié, songeant à ce que la pauvrefemme devait souffrir, on la plaignait ! Et Jean, avec salongue tête chauve, toute luisante sous les vitraux du chœur, lesmains jointes et l’air plein de sentiments pieux, à côté deJacques, également attentif à l’exhortation, les lèvres murmurantdes prières, et son grand nez crochu penché d’un aird’attendrissement, les deux gueux !… – Je suis bien forcé dedire le mot, car c’est la pure vérité… – Oui, malgré leurs minesd’apôtres, les deux malheureux n’étaient pas plus attendris que lesroches de la Ligne-Bâri, où la pluie, la rosée du ciel, la lumière,et toutes les bénédictions d’en haut n’ont jamais pu faire pousserune fleur depuis six mille ans.

C’est ce que j’ai vu moi-même, et tous ceux dupays l’ont vu comme moi.

La première communion ne leur fit rien dutout ; toute la mauvaise race – les jeunes et les vieux –restèrent ce qu’ils étaient avant.

Après la cérémonie, M. Jacques et puisM. Jean remercièrent à part M. le curé de son beaudiscours, ce qui montre encore une hypocrisie terrible et pire queleur haine invétérée ; ils lui témoignèrent soi-disant leursatisfaction du beau sermon qu’il avait fait, en envoyant lesenfants lui présenter des cadeaux très convenables.

Louise et Georges vinrent aussi me remercierdes peines que je m’étais données pour leur instruction. Ilsremirent chacun une pièce de vingt francs en or à ma femme, sommevéritablement trop forte, puisqu’ils avaient payé l’écolage commetous les autres, sans parler des présents nombreux qu’ils m’avaientapportés chaque année, le jour de ma fête et au nouvel An, maiscela ne laissa pas de m’être agréable.

M. Jean et M. Jacques remplirentdonc en apparence tous les devoirs de bons chrétiens ; maisquant au fond, c’était autre chose, leur haine persistait ; ets’il est permis de dire toute ma pensée, je crois qu’à chaqueoccasion semblable, les mauvais sentiments de ces deux hommes nefaisaient que s’accroître, à cause des efforts qu’ils faisaientpour conserver la dignité des Rantzau. L’orgueil seul lesretenait ; ils voulaient avoir l’air calme, parce que des gensde leur sorte ne devaient pas s’emporter en public comme le premiervenu ; ils restaient maîtres d’eux-mêmes par orgueil.

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