Les Deux Frères

Chapitre 17

 

 

Depuis l’apposition de cette affiche à lamairie, de jour en jour la maladie de Louise devenait plus grave etretardait le mariage. Des médecins arrivaient de toutes lescommunes environnantes, et tenaient conseil entre eux :c’étaient M. Bourgard, de Sarrebourg, homme d’une grandeexpérience et connu de tout le pays, M. Virlet, de Blâmont,M. Saucerotte, de Lunéville, enfin tous les meilleurs médecinsà dix lieues des Chaumes.

On les regardait aller et venir, aucun bruitde leurs consultations ne se répandait au village.

M. le garde général venait de prendre uncongé, soi-disant pour aller chercher ses papiers. C’était le gardeà cheval Caille, de Saint-Quirin, qui le remplaçait.

L’automne alors était venu, avec sa grandemélancolie, ses grands coups de vent qui passent dans les bois etnous annoncent l’hiver.

Moi, j’allais tous les jours chez M. lemaire après l’école, faire mon service de secrétaire communal.M. Jacques avait son rhumatisme et souffrait en silence, lajambe sur un tabouret, le coude sur son bureau et les yeux tournésvers la fenêtre, où tombaient à chaque coup de vent les feuillesjaunes de la vigne du pignon, et quelques brins de paille duhangar. Tout semblait s’en aller ; les grands peupliers quilongent la route faisaient entendre leur murmure sans fin.

Nous étions là tous les deux ; j’écrivaiset lui rêvait, toussant quelquefois et disant d’une voixenrouée :

« Je me fais vieux, Florence, je me faisvieux !… J’ai trop travaillé !… et pourqui ?… »

À quoi je répondais :

« Ah ! monsieur le maire, vous aurezencore de beaux jours…

– Jamais, disait-il, jamais, c’estfini !… »

Georges, le soir, en revenant de visiter leurscoupes et leurs scieries, passait devant la fenêtre en détournantla tête ; le père et le fils n’avaient plus l’air de seconnaître ; et la mère, toujours les yeux rouges, portait enhaut ses repas au garçon. »

M. Jacques une fois, une seule fois medit avec amertume :

« Florence, maintenant j’ai deux frèresJean : l’un dedans et l’autre dehors ! La maison n’estplus à moi ; je ne suis plus maître ici. »

L’indignation et la douleur perçaient malgrélui dans ses moindres paroles ; et toujours il finissait pardire :

« Ah ! si j’étais seulement couchésur la colline avec les anciens. Ils dorment eux, ils ne saventplus rien de ce monde ! »

Mais si M. Jacques souffrait, de l’autrecôté de la rue c’était encore bien pire. Chaque fois que jepassais, derrière le treillis du jardin, devenu transparent par lachute des feuilles, je voyais M. Jean, en longue camisole delaine grise, se promener dans les allées lentement, la tête nue.Qu’il fît du vent et de la pluie, qu’un dernier rayon de soleiltombât entre les arbres dépouillés, M. Jean se promenaittoujours, ne pouvant vivre dans sa maison, où la vieillegarde-malade Simone, la servante Rosette et les médecins étaientdevenus maîtres.

Cet homme dur s’affaissait ; il sepromenait le dos voûté ; son nez se recourbait, comme onraconte des vieux aigles, qui finissent ainsi par ne plus pouvoirouvrir le bec et meurent de faim, punition naturelle de leurférocité et de leurs carnages.

En voyant cela, je pensaistristement :

« Ah ! tu l’as bien mérité, barbare,et tu le mérites encore tous les jours, par ton obstination àvouloir marier ta pauvre enfant, ta propre fille, ton propre sang,avec un être qu’elle ne peut voir. Ah ! tu mérites ton sort,et je ne te plains pas, l’orgueil et la haine méritent cechâtiment. »

C’est ce que je me disais.

Et dans ce temps, un soir, je le vis prier àl’église ; cette fois il priait bien, regardant laterre ; ce n’était plus de la comédie et je pensai :« Il faut que l’état de Louise soit bien grave : pourqu’un pareil homme prie, il faut des chosesextraordinaires ! »

J’étais allé chercher après l’école un cahierde musique que j’avais oublié le matin à l’orgue ; etregardant de là-haut, dans notre petite église froide et sombre,cet homme terrible agenouillé, et priant tout seul, sa tête chauvesur ses mains jointes, au milieu du grand silence, ces idées mepoursuivaient ; j’élevais ma prière à l’Éternel, pour le salutde ma chère élève, étant convaincu que sa position était presquedésespérée.

Je ne me trompais pas ; en arrivant cheznous, la première chose que Marie-Anne me dit ce fut :

« Tu sais, Florence, que tous lesmédecins ont abandonné Louise, et qu’un autre grand médecin deNancy, M. Ducoudray, doit venir ?

– Non, je ne le savais pas, luirépondis-je ; mais j’avais là quelque chose, un poids sur lecœur qui m’avertissait d’un danger : ce devait êtrecela. »

Et j’entrai dans mon cabinet, plus triste etplus rêveur encore que d’habitude.

Nous ne parlâmes pas de cela pendant lesouper ; mais chacun y pensait, chacun faisait des vœux pourla pauvre enfant que nous avions vue si jeune, si belle, si douce,si bonne pour nous et pour les pauvres, et maintenant à la dernièreextrémité !

Le soir, en me couchant, je priai pourelle ; et le lendemain le grand médecin arriva ; tous lesautres se réunirent.

C’était à la fin de l’automne, le tempss’était remis au beau, après de grandes pluies ; les arbresn’avaient plus de feuilles ; on n’allait plus à la pâture,parce que les pieds des animaux défonçaient les prairies humides,et l’école était pleine d’enfants.

Tout le village savait ce qui se passait chezM. Jean ; tout le monde s’en inquiétait.

Or, l’école du matin étant finie, vers onzeheures, je venais de remonter dans notre chambre et la table étaitmise, nous allions dîner, quand tout à coupMlle Rosette, la servante de M. Jean, entra,criant d’une voix lamentable :

« Monsieur Florence, venez à la maison,on a besoin de vous ; M. Ducoudray, le médecin de Nancy,veut vous voir, il veut vous parler.

– À moi ? lui dis-je étonné. Vousvous trompez, Rosette ; qu’est-ce qu’un si grand savant peutavoir à dire au pauvre maître d’école des Chaumes ?

– Non ! non ! je ne me trompepas, s’écria-t-elle. C’est M. Florence l’instituteur que cesmessieurs demandent. Venez… venez vite ! »

Figurez-vous ma surprise ! – Ayant déjàmis ma camisole pour dîner, je décrochais ma capote derrièrel’armoire, lorsque Marie-Anne entra en criant :

« Où vas-tu, Florence ? Prendsgarde… prends garde… M. Jean est là !… Tu sais comme ilt’a traité !…

– Ah ! Marie-Anne, dit la servantedésolée, ne craignez rien, notre pauvre monsieur, depuis ladernière consultation, n’est plus le même homme ; il tombeensemble, il ne dit plus rien, tout le monde entre et sort.Monsieur Florence, au nom du ciel… »

Je n’entendis pas la fin de tout cela, etprenant mon chapeau je partis en courant. Dehors, je ralentis lepas pour me remettre, et j’arrivai là-bas, réfléchissant à ceschoses étranges.

Comme Rosette l’avait dit, la porte de lamaison était ouverte, entrait et sortait qui voulait. Plusieursdomestiques stationnaient autour des voitures, ils me regardèrententrer ; et dans la grande salle du piano je vis les médecinsréunis : quatre ou cinq vieux en capote, la cravate lâchée,les cheveux ébouriffés, parlant et se disputant entre eux sansgêne, comme de vrais savants qui ne s’inquiètent que de leursaffaires.

Au moment où je paraissais sur le seuil,M. Bourgard, de Sarrebourg, qui me connaissait dit :

« Le voilà ! »

Je les saluai, tout ému.

L’un d’eux, le plus grand, en habit noir etcravate blanche, la figure longue, avec un gros nez, une grandebouche, le front large et haut, et de grandes rides, l’airrespectable comme un de nos inspecteurs de l’université,M. Ducoudray, de Nancy, me demanda très poliment :

« Vous êtes monsieur Florence,l’instituteur des Chaumes ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, monsieur, dit-il d’un airagréable et pourtant très sérieux, nous sommes dans un cassingulier, dont vous seul pouvez nous donner lasolution. »

Et comme je voulais m’excuser, disant quej’étais un pauvre maître d’école, bien incapable d’éclairer desgens aussi instruits, il m’interrompit.

« Attendez ! fit-il. Laissez-moivous expliquer ce dont il s’agit. – Vous savez sans doute,monsieur, que mes confrères ici présents sont plusieurs fois venusaux Chaumes, pour traiter la maladie de Mlle LouiseRantzau, tantôt seuls et tantôt en consultation ?

– Oui, monsieur, lui répondis-je.

– Ils ont cru devoir recourir à meslumières, fit-il en continuant. J’ai vu la malade ; elle estgravement atteinte d’une douleur qui la mine, et qui la tueracertainement, si nous ne parvenons pas à en connaître la cause.J’ai beaucoup insisté pour obtenir d’elle des indications précisesà ce sujet ; mais par un sentiment quelconque de crainte ou depudeur, nous ne pouvons obtenir d’elle les renseignementsindispensables. À la fin, monsieur, sur ma grande insistance, cettejeune et intéressante malade, en pleurant et se cachant la figures’est écriée : « Non ! jamais… jamais je ne pourraidire cela !… Demandez à M. Florence !… » Etpuis elle a paru épouvantée de ce qu’elle venait de nous dire.Maintenant, monsieur, parlez, le sort de la pauvre enfant est entrevos mains ; que savez-vous des causes de cette maladie ?D’après vos indications nous allons diriger le traitement. Soyezclair, je vous prie, et n’hésitez pas ; vous êtes entre gensqui prennent sur eux toutes les responsabilités. »

J’étais devenu très pâle, et quand il eutfini, m’essuyant les yeux, car malgré moi des larmes me coulaientsur les joues, je dis :

« Eh bien, monsieur, quoi qu’il puissem’arriver, quand je devrais perdre ma place et tomber dans lamisère, à cause de ce que je vais vous dire, il faut que voussachiez tout. Louise aime son cousin Georges Rantzau, qui l’aimeaussi et qui donnerait sa vie pour elle ; mais les pères deces deux jeunes gens, – deux frères pourtant ! – se détestentdepuis des années ; ils se sont fait le plus grand tort ;ils ont divisé et scandalisé le pays par leur haine abominable, etjamais ils ne consentiront au mariage de leurs enfants, qui lesavent et sont désespérés… Ma pauvre Louise est désespérée ;elle aime mieux mourir que d’épouser le garde général qu’on veutlui donner de force !… Voilà, messieurs, la vérité ; jevous le dis, c’est cela… vous pouvez me croire !

– Et nous vous croyons, dit alors levieux médecin de Nancy, en regardant ses confrères. Vous le voyez,messieurs, je ne m’étais pas trompé, c’est le second cas de cegenre que je rencontre dans ma pratique : le sentiment del’amour l’emportant même sur l’instinct de conservation !…Fidèle jusqu’à la mort !… »

Comme il finissait de dire cela, en meretournant je vis M. Jean ; il était entré par la petiteporte du cabinet, il avait tout entendu. Mais c’était un homme toutautre que deux mois avant ; il n’avait plus que les os et lapeau, il était voûté, jaune, se laissant aller, ne faisant plusattention à rien, le grand gilet ouvert, la chemise sans cravate,enfin un être en quelque sorte ruiné, sans souci de lui-même, commeon se représente les avares qui ont perdu leur trésor ; lui,il avait perdu son orgueil !

M. Ducoudray s’étant retourné pour luidire :

« Vous venez d’entendre,monsieur ?

– Alors, fit-il, la langue épaisse, vousne pouvez plus rien essayer ? Vous ne savez plus rien ?Vous…

– Nous savons, interrompit le docteurd’un ton bref, que votre pauvre enfant s’éteindra dans quelquessemaines, aux premiers grands froids, si vous ne trouvez pas moyende vous entendre avec votre frère, et de marier ces jeunes gens quis’aiment !… Voilà ce que nous savons !… »

Et prenant son chapeau, avec un petit manteaugris, sur la table, il dit :

« Messieurs, la consultation estterminée, je crois que nous pouvons partir. »

Il sortit, les autres le suivirent ; etles domestiques aussitôt coururent chercher les chevaux à l’écurie,pour atteler.

Moi, j’étais aussi dehors, sur la porte,regardant ce mouvement, et rêvant à ce qui venait de se passer.M. Jean restait seul dans la salle ; je ne sais pasquelle figure il avait, mais il pouvait bien se frapper la poitrineet dire :

« C’est ma faute !… c’est ma trèsgrande faute ! »

Et comme une heure sonnait, je rentrai bienvite casser une croûte de pain, avant d’entrer à l’école, où lesenfants étaient déjà réunis, criant, sifflant et se réjouissant,tout étonnés de mon retard ; depuis vingt-cinq ans cela nem’était jamais arrivé !

Aussitôt que je parus, l’ordre serétablit ; mais on pense bien que je n’avais guère la tête àmes leçons. Tant de chagrin depuis bientôt deux mois m’avait aussirendu malade ; je m’indignais contre le genre humain, jevoyais tout en noir ; mon herbier, mes insectes, mes fossiles,tout était abandonné. Ce jour-là surtout après avoir appris ledanger de Louise, je souffrais beaucoup ; et les questions,les observations de ma femme pendant le souper m’étaientinsupportables.

« Laisse-moi tranquille, lui disais-je,ne me parle pas !… Mon existence n’est-elle pas assezempoisonnée, sans entendre encore toutes ces vainesparoles ! »

Enfin, Marie-Anne et Juliette ayant replié lanappe, lavé la vaisselle et fini leur ouvrage, allèrent se coucher.Moi, dans mon cabinet, je rêvais près de ma lampe, me demandant siM. Jean aurait la barbarie de persister dans sa volontéjusqu’à la fin ; s’il verrait mourir son enfant, plutôt que delui rendre au moins l’espérance, et si Dieu permettrait une sigrande injustice.

Cela me paraissait impossible ; j’enétais révolté ; je maudissais cet homme et je lui souhaitaisdes châtiments proportionnés à sa méchanceté.

Vers onze heures, las de rêver à ces chosesterribles, comme tout le monde dormait, je descendis fermer laporte de notre maison avant d’aller me coucher, selon mon habitude.La nuit était froide, des nuages couvraient le ciel, et sentant quecette fraîcheur me faisait du bien, je me mis à marcher le long dela rue, voyant au loin briller une lumière dans la maison deM. Jean : c’est là que reposait Louise !

La confiance qu’elle avait eue en moi plusqu’en tout autre, lorsqu’elle disait : « Demandez àM. Florence ! » cette confiance me touchait. Je mefigurais qu’en me rapprochant à cette heure silencieuse, la pauvreenfant pouvait deviner ou sentir qu’un ami s’avançait vers elle,c’était une idée superstitieuse, mais cela m’attendrissait.

Bientôt arrivant au haut de la rue, je viscinq ou six cordes de bois de chauffage entassées au coin de lamaison du maire ; et derrière ce bois, un peu plus loin,j’aperçus de la lumière dans le bureau ; M. Jacquesveillait donc aussi !… Il ne pouvait pas dormir non plus,lui !…

Je m’arrêtai près de ce tas de bûches,regardant en face la fenêtre de la chambre où je me représentaisLouise abandonnée des médecins, sans un mot de consolation, sans unami pour lui tenir la main dans ce moment terrible où la vie s’enva ; entre la vieille garde-malade, – qui tricote toujours aupied du lit des mourants, en écoutant leurs longs soupirs aveccalme, pourvu qu’elle ait sa petite bouteille d’eau-de-vie sur lacheminée, et M. Jean assis là, le regard sombre, indigné devoir qu’on aimait mieux mourir que d’épouser son garde général.

Ces idées m’aigrissaient le sang ; et moiqui ne suis pas un méchant homme, qui n’ai jamais frappé de ma vieun enfant à l’école, je me souhaitais la force de châtier cemonstre de la nature, me disant que Georges ferait bien del’exterminer.

Mais comme au bout de quelques minutes rien nebougeait ; comme les deux lumières restaient immobiles dansl’ombre et que tout semblait devoir continuer ainsi jusqu’au matin,j’allais me retirer, quand un bruit attira mon attention.

On marchait chez M. Jean ; uneseconde lumière parut à l’autre extrémité du bâtiment, puis elles’éteignit ; un pas lourd se mit à descendre l’escalier, et laporte de l’allée en bas s’ouvrit avec précaution. Dans cette nuitnoire, je ne voyais rien ; mais bientôt j’entendis quelqu’untraverser la rue et venir de mon côté. J’eus peur. – C’étaitpeut-être M. Jean !… S’il allait me trouver là ! –J’entendis qu’on s’arrêtait… qu’on écoutait… Et tout à coup lagrande taille de Jean Rantzau se dressa devant la fenêtre éclairéede M. Jacques. Il regardait, il se penchait pour voir àl’intérieur. Qu’est-ce qu’il voulait faire ? Je le croyaiscapable de commettre un crime ; mon cœur battait avec force.Il regarda longtemps et finit par toquer doucement à l’une desvitres.

Aussitôt une voix rude, celle deM. Jacques, qu’on reconnaissait très bien au milieu de cegrand silence, cria :

« Qui est là ?

– C’est moi, fit M. Jean ;ouvre ! »

La lumière s’approcha et la fenêtre s’ouvrit.Les deux frères, après trente ans de haine, se retrouvaient face àface : Jacques, la lampe en l’air, ses grands yeux écarquillésde surprise, ses cheveux gris ébouriffés, l’air dur ; et Jean,le front penché comme un malheureux.

« Que veux-tu ? fit brusquementM. Jacques.

– J’ai à te parler, » répondit Jeand’une voix humble.

Et comme son frère ne bougeait pas et leregardait, la mine hautaine, il ajouta tout bas :

« Jacques…, ma fille vamourir !… »

Jacques ne dit pas un mot ; il referma safenêtre et sortit ouvrir la porte de la maison ; puis ilsentrèrent tous deux en silence comme des ombres. Un instant après,M. Jacques rouvrit sa fenêtre et tira les volets.

J’attendis encore un bon quart d’heure,prêtant l’oreille ; mais aucun bruit, aucune parole n’arrivantau-dehors, je repris le chemin de la maison, bien étonné de lascène étrange qui venait de se passer sous mes yeux. J’y rêvaitoute la nuit ; ces deux figures, éclairées subitement aumilieu des ténèbres, étaient comme peintes dans mon cerveau, et jeme demandais :

« Qu’est-ce que cela signifie ?…Qu’est-ce qu’ils avaient à se dire ?… Qu’allons-nous apprendremaintenant ? »

Je finis par m’endormir.

Le lendemain, jeudi, jour de congé, vers huitheures, ayant déjeuné, la curiosité me poussa d’aller voirM. Jacques, espérant découvrir quelque chose sur safigure.

Je partis donc. J’avais quelques actes del’état civil à expédier. Comme j’arrivais dans l’allée,Mme Rantzau descendait l’escalier avec une pile dechemises sur son bras ; la porte de la grande salle en basétait ouverte, et sur le plancher s’étalait une grande malle decuir, déjà pleine d’un côté d’effets de toute sorte, habits, giletsde flanelle, brosses, souliers enveloppés de journaux ; il nerestait qu’à remplir le gros couvercle à double fond, et la bonnefemme continua son ouvrage.

M. Jacques, lui, en bras de chemisedevant le petit miroir pendu à la fenêtre, finissait de se peignerla barbe.

Aussitôt qu’il me vit, il s’écria d’un tonbrusque :

« Ah ! c’est vous !… J’allaisvous faire appeler… Je pars !… Je vais à Sarrebrück… Un de meshommes, là-bas, un gueux, vient de lever le pied ; il a faitbanqueroute !… On ne trouve plus que des bandits, desmisérables sur son chemin… Allez donc vous lier aux gens !…Canaille !… L’adjoint est prévenu…, il va venir… Ah ! levoilà !…

– Bonjour, monsieur le maire, dit le pèreRigaud en entrant. Vous m’avez envoyé chercher ; qu’est-ce quise passe ?

– Il se passe qu’on veut me voler, ditM. Jacques ; un gueux, un marchand de bois de Sarrebrück,a filé du côté de Hambourg ou du Havre, après avoir vendu mon boiset empoché l’argent… Voilà !… Il faut maintenant que je coureaprès lui, avec mon rhumatisme, et que je tâche de faire arrêter lebandit avant qu’il soit sur mer.

– Ah ! dit Rigaud, c’est bien tristedes choses pareilles… Et quand pensez-vous revenir ?

– Est-ce que je sais ? criaM. Jacques furieux. Si je mets la main sur mon homme, ilfaudra nommer des syndics à la faillite, plaider, graisser la pattedes uns et des autres… Qui dit Prussien, dit voleur ! Et si lebandit a passé en Amérique, comme tous les banqueroutiersallemands, il faudra repêcher à droite et à gauche ce qu’il aura pulaisser, voir s’il a touché tout l’argent, mettre des oppositions…Ces affaires-là ne finissent jamais… C’est le diable pour en tirerquelque chose. »

Ainsi parlait M. Jacques d’un airindigné. Nous ne disions rien, nous regardant tout stupéfaits.

Quand il eut passé les manches de sa capote,ouvrant le bureau, il dit à Rigaud :

« Vous allez me remplacer enattendant ; prenez le timbre de la mairie. Vous n’oublierezpas les publications pour la taxe des grains et le prix du pain.Vous signerez les bons du bureau des pauvres, les passeports et lereste. Florence vous mettra tout de suite au courant.

– Ah ! dit Rigaud, c’est pourtantbien ennuyeux de partir quand le temps menace ; voyez, lapluie commence déjà.

– Hé ! cria le maire, à quoi bonparler de ça ?… quand il faut, il faut !… »

Et prenant dans le secrétaire une grosselettre cachetée aux quatre coins, il me dit :

« Monsieur Florence, mon beau-frèrePicot, de Lutzelbourg, viendra ce soir ou demain : vous luiremettrez ça de ma part, vous m’entendez ?

– Oui, monsieur le maire.

– Ne l’oubliez pas !… C’est uneaffaire entre nous, une affaire sérieuse…

– Vous savez bien, monsieur le maire, queje n’oublie jamais rien. »

Alors regardant autour de lui, et voyant lamalle faite, il en demanda la clef ; puis il se tâta lespoches, jeta sur ses épaules le gros manteau de voyage à fermoird’argent, s’enfonça sur les oreilles le bonnet de fourrure etsortit brusquement.

Sur la porte, le char à bancs attelé, avec sagrosse capote de cuir et ses rideaux à lunette, attendait ; lapluie commençait. Le domestique entra prendre la malle et la ficeladerrière, tirant la bâche par-dessus.

Nous étions tous dans l’allée à regarder. Labonne mère Charlotte espérait au moins une embrassade ; maisM. Jacques était de si mauvaise humeur, qu’il n’y pensa pas etsortit, grimpant le marchepied et rassemblant les rênes dans sesmains, en criant :

« N’oubliez rien !…Hue !… »

Comme la voiture partait, Georges, son largefeutre rabattu, le caban sur les épaules et le grand bâton à lamain, sortait de l’allée ; il passa tout sombre, sans dire nibonjour ni bonsoir à personne et remonta la rue pour se rendre aubois. Le vieux lui lança de côté un coup d’œil ; mais Georgescontinua son chemin sans tourner la tête, et la voiture passa prèsde lui, sans qu’il eût l’air de la voir.

M. Rigaud et moi nous attendîmes quelquesinstants encore que le plus gros de l’averse fût tombé, et nousnous rendîmes ensuite à la mairie tout pensifs.

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