Les Deux Frères

Chapitre 7

 

 

Je ne crois pas qu’il soit possible d’êtreplus heureux que nous en ce temps, surtout quand les beaux joursfurent revenus et que le petit Paul put m’accompagner dans mespromenades du jeudi.

C’était un plaisir de le voir, tout brun ethâlé, grimpant comme un cabri dans les hautes bruyères, puisrevenant et criant :

« Voici le grand hircussylvestris, mon père ! Voici la belle luciole gris perlede M. Linneus ! Ouvre ta boîte bien vite… Quelle récoltenous allons faire aujourd’hui ! »

Il était encore plus content que moi.

Et cette année-là fut aussi très bonne pourtout le monde ; on fit du blé, du seigle, de l’avoine autantqu’on en voulut ; les foins ne manquèrent pas dans lesvallées, malgré la sécheresse assez grande, ni les pommes de terrenon plus.

La commune aurait donné le spectacle de lapaix et de la prospérité, sans ces malheureux Rantzau, qui nepouvaient s’entendre entre eux, et qui même s’en voulaient encoredavantage, à cause de ce que je vais vous dire.

Au temps des vacances, vers l’automne, lesdeux enfants revinrent de Phalsbourg et de Molsheim, et lelendemain déjà le bruit courait au village queMlle Louise avait eu tous les prix de sa classe àla pension, tandis que Georges n’avait rien remporté du tout dansson collège. C’était malheureusement vrai, et cela me fit beaucoupde peine, car j’aimais ces deux enfants autant l’un que l’autre, etje comprenais que leurs parents allaient s’en vouloir encore bienplus.

Toutes les voisines, toute cette foule decommères qui passent leur temps à jaser sur les portes, sanss’inquiéter de l’ouvrage, se rendirent à la file chez M. Jean,pour voir les beaux livres de Louise et ses couronnes. On neparlait plus que de cela. Le vieux Jean, flatté dans son orgueil,leur disait :

« Regardez… ils sont là sur lacommode. »

Et de temps en temps il levait le rideau de lafenêtre, pour voir ce qui se passait chez Jacques, dont la porterestait fermée ; sa vieille tête chauve souriait.

Ce qui se passait chez Jacques Rantzau,personne n’en sait rien, mais chacun doit comprendre qu’il n’étaitpas content.

Ma femme voulait aussi courir chez M. lemaire ; je lui dis de bien s’en garder, qu’il n’est pas beaude courir tout de suite chez les gens qui réussissent ; quecela ne me plaisait pas, et puis que M. Jacques ne nouspardonnerait jamais.

Tout resta tranquille en apparence.

Deux jours après, Louise vint nous rendrevisite ; elle était dans la joie, nous racontant toutes lesbontés de Mme la supérieure, tous les bons conseilsde sœur Placide, etc., etc., et puis la gloire de son père,lorsqu’elle avait été couronnée cinq fois de suite, en présence dela meilleure société d’Alsace et des Vosges.

Je l’écoutais, tout heureux de son bonheur,car c’était vraiment une charmante jeune fille, une des élèves dontje pouvais être fier. Mais ensuite lui ayant demandé si son cousinGeorges avait été heureux comme elle, et la voyant sourire, enagitant la tête et disant : « Il n’a rien eu, monsieurFlorence, rien du tout ! » j’en fus affecté profondément,sans pourtant lui faire aucun reproche.

Ma femme était émerveillée de ses beauxlivres, pleins d’images de saints, de saintes et de cœurs enflammésde notre sainte Mère des douleurs. Et comme j’allais et venais toutrêveur, j’aperçus Georges qui remontait la rue, la tête penchée,dans son petit uniforme à collet bleu de ciel. Il arrivaitdirectement chez nous ; aussitôt je dis :

« C’est très bien, Louise, tes succèsm’ont fait le plus grand plaisir ; mais quelqu’un arrive, ilfaut que j’aille voir. »

Et je descendis, la laissant avec Marie-Anne.Georges était dans l’allée ; je l’embrassai de bon cœur,d’autant plus que je le voyais tout pâle et malheureux.

« Allons au jardin, lui dis-je ;viens, Georges, nous causerons mieux à l’ombre des pommiers, nousserons seuls. »

Il me suivit ; et comme je lui demandaissi réellement il n’avait rien obtenu, le pauvre garçon se mit àfondre en larmes, ce qui me toucha plus qu’il n’est possible de sele figurer ; j’en étais tout bouleversé.

« Comment cela se peut-il ? luidis-je. Pourtant tu ne manques pas de moyens, tu m’as toujoursdonné de la satisfaction ; je ne comprends pas que tu n’aiesrien obtenu.

– Ah ! fit-il, j’étais avec desgrands, ils avaient déjà fait une année de latin.

– Tu n’as donc pas pu lesrattraper ?

– Non, ils étaient trop forts. »

C’est une grande faute de mettre des enfantsdans la même classe que d’autres plus avancés ; cela nedevrait jamais être, les grands sont retardés et les petits sedécouragent ; c’est quelque chose de triste.

« Bah ! tout cela ne signifie rien,dis-je à Georges, tu les rattraperas l’année prochaine. Ta cousinea eu des prix, mais dans les pensionnats on donne des prix à toutle monde, pour encourager les gens à revenir ; dans lescollèges, c’est différent ; ne te désole pas. Ton père t’abien sûr fait de grands reproches ?

– Oui, il était bien fâché !… Barbonheur, en passant à Lutzelbourg, la tante Catherine l’acalmé ; elle lui a dit les mêmes choses que vous. Il m’envoulait trop.

– Ta tante Catherine est une brave femmepleine de bon sens, lui dis-je ; elle a bien fait d’apaiser lacolère de ton père ; ce n’était pas juste, tous ces prix neveulent rien dire, les plus paresseux en obtiennent avec un peu dechance, et d’autres plus courageux, plus persévérants n’en ontpas ; mais c’est la fin qu’il faut voir en tout. Je te dis,moi, Georges, que tu n’as pas eu de chance ; car je teconnais, je suis sûr que tu as fait tout ton possible.

– Oui, monsieur Florence.

– Eh bien, voilà le principal. Quant aureste, j’en fais peu de cas ; tant d’imbéciles ont de lachance ! »

C’est ainsi que je cherchais à le consoler. Àla fin il me dit :

« Monsieur Florence, je vousremercie ; je vous aime bien ! Voudriez-vous me donnerdes leçons pendant les vacances ?

– Tu ne veux donc pas t’amuser ni tereposer ?

– Non, il faut que je travaille ; jeveux avoir autant de prix que Louise, l’année prochaine. »

Cette résolution me donna bonne opinion de luiet je répondis :

« Arrive tous les soirs après septheures, nous repasserons ensemble l’arithmétique et le commencementde la géométrie. Je ne peux pas t’enseigner le latin, carmalheureusement je n’en connais pas un seul mot ; mais pourl’histoire, la géométrie, la grammaire, tu peux compter sur moi, jet’aiderai.

– Vous êtes bien bon, fit-il. Je n’ai pasbesoin de vous parler du prix des leçons ?

– Non, lui dis-je, j’aime quand ontravaille.

– Ah ! mon père sera bien content…Vous n’aurez qu’à lui demander…

– C’est bon, Georges, ne t’inquiète pasde cela ; plus tu viendras, plus tu me ferasplaisir. »

Alors il m’embrassa de nouveau, et partit enme disant qu’il allait chez M. le curé, le prier de lui rendrele même service pour le latin.

J’étais touché de son chagrin, voyant bien quetout cela ne venait pas de sa faute, puisqu’on l’avait mis avec degrands gaillards qu’un enfant de douze ans ne pouvait surmonter, etpuis son énergie me faisait plaisir.

Enfin il partit, et le lendemain sesrépétitions commencèrent, le matin chez M. le curé, le soirchez moi. Je n’ai jamais vu travailler un enfant avec une volontépareille ; chaque jour il faisait des progrès étonnants j’enétais émerveillé !… Oh ! la volonté est une grandechose.

Mais ce que j’avais prévu touchant la colèrede M. Jacques se vérifia bientôt ; un beau matin, tousceux qui lui devaient de l’argent et dont les femmes étaient alléesvoir les prix de Mlle Louise reçurent unavertissement de payer dans les vingt-quatre heures ; lenombre en était très grand. Tous coururent le supplier d’attendreque leurs seigles fussent battus, leurs regains rentrés, leurspommes de terre arrachées ; mais lui, se promenant de long enlarge, son grand nez crochu dans sa barbe ébouriffée et les mainscroisées au bas du dos, ne leur répondait qu’un mot :

« Payez-moi… Il me faut del’argent !… Payez-moi vite ou dans les huit jours l’huissierDévosges viendra ! »

Ces gens s’en allaient désolés.

En apprenant ces choses, je n’eus qu’àregarder Marie-Anne, elle comprit que j’avais eu raison de luidéfendre d’aller chez M. Jean, et qu’il valait mieux s’êtretenu dans la réserve, avec des caractères aussi dangereux.

M Jacques poussa même la chose si loin, qu’ilrenvoya dans la quinzaine plusieurs bûcherons qui travaillaientdepuis longtemps à ses coupes.

« Voilà votre compte, leur dit-il, allezchercher de l’ouvrage ailleurs.

– Mais, monsieur Rantzau, pourquoi,pourquoi ?

– Je n’ai pas d’explications à vousdonner.

– Mais où trouver de l’ouvragemaintenant, au nom du ciel ?

– Allez chez M. Jean, il en apeut-être ! »

Ils comprirent aussitôt d’où cela venait, etce soir même les malheureux, rentrant furieux et désolés, battirentleurs femmes comme du plâtre ; on entendait les cris jusqu’àtravers les murs dans tout le village.

Il paraît que cela satisfit M. Jacques,car trois ou quatre jours après il fit dire à ces hommes qu’ilspouvaient rentrer à la coupe. Il les reprit tous, mais l’on peut sefigurer si les pauvres femmes, toutes bleues de coups, eurentencore envie d’aller admirer les prix deMlle Louise.

M. Jean, se doutant bien d’où tout celavenait, accepta les créances dont ne voulait plus son frère ;et Jacques, lui, ne prêta jamais plus d’argent à ceux qui n’avaientpas suivi l’exemple de ses bûcherons ; il leurdisait :

« Allez chez M. Jean, il a del’argent pour vous. Je serais bien bête de prêter à mes ennemis…Allez !… »

Il leur montrait la porte et ne voulait rienentendre.

Quelques jours avant la fin des vacances, jele rencontrai allant à ses coupes, le mètre sous le bras ; ilme salua de loin et me demanda des nouvelles de son fils.

« Il va très bien, monsieur Jacques, luidis-je, c’est un très bon sujet, qui fera son chemin, car il a ducourage et de la persévérance et ne manque pas de moyens.

– Vous croyez, monsieurFlorence ?

– J’en suis sûr ! L’affaire des prixne signifie absolument rien. Georges était avec des garçons dequatorze et quinze ans ; comment pouvait-il lutter contreeux ? ce n’était pas possible. Si vous voulez qu’il ait desprix, laissez-le deux ans dans la même classe, alors il écraserales plus jeunes que lui, et n’aura pas fait de progrès.

– Non, non ! Vous avez raison,monsieur Florence, s’écria-t-il ; je me moque des prix, jeveux que mon fils avance, je veux qu’il sache quelquechose. »

Et comme il s’éloignait après m’avoir salué,tout à coup se retournant en m’appelant :

« Monsieur Florence ? »

Je revins.

« À propos, vous savez que les leçonssont à vingt francs par mois ?

– Oh ! monsieur Jacques, moi je nedemande rien ; je donne ces leçons à Georges par amitié pourlui.

– Bon ! c’est aussi comme ça que jel’entends… Vous êtes un brave homme, un savant, vous aimez monfils : raison de plus pour vous payerconvenablement. »

Il me tendit la main ; et qu’on juge demon étonnement il avait mis dedans deux pièces de vingt francs,chose rare à l’époque dans nos villages ; j’en étaisconfondu.

« Et ce n’est pas tout, dit-il ; sijamais vous avez besoin de quelque chose, monsieur Florence, venezhardiment chez moi. Allons, au revoir. »

Il partit avant que j’eusse le temps de leremercier.

Marie-Anne en apprenant cela pencha tout desuite pour M. Jacques, disant que c’était un tout autre hommeque son frère Jean, qu’il était plus riche d’au moins lamoitié.

« Cela ne nous regarde pas, luirépondis-je. Tiens, mets cet argent dans la corbeille, au fond del’armoire ; nous avons de quoi payer maintenant nos pommes deterre pour tout l’hiver ; c’est agréable. Mais retenons notrelangue, car M. Jean est maire de la commune, et s’il sedoutait seulement que tu penses qu’il est moins riche et moinsgénéreux que son frère, il m’en voudrait et pourrait me faireperdre ma place. »

Elle le comprit et se tut, se contentant defiler et de tricoter le soir, pendant que je donnais mes leçons àGeorges. C’est ce qu’elle pouvait faire de mieux.

Bientôt les vacances finirent, Georgesrepartit pour son collège et Louise pour son pensionnat deMolsheim. Puis l’hiver revint, qui fut très rude. C’était en1829 ; les gens ne se souvenaient pas d’en avoir vu de pareil,depuis 1812, à la retraite de Russie. Le vin gela dans lescaves ; on retira les glaçons d’eau pure, et le reste endevenait plus fort. Heureusement les récoltes avaient été bonnes,chacun se tenait enfermé dans sa maison ; malgré cela beaucoupde gens moururent, des vieux et des jeunes ; ils attrapaienttous le point de côté, se mettaient à cracher le sang ; etcomme on n’allait chercher le médecin qu’à la dernière extrémité,suivant la mauvaise habitude des paysans, il arrivait toujours troptard et les gens mouraient.

C’est de cette maladie que mourut, à la fin dedécembre, Mme Picot, née Rantzau, la sœur de Jeanet de Jacques, une personne charitable, qu’on appelait au pays« la bonne madame Catherine » et que tout le mondeaimait ; elle mourut à Lutzelbourg, au cœur de l’hiver. Enapprenant cela, tout notre village fut désolé.

Beaucoup partirent pour son enterrement ;et je n’oublierai jamais que le soir après ma classe, étant appeléà la mairie, je trouvai M. Jean, la figure cachée sur le grandregistre et sa tête chauve entre les mains : cet homme durpleurait comme un enfant ; il sanglotait et je l’entendaiscrier tout bas : « Ah ! pauvre Catherine… pauvresœur… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Je ne te verrai plus… C’estfini ! »

Il gémissait avec tant d’amertume, que je mesentis le cœur arraché, car j’aimais aussi cette brave femme, et jem’assis à ma place ordinaire, pensant :

« Cet homme est pourtant bon… Il aimaitsa sœur ! »

Cela dura bien cinq minutes, le feubourdonnait dans le grand poêle ; finalement M. Jean, selevant et m’adressant la parole, me dit :

« Monsieur Florence, comme un ami de lamaison et secrétaire de la mairie, je vous ai fait appeler, à cettefin de venir avec moi dans les tristes circonstances où noussommes. Il faut que des gens honorables du village viennent à latriste cérémonie, et je vous choisis. Voudrez-vous me faire ceplaisir ?

– Monsieur le maire, lui dis-je, je meferai un honneur de vous accompagner, et puis je dois bien cettemarque de considération à la mémoire d’une personne qui seratoujours regrettée par ceux qui l’ont connue.

– C’est bien, fit-il, je savais que vousne me refuseriez pas. Eh bien donc, demain de bon matin nouspartirons ensemble sur mon traîneau. Vous avez un bonmanteau ?

– Oui, monsieur le maire.

– Ne l’oubliez pas, car il fait bienfroid ; nous aurons aussi deux peaux de mouton pour les pieds.C’est donc entendu pour demain, à six heures du matin, au petitjour ?

– Oui, je vous le promets. »

Alors il me serra les deux mains et me dit ense remettant à gémir :

« Merci ! – Ah ! ma pauvreLouise, qu’est-ce que tu vas dire, en apprenant ce malheur ?…Une tante si bonne… Une si brave… une si digne femme !…Ah ! les gueux restent,… oui, ils restent… les bons seuls s’envont ! »

Il pensait à son frère Jacques ; et commeles mauvais sentiments reprenaient le dessus ; comme je voyaisqu’il allait m’en raconter plus que je ne devais en savoir ;qu’il s’en repentirait ensuite et m’en voudrait, je l’interrompisen lui disant :

« Monsieur le maire, il est près de septheures, ma femme m’attend pour souper…

– Allez, Florence, fit-il ; moi,depuis cette terrible nouvelle, je ne sais plus oùaller. »

Il s’assit en face du poêle, jeta dedans unegrosse bûche, et je sortis.

En rentrant à la maison, je dis à Marie-Anneque M. Jean m’avait prié de l’accompagner le lendemain àLutzelbourg. Nous soupâmes en silence. Les enfants allèrent secoucher ; et, songeant alors qu’il fallait partir de bonneheure, je tirai de l’armoire mes habits des dimanches, une chemiseblanche, des bas de laine, mon feutre et mon manteau. Marie-Annem’aidait, les enfants dormaient bien, leur bonne couverture sur lenez. Enfin, tout étant prêt, rangé sur une chaise en bon ordre,nous nous mîmes au lit, causant quelques instants du froid qu’ilferait avant le jour et des précautions qu’il fallait prendre.

Je dormais encore, lorsqu’un bruit de grelotsqui passaient dans la rue m’éveilla. Je sautai du lit, croyant quec’était le traîneau de M. Jean ; mais le bruits’éloignant, je compris que c’était celui de M. Jacques, cequi ne m’empêcha pas de m’habiller, après avoir fait de la lumière.Un quart d’heure ne s’était pas passé que j’entendais venir letraîneau de M. Jean ; je n’eus qu’à regarder par lafenêtre.

« C’est vous, monsieur lemaire ?

– Oui ! n’oubliez rien. »

Je refermai bien vite et je descendis, enrecommandant à ma femme d’éteindre la lampe, car elle dormaitencore aux trois quarts. Puis, relevant le collet du manteau,j’arrivai dans la petite allée sombre et je sortis.

« Asseyez-vous ici, dit M. Jean, enme faisant place ; couvrez-vous bien les jambes avec cettepeau de mouton. »

C’est ce que je fis, et les chevauxrecommencèrent à trotter dans la neige, avec leur bruit monotone degrelots. M. Jean conduisait, tenant le fouet et les rênes avecses grosses moufles en peau de renard, qui lui remontaientjusqu’aux coudes. Les chevaux avaient aussi des peaux de mouton. Onne voyait que la grande traînée blanche de la route ; au loin,bien loin, on entendait les grelots du traîneau deM. Jacques ; les étoiles se couchaient au fond duciel ; le petit jour pâle commençait à paraître derrière laligne noire des montagnes. De temps en temps un des chevaux, plusvif que l’autre, levait sa croupe, poussant un hennissement bref,comme pour exciter son camarade, qui trottait toujours du même paségal. Nous, le nez et les oreilles dans le collet de nos manteaux,nous n’avions pas envie de parler.

Environ deux heures plus tard, en approchantde l’auberge forestière de Bourdonnais, nous vîmes quelques paysansde Dabo, des hommes et des femmes, avec leurs gros habits bleus àlarges manches des anciens temps, et leurs pèlerines, la capucherelevée sur le bonnet, qui se rendaient aussi àl’enterrement ; ils marchaient lentement sur le rebord duchemin, suivant à la file un étroit sentier tracé dans laneige.

Cela montrait de quelle considération avaitjoui Mme Catherine Picot, pour décider ces gens àvenir de si loin, par un froid aussi rude, assister à soninhumation ; oui, c’était une grande marque d’estime et deregrets. Ils se retournèrent à notre approche, et reconnaissantM. Jean Rantzau, ils levèrent leurs grands chapeaux ensilence. Nous leur répondîmes.

Enfin, sur les neuf heures et demie nousarrivâmes au tournant de la vallée ; et les petites maisons,le long de la rivière couverte de glace, le vieux clocher pointu,les décombres de l’antique château sur la côte se découvrirent ànos yeux.

M. Jean alors, d’une voix sourde,prononça ses premières paroles :

« Voilà !… Voilà la maison deCatherine ! »

Il montrait à gauche du bout de son fouet, nonloin de l’église, la rue montante, déjà pleine de monde.

Au-delà du petit pont, nous débouchâmes justeen face de la porte où reposait le cercueil couvert de son drapblanc, au milieu des cierges. Tous les gens de Lutzelbourg et desenvirons venaient en silence jeter quelques gouttes d’eau bénitesur le cercueil, puis ils entraient dans la grande salle enbas.

Un domestique vint aussitôt prendre le fouetet les rênes des mains de M. Jean, qui ne s’inquiéta plus deses chevaux et se précipita dans la maison. En passant, il avaitseulement regardé le cercueil, en levant les deux bras, les mainsjointes sur sa tête en criant :

« Oh ! oh !… mon Dieu !…mon Dieu !… »

Je jetai l’eau bénite et je le suivis. Degrandes tables étaient dressées à l’intérieur, jusqu’au fond de lacuisine, avec des assiettes innombrables, à côté desquelles setrouvaient des verres et des bouteilles de vin. Cinq ou sixvieilles connaissances de la famille vinrent embrasserM. Jean, et presque aussitôt les cloches se mirent à tinterdans la vallée, ce tintement si triste, que chacun se rappellemalheureusement pour l’avoir entendu dans la douleur affreuse desgrandes séparations. La morte allait partir ; elle allaitquitter cette vieille maison où durant des années la pauvre femmeavait fait tant de bien. Les sanglots éclatèrent de tous les côtés,pendant que les cloches allaient toujours lentement l’une aprèsl’autre, comme pour pleurer avec les affligés.

Dehors arrivait déjà M. le curé avec seschantres. On commençait à se ranger, les plus proches parentsderrière le cercueil : c’était d’abord M. Picot, le maride la défunte, dans une désolation inexprimable, et puis ses deuxfrères, Jean et Jacques Rantzau. Ils ne se regardèrent point, ayanttous les deux une main sur la figure et le grand chapeau dansl’autre ; et les premières prières étant faites, les premierschants s’élevèrent, pendant que les porteurs levaient lecercueil.

On se mit en route.

J’étais dans les premiers ; c’est tout cequi me revient, car à ce spectacle des deux frères marchant côte àcôte derrière leur sœur morte, sans se regarder ni s’adresser uneseule parole, le plus grand trouble m’avait saisi. Je ne faisaisattention qu’à cela, et c’est à peine si je me souviens du nombrede messes hautes et basses qui furent dites. On avait déposé lecercueil dans l’allée du milieu, entre les grands cierges àcandélabres de bois et les six têtes de mort qui signifient notretriste sort à tous, sans exception ; les messes et les chantsse suivaient ; l’église était froide, les vitraux blancs, lafoule nombreuse, et je ne voyais que Jean et Jacques, tantôtagenouillés et tantôt debout.

On sortit enfin ; la terre du cimetière,derrière la nef, était couverte de glace. Le De Profundiscommença, un grand murmure répondit : les genspriaient !… On se dépêchait,… on grelottait ; etseulement quand le fossoyeur et son garçon eurent passé les cordeset que le cercueil se mit à descendre, et que, les cordes étantretirées, les grosses mottes de terre, dures comme du roc,commencèrent à tomber avec un bruit sourd, seulement alors les deuxfrères se regardèrent comme épouvantés, mais ils ne se direntrien.

Quelques parents réunis autour d’eux et dupauvre M. Picot les emmenèrent ; nous suivîmes tous endésordre.

Les invités rentrèrent à la maison ;beaucoup qui ne l’étaient pas les suivirent, et l’on s’assit autourdes tables, où tous les grands mangeurs du pays, en face des soupesgrasses, des énormes quartiers de bœuf, des plats de choux garnisde lard et de saucisses, commencèrent par s’en donner selon leurhabitude, sans s’inquiéter du reste. Chose terrible, les deuxfrères étaient encore placés l’un à côté de l’autre, en tête de lagrande table. Ils ne mangèrent point. Seulement M. Jacquesbuvait de temps en temps un peu de vin, et restait là, les yeuxbaissés, tout sombre. Jean, lui, les bras croisés, regardait sonassiette ; il n’avait l’air de rien voir.

Trois ou quatre vieux amis de la maisonparlaient entre eux à voix basse ; on n’entendait que le bruitdes verres et des fourchettes, quand tout à coup M. Picot, sabonne figure de brave homme toute rouge et les yeux pleins delarmes, dit :

« Jean !… Jacques !… vous avezperdu votre sœur, qui vous aimait tant !… Si elle avait puvous réconcilier, la pauvre âme, ç’aurait été sa plus grandeconsolation dans cette vie et son bonheur dans l’autre !Jusqu’à la dernière minute elle ne parlait que de vous… Elle auraitvoulu vous voir ensemble près de son lit la main dans la main,comme deux bons frères… Elle vous appelait !… Est-ce que vousne voudrez pas vous embrasser en mémoire de Catherine ?… Tousvos vieux amis, qui sont ici, seraient contents ; au milieu dece grand chagrin, nous serions un peu soulagés… Allons, Jacques,…Jean,… Catherine, vous le demande, et moi votre frère, et noustous !… »

Il leur tendait les bras ; beaucoupsanglotaient !… Et dans le même instant les deux frères selevèrent ; ils s’embrassèrent, en se serrant et gémissantd’une manière épouvantable. Et j’ai toujours pensé depuis qu’ilsauraient peut-être été réconciliés, sans ce tas de mangeurs etd’ivrognes qui se trouvaient là, la bouche et l’estomac pleins, etqui se mirent à trépigner, à battre des mains, criant :« À la bonne heure !… À la bonne heure !…Embrassez-vous… C’est ça ! »

Toute la maison en tremblait ; les deuxfrères en furent comme réveillés ; ils se retournèrent toutpâles, regardant ce tumulte.

C’était une honte pour la maisonmortuaire.

De pareils repas, que des gueux attendentquelquefois cinq ou six ans d’avance, disant : « Bientôtun tel ou une telle mourront, et nous pourrons nous goberger auxdépens des héritiers !… » Ces repas sont de véritablesabominations ; mais que voulez-vous, c’est un usage bienantique, ça remonte avant Notre-Seigneur Jésus-Christ, voilà commeon buvait et l’on se régalait dans les bois, à la mort des ancienschefs ; de père en fils il faut que cela continue. À la finl’indignation de Jacques ne put se contenir, ses gros sourcils sefroncèrent et d’une voix de tonnerre il dit :

« Je pars ! »

Il aurait voulu ajouter autre chose et crier àtous ces goinfres de se taire ; mais sans doute parconsidération pour les honnêtes gens, il n’en dit pas davantage etsortit.

J’étais indigné contre la mauvaise race.

M. Jean se rassit et resta quelquesinstants encore au milieu du grand tumulte ; il était blanccomme un linge et tremblait des pieds à la tête.

« Prenez un verre de vin », luidis-je, en lui présentant un verre.

Alors il but et me dit :

« Merci, monsieur Florence. »

M. Jacques passait déjà devant lesfenêtres, sur son traîneau, il retournait aux Chaumes ;M. Picot, qui l’avait reconduit, rentrait dans la salle, toutconsterné, et les amis baissaient la tête sans rien dire ;mais les mangeurs et les braillards, tout en célébrant laréconciliation des deux frères, n’en perdaient pas un coup de dent,je n’ai jamais vu manger comme à cet enterrement. On voyait bienque plusieurs de ces abominables gueux auraient souhaité voirmourir un de leurs soi-disant amis ou connaissances tous les quinzejours, pour recommencer la fête.

Enfin, quand on ne peut pas changer leschoses, il vaut mieux se taire.

Un quart d’heure environ après le départ deM. Jacques, M. Jean me fit signe ; nous sortîmes ànotre tour.

Il attela lui-même les chevaux, et tout étanten ordre, nous reprîmes le chemin du village, où nous rentrâmes surles six heures, sans nous être dit un mot de ce qui venait de sepasser.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer