Les Deux Frères

Chapitre 18

 

 

Le départ de M. Jacques pour courir aprèsson marchand de bois n’étonna personne ; c’était tout naturel,chacun en aurait fait autant à sa place. Marie-Anne et ma filles’indignèrent même beaucoup le soir contre le gueux de Prussien quiforçait un pauvre vieux à se mettre en route par un si mauvaistemps, malgré son rhumatisme, et je leur donnai raison.

Mais qu’on se figure la surprise des gens,lorsque le lendemain matin, au petit jour, on vit passer uneseconde voiture couverte de paquets, semblable à l’autre,M. Jean au fond du soufflet, son gros carrick sur les épaules,le bonnet de peau de renard sur les yeux, le tablier du char àbancs relevé jusqu’au menton, regardant de tous côtés du coin del’œil, et fouettant les chevaux à tour de bras, comme un êtrehonteux qui se sauve et craint d’être vu.

Alors s’élevèrent de grandes rumeurs auvillage ; les gens accouraient des allées, des granges, deshangars ; des figures se penchaient à toutes les lucarnes, etde ma chambre où je m’habillais j’entendis la voix perçante de lagrand-mère Bouveret crier comme une trompette :

« Voilà le vieux hibou quis’envole !… c’est mauvais signe !… quand ces oiseaux-làpartent, c’est signe de mort à la maison !… Ah ! bandit,tu te sauves maintenant, ton mauvais coup est fait !… Tun’oses pas rester pour l’enterrement… Tu crains d’être assommé… Tut’en vas… et la pauvre enfant reste seule avec la mort… Il n’y aplus de ressources et tu pars !… Et dire que pas un honnêtebraconnier ne tire sur cet oiseau de malheur !… Ah ! leshommes de ce temps sont bien lâches !… Hue !… Hue !…Criez… sifflez, vous autres… qu’il entende au moins qu’on lemaudit, qu’on l’abomine, et qu’il ne revienne plus aupays. »

Et la vieille Nanette Bouveret, sa tignassegrise défaite, ses bras maigres et jaunes en l’air, les poingsfermés, poussait des cris à vous faire dresser les cheveux sur latête. La voiture était déjà loin, je ne sais si M. Jeanpouvait l’entendre ; mais de tous les coins et recoins, dansles ruelles, sous les échoppes, on criait, on sifflait, les chiensaboyaient, tout était en révolution.

Ainsi s’échappa M. Jean ; et nouspensions tous, comme la vieille chanvrière, que c’était un mauvaissigne ; une tristesse profonde s’empara de mon âme, je medisais :

« Florence, il n’y a plus d’espérance,sans cela le vieux ne s’en irait pas… C’est fini !… »

Je n’avais pas faim, je ne pouvaisdéjeuner ; et, rêvant aux grandes misères humaines, à cettepauvre Louise, à cette fleur de jeunesse et d’amour, sacrifiée à lahaine d’un vieillard, je me disais que les lois de l’Éternel sontimpénétrables ; je m’écriais en moi-même : « Quevotre sainte volonté soit faite, ô Seigneur ! » sanspouvoir obtenir la résignation de mon cœur, car l’extinction de labeauté, de la jeunesse, de l’amour, de tout ce qui donne et faitaimer la vie, est en quelque sorte contre nature ; notrefaible esprit ne peut le concevoir. – Et puis je pensais à Georges,et mon cœur se déchirait !…

Or, Marie-Anne étant sortie chercher desnouvelles, revint tout essoufflée à sept heures, en medisant :

« Florence, est-ce que tu n’as pas unelettre pour M. Picot.

– Oui, lui répondis-je ; elle estlà, serrée dans mon tiroir.

– Eh bien ! dit-elle, va bien vitechez M. Jean ; M. Picot est arrivé hier soir pour leremplacer ; va lui porter la lettre, nous saurons ce qui sepasse ; dépêche-toi, Florence ! »

C’était la curiosité qui faisait parler mafemme ; mais étant moi-même très inquiet, je me dépêchai desuivre son conseil. Ayant donc mis la lettre dans ma poche, jesortis au milieu de l’émotion générale.

Tout le monde me regardait passer ;quelques-uns, voyant que je me dirigeais vers la maison deM. Jean, voulaient m’arrêter et me poser des questions, maisje ne les écoutais pas, et je poursuivais mon chemin.

La première chose qui me frappa, ce fut lecalme de cette grande demeure, où rien ne bougeait, tandis quedehors tout était en mouvement.

Je trouvai M. Picot, avec sa large capotede molleton et ses cheveux gris qui tombaient en boucles derrièrela nuque, tranquillement assis devant le petit secrétaire de lasalle en bas, en train d’écrire une lettre. Il semblait paisible,sa bonne figure honnête et franche respirait une sorte desatisfaction intérieure ; et, me voyant entrer, il dit ensouriant :

« Ah ! c’est vous, monsieurFlorence ; vous arrivez bien ! Je suis content de vousvoir, asseyez-vous.

– Comment va Louise, monsieurPicot ? lui demandai-je tremblant, ne pouvant modérer monimpatience.

– Bien !… aussi bien quepossible !… » fit-il en continuant d’écrire.

Puis, ayant fini sa lettre, tout en allumantla bougie pour la cacheter, il ajouta, ses gros yeux humides delarmes :

« Oui, tout va bien maintenant ; lapauvre enfant est remise de ses horribles secousses… Elle estencore faible, bien faible !… c’est tout naturel ; maiselle se remettra, mon cher monsieur Florence, dans quinze jours outrois semaines, j’espère la voir sur pied.

– Ah ! Dieu vous entende, monsieurPicot, vous me rendez la vie par cette bonne nouvelle !…Depuis la dernière consultation, je croyais Louise à la dernièreextrémité !… C’est un miracle !…

– Oui dit le brave homme, un vraimiracle !… » Ensuite après avoir fait goutter la cire etmis le cachet se retournant vers moi, la figure joyeuse :

« Vous avez quelque chose pour moi, dubeau-frère Jacques ?

– Oui, une lettre, la voici.

– Ah ! bon, bon, » fit-il enl’ouvrant et chaussant ses besicles de corne sur son nez. Ils’approcha de la fenêtre, et lut très attentivement ; puisrevenant s’asseoir au secrétaire, et posant sa grosse main sur lalettre ouverte, il s’écria tout joyeux :

« Vous ne devineriez pas ce qu’il y alà-dedans, monsieur Florence ; je vous le donne en cent.

– Non, je ne sais pas deviner.

– Eh bien ! dit-il, c’est leconsentement du beau-frère Jacques au mariage de son fils avec lafille de Jean…

– Comment !… m’écriai-je tout pâle,est-ce possible ?

– Lisez vous-même. »

Et je lus, les yeux troubles : « Àces conditions, je donne mon consentement au mariage de Georgesavec Louise. »

Les conditions étaient que la maison dugrand-père Martin serait constituée en dot à Louise, et que Jeanlui restituerait à lui, Jacques, la quotité disponible dont leurpère l’avait frustré au profit de son frère ; ladite quotitéportant intérêts à raison de cinq pour cent, depuis l’entrée deJean en jouissance !

Comme l’inquiétude me revenait en lisant cesconditions, et que, tout ébahi, je lui rendais la lettre,disant :

« C’est bien !… mais… mais, monsieurPicot… l’autre… l’autre n’acceptera jamais… »

Il se mit à rire, et, ouvrant un tiroir, il metendit une autre lettre en silence. Du premier coup d’œil, jereconnus l’écriture de M. Jean : – Il acceptaittout !… – Et pour la première fois depuis longtemps mon cœurs’épanouit ; je me mis à crier :

« Ah ! maintenant je comprends laguérison de Louise… La bataille est gagnée !…

– Oui, dit M. Picot, les deux vieuxentêtés sont en déroute !… Ils sont partis comme desdéserteurs, plutôt que d’assister au bonheur de leursenfants ; il aurait fallu se réconcilier, reconnaître qu’ilsavaient eu tort de se haïr depuis trente ans, et d’empoisonnernotre existence à tous, la mienne, celle de ma pauvre Catherine,leur sœur, celle de leurs enfants, de leurs amis et même deshonnêtes gens de ce village… Il aurait fallu s’embrasser devanttout le monde !… L’orgueil, cet abominable orgueil qui estcause de toutes leurs misères, l’orgueil les a fait se sauver. Cesont des barbares, de vrais barbares !… Enfin, voilà !…On se passera d’eux. Vous, monsieur Florence, vous remplacerez lepère de Georges à la noce, – c’est la volonté de Jacques ! –et moi, je remplacerai le père de Louise. La fête n’en sera pasmoins agréable ; au contraire, car ce ne serait pas déjà sigai de voir là un Attila au bout de la table, et un Gengis-Kan àl’autre bout ! »

Il riait ; moi j’avais envie dedanser.

En ce moment, une sorte de tumulte s’élevadehors, un bruit de pas, et M. Picot, se levant,dit :

« Ça doit être lui ! »

C’était Georges, parti de grand matin au bois,et que M. Picot avait envoyé chercher en toute hâte par lesdomestiques de son père. On avait eu de la peine à le trouver.M. Picot, ouvrant la fenêtre, lui cria :

« Par ici, Georges, par ici !…Arrive donc… on t’attend depuis longtemps. »

Georges, avec son grand feutre et ses hautesguêtres, restait là tout étonné.

« Entre… entre donc, lui ditM. Picot en riant ; l’oncle Jean est parti, nous sommesles maîtres de la maison. »

Et comme Georges entrait, endemandant :

« Eh bien ! me voilà !… De quois’agit-il, mon oncle ?

– Il s’agit de te marier avec Louise, luidit M. Picot, en le regardant par-dessus ses lunettes.Hein !… qu’est-ce que tu penses de ça ? J’espère que nousne ferons pas d’opposition, nous, puisque les deux vieux entêtésconsentent… »

Il lui tendit les deux lettres ; maisGeorges, d’un coup, était devenu pâle comme un mort, ses genouxpliaient ; et si moi, son pauvre vieux maître d’école, je nel’avais pas soutenu dans mes bras, il serait tombé.

« Allons… allons… Georges, lui disais-je,voyons… à cette heure, vas-tu te trouver mal ?

– Ah ! fit-il, monsieur Florence, sivous saviez ce que j’ai souffert !… Je croyais Louise perdue…je venais… et maintenant…

– Diable ! dit M. Picotattendri, je t’ai peut-être annoncé la chose trop brusquement…J’aurais dû te faire prévenir… mais je voulais t’annoncer la bonnenouvelle moi-même !… J’espère que ça ne t’empêchera pas dem’embrasser, neveu ? »

Alors ils tombèrent dans les bras l’un del’autre ; puis ce fut mon tour ; ensuite Georges,s’asseyant, lut les deux lettres, tellement ému qu’il ne pouvaitdire un mot, et nous regardait comme en rêve.

« Et Louise ! faisait-il,Louise !… Louise !…

– Ah ! oui, Louise ! ditM. Picot en riant : il faut aussi qu’elleconsente ! »

Et ouvrant la porte à côté il cria :

« Louise, est-ce qu’on peutentrer ?… Est-ce qu’il est temps ?…

– Oui, entrez ! » répondit unevoix faible.

Georges se précipita dans la chambre. Nous lesuivîmes. Il était déjà aux pieds de Louise, assise, bien faible etpâle, dans un grand fauteuil, et vêtue de cette même petite robebleue qu’elle portait le jour de la voiture de regain. La pauvreenfant avait voulu revêtir cette robe, qui lui rappelait sonpremier souvenir d’amour, et Mme Jacques Rantzauelle-même la lui avait mise. Elle tenait dans ses petites mainsblanches la grosse tête crépue de Georges ; elle avait lesyeux fermés, et deux larmes brillantes coulaient sur ses jouespâles. Je n’ai jamais eu l’idée d’un bonheur pareil. Georgessanglotait tout bas ; il poussait de petits cris comme unenfant. Sa mère, debout derrière le fauteuil de Louise, pleuraitles mains sur sa figure ; la pauvre femme, après tant d’annéesde servitude, avait aussi un jour de bonheur.

À la fin, Georges se leva, la figure inondéede larmes, et ils s’embrassèrent longtemps.

M. Picot et moi, debout à côté d’eux,nous étions graves, recueillis, nous rappelant tous les deux desjoies semblables dans le lointain de la vie ; de ces joies quiressemblent, au milieu des douleurs sans fin de l’existence, deschagrins, des inquiétudes, à ces étoiles brillantes qu’on voittoujours luire derrière les nuages ; les nuages passent,sombres, tristes, ils vont, ils viennent, et l’on se dit : –l’étoile est là… toujours là ! – Aux moments les plus sombres,elle reparaît éclatante et limpide. Ainsi de l’amour et de sonsouvenir !…

Ai-je besoin maintenant de vous raconter lereste : le rétablissement de Louise, l’apposition de nouvellesaffiches, les publications au prône et la célébration dumariage ? Ai-je besoin de vous peindre le père Florence, songros bouquet à la boutonnière, jouant et chantant aux orgues avecun enthousiasme extraordinaire ? Et la grande table de noce,magnifiquement servie, entourée de joyeuses figures, riant, buvant,au milieu du cliquetis des verres et des bouteilles, pendant que latroupe de bohémiens, dans la salle voisine, exécute des airs, tourà tour attendrissants et joyeux ? Non ! toutes ces chosessont connues ; qu’est-ce qui n’a pas assisté à quelque noce,s’il n’a pas eu le bonheur d’en célébrer une pour son proprecompte ?

Je ne parlerai donc pas de cela, ni du bonheurde Georges et de Louise dans cette occasion mémorable.

Ils ne voulurent pas rester dans la maison deM. Jean, et s’établirent dès le lendemain dans une joliemaisonnette au bout du village, le petit jardin derrière sur laSarre. Cette demeure un peu retirée, avec ses persiennes vertes etson balcon, au bord de la rivière, leur plaisait mieux ; etpuis Georges ne voulait pas chasser son beau-père de sa vieillemaison, cela lui paraissait injuste.

C’est donc là qu’ils s’établirent.

Georges, heureux, redevint très bon ; ilrétablit dans leurs places tous les bûcherons, les ségares et lesschlitteurs qu’il avait renvoyés. – Il ôta ses gros souliersferrés, son grand feutre râpé, ses vieilles guenilles, et s’habillad’une façon cossue, selon les usages du pays et le goût deLouise.

Tous les jeudis j’étais invité chez eux, et jejouais sur le bon piano de Paris, qu’on avait transporté là, desairs d’Obéron, de la Flûte enchantée, ou deRobin des bois, qui nous aidaient à passer les après-midide l’hiver. Louise et Georges chantaient ; moi je lesaccompagnais dans la joie de mon âme ; nous ne trouvionsjamais le temps trop long.

Toutes ces choses sont naturelles, je pourraisme dispenser de les dire. Mais ce que je ne veux pas oublier, etqui vous paraîtra bien extraordinaire, c’est que les deux vieuxétant revenus dans leurs maisons, quinze jours ou trois semainesaprès le mariage, ne s’aimèrent pas plus et ne se firent pasmeilleure mine qu’avant.

Ils vieillirent vite ! Ils perdirent leurinfluence ! Tout s’en allait vers les jeunes gens, quidevaient succéder à tous les biens ; c’est là, sur la Sarre,que se portaient toutes les affaires ; c’est là qu’on allaitemprunter, qu’on payait les rentes, les fermages, qu’on proposaitl’achat des coupes ; enfin la vie se retirait des anciens etse portait vers la jeunesse : chose éternelle ! La mèrede Georges était souvent avec ses enfants ; elle commençait àjouir d’une petite part de bonheur ; d’autant plus queM. Jacques se plaisait dans la solitude, et qu’il avait mêmedonné sa démission de maire, pour être seul.

Au milieu de tout cela, vers la fin del’automne suivant, brilla tout à coup un rayon de soleil pour cesdeux vieux rois détrônés ; car c’est comme cela que je les aitoujours regardés, ces Rantzau ! C’est comme cela que je mesuis toujours figuré les Clovis, les Childéric, les Childebert,dont nous sommes chargés d’enseigner la belle histoire auxenfants : – Tout pour moi, rien pour les autres ! – Voilàle fond de leur justice !… Quelquefois, mais rarement, ilslaissaient une petite part à saint Christophe ou à saint Magloire,qui leur donnait l’absolution de leurs crimes, lorsque la coliquevenait à les prendre, et qu’ils voyaient reluire de loin lesflammes de l’enfer !

Ces deux vieux monarques déchus apprirentqu’un descendant mâle venait de leur naître sur la Sarre ; ilstressaillirent de joie, mais sans quitter leurs palais pour allerle voir ; ils avaient peur de se rencontrer là-bas ! Ilfallut donc que la vieille sage-femme Ména leur portât cesuccesseur de la bonne race.

Il paraît que la figure de ce nouveau Rantzauleur plut, car depuis ce moment tous les deux se ledisputèrent ; ils se firent la guerre d’une nouvellefaçon : le petit Jean-Jacques, comme on l’avait nommé, devaitrester autant chez l’un que chez l’autre ; et tant qu’il étaitchez l’un, l’autre l’attendait avec impatience, regardant derrièreses rideaux. Et pour l’avoir un peu plus longtemps, chacun d’eux seprocurait tout ce qui pouvait lui plaire ; ils avaient dansleurs armoires un magasin de bébés, de jouets et deconfitures ! De sorte que Jean-Jacques, avant de savoirparler, était déjà leur maître, et que ces deux vieux orgueilleuxse mettaient à quatre pattes pour le faire rire, et galopaient dansla chambre, le bambin sur le dos.

C’est ce que j’ai vu de mes propresyeux !

Quand Jean-Jacques poussait un cri, sanssavoir encore lui-même ce qu’il voulait, tous les domestiques dugrand-père Jean ou du grand-père Jacques étaient égarésd’inquiétude.

Ainsi la haine de ces deux hommes ne pouvaits’éteindre, même par l’union de leurs enfants ; après lesavoir rendus misérables toute leur vie, cette haine terrible auraitencore fait le malheur de leur petit-fils, si Georges et Louise n’yavaient mis bon ordre.

Voilà ce que produit l’injustice des pères defamille qui favorisent un de leurs enfants au détriment desautres ! Cela montre combien sont insensés, et j’ose même diredépourvus de cœur et de tout sens commun, ceux qui voudraientrétablir chez nous l’inégalité des partages, en donnant aux père etmère le droit de tester, sans autre loi que leur caprice ou leurorgueil ; de dépouiller ceux qui ne penseraient pas comme eux,au profit de celui qui crierait toujours : « Ouipapa !… Vous avez raison, papa !… » Autant dire quede suite les frères se massacreraient entre eux, et que nos ennemisles Allemands n’auraient plus qu’à profiter de nos dissensions pourse précipiter sur nous et nous asservir. Tous les déshérités, et ceserait le grand nombre, n’iraient certainement pas se battre, pourdéfendre le bien des hypocrites et des égoïstes qui les auraientvolés !

C’est par là que je finis, en m’excusantd’avoir parlé trop longtemps. Un mot encore.

Les frères Rantzau ne devinrent pas trèsvieux, comme leur père Martin et leur grand-père Antoine. Jeanmourut le premier, à l’âge de soixante-quatre ans. Alors Jacquesfut tranquille, mais son bonheur ne dura pas longtemps : deuxans plus tard il mourut à son tour. Maintenant ils dorment l’un àcôté de l’autre sur la colline de la vieille église, d’où l’ondécouvre la vallée de la Sarre, avec ses prairies verdoyantes, et,dans le fond à gauche, les sapinières toutes noires montent jusquedans le ciel.

Tout près d’eux reposeMme Charlotte Rantzau.

Georges est l’homme le plus riche dupays ; par ses grandes spéculations sur les bois, depuisl’établissement du canal de la Marne au Rhin et du chemin de fer deParis à Strasbourg, il a presque décuplé sa fortune. Il aimetoujours Louise et Louise l’aime toujours. La bénédiction duSeigneur repose sur eux : ils ont des enfants enquantité !

Moi, je suis grand-grand-père et je vis de mesrentes !… C’est extraordinaire en France, un vieux maîtred’école qui ne végète pas dans la misère, après avoir passé toutesa vie à instruire ses semblables, et pourtant rien n’est plusvrai : – je suis rentier !… – Mon fils Paul, devenu, parson travail, inspecteur des écoles primaires, me fait unerente !… Sans lui je serais bien malheureux, car les centvingt francs de pension que me donne l’État et mes pauvres petiteséconomies ne me suffiraient pas pour vivre honorablement.

C’est un bon fils !… Je le bénis, lui etles siens !…

Et maintenant, mes amis, avant de vous quitterpour toujours, je voudrais bien vous dire que je m’occupe encored’histoire naturelle, malgré mes quatre-vingts ans ; maisMarie-Anne, de plus en plus prudente, me défend de parler de monâge, elle dit que la mort pourrait m’entendre…

Adieu donc, vivez en paix dans l’honnêteté etla justice ; tout le reste n’est rien !…

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