Les Deux Frères

Chapitre 9

 

 

Après ces grandes secousses, durant quelquesannées il ne fut plus question que de s’enrichir de toutes lesmanières. Alors jusqu’au fond des montagnes, au lieu des anciennesfoires, où les ménagères se rendaient une fois l’an, pour acheterles provisions de leurs ménages, des commis voyageurs par centainesarrivaient de Paris, de Nancy, de Strasbourg, vendant de tout etfaisant crédit à ceux qu’ils jugeaient capables de payer dansquelques mois. On aurait dit qu’ils avaient absolument besoin de sedébarrasser coûte que coûte de leurs marchandises. Et puis on fondades journaux, des revues, qu’on appelait utiles, sur l’agriculture,sur le commerce, sur l’industrie, sur l’éducation. Tous lesmessieurs des villes s’inquiétaient de notre bien-être, de nosprogrès et nous donnaient des conseils, qui leur rapportaient plusd’argent qu’à nous. On établit de nouvelles fabriques dans nosvallées : tissages, forges, verreries, faïenceries, toutmarchait ensemble.

Les frères Rantzau, plus ennemis que jamais,mais tous deux actifs, hardis, entreprenants, avaient des actionsdans toutes les nouvelles usines, jusque du côté deSchirmeck ; ils s’enrichissaient de plus en plus.M. Jacques fut bientôt du conseil d’arrondissement ;M. Jean ne voulut rien être, s’étant déclaré pour les roislégitimes et les droits de notre sainte Église. On ne savait lequeldes deux frères était le plus riche, et les fainéants sedisputaient chaque soir au cabaret sur ce chapitre.

Georges et Louise revenaient d’année en annéede leur collège et de leur pension avec des prix en quantité ;c’étaient les plus beaux jeunes gens et les plus riches du pays.Tous les deux me conservaient leur affection. Je voyais passerLouise en char à bancs, avec son père, toujours plus gracieuse etplus belle ; et Georges à cheval, les épaules carrées, legrand nez en bec d’aigle, ses cheveux noirs un peu crépus,ébouriffés, me criait chaque fois, en passant au galop :

« Bonjour, monsieur Florence. »

Il était fort et hardi comme son père, c’étaitle même homme, avec trente ans de moins. Quelquefois il s’arrêtaità ma porte, pour me demander des nouvelles de ma santé. Louisem’envoyait de petits présents, des paniers de fruits, du raisin etmême d’excellentes confitures qu’elle avait pris la peine de faireelle-même. Je voyais que ces braves enfants m’aimaient bien ;ils ne m’oubliaient pas comme tant d’autres.

Mes enfants grandissaient aussi ; Paulavait d’heureuses dispositions, mais je ne savais à quoi ledestiner, n’ayant pas de fortune. Depuis longtemps c’étaittourment, lorsque M. Jacques, devinant sans doute à matristesse les pensées qui m’occupaient, me dit un soir que nousétions assis tous les deux à la mairie, lui pour me donner desordres et moi pour les remplir :

« Monsieur Florence, quel âge a doncPaul ?

– Quatorze ans bientôt, monsieur lemaire.

– Quatorze ans… Et que voulez-vous enfaire ?… Il faut y songer d’avance.

– J’y pense tous les jours,malheureusement je n’en sais rien, car pour toutes les carrières ona besoin d’argent, et…

– Bah ! fit-il, cet enfant ne manquepas de moyens… Vous êtes content de lui ?

– Depuis le départ de Georges, luirépondis-je, je n’ai pas eu de meilleur élève. »

Il se leva, fit un tour dans la salle,regardant le plancher, les mains croisées sur le dos, et puiss’arrêtant tout à coup :

« Eh bien, dit-il brusquement, il fauttâcher de lui faire obtenir une bourse à l’école normale deNancy : comme instituteur vous avez des droits ; moi,comme maire et membre du conseil d’arrondissement je ne manque pasd’influence. Le jeune homme étant un bon sujet se recommande aussilui-même. Qu’en pensez-vous ?

– Monsieur le maire, lui répondis-je leslarmes aux yeux, je ne puis vous exprimer toute ma reconnaissancepour…

– Alors, vous acceptez ?

– Mon Dieu, c’est tout ce que jedésire.

– Bon, dit-il, c’est donc entendu. Nousavons une grande réunion à Sarrebourg la semaine prochaine, leconseil d’arrondissement vote les centimes additionnels pourl’instruction primaire ; je mettrai la chose en avant, et sic’est nécessaire j’écrirai à notre député ; il a besoin de moipour les nouvelles élections, l’affaire marchera ! »

C’est tout ce qu’il me dit. J’en étais bienému. Je voulais le remercier encore de ses bonnes intentions, maisil avait un caractère brusque et me dit :

« Cela suffit, mon cher monsieurFlorence. Je veux m’employer en faveur de Paul, parce que c’est unbon sujet, et puis pour vous rendre service ; vous le méritezsous tous les rapports. »

Il sortit en me serrant la main.

Six semaines après je vis qu’il avait le braslong : tout ce qu’il m’avait annoncé réussit !M. l’inspecteur Pitte, à son passage, ayant interrogé mon filssur la grammaire, sur l’histoire et la géographie, parutsatisfait ; et bientôt M. Jacques lui-même vintm’annoncer que Paul était admis à l’école normale avec une boursecomplète, ce qui me combla de joie. Je n’aurais jamais cru que cethomme rude me portât tant d’intérêt. Mon seul chagrin était de nepouvoir lui rendre quelque grand service, proportionné à mareconnaissance ; oui, j’y rêvais souvent, mais sans endécouvrir le moyen.

Paul partit à la fin des vacances et je n’eusplus à m’inquiéter de son avenir, car monsieur l’inspecteur, àchacune de ses tournées, me faisait compliment de son intelligenceet de sa bonne conduite ; j’étais le plus heureux deshommes.

Ma pensée se reportait alors vers Juliette,qui venait d’atteindre ses douze ans, et qu’il fallait aussipourvoir ; lorsqu’une inquiétude s’en va, tout aussitôt uneautre arrive. Mais, grâce au ciel, ce nouveau tourment devait aussiavoir son terme. L’industrie s’étendait de plus en plus, et vers cetemps arrivèrent au pays des entrepreneurs de broderie, avec lesmodèles, les étoffes et le fil nécessaires à ce travail délicat,promettant aux jeunes filles qui réussiraient le mieux un salaireconvenable, cela pouvait aller jusqu’à trente et même trente-cinqsous par jour ; seulement il fallait être bien habile, avoirde bons yeux et du goût au travail.

Juliette réussit l’une des premières, et dèslors je fus tranquille.

Mais le commerce et l’industrie auraient faitbien d’autres progrès chez nous, si nous avions eu de bons cheminspour les voyageurs et la marchandise. Malheureusement sous CharlesX et Louis XVIII on n’avait pensé qu’à la plantation des croix demissions, aux processions, aux expiations, à la loi du sacrilège,au droit d’aînesse, en abandonnant tout le reste à la grâce deDieu. De sorte que nos chemins étaient pleins de trous et defondrières, où l’eau croupissait des semaines et des mois. Pas unde nos paysans, qui s’embourbaient chaque jour dans ces mauvaischemins jusqu’aux essieux, et qui se voyaient forcés de traînerleurs chevaux par la bride, pour en sortir, pas un n’aurait eu lebon sens de jeter dedans quelques pelletées de terre et decailloux ; non, ils auraient craint de faire plaisir auprochain.

Les voitures de marchandises pesantes, tellesque la terre de Champagne et le sable, nécessaires pour lafabrication du verre et des creusets, restaient souvent au beaumilieu du village une partie de l’hiver, enfoncées dans des troustels que ni chevaux ni bœufs ne pouvaient les en sortir ; ilfallait attendre le printemps ! Et que de fois les pauvrescommis voyageurs, dans leurs calèches à moitié détraquées par lesmauvais chemins, ne se sont-ils pas emportés contre nous, criantque nous étions abandonnés de la raison, et même du sentiment denos intérêts les plus clairs. Ce qu’ils disaient ou rien c’était lamême chose ; car nos curés, revenus de leur grande peur de1830, bien loin de prêcher qu’il faut s’aider les uns les autres àsortir de la bourbe et de la crasse, disaient en chaire que cetétat nous préservait de la corruption du siècle ; que c’étaitun bienfait du ciel de n’avoir pas de routes ; qu’il valaitmieux être misérables que damnés.

Enfin cela durerait encore, si dans ce tempstoute la France ne s’était mise à faire des chemins vicinaux, et siles Alsaciens nous donnant l’exemple, en se dépêchant d’ouvrir desvoies de communication avec leurs voisins, ne s’étaient attiré toutnotre commerce.

Alors comme ils s’enrichissaient à nos dépens,quelques-uns pensèrent qu’il ne serait pas mauvais de suivre leurexemple, et de faire aussi des routes par la montagne.

M. Jacques se déclara le premier, disantqu’il nous fallait un bon chemin vicinal pour aller à la justice depaix, à la halle aux grains, au tribunal, à lasous-préfecture ; que c’était indispensable et que chacundevait y contribuer pour sa part.

M. Jean comprenait ces choses aussi bienque son frère, cela tombait sous le sens commun, et lui-même étantriche, ayant beaucoup à vendre, devait y trouver un grandavantage ; mais il suffit que M. Jacques en eût eu l’idéepour le décider à se déclarer contre.

« M. le maire, disait-il d’un airmoqueur, ne veut plus que des chemins, il lui faut toujours deschemins ! Quel intérêt peut-il donc avoir à nous imposer desprestations, des corvées, des centimes additionnels ? Il veutse faire bien venir du gouvernement ; il veut attraper lacroix ! »

Ainsi de suite.

Ces paroles de M. Jean couraient levillage ; et comme les ignorants, les êtres irréfléchis sonten majorité partout, il eut tout de suite avec lui la plupart desmembres du conseil municipal.

M Jacques n’en dressa pas moins son plan etdès les premiers beaux jours, un dimanche, il convoqua le conseil,dont j’étais assistant comme secrétaire de la mairie.

C’est ce jour-là, sur les deux heures del’après-midi, dans la grande salle en haut, qu’il fallut entendreles cris d’indignation contre le projet. C’est alors qu’il fallutvoir se lever le grand charron Dominique Bokion, son gros poing surla table et les yeux enflammés, criant que les bois du comte deDabo étaient à nous, qu’il fallait les conserver pour nous ;que si l’on établissait un chemin, ceux de Sarrebourg, de Blamontet de plus loin, jusqu’au fond de la Lorraine, viendraient cherchernotre bois, nos planches, nos bardeaux et nos madriers ! Quele bon bois de charme, qui fait les meilleures roues, lesmeilleures échelles et les meilleures charrues, iraitailleurs ; que le foin, la paille, l’avoine suivraient la mêmeroute ; que nous n’aurions plus de viande, plus de beurre,plus d’œufs, plus de légumes, puisqu’on les vendrait sur lesmarchés de Lorquin et de Sarrebourg ; et que les commisvoyageurs viendraient encore en bien plus grand nombre nous vendrede mauvais drap, de mauvaises toiles de coton, de mauvais outilsfabriqués à la mécanique, de mauvaise eau-de-vie, en emportantnotre bonne marchandise : notre bon kirsch, nos bons outilsforgés sur l’enclume, notre bon fil de chanvre, filé par lesménagères, et notre bonne toile, tissée par nos tisserands et quidure vingt fois plus que l’autre.

Il était furieux ; tous les membres duconseil lui donnaient raison, excepté l’épicier Claudel.M. Jacques, à chaque mot, voulait l’interrompre,criant :

« Et l’argent !… et l’argent !…Si l’on emporte la marchandise, on apportera l’argent. Notre pays atrop de bois, le bois sèche sur pied… nous n’avons pas assezd’argent… »

Personne ne voulait l’entendre ; ontrépignait, on criait :

« Pas de chemin !… Pas decorvées !… Pas de centimes additionnels !… non…non !… Nous sommes bien, il ne faut pas changer… Les autresveulent entrer chez nous… il faut leur fermer la porte… nous avonsassez de chemins comme cela !… »

Moi, dans mon coin, derrière le pupitre,j’admirais le courage de M. Jacques, qui faisait face à tousces êtres furieux, disant :

« Mais nous voulons donc rester dessauvages ? Quand tous les départements voisins se civilisent,nous voulons donc toujours vivre comme des loups, dans nosbois !… »

Et la fureur redoublait.

« Nous ne sommes pas plus des loups queles autres, criaient les plus indignés ; nous voulonsconserver notre bien, nous ne voulons pas êtrevolés ! »

Ce jour-là M. Jacques ne put rienobtenir, pas même d’être entendu. À cinq heures du soir l’affairen’était pas plus avancée qu’à deux heures.

M. Jean en apprenant cela futcontent.

« À la bonne heure, dit-il, je vois quele bon sens n’est pas encore tout à fait perdu dans ce pays. C’esttrès bien ! Ce qu’il nous faut, c’est de la religion ;l’argent nous en avons bien assez ; déjà trop de gueux vendentleur conscience pour des bureaux de tabac, des places, des croix etdes pensions. Ce chemin vicinal serait la ruine des honnêtes genset la gloire des écornifleurs ! »

Il riait, en voyant M. Jacques quipassait devant ses fenêtres et rentrait chez lui tout pensif.

Mais notre maire n’était pas un homme à sedécourager quand il avait entrepris quelque chose ; et l’idéeseule de battre son frère, de l’humilier devant toute la commune,aurait suffit pour l’empêcher de reculer.

Il se rendit le lendemain à la sous-préfectureet puis au chef-lieu du département.

Quatre ou cinq jours après M. Jacquesrevint de Nancy, et le dimanche suivant il réunit de nouveau leconseil, vers une heure. Pas un membre ne manqua la séance,craignant de voir les prestations et les corvées votées en sonabsence. Bornic, le marchand de bois, disait en entrant queM. Claudel voulait un chemin pour avoir ses marchandises àmeilleur compte ; Claudel lui répondait que s’il les obtenaità meilleur compte, il les vendrait aussi moins cher, et que toutela commune en profiterait ; mais Bornic ne voulait pascomprendre ce raisonnement et disait que Claudel mettrait ladifférence dans sa poche.

Dans ce moment M. Jacques entra ;tout le conseil se tut, chacun prit sa place, et M. le mairedans son fauteuil, en tête de la table, me fit signe d’écrire ceque j’allais entendre, puis il se leva et dit :

« Messieurs les membres du conseilmunicipal, j’ai raconté notre dernière délibération à lapréfecture. M. le préfet, son secrétaire général et sonconseil ont été bien étonnés, ils ne pouvaient croire ce que jeleur disais ; mais cette délibération est passée, n’en parlonsplus.

« Voici maintenant ce que je vous dis,moi.

« Notre forêt communale nous rapporte bonan, mal an, mille cordes de bois. Le bois est maintenant, pris dansla forêt, à huit francs la corde ; huit fois mille font huitmille francs. Mais de l’autre côté de Sarrebourg, la corde de boisest à vingt-quatre francs ; mettons par un bon chemin huitfrancs pour le transport, restent donc seize francs, au lieu dehuit. Est-ce que vous voulez changer vos pièces de huit francscontre des pièces de seize francs ? C’est toute la question.Moi, je le veux, ça rentre dans mes idées, mais si vous ne voulezpas, vous êtes libres.

« Ma maison, mes champs, mes prés, messcieries, tout sera dans la même proportion que le bois dechauffage, de huit à seize ! Après que le chemin sera fait,tout vaudra le double. Je me regarderais comme une véritable bête,si je m’y refusais. Chacun sa manière de voir !

« C’est pourquoi j’ai voté ce chemin auconseil d’arrondissement, malgré vos protestations, que jeconnaissais d’avance. Il s’agit ici d’une affaire d’intérêtgénéral. »

Comme il disait cela, l’indignation et lafureur éclatèrent ; mais M. Jacques n’eut pas l’air des’en occuper, il se tut ; et quand la fureur du grand Bokion,de Bornic et des autres fut calmée, il continua :

« Si cela ne vous convient pas, eh bien,donnez votre démission ; un autre conseil sera nommé, quivotera peut-être ce que nous demandons.

« Vous comprenez bien une chose :l’arrondissement et le département tout entier ne peuvent passouffrir de ce qu’une quinzaine d’individus ici s’obstinent à nepas vouloir de chemins. Le département a besoin de chemins ;quatre cent mille personnes ne peuvent être arrêtées par ladécision d’une douzaine de paysans des Chaumes, qui ne comprennentpas leur propre intérêt ; le département et toute la Franceont besoin de bois, de planches, de madriers et de tout ce que nousavons en trop grande quantité.

« On veut nous payer largement. Il mesemble à moi, que si nous étions encore plus encroûtés dans noshabitudes, ce ne serait pas une raison pour toute la France de nepas faire un chemin par ici. Dans votre intérêt, je vous engagedonc à voter ce qui est juste ; nous profiterons le plus de cechemin, donc il est juste d’y contribuer pour notre part.

« Si vous ne votez pas, des gens plusraisonnables et moins égoïstes, au conseil d’arrondissement et auconseil général, voteront, selon l’équité, ce que notre villagedevra payer. Au lieu de pouvoir nous libérer par des prestations etdes corvées, nous payerons en argent ; d’autres avec notreargent se chargeront de piocher la terre, d’amener du sable et despierres à notre place ; et comme ils auront plus de chemin àfaire matin et soir, n’étant pas sur les lieux, ils perdront dutemps et nous payerons davantage.

« Maintenant la chose est claire…Choisissez ! »

On vota, et tous, sauf M. Jacques etClaudel, votèrent contre le chemin.

On se dispersa dans un grand tumulte ;mais cela n’empêcha pas le chemin d’être mis en train ce printempsmême. Des ouvriers arrivèrent de partout, et quinze jours après,tous ceux qui possédaient une voiture aux Chaumes, demandèrent à selibérer en conduisant du sable et des pierres, et les autres enfaisant leurs corvées. M. le maire y consentit volontiers, etl’année suivante, malgré l’opposition de M. Jean et sa colèrerentrée, nous avions, vers la fin du mois de juillet, un excellentchemin vicinal, allant des Chaumes à Sarrebourg, un chemin bienferré, de grosses pierres en dessous pour l’écoulement des eaux,au-dessus de la pierraille, puis de la bonne terre de sable et despierres blanches, les rigoles bien tracées des deux côtés à plusd’un pied de profondeur. Il était en dos d’âne ; on n’en ajamais fait de meilleur, depuis trente ans il dure encore, toujoursen bon état.

Cette année-là, Georges finissait sesclasses ; son père me parlait souvent de lui avecsatisfaction, disant qu’il ne pensait plus à l’école forestière, etqu’aussitôt rentré du collège il se mettrait au commerce de bois.M. Jacques se faisait vieux ; depuis deux ans ilsouffrait d’un rhumatisme dans la jambe gauche, qui l’empêchait desurveiller ses coupes, et l’idée de voir son fils prendre la suitede ses affaires le réjouissait.

Vers la fin du mois d’août, un soir que jesoupais en famille avec de bon lait caillé et des pommes de terre,sans penser à rien, quelqu’un monta l’escalier, ce qui me surprit,car d’ordinaire on ne venait pas si tard. Juliette allait voir,lorsque la porte s’ouvrit et que M. Jacques lui-même parut surle seuil en nous disant :

« Ne vous dérangez pas ; c’est moi,monsieur Florence. Je viens vous demander si vous ne pourriez pasm’accompagner demain à Phalsbourg. C’est la distribution des prix,et Georges m’écrit de vous amener, qu’il veut être couronné parvous ! Est-ce que cela ne vous ferait pas plaisir ?

– Ah ! monsieur le maire, luirépondis-je en me levant tout ému, j’en serais bienheureux ! »

Je lui présentai une chaise, mais il ne voulutpas s’asseoir et me dit :

« Alors, vous acceptez… c’estentendu !… Je viendrai vous prendre demain matin à six heures.Nous irons là-bas en char à bancs, et nous ferons un peu lanoce. »

Il riait, et me serra la main amicalement.

« Au revoir, madame Florence. »

Je voulais l’accompagner, mais il m’enempêcha :

« Restez !… Je trouverai bien lechemin tout seul. »

Juliette l’éclairait du haut del’escalier ; il sortit, et nous rentrâmes bien étonnés :M. le maire n’était jamais entré chez nous, c’était lapremière fois.

Ma femme se dépêcha de préparer mes beauxhabits, et le lendemain, comme il avait été convenu,M. Jacques et moi nous partîmes pour la ville. Son char àbancs, attelé de deux petits chevaux tout ronds, courait comme lamalle-poste. Je n’ai jamais vu M. Jacques aussi joyeux ;à chaque instant il tirait sa montre et s’écriait :

« Voyez !… Nous sommes à Nitting…nous sommes à Hesse ; il nous aurait fallu dans le temps deuxgrandes heures pour arriver ici, et nous y sommes en cinquanteminutes… Nous arriverons avant dix heures. »

Et les chevaux galopaient. La campagne étaitmagnifique ; de tous côtés on voyait les gens fauciller lesblés, des gerbes innombrables se dressaient le long des sillons àperte de vue, et tous ces travailleurs se levaient au milieu desmoissons pour nous regarder.

« Hé ! leur criait M. Jacques,ça roule ! on n’a plus besoin de pousser aux roues !

– Non, monsieur le maire, disaient-ils,ça va bien ! »

À dix heures nous entrions à Phalsbourg, etM. Jacques, tirant pour la dernière fois sa montre,s’écria :

« Qu’est-ce que je vous avais dit ?Nous avons fait en quatre heures le chemin qui nous en auraitdemandé huit ou dix l’année dernière. Voilà ce qui s’appellemarcher. Avec les idées du frère Jean, nous serions encore à Hesse,dans la boue par-dessus les oreilles. Allons, allons, voici la mèreAntoni qui vient nous faire ses compliments. Hue ! »

Le char à bancs traversait alors la place ets’arrêtait devant l’hôtel de la Ville de Bâle, encombré demonde. Tous les parents des élèves, père, mère, frères et sœurs,venant d’Alsace et de Lorraine, s’arrêtaient là ; dans cetemps de chemins vicinaux et de prospérité nouvelle, l’auberge dela Ville de Bâle faisait des affaires considérables ;on n’y dînait pas à moins de trente sous, mais les gros rouliers,les voyageurs de commerce, les riches propriétaires des environs,qui descendaient chaque jour sous la voûte et dans la courencombrée de voitures de ce vaste établissement, ne regardaient pasà la dépense.

Déjà Mme Antoni, une femmesuperbe, grande, brune, avec son haut bonnet blanc, accourait encriant :

« Ah ! monsieur le maire, vous venezdonc encore une fois couronner votre jeune homme !… C’estbien !… C’est bien !… – Kasper… Kasper… viens vitedételer la voiture de M. le maire ; dépêche-toi. – Vousdînerez à la maison, monsieur Rantzau ?

– Oui, madame Antoni, vers deux ou troisheures, après la distribution. Vous mettrez trois couverts.

– Bon, bon !… Je vais vous arrangerça ! »

Quelle activité, quel bon sens avait cettebrave dame, car son mari, M. Nicolas Antoni, ne s’occupait derien, et buvait du vin blanc toute la journée en fumant sapipe.

Comment une simple femme pouvait-elle menerseule une si grande affaire, surveiller la cuisine, les logements,le service, etc., et ne rien oublier dans cette presse ? Jen’en sais rien, et tout ce que je puis dire, c’est que c’était unepersonne très capable.

Elle nous avait à peine quittés, que ledomestique conduisait déjà nos chevaux à l’écurie. Nous autres,ayant secoué la poussière de nos habits, nous allâmes au collègevoir Georges, qui nous attendait depuis le matin.

Je n’ai pas envie de vous peindre cettejournée : le collège, le principal, les professeurs, lesélèves, les discours et la distribution, non, ce serait trop long.Figurez-vous seulement tout ce que vous avez vu de plus beau dansce genre : la musique du régiment qui joue, les pères et mèresassis dans la salle, qui posent des couronnes sur la tête de leursenfants, en pleurant d’attendrissement ; figurez-vous Georges,alors un des grands, les joues et les lèvres garnies d’une légèrebarbe brune, frisée comme celle de son père, les yeux brillants etl’air heureux, qui vient m’embrasser dans la foule, et que jecomble de mes bénédictions, en lui couvrant le front d’unemagnifique couronne de chêne et lui mettant le livre dans lamain ! Ces choses ne peuvent se dire, elles sont troptouchantes.

Et penser que j’avais eu dans mon école cetenfant, qui devenu l’un des premiers du collège, parmi lesphilosophes, songeait encore à moi !… J’en étais attendri… jeme disais qu’il y a pourtant de beaux moments dans l’existence.

Oui, ce fut un des beaux jours de mavie !

Georges avait les prix de discours français,de discours latin, d’histoire naturelle, de géographie et demathématiques ; il en savait dix fois plus que moi ;c’était un savant ! Voilà ce que c’est d’avoir un père riche,qui ne regarde pas à l’argent pour vous faire donner une bonneinstruction. Combien de malheureux remplis de dispositions, quidonneraient, avec un peu de dépense, des hommes utiles et mêmeremarquables, sont privés d’un pareil avantage, et deviennent desêtres dangereux, capables de tout critiquer et renverser ! Ense comparant plus tard à ceux qui les commandent, ils se sententnaturellement supérieurs et trouvent tout mal ! Les autres,au-dessous, les écoutent et les suivent ; j’avais reconnu celatoute ma vie, et notamment en 1830, lors de la grande révolte desmontagnards contre les gardes forestiers. Je me permets de ledire : faute d’une greffe, le meilleur, le plus sain, le plusvigoureux des sauvageons ne donnera jamais que des fruitsaigres !…

Après la distribution, nous revînmes ensembleà l’auberge, chargés de livres et de couronnes ; les gensregardaient en disant :

« Voici le vieux maître d’école !…Voilà le père ! »

J’entendais tout cela et j’en étais fier.

Et puis à l’auberge nous fîmes un dîner…Ah ! quel dîner !… cela n’en finissait plus.M. Jacques, tout glorieux au milieu de ces étrangers, de cesgrands Alsaciens en gilet rouge qui tourbillonnaient autour denous, M. Jacques demandait de tous les vins : dubordeaux, du bourgogne, et même du champagne !

Je ne savais plus à la fin ce que jebuvais ; et si nous n’avions pas été forcés de conserver notredignité, après un pareil triomphe nous nous serions mis à chanter.Oui, moi qui n’avais chanté qu’au lutrin, et qui n’ai jamais danséde ma vie, j’aurais chanté et dansé !… Je poussais de grandséclats de rire sans savoir pourquoi, et j’embrassais mon élève.

Enfin cela peut bien arriver une fois encinquante ans d’être un peu gai ; on a bien eu assez d’ennuiset de misères ; quand un beau jour vous arrive, on s’ensouvient longtemps !

Et là-dessus, vers cinq heures,M. Jacques ayant payé, je ne sais combien, nous partîmes avecles malles et les effets de Georges, qui ne devait plusrevenir.

Grâce au ciel, M. le maire avait encoreune bonne vue ; moi, s’il avait fallu conduire, j’aurais passépardessus les ponts. Je n’y voyais plus ; et seulement au loindans les champs, au grand air, regardant les chevaux galoper et lesarbres défiler, je me dis :

« Cette fois, Florence, tu peux teglorifier d’avoir un peu dépassé ta mesure ordinaire. »

Je me remis tout à fait vers Sarrebourg.

Georges, heureux d’avoir terminé ses classeset de rentrer avec tant de prix, était aussi content de me voir sigai car sur tout le chemin je ne faisais que radoter, racontant àmon élève les moindres détails de sa jeunesse : comme il avaitappris à épeler, à tracer les premiers jambages, à poser lespremiers chiffres au tableau, enfin tout ce qui me revenait ;et lui me répondait : « Oui, monsieur Florence, je m’ensouviens très bien ! » Quant à M. Jacques, de tempsen temps il tapait sur les chevaux en criant :

« Nous avons remporté cinq premiersprix !… Notre nom sera sur le Moniteur de laMeurthe !… On verra si les autres en ont autant !…Comme ça roule… Hue !… »

En trois heures nous fûmes aux Chaumes.

Alors sur ma porte le char à bancs s’arrêtadeux minutes. On se serra la main, je descendis tout joyeux ;et je montais à peine les premières marches de notre escalier, quela voiture continuait déjà sa route par le village au triplegalop.

J’embrassai ma femme comme si je ne l’avaispas vue depuis deux ans. Je riais ; Marie-Anne était toutétonnée ! Mais réfléchissant ensuite que ce n’était pas monhabitude d’agir de la sorte, je compris ce qui se passait, et ayantremis mes vieux habits, je m’assis gravement, quoique joyeuxencore, et je racontai à ma femme, et à Juliette qui venait derentrer, tous les événements de ce jour mémorable. Elles prirentpart à mon bonheur !

Ce soir-là, je me couchai sans souper, et jedormis d’une haleine jusqu’au matin ; Marie-Anne fut obligéede m’éveiller à sept heures, pour l’école.

Je vous ai raconté ce beau jour ; etmaintenant passons à la suite, car un chapitre fini, il faut enrecommencer un autre.

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