Les Deux Frères

Chapitre 15

 

 

La matinée du lendemain se passa dans le plusgrand calme ; en cette saison de récoltes et de moissons, ilne me restait qu’un petit nombre d’élèves, la salle était presquevide. Les grandes voitures couvertes de gerbes passaient de tempsen temps, jetant leur ombre aux fenêtres ; les enfants,dispersés dans les bancs, s’assoupissaient à la chaleur dejuillet ; ils regardaient voler les mouches ; ilsécoutaient les bruits du dehors : les éclats de rire desmoissonneuses rentrant du travail, les aboiements des chiens, lesourd mugissement des bœufs, cela seul les empêchait de dormir, caron ne peut pas toujours épeler ni réciter le catéchisme.

Moi, dans ma chaire, je traçais mes exemples,je taillais mes plumes, rêvant tristement à la position de Louise,à toutes les satisfactions qu’elle m’avait données autrefois, à sonheureuse mémoire, à son bon cœur, et puis à son départ pour lecouvent de Molsheim, aux visites qu’elle nous faisait pendant lesvacances, au bonheur qu’elle avait de nous apporter de petitsprésents.

Ces souvenirs m’attendrissaient. Je laplaignais d’avoir un père si dur, capable de la sacrifier au gardegénéral, pour satisfaire son esprit de haine contreM. Jacques.

Le temps s’écoulait ainsi ; à chaquepassage de moissonneuses on regardait ; la bonne odeur desrécoltes entrait jusque dans la salle, et j’étais forcé de plaindreles enfants, retenus à l’école dans cette saison où l’on aime àcourir, à se baigner, à vivre en plein air.

Enfin, sur le coup de onze heures, après avoirfait réciter la prière je donnai le signal du départ, et les élèvestout joyeux, leur petit sac sous le bras, sortirent encriant :

« Bonjour, monsieur Florence !bonjour, monsieur Florence ! »

Ils étaient bien heureux de se dégourdir lesjambes et d’aller avant le dîner visiter leurs sauterelles et leurslacets, posés dans tous les buissons de la côte, près desruisselets où viennent boire et se baigner les petits oiseaux.

J’avais serré mes papiers dans le tiroir, etde ma porte je regardais au loin dans la rue cette file de voituresarrêtées devant les granges ; les hommes levant les gerbes aubout de leurs fourches luisantes et les filles en haut, à lalucarne des greniers, les recevant dans leurs bras.

C’était un spectacle d’abondance quiréjouissait la vue, et je ne songeais plus en ce moment à Louise,lorsque je la vis arriver de loin, à l’ombre des vieux hangars,saluant toutes les bonnes gens qui la reconnaissaient. Elle étaiten cheveux ; sa maigreur me fit de la peine. Cela nel’empêchait pas d’être toujours belle. Le grand nez des Rantzau,leur menton allongé lui donnaient quelque chose de fier et dehardi, quelque chose de noble, qu’on ne voit pas souvent auvillage ; mais elle était malade, très malade, et je medisais :

« Mon Dieu, est-ce donc là ma chèreLouise, un tel changement en si peu de temps est-ilpossible ? »

J’en avais le cœur serré. Et quand arrivéeprès de moi elle me tendit ses doigts effilés, enmurmurant :

« Monsieur Florence, j’avais un grandservice à demander, j’ai tout de suite pensé à vous », tout ceque je pus lui répondre, ce fut :

« Montons, mon enfant,montons ! »

Nous montâmes dans la petite salle à manger,où ma femme et Juliette mettaient le couvert ; Louise leur ditquelques paroles à voix basse en passant, et comme je l’attendaissur le seuil de mon cabinet, elle entra et je refermai laporte.

Elle s’assit au coin de ma table, couverte depétrifications, et moi dans mon fauteuil, le dos à la fenêtredonnant sur le jardin. Je la regardais tout inquiet, sa pâleurm’étonnait ; elle réfléchissait, sa joue maigre sur la main,regardant à terre.

« Eh bien, Louise, lui dis-je, tu esvenue hier, j’étais absent.

– Oui, monsieur Florence, je suis venue.Avant de venir j’ai réfléchi ; ce que je vais vous dire estarrêté dans mon esprit ; c’est un grand service que je vousdemande…

– De quoi s’agit-il, Louise ?

– Je veux entrer en religion.

– En religion… toi… Louise… toi… monenfant !…, ne pus-je m’empêcher de m’écrier à demi-voix. – Tuveux te faire religieuse, renoncer à la vie, à la jeunesse, à tousles biens de ce monde ?… Oh ! tu n’y pensespas ! »

Elle essaya de répondre tout de suite, et nele pouvant pas à cause de son émotion, elle sortit un petitmouchoir blanc de sa poche, et le mit sur ses yeux, le coude sur latable ; elle ne pleurait pas, mais elle tremblait.

J’attendis plus d’une minute ; de l’autremain elle relevait ses beaux cheveux et les rejetait sur son cou.Le silence durait, j’étais devenu tout pâle, lorsqu’elle se remitet me dit :

« Il le faut !… J’ai réfléchi, bienréfléchi… Je n’ai jamais été heureuse qu’au couvent, avec leschères sœurs, loin du monde… Il le faut. »

Je voyais combien ces penséesl’agitaient ; moi-même j’étais tout bouleversé, et j’allaislui demander les raisons d’une décision aussi grave, lorsqu’elleajouta :

« Je viens vous prier, monsieur Florence,au nom de l’amitié que vous m’avez toujours portée, de vouloir biendéclarer ma résolution à mon père… Moi, je n’ose pas… je crains… Ilest si violent… »

Elle hésitait, quand, revenant tout à coup àmoi, je lui dis :

« Écoute, tout ça n’est pasnaturel ! D’abord, Louise, tu es malade ; ce n’est pasquand on est malade qu’il est permis de prendre des résolutionspareilles, c’est une injure à Dieu, entends-tu ? Lorsqu’onveut faire un sacrifice à Dieu, il faut être dans son bonsens ; et je dis, moi, que tu n’es pas dans un état de santéqui te permette de juger sainement du sacrifice que tu veux faire.Et puis il doit y avoir autre chose… dis-moiquoi ?… »

Elle se taisait.

« Tu ne veux pas me le dire, repris-jealors pendant qu’elle détournait les yeux, de plus en plus pâle etdésolée, eh bien, je le sais… tout le village le sait : tu neveux pas de M. Lebel pour mari, et tu prends cette résolutiondésespérée pour échapper à la volonté de ton père. Je consens à luifaire la déclaration que tu me demandes, mais ce sera simplementcomme une menace, pour voir ce qu’il répondra, voilàtout !

– Non, monsieur Florence, ma résolutionest sérieuse.

– C’est bon !… c’est bon !…m’écriai-je, je vois maintenant que Georges avait raison ;c’est une abomination, une véritable abomination. »

La colère m’emportait, je n’avais jamais étédans cet état, on devait m’entendre de la chambre voisine et mêmede la rue ; j’allais, je venais, m’étant levé pleind’indignation.

Au nom de Georges, Louise était devenue touterose, ses joues pâles s’étaient colorées.

« Georges a parlé de moi ?fit-elle.

– Oui, il a dit qu’on voulait te forcer àcommettre une mauvaise action ; mais que tu étais une Rantzau,et qu’on ne viendrait pas à bout de ta volonté ; que tu nesacrifierais pas à la haine de ton père contre le sien, que tu neferais jamais de marchés pareils.

– Il a dit cela ?

– Oui, et il a eu raison ! Tout lepays, tous les honnêtes gens sont pour toi. Sois tranquille, j’iraifaire la déclaration… Je verrai… Je n’ai pas peur ! Je diraique tu pars… que tu ne reviendras plus… que tu seras murée dans untombeau toute vivante… pour toujours… toujours !… Il faudrabien alors que ton père revienne à la raison.

– Mais, monsieur Florence, je vous assureque ma résolution est bien réfléchie, que je veux me consacrer àDieu, et que…

– Allons !… Tu feras ensuite ce quetu voudras, lui dis-je de mauvaise humeur ; mais il fautd’abord que tu sois libre, il ne faut pas qu’on te donne à choisirentre le bon Dieu et M. le garde général ! Ce n’est pasainsi qu’on se sacrifie… Non !… Dieu ne veut pas qu’onchoisisse entre Lui et un autre qui vous déplaît, c’est uneprofanation ; ceux qui vous encouragent à de pareilles actionssont marqués pour la damnation éternelle, ils offensent Dieu danssa majesté. Je t’ai déjà dit ça ! Et maintenant tu peux t’enaller ; nous allons dîner, retourne là-bas, à quatre heures,sans faute, j’irai chez ton père. »

Louise n’avait rien à me répondre ; elleme serra la main avec une grande émotion, en disant toutbas :

« Merci, monsieur Florence, merci !…Je savais que vous ne me refuseriez pas. »

Puis elle sortît ; et deux minutes aprèsj’entrais dans la chambre voisine, où la table était mise. Ma femmeet Juliette avaient tout entendu ; elles tremblaient etMarie-Anne me dit :

« J’espère bien, Florence, que tu n’iraspas chez M. Jean ? »

Mais alors je me fâchai et je luirépondis :

« J’irai !… Oui, j’irai !… Etje ne veux pas qu’on me fasse des observations inconvenantes. Cen’est pas beau de la part d’une épouse soumise, de faire à son marides observations semblables. Quand même je n’aurais pas promis, mondevoir serait d’y aller ! Est-ce qu’un homme comme moi, uninstituteur respectable peut laisser dans la désolation une de sesmeilleures élèves, qui ne l’a pas mérité ? Est-ce que je nerougirais pas devant moi-même d’une pareille faiblesse ?

– Mais il te maltraitera,Florence !

– Lui !… qu’il essaye de memaltraiter, dis-je en fermant les poings ; qu’ilessaye ! »

Jamais je ne me serais cru le courage d’alleraffronter un homme si dangereux, dans sa propre maison ;j’avais toujours eu la plus grande prudence, mais l’indignationalors était trop forte, elle emportait tout.

Pendant le dîner je me confirmai dans marésolution ; Juliette et ma femme se regardaient toutes pâles.Après le repas je rentrai dans mon cabinet pour réfléchir ;puis je descendis faire mon école, et à quatre heures je montaim’habiller, mettre une chemise blanche, ma redingote et monchapeau, pour me présenter convenablement devant le barbare etl’influencer autant que possible par mon extérieur, car tous leshommes prennent en considération la bonne tenue de celui qui seprésente.

M le garde général Lebel assistait àSarrebourg aux nouvelles adjudications ; il devait revenir lesoir, je n’avais donc pas de temps à perdre et je descendis aumoment où la demie sonnait à l’église.

Ma femme et ma fille ne disaient plusrien ; mais en arrivant sur la porte en bas j’aperçus, au fondde la ruelle du presbytère, M. Jannequin qui lisait sonbréviaire dans son jardin, tout en surveillant ses abeilles. Ilinterrompit aussitôt sa lecture et me fit signe de venir. La ruelleétait déserte ; et M. le curé, me conduisant à l’ombredes grands arbres, commença par me faire des représentations sur ladémarche imprudente que j’osais entreprendre, disant queM. Jean Rantzau ne me pardonnerait jamais ; qu’il étaitcapable de m’étrangler ; qu’il pouvait demander madestitution ; qu’un père de famille se devait d’abord auxsiens, ainsi de suite.

Je l’écoutais, comprenant bien que ma femmeétait allée le prévenir ; et quand il eut fini, je luirépondis :

« Monsieur le curé, j’aurais peut-êtrebien fait de prendre vos conseils avant de donner ma parole, maiselle est donnée.

– J’en suis fâché, dit-il, car le cas estsérieux.

– Sans doute, monsieur le curé, mais j’aipromis, il faut que je tienne ma promesse. »

Il se tut un instant, et puis sans insister,il ajouta :

« Eh bien, monsieur Florence, puisquevotre résolution est si ferme, allez !… Dieu veuille qu’il nevous arrive rien de grave. »

Je partis indigné contre ma femme, etM. Jannequin se remit à lire son bréviaire.

Combien l’honnête homme a de peine à remplirses devoirs, avec tous ces bons conseils de prudence et desagesse ! C’est à quoi je réfléchissais en remontant la granderue encombrée de voitures chargées de gerbes. Il faisait un tempsmagnifique, une de ces belles soirées de juillet chaudes et rouges,où tout ce qui respire cherche la fraîcheur ; les arbres, leshaies, le long des petits vergers, étaient comme illuminés par lesoleil couchant. Devant la maison de M. Jean stationnaientencore trois grands chariots attendant leur tour d’être déchargés.Le vieux hangar sombre était déjà hérissé de gerbes jusqu’aupignon, et les garçons, les domestiques en fourraient toujours dansles coins et recoins des greniers.

Quelles richesses possède une tellemaison !… Que de bétail dans les écuries !… Que defourrage dans les granges !… Que de vin dans les caves !…Ce n’est pas étonnant que tant de gens se présentent pour épouserla fille avec le reste.

Malgré moi ces réflexions me venaient enpensant au garde général.

Les moissonneurs, les domestiques, lesservantes, presque tous de mes anciens élèves, au milieu de lapresse me criaient :

« Hé ! monsieur Florence, un beautemps pour la rentrée des récoltes ! »

Mais j’étais tellement inquiet d’être mal reçupar M Jean, que je voyais à peine ces choses et que je répondais auhasard :

« Oui… Oui… mes amis, c’est un beautemps… Travaillez bien… Courage !… »

Et plus je m’approchais de la vieille bâtisse,dont les fenêtres et les volets en bas étaient fermés à cause del’ardeur du jour, plus mon trouble augmentait. Sans ma promesse,j’aurais repris le chemin de l’école ; mais j’avais promis, etmalgré mes craintes j’arrivai sur le seuil de l’allée, ouverte aularge pour laisser aller et venir les servantes, qui prêtaient lamain aux moissonneurs.

La première porte à droite était celle dubureau de M. Jean, où les débiteurs allaient lui demander dutemps, renouveler leurs billets, porter leurs rentes, leursfermages, leurs loyers. C’est là que M. Jean tenait seslivres ; et la porte étant entrebâillée je le vis tout desuite au fond de l’ombre, assis devant son petit bureau de noyer.Il me tournait le dos. Le jour chaud, entrant par les fentes desvolets en traînées d’or toutes fourmillantes de poussière,éclairait dans ce coin sa grosse tête chauve, bordée de quelquestouffes grises autour des oreilles, ses larges épaules et son dosrond. Il écrivait ; il alignait dans son registre les voituresde foin, de paille, les sacs de blé, d’orge et d’avoine, à côté deses piles d’écus et de ses créances.

Je le regardais, n’osant plus souffler ;mais comme au bout de cinq ou six minutes un domestique entraitdans l’allée, ne voulant pas être surpris à regarder, je toussaidoucement et je m’avançai le chapeau à la main, endisant :

« Monsieur Rantzau, j’ai bienl’honneur… »

Alors lui, se retournant à demi dans sonfauteuil sans se lever, et me regardant de bas en haut, s’écriad’un ton rude :

« Ah ! c’est vous !… Eh bien,qu’est-ce qui se passe ? On m’a raconté que ma fille est alléevous voir hier, et avant-hier… »

Je vis tout de suite qu’on nous avaitdénoncés, car les rapporteurs ne manquent pas au village, surtoutprès des gens riches, et je fus encore plus troublé.

« Eh bien, reprit-il, qu’est-ce quec’est ?

– Je suis chargé d’une commission bienpénible monsieur Rantzau, lui dis-je ; Louise m’a prié de vousprévenir qu’elle veut entrer en religion.

– En religion ?

– Oui, monsieur Rantzau ; elle veutse faire religieuse, elle veut retourner au couvent et se consacrerau Seigneur. »

Il était devenu tout blanc de colère etlouchait d’une façon terrible ; moi, je bégayais :

« Vous comprenez, monsieur Rantzau, queje ne pouvais refuser à la meilleure de mes élèves, de… »

Mais il ne m’écoutait déjà plus, et se levantil courait dans l’allée, criant comme un loup :

« Louise !…Louise !… »

Puis rentrant, il se mettait à marcher autourde la chambre, la tête penchée, les mains sur le dos, sans plusfaire attention à moi que si je n’avais pas été là. Ses grandssouliers criaient sur le plancher, son nez se courbait, son mentonse serrait.

Tout à coup il s’arrêta pour écouter ;des pas légers descendaient l’escalier ; alors il toussa. Jen’avais plus une goutte de sang dans les veines. Presque aussitôtLouise parut sur le seuil, tremblante comme une feuille. Elle mevit là, presque aussi tremblant qu’elle ; et le vieux,refoulant sa colère, dit en fronçant les sourcils :

« Qu’est-ce que je viensd’apprendre ? Tu vas chez ce maître d’école raconter ce que tune veux pas me dire à moi, ton père ? Tu n’as pas honte dedire des folies à cette vieille bête et à ses deux pies borgnes,qui ne manqueront pas de les répéter dans tout le village !Est-ce que ça ressemble aux Rantzau, cette conduite-là ?M. Florence vient me dire bêtement que tu veux aller aucouvent, que tu veux te consacrer au Seigneur ! Qu’est-ce quec’est que ça : – au Seigneur ?… »

Il avait une figure de mépris abominable enparlant du Seigneur, le vieux gueux ! et pourtant il nemanquait pas d’assister à la messe et aux vêpres tous lesdimanches. C’est en ce moment que je reconnus sa vraiereligion : la religion de l’orgueil, de l’avarice, de tous lesfaux biens de la terre !

« Voyons, cria-t-il, parle donc…Réponds-moi. »

Alors Louise, se redressant, luirépondit :

« Eh bien, oui, je veux retourner aucouvent ! »

Et me regardant :

« Je demande pardon à monsieur Florence,dit-elle, des insultes qu’il vient de recevoir à cause demoi ; il n’a dit que la vérité. Je suis malheureuse ici… Jeveux me consacrer au service de Dieu… Je veux revoir mes chèressœurs de Molsheim… Au moins, là, j’aurai le calme, la tranquillitéde la paix. »

Sa voix frémissait, mais elle était ferme.

M. Jean, en l’écoutant les bras croisés,la regardait du haut en bas comme une mouche ; on aurait ditqu’il allait l’écraser d’un coup ; la sueur m’en coulait dufront, sachant bien que je n’étais pas de force à la défendre. Maisau lieu de s’emporter, avec une véritable ruse de vieux loup, ilcommença d’abord par essayer de l’attendrir, en disant :

« Ainsi, voilà le prix de mes sacrificeset de mon amour pour mon enfant !… Voilà marécompense !… »

Il levait les mains et semblait se plaindre deson malheur.

« J’avais une fille !… Pour cettefille, que j’aimais plus que ma propre vie, j’ai toutsacrifié !… J’aurais pu me remarier, mais je n’ai pas voulului donner une marâtre ; je suis resté veuf à quarante ans.J’ai passé mes jours et mes nuits à la rendre riche, à lui fairedonner de l’instruction. Jamais, jamais il ne m’est arrivé de rienlui refuser ! Elle aimait la musique, elle a eu les meilleursmaîtres !… Elle voulait un piano, il est arrivé de Paris. Ellevoulait des robes, des chapeaux à la mode, je les ai fait venir deStrasbourg !… Rien n’était trop cher pour elle… Elle m’auraitdemandé mon dernier morceau de pain, elle l’aurait eu !… Jen’aimais qu’elle ; je me disais : – C’est Louise !…– et tout était dit. C’était ma gloire, mon bonheur, c’étaittout !… Et voilà… voilà ma récompense !… »

Louise, toute blanche, ne disait rien ;et le vieux, voyant qu’il ne réussirait pas par ce moyen, s’écriabrusquement :

« Alors, c’est décidé, tu veux teconsacrer au bon Dieu ?

– Oui, dit-elle, c’est décidé.

Mais à peine avait-elle dit cela, que d’uncoup de poing ouvrant les volets, et prenant sa fille par l’épaule,il la fit tourner comme une plume, et lui montra la maison en face,criant avec des grincements de dents épouvantables :

« Le bon Dieu… Ha ! ha !ha ! Ton bon Dieu, tiens… le voilà !… C’est le fils dugueux, du bandit qui veut ma ruine, qui m’aigrit le sang depuistrente ans… le voilà, ton bon Dieu !… – Dis donc le contraire…Mens !… mens… puisque tu veux te fairereligieuse !… »

Sa figure était terrible ; Louise, plusmorte que vive, ne répondait pas.

« Est-ce vrai ? criait-il en lasecouant, parle donc… Tu ne dis rien… c’est doncvrai ! »

À la fin, comme elle ne bougeait pas, il lalâcha.

Moi, je ne me tenais plus sur mesjambes ; j’aurais voulu crier : – Sauve-toi… sauve-toi,mon enfant ! – mais je sentais quelque chose m’étouffer, meserrer la gorge.

Et lui, reprenant son air d’attendrissement aubout d’un instant, se remit à marcher.

« Oui, dit-il, pour ma fille j’ai toutsacrifié !… J’aurais trouvé cent partis riches au pays, je nel’ai pas voulu ; mais grâce à Dieu, malgré le bandit quidemandait ma mort, j’ai prospéré dans mes biens. Un honnête homme,le plus honnête et le plus instruit du pays, est venu ; il m’ademandé la main de mon enfant… Quel honneur pour la famille !…J’ai consenti… J’ai donné ma parole… Toute la montagne sait queJean Rantzau n’a qu’une parole !… Tout va bien… Tout estarrêté… Tout ce que j’ai perdu, je l’aurai : – J’aurai despetits-enfants ; nous vivrons dans la paix, dans la joie… Legueux en face ne rira plus… Nous serons les premiers de la commune,de l’arrondissement ; ma fille sera la première dame, la plusconsidérée à dix lieues aux environs ; mon gendre restera cheznous, il sera le maître des Chaumes ; et l’autre, avec sonfainéant, son coureur, son ivrogne, desséchera de colère ! –Je ne veux pas, moi, qu’on vienne me dire non, quand j’ai ditoui ! Tu m’entends ? »

La fureur le reprenait ; et la voyant quise tenait droite contre la porte, les yeux à terre, mais hardie etdécidée comme tous les Rantzau :

« Tu m’entends ! répéta-t-il avecrage. Ose donc refuser… Ose dire non !

– Eh bien, non ! » dit-elle, enle regardant en face.

J’en eus froid dans le dos.

Et comme elle disait non, la grosse main dubarbare tombait sur elle et l’abattait à ses pieds, ses pauvresgenoux frappaient la terre ; elle était écrasée, mais relevantla tête avec des yeux terribles, elle répétait :

« Non !… Jamais !… »

Il allait la frapper encore, lorsque je luisautai sur le bras, en criant :

« Monsieur Rantzau, c’est votreenfant !…

– Ah ! tu viens te mêler de mesaffaires, toi, s’écria-t-il Attends !… »

Et je me sentis enlevé dans ses deux grossesmains, comme dans un étau ; je sentis ma tête frapper le mur,et puis, je ne sais comment, j’arrivai dans l’allée et je tombai enarrière jusqu’au bas des marches, à demi mort d’épouvante.

Je me croyais perdu ; et tandis quej’essayais de me relever, mon chapeau volait dans la rue et laporte se refermait comme un coup de tonnerre. Alors regardantautour de moi, je vis tout le monde se sauver aux environs, et dansla maison j’entendis de grands cris : le vieux scélératbattait sa fille ! Ces cris m’arrachaient le cœur.

J’eus bien de la peine à me redresser, mesreins étaient comme brisés. Je m’assis sur une marche de l’escaliersans avoir même la force de gémir. Tous les moissonneurs et lesdomestiques étaient partis ; personne ne voulait avoir rienvu !

Au bout de quelques minutes, ayant reprishaleine, je pus ramasser mon chapeau et marcher. Je retournai à lamaison. De loin en loin une figure apparaissait aux lucarnes et seretirait aussitôt.

Par bonheur je n’avais rien de cassé dans lecorps ; j’en remerciai Dieu et, me retrouvant à notre porte,je montai l’escalier, j’entrai dans notre petite chambre, et jem’assis sans me plaindre ni rien dire.

Mais tout de suite Juliette et ma femmeavaient vu mon émotion profonde ; j’étais aussi blanc depoussière sur le côté gauche, où j’avais roulé, mon chapeau étaitdéformé ; elles me regardaient toutes saisies, et ma femmes’écria :

« Florence, au nom du ciel, que s’est-ilpassé ?

– Ce n’est rien, lui dis-je, monsieurJean m’a poussé dehors ; je suis tombé, et… »

Alors leurs gémissements éclatèrent.Marie-Anne s’écriait :

Je t’avais bien prévenu, Florence ; tu nevoulais pas me croire… Ah ! mon Dieu, quelmalheur ! »

Et Juliette pleurait.

Bientôt quelques voisines vinrent s’informer.Le bruit se répandait déjà que j’allais être destitué, pour avoirinsulté M. Jean. Les gémissements redoublèrent à lamaison ; mais j’avais pour moi la conscience d’avoir remplimon devoir ; et vers sept heures, au moment du souper, voyantma femme et ma fille désolées, je leur dis de ne riencraindre ; qu’il existait encore une justice en cemonde ; que toutes les menaces de M. Jean et toute lapuissance de M. le garde général ne pourraient me faire ôterma place, parce qu’on serait bien forcé de m’entendre avant deprononcer, et que je serais soutenu par M. Jacques. Elles secalmèrent un peu, mais on pense bien que personne à la maisonn’avait envie de manger, ni même de dormir.

Vers neuf heures nous entendîmes M. legarde général revenir à cheval de Sarrebourg, dans le silence de lanuit ; il allait bientôt tout apprendre et m’en vouloir autantque son futur beau-père.

Georges revint plus tard ; nous venionsde nous coucher, et je racontais tout bas à ma femme ce qui s’étaitdit entre M. Jean et Louise, quand nous entendîmes son char àbancs passer au grand trot devant notre maison.

« Tiens, dis-je à Marie-Anne, le voilàqui revient de la vente des coupes ; s’il savait que Louisel’aime !…

– Tais-toi ! s’écria-t-elleépouvantée. Ne parle jamais de cela, Florence, nous serionsperdus ! ».

Elle était toute tremblante.

Moi, j’avais mal aux reins, mais je ne sentaispas de grandes douleurs ; le lendemain seulement lorsqu’ilfallut me lever pour tenir mon école, il me semblait ne pouvoir envenir à bout, tant la secousse avait été violente. J’aurais bienvoulu garder le lit ce jour-là ; pourtant avec l’aide de mafemme je pus m’habiller et m’asseoir dans le fauteuil.

Quel malheur d’être pauvre et de n’avoir queson état pour vivre !

Ces choses sont passées depuis bien des annéeset rien que d’y penser j’en frémis encore. Je n’avais pas mérité depareilles humiliations ; M. Jean n’aurait pas osé traiterde la sorte un homme riche, capable de se défendre : lajustice sans la force n’est pas assez considérée dans ce monde.

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