Les Deux Frères

Chapitre 10

 

 

Au commencement de septembre, Louise revint deMolsheim, elle avait aussi fini ses études et nous fit sa petitevisite en arrivant, comme les autres années. C’était alors la plusjolie fille du pays, grande, vive, légère ; on ne pouvait voirde plus magnifiques cheveux blonds que les siens, ni de plus beauxyeux, fins et doux. Et pourtant l’esprit des Rantzau était enelle ; il fallait rire malgré soi de l’entendre parler du bononcle Jacques et de la barbe du cousin Georges, avec un coup d’œilmoqueur. On voyait bien qu’elle revenait de Molsheim, où les chèressœurs, comme disait M. Jannequin, sont confites encharité.

Ma femme, Juliette et moi, nous nous fîmes dubon sang durant cette visite.

Enfin, tout cela n’empêchait pas Louise d’êtrebonne et loyale au fond ; et maintenant que j’avais mes deuxmeilleurs élèves au village, je me promettais une existence plusagréable, en allant les voir de temps en temps. Je les aimais bien,ils m’aimaient aussi, voilà le principal. Chacun en ce monde a sespetits défauts, le meilleur est de ne pas y faire attention.

Deux ou trois jours après, un jeudi, vers uneheure, Mlle Suzanne, la servante de M. lecuré, vint me prévenir que son maître m’attendait au jardin dupresbytère, pour lever le miel de ses ruches, selon notrehabitude.

Je m’y rendis aussitôt. Il faisait un beautemps d’automne assez chaud ; les abeilles tourbillonnaientpar milliers dans l’air.

M. le curé avait déjà préparé les masquesen fil de fer avec leur grand sac retombant sur les épaules, commele capuchon des ramoneurs, et les gants de grosse toile qui vousremontent jusqu’aux coudes. J’avais eu soin de fourrer mon pantalondans mes bottes car ces insectes laborieux n’aiment pas qu’on lespille, ils s’introduisent partout, par esprit de vengeance.

Les grandes cuillères tranchantes et les potsétaient aussi prêts, avec le vieux torchon de linge, pour enfumerles ruches ; c’est toujours par là qu’on commence.

J’arrivai donc tout joyeux et M. le curéme dit en riant :

« Eh bien, monsieur Florence, cette foisnous allons faire un joli butin ; les fleurs n’ont pas manquécette année, ni la miellée non plus, je parierais pour trentelivres de miel par ruche, l’une dans l’autre.

– Il faut voir, il faut voir, monsieur lecuré, lui répondis-je ; bien des fois on se trompe : oncroit n’avoir rien, et l’on a beaucoup ; on croit avoirbeaucoup et l’on n’a rien ! Et puis il faut ménager aussi lanourriture des abeilles pour l’hiver ; après un été si chaud,nous devons avoir un hiver long et rigoureux.

– Vous avez raison, dit-il. Eh bien,habillons-nous. »

Il avait ôté sa soutane. J’ôtai mon habit etje passai ma blouse ; puis ayant mis nos masques, bien rabattunos capuchons, et tiré nos gants, j’avertis Suzanne de fermer lesfenêtres du presbytère, pour ne pas perdre beaucoup d’abeilles, quis’acharnent à suivre les gens jusqu’au fond des chambres. Aprèsquoi, dans la cuisine, je pris quelques braises et noussortîmes.

On aurait dit que les mouches devinaient ceque nous allions faire, car, elles qui nous laissaient approchertous les jours, en une minute nous couvrirent des pieds à latête ; elles bourdonnaient autour de mon masque ; maistout cela ne servait de rien, il fallait y passer !

Je commençai donc à enfumer, promenant monvieux linge sur la pelle avec les braises, devant les trois grossesruches du milieu, pendant que M. le curé soufflait.

À l’odeur de la fumée toutes se mirent àdéguerpir. Alors passant dans le rucher derrière, je retournai lepremier panier ; et les abeilles étant parties, sauf un petitnombre qui restaient là comme engourdies, je me mis à découper lespremiers rayons du dessous. M. le curé me présentait les pots,et je plaçais délicatement les rayons dedans, les uns sur lesautres. – C’était une cire blanche comme de la neige, et le plusbeau miel qu’il soit possible de voir, transparent, couleurd’or.

La chaleur était grande ; beaucoup demouches revinrent, il fallut recommencer à les enfumer.

Nous passâmes ainsi en revue les dix ruches deM. Jannequin, ayant soin de ménager les plus jeunes,nouvellement essaimées, qui n’avaient pas eu le temps de fairetoutes leurs provisions.

Cela ne nous empêcha pas d’approcher destrente livres dont avait parlé M. Jannequin, huit grands potsétaient pleins. J’avais eu soin aussi de ménager les jeunesabeilles, encore sans ailes, et renfermées en forme de petiteschenilles blanches dans les cellules ; c’est l’espoir del’avenir, les maladroits en font périr beaucoup trop.

À la fin nous remîmes tout en place, aprèsavoir enduit le dessous des paniers de terre glaise, pétrie avec dela bouse de vache, qui seule empêche le froid d’entrer. Il n’y apas d’autre mot pour le dire, et c’est pourtant un bon conseil àdonner aux éleveurs.

Et là-dessus, voyant tout en ordre, nousallions rentrer, lorsque sur la route, qui passe derrière lacharmille du jardin, nous entendîmes de grands cris et des coups defouet précipités. Une voiture entrait au village, et nos abeillesfurieuses se vengeaient sur ces gens. Nous les entendionscrier :

« Chiennes de mouches !… Allons…dépêchez-vous donc !… Courez !… que le diable emporte cesmouches !… d’où cela vient-il ? »

C’était un étranger qui parlait, et l’un denos paysans répondait :

« Ça, monsieur, ce sont les mouches deM. le curé.

– Ah ! criait l’autre, je m’endoutais ; ça ne pouvait venir que de là. »

Il ajoutait de gros mots contre les jésuites,contre la prêtraille, de sorte que voyant la voiture s’éloigner,nous ne pûmes nous empêcher de rire, et M. Jannequin lui-mêmedit :

« Allons… Allons… celui-là ne nous ménagepas… Ça doit être quelque ouvrier de fabrique… unétranger ?

– Oui, lui répondis-je, il parle comme unvrai Parisien ; il aura été piqué. »

Tout en disant cela, j’écartai doucement lefeuillage, et je vis à cent pas de nous, derrière le treillis, unegrande voiture, et sur la voiture une caisse énorme en bois blanc.Un domestique de M. Jean, le vieux Dominique, tenait leschevaux par la bride, et plus loin courait un étranger se tenant unmouchoir sous le nez.

Qu’est-ce que cette caisse pouvaitrenfermer ? Je me le demandais en riant, pensant bien qu’elleallait chez M. Jean et qu’elle venait de loin !

Enfin, faisant ces réflexions, je revins finirl’ouvrage. Nous portâmes les pots dans une petite chambre derrière,où M. Jannequin avait ses fleurs en hiver, et ses instrumentsde jardinage.

Suzanne, en nous voyant entrer, se sauva bienvite ; les vitres étaient couvertes de mouches. M. lecuré, riant, criait :

« Suzanne, venez donc goûter notremiel !

– Merci, merci, monsieur le curé,criait-elle derrière la porte ; je le goûterai plustard. »

Et nous égayant de la sorte, après avoir bienenfumé, nous pûmes enfin nous débarrasser de nos masques, de nosgants et de nos ustensiles.

La quantité de miel que nous venions de leverétait énorme ; M. le curé, bien content, alla lui-mêmeprendre une assiette à la cuisine, il mit dessus trois des plusbeaux rayons et me dit :

« Voici pour vous, mon cher monsieurFlorence, je vous remercie du concours que vous avez bien voulu meprêter.

– Je suis toujours à votre service,monsieur le curé, lui répondis-je.

– Je le sais, fit-il, et je vous enremercie. Allons, au revoir ! »

Alors je sortis avec mon assiette, que j’eussoin de couvrir. Quoiqu’il se fût passé près d’une heure depuis lafin de l’opération, des milliers d’abeilles, enivrées par la fumée,tourbillonnaient encore partout ; mais elles commençaientpourtant à rentrer, et c’est à peine si trois ou quatre des plusacharnées me poursuivirent, sentant l’odeur de mon miel et voulantle ravoir. Enfin j’arrivai chez nous et je refermai bien vite laporte.

Ma femme et Juliette furent émerveillées desbeaux rayons que j’apportais, et tout de suite on les mit au fraisdans le garde-manger.

« Est-ce que tu n’as pas vu passer unegrande voiture ? me demanda ma femme, pendant que je me lavaisles mains et la figure dans notre petite cuisine.

– Sans doute ! lui dis-je enriant.

– Ah ! tout le village en parle.

– Est-ce que le conducteur a étépiqué ?

– Oui, sous le nez et dans le cou ;mais ce n’est rien, ce n’est pas de cela qu’on parle ; onparle du beau meuble, du magnifique piano que M. Jean a faitvenir de Paris pour sa fille. Notre voisine,Mme Bouveret et les gens du village disent qu’onn’a jamais rien vu d’aussi beau. »

Comme elle me racontait cela, l’idée me vintaussitôt d’aller voir ; depuis longtemps je désirais connaîtreun vrai piano de Paris ; nous n’en avions chez nous que deHarchkirch, en Lorraine, de petits pianos à trois octaves ; etles facteurs de ce pays, je puis le dire sans leur faire une tropgrande injure, sont de véritables massacres. Leurs pianos netiennent pas l’accord ; il faut toujours avoir la clef enmain, pour remonter les notes d’un demi-ton ; et puis enautomne le bois joue et les cordes filent avec un grincementhorrible. C’est comme les vaches du juif Élias ; avant de lespayer, on ferait bien d’écrire en détail toutes les bonnes qualitésque ces facteurs leur attribuent ; alors peut-être, à force dechanger, on en trouverait un de passable sur cinquante.

Ma femme voulait aussi courir là-bas, mais jelui dis qu’elle aurait le temps d’y aller le lendemain, tandis quemoi je n’avais que mon jeudi, et je sortis, lui promettant d’êtrede retour avant le souper.

En descendant la rue, je voyais déjà quelquesvoisins et voisines devant la maison de M. Jean ;d’autres arrivaient ; des filles rentrant du bois, leursgrands draps de toile grise pleins de feuilles sèches sur la tête,jetaient leur charge à terre ; et tous ces gens se penchaientaux fenêtres ouvertes, regardant ce qui se passait dans la salle enbas.

Il paraît que Louise me voyait venir, car ellesortit en me disant toute souriante :

« Ah ! monsieur Florence, vousarrivez bien… Entrez !… Venez voir le beau piano que mon pèrem’achète.

– C’est pour cela que j’arrive, monenfant », lui dis-je en entrant dans la salle, fraîchementrepeinte et tapissée de papier à grandes fleurs bleu de ciel.

Le piano se trouvait placé entre les deuxfenêtres qui donnent sur la rue. M. Jean, avec son grand frontchauve, les mains croisées sur le dos, se promenait de long enlarge d’un air grave.

« C’est vous, monsieur Florence, dit-il,en s’arrêtant ; vous venez voir notre instrument : Ehbien, regardez… Qu’en dites-vous ? »

Il paraissait tout fier, et non sans raison,car ce meuble, par sa splendeur, dépassait encore monattente ; il était en bois de palissandre, à poignées decuivre doré, haut, droit, en forme de buffet ; il reluisaitcomme un miroir, et rien que par sa forme extérieure on devinaitqu’il devait être excellent. Ce n’est pas pour des pianos deHarchkirch qu’on prodigue un pareil travail. Mais tout ce que jepouvais supposer n’était rien auprès de ce que je devaisentendre.

Louise, bien contente de me montrer son talentpour la musique, s’était dépêchée d’ouvrir ; les bellestouches d’ivoire et les demi-tons en ébène brillaient ausoleil ; et quand ses petites mains blanches se mirent àcourir, montant et descendant les octaves comme l’éclair, et quej’entendis ces sons de flûte, de hautbois, et dans la basse cessons pleins, graves, sonores comme des timbres, alors vraiment jecrus être en paradis.

Louise était bien plus forte que moi ;elle avait un doigté qui montrait tous les soins que les artsd’agrément obtiennent à Molsheim ; oui, on doit rendre justiceaux chères sœurs, elles ne négligent rien sous ce rapport.

Seulement, s’il m’est permis de le dire, laliaison des accords, qu’on ne peut obtenir que par l’exercice del’orgue, où tous les sons doivent être filés ; cette liaison,le passage d’un ton dans un autre, qu’on appelle fugue, et que levieux Labadie connaissait si bien, et quelques autres détailsd’expression lui manquaient encore. Mais elle n’en jouait pas moinsbien pour cela, et la précipitation qu’elle mettait à me montrerson savoir nuisait peut-être aussi un peu à la mesure.

Enfin, je n’avais rien à dire, et je fus ravide l’entendre. Je lui fis compliment, heureux de l’appeler monélève ; ses yeux brillaient de satisfaction.

« Vous êtes content, vraiment content,mon cher monsieur Florence ? disait-elle.

– Je suis fier, lui dis-je, tu me faishonneur sous tous les rapports.

– Eh bien, asseyez-vous, s’écria-t-elle,il faut aussi que je chante. Vous m’accompagnerez, monsieurFlorence, vous chanterez avec moi.

– À quoi penses-tu donc ? lui dis-jealors ; moi chanter avec toi !… Mais je ne connais quedes airs d’église, des Kyrie, des Gloria inexcelsis, des Alléluia…

– C’est égal, c’est égal !… Eh bien,nous chanterons des chants d’église. À la chapelle des chères sœursje chantais le contre-alto. Vous avez une belle basse, monsieurFlorence, il faut que nous chantions ensemble. »

Alors, voyant cela, pour ne pas la contrarier,j’envoyai un de mes élèves, qui regardait à la fenêtre, chercherbien vite le cahier de l’orgue à la maison. Il partit pieds nus,dans la poussière, et revint cinq minutes après, ne s’étant pastrompé.

M. Jean, qui ne connaissait plus que lavolonté de sa fille, paraissait aussi joyeux de nous entendrechanter. Je déployai donc mon cahier sur le pupitre reluisant, jeposai mes pieds sur les belles pédales, et d’un ton ferme, aprèsavoir marqué les trois temps du départ : – une, deux,trois ! – nous partîmes sur un grand Kyrie comme enpleine cathédrale :

« Kyrie… Kyrie… Kyrie… e… e…eleison… »

Jamais je n’aurais cru que Louise avait uneaussi belle voix ; c’était une voix pleine, touchante, et quimontait, qui montait jusqu’au ciel. Dans le premier moment j’en euscomme le frisson ; j’ouvrais de grands yeux, croyant que celamonterait toujours ; heureusement les notes étaient marquées,il fallait les suivre. Et comme rien ne vous anime et vousencourage comme d’être soutenu par une voix magnifique, je ne mesouviens pas non plus d’avoir aussi bien chanté de ma vie ; ilme semblait que ma basse était digne d’accompagner un chantpareil.

Voilà l’effet de l’émulation !… Quandvous chantez sur un vieil orgue asthmatique, dans une petite églisesans écho, où les enfants de chœur poussent des cris perçants etconfus, en présence de vieilles gens dispersés dans les bancs, etqui n’écoutent même pas, parce qu’ils sont devenus sourds, alorsvous avez beau tirer tous les registres, enfler votre voix, presserles grosses pédales, c’est de la misère, de la vraie misère.

Ah ! quelle différence ce jour-là.

M. Jean avait ouvert les fenêtres aularge ; tout le village dehors nous écoutait et nous n’ypensions même pas ; le plaisir de chanter tantôt unAlléluia, tantôt un 0 Salutaris, nous emportaitet nous enthousiasmait. J’étais redevenu comme un enfant, tout ceque voulait Louise, je le faisais ; et la nuit arriva, commes’il ne s’était pas écoulé une minute. Alors seulement je merappelai que l’heure du souper était passée ; je me levai,disant :

« Et ma femme,… Juliette,… quim’attendent ! »

M. Jean riait ; il voulait meretenir pour souper, mais ayant promis de rentrer, cela ne me parutpas convenable. Je sortis donc. Louise et son pèrem’accompagnèrent. Le vieux disait :

« Ça marche !… ça va trèsbien !… Oui, ces Parisiens-là font de fameuxinstruments ; mais aussi, monsieur Florence, ça coûte !…Devinez voir un peu ce que me coûte ce piano-là ?

– Ça ne peut jamais coûter trop cher,monsieur Rantzau, lui répondis-je ; quand une chose estparfaite, elle n’est jamais trop chère.

– Sans doute… sans doute… d’unefaçon » disait-il en riant ; mais un piano de deux millefrancs !…

– Bah ! ce n’est pas une affairepour vous…

– Non !… non !… Je peux bien mepermettre ça !… Mais deux mille francs sont toujours deuxmille francs ; il me faut vendre des quintaux de salin et desvoitures de paille et de foin pour me rattraper… Deux millefrancs !… Les Parisiens ne doivent pas y perdre à faire despianos, ils doivent y trouver leur compte.

– C’est aussi juste, monsieurRantzau ; où se trouve le mérite doit être aussi larécompense.

– Je ne dis pas le contraire. »

En causant ainsi nous étions sur laporte ; les gens se dispersaient. Louise me donna la main,disant :

« Vous reviendrez, monsieur Florence,vous reviendrez ?…

– Cela va sans dire, mon enfant, le plussouvent possible. »

Au moment de partir, derrière la charmille dujardin de Jacques en face, j’aperçus Georges qui s’en allaitlentement, en se baissant comme pour se cacher. Il avait entendu,bien sûr ; peut-être même avait-il écouté. Voilà ce que je medis.

Enfin nous étant souhaité le bonsoir, jepartis, rêvant au plaisir que j’avais eu dans cette journée, et mepromettant bien de profiter des invitations qu’on m’avait faites.Pendant le souper je racontai toutes ces choses en détail à mafemme et à ma fille, et puis nous allâmes dormir à la grâce duSeigneur.

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