Les Étranges noces de Rouletabille

IV – Les Pomaks et l’Agha.

 

Rouletabille et La Candeur étaient revenus enhâte au pré des porchers où ils retrouvèrent Ivana assisetranquillement auprès du ruisseau. Elle avait assisté à la fameusescène et n’en montrait pas le moindre émoi. Elle ditencore :

« Cet Athanase Khetew est vraiment unhomme ! Vraiment un homme ! il ira loin ! »

Rouletabille ne demandait qu’à quitter ce paysde sauvages. Il fit plier les tentes rapidement.

« Nous ne sommes pas venus si loin,disait-il, pour nous attarder aux petites histoires de famille deM. Athanase Khetew !… »

Vladimir apparut sur ces entrefaites. Ilapportait des nouvelles d’Athanase. Celui-ci priait les jeunes gensde ne point l’attendre. Ils pouvaient reprendre tout seuls lechemin d’Almadjik ; rien ne s’y opposait plus. Ils tomberaientdans « le courant » de l’armée bulgare et n’auraient qu’àse présenter à l’État-major de la première brigade qu’ilsrencontreraient…

Ivana s’était rapprochée… Choseextraordinaire, elle paraissait inquiète.

« Qu’est-il donc arrivé à AthanaseKhetew ? demanda-t-elle.

– Tout simplement qu’un de ses cavaliers estvenu le rejoindre, lui a parlé à l’oreille et qu’ils sont partistous deux précipitamment, après m’avoir jeté les instructions queje vous ai transmises… expliqua Vladimir.

– Quel chemin ont-ils pris ? questionnafiévreusement Ivana.

– À travers la forêt ! »

Et Vladimir montrait la route du sud…

« Courons derrière lui et tâchons de lerejoindre !… s’écria-t-elle en sautant d’un bond sur soncheval.

– Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?…demanda très sèchement Rouletabille.

– Eh ! mon cher, parce qu’on lui auracertainement apporté des nouvelles de Gaulow ! Sus à Gaulow,Rouletabille !… »

Le chemin du sud le rapprochait desarmées ; Rouletabille ne vit aucun inconvénient à suivrel’impulsion d’Ivana. « Nous verrons bien jusqu’où ira tatraîtrise », murmurait-il. Mais ils n’avaient pas marchépendant une heure dans des chemins impossibles, qu’ils durent touss’arrêter sur la prière des muletiers. Il faisait alors une nuittrès noire. On n’y voyait goutte.

« Que se passe-t-il donc ? »demanda-t-il à Vladimir… mais aussitôt quelques torches de résines’allumèrent et il s’aperçut que la petite troupe était entouréepar toute une bande de pomaks, qui, avec leurs longs fusils,prenaient attitude de bandits.

À leur aspect, Rouletabille avait commandé àchacun de s’armer ; et, lui-même s’était emparé d’unecarabine. Mais Vladimir le calma d’un geste et s’entretint quelquesinstants avec celui qui paraissait commander tout ce vilainmonde.

« Que disent-ils ? demandaRouletabille, impatienté.

– Ils disent, expliqua Vladimir, que, prévenusde notre passage, ils sont vite descendus de leur village, qui estau sommet de la montagne, pour nous avertir que le pays n’est passûr.

– Ça se voit, fit Rouletabille.

– Pour rien au monde, ils ne voudraient qu’ilnous arrivât malheur, car, comme nous sommes dans lacirconscription de leur village, l’agha les rendrait responsablesdu désastre toujours trop tôt survenu et apporterait la ruine àleur foyer.

– Et alors ?

– Eh bien, alors ils sont venus pour nousprotéger contre les voleurs si nous voulons bien leur donner unecertaine somme.

– Ouais, ça dépend de la somme, grognaRouletabille.

– Nous nous sommes entendus, fit Vladimir,pour mille piastres !

– Mille piastres, c’est-à-dire dix livresturques ?

– Oui, cela vous fera environ deux cent trentefrancs, ça n’est pas cher !

– Vous trouvez que ça n’est pas cher !…c’est tout de même plus cher qu’à l’auberge…

– Nous ne sommes pas à l’auberge, maintenant,c’est à prendre ou à laisser.

– Et si nous le« laissons » ?

– Cela nous coûtera plus cher !

– Diable !

– Maintenant, ils nous apportent des œufs,trois poules et un mouton, et ils comptent bien que nous leurachèterons leur marchandise…

– J’achète les œufs et les poules ! Maisqu’est-ce que vous voulez que nous fassions du mouton ?

– C’est pour leur souper à eux, qu’ils l’ontamené jusqu’ici ; si nous prenons ces hommes pour nous garder,nous sommes obligés de les nourrir ! Ils veulent nous garderjusqu’à demain matin !

– Ils ont pensé à tout !… Mais alors ilva falloir que nous campions !

– Sans doute ! et, du reste, les cheminssont si mauvais que nous ne pouvons guère espérer beaucoup avanceren pleine nuit… et puis les bêtes seront meilleures demain matin…c’est aussi leur avis qu’ils m’ont prié de vous transmettre…

– Traitez donc avec ces braves gens, puisqu’iln’y a pas moyen de faire autrement, mon cher Vladimir… »

Le traité de paix fut vite conclu, et, sansplus se préoccuper des voyageurs, les pomaks se mirent àconfectionner leur repas, autour d’un grand feu qu’ils allumèrentassez joyeusement. Leurs faces noires riaient d’une façon quiimpressionnait fâcheusement La Candeur, lequel, du reste, netrouvait plus aucun sujet de gaieté depuis qu’il avait été soulagédes quarante mille levas gagnés si honnêtement à Vladimir.

« Cristi ! fit-il, en considérantces démons, je regrette la rue du Sentier, moi ! Ah !j’en ai eu une drôle d’idée de venir dans ce pays demalheur !…

– La gloire t’y attend ! répliquaRouletabille…

– La gloire et peut-être lafortune ! » ajouta Vladimir, mauvaise langue.

Ainsi les héros d’Homère évoquaient-ils lessouvenirs chers de la patrie, sous la tente d’Achille, entre deuxcombats au bord du Scamandre.

« Il est temps d’aller secoucher ! » dit Rouletabille.

Ivana était déjà sous sa tente. Elle aussiétait de fort méchante humeur, mais c’était à cause de l’arrêtforcé qu’elle subissait dans sa poursuite du beau Gaulow, sonmari, après tout…

Les jeunes gens et Tondor, comme la puitprécédente – plus que la nuit précédente –, devaient veiller à tourde rôle, car, en dépit des paroles rassurantes de Vladimir, levoisinage des bandits-gardiens paraissait inquiétant à ceux quin’en avaient pas l’habitude…

La Candeur et Vladimir décidèrent de secoucher sous la même tente que Rouletabille. Les reporters sejetèrent sur les nattes sans se déshabiller. Ils avaient entre euxune tablette surchargée d’armes : carabines et revolvers.

Tondor, dehors, prenait la première garde.

Les paupières se fermaient déjà quand, tout àcoup, il y eut une décharge formidable ; plus de vingt coupsde fusil éclatèrent à quelques pas ; les reporters, vite surpied, avaient entendu siffler les balles si près qu’ils avaient pucroire que la tente avait été transpercée.

Rouletabille se jetait dehors quand Tondor seprésenta.

« Ne vous dérangez pas, dit-il, ce sontnos gardiens qui veillent ! Ils tirent comme ça pour éloignerles voleurs !

– Dites-leur qu’ils tirent un peu plusloin », répliqua Rouletabille.

Il n’avait pas achevé cette phrase qu’unenouvelle décharge leur sifflait aux oreilles. La Candeur s’étaitjeté à plat ventre.

« Bien sûr ! ils vont nous tuer,gémissait-il.

– C’est insupportable ! ditRouletabille.

– Ils veulent gagner leur argent »,expliqua Vladimir. Il s’en fut cependant parlementer avec lesgardiens qui se décidèrent à reculer de quelques pas, mais qui necessèrent de tirer des coups de feu, toute la nuit. Les reportersne purent fermer l’œil. Au matin, pendant qu’on levait le camp, lespomaks exprimèrent de nouvelles prétentions, affirmant qu’ilsavaient eu à repousser toute une bande de voleurs, lesquelsauraient réussi, s’ils n’avaient été là, à se glisser jusqu’auxtentes à la faveur des ténèbres. Enfin, l’on finit par s’endébarrasser avec une nouvelle distribution de piastres. La routeque l’on suivit ce matin-là fut particulièrement fatigante. Ilfallut gravir des pentes fort ardues, descendre en zigzag au bordde véritables précipices… par des sentiers de chèvre. La nature sefaisait de plus en plus hostile. Entre deux défilés, on apercevait,perché sur quelque roc, un village dont les habitants sortaientparfois pour envoyer à tout hasard une balle dans la direction dela caravane, sans doute, pour l’avertir qu’elle était signalée etqu’on veillait toujours sur elle.

« Quel métier ! s’écriait LaCandeur… Quel pays !… »

Il ne dit pas autre chose de toute la matinée,se jetant sur l’encolure de son cheval dès qu’il entendait unelointaine détonation, et ne consentant à se décoller de sa bête quelorsque Vladimir lui avait juré qu’il n’y avait aucune silhouettedangereuse à l’horizon.

« Je ne l’aurais pas cru aussirancunier », disait Rouletabille.

De fait, le paysage gris, boueux, sale,n’était point réjouissant, mais l’âme de La Candeur était au moinsaussi désolée. Il continuait de détourner la tête aux plaisanteriesde Vladimir, qui prenait un malin plaisir à le taquiner, et ilrépondait à peine à Rouletabille, à qui il en voulait toujoursd’une vertu qui lui coûtait si cher.

Ivana était toujours en tête. Il lui arrivaitmême de devancer de beaucoup les reporters malgré les incessantesobservations de Rouletabille. Sur le coup de midi, elle avaitcomplètement disparu quand les jeunes gens firent halte pour sedégourdir un peu les jambes et « manger un morceau ».

« Mlle Vilitchkov est encorepartie ! Il va falloir encore courir pour la rattraper !bougonna Vladimir.

– Oh ! c’est une insupportable petitefille !… déclara La Candeur.

– Qu’est-ce que vous dites ?… s’écriaRouletabille rouge comme un coq.

– Messieurs ! souffla Vladimir, ne nousdisputons pas et regardez devant vous !… »

Ils regardèrent devant, ils regardèrentderrière, de tous les côtés… Ils virent qu’ils étaient entourés detoutes parts par une bande nouvelle. Cette fois, ce n’étaient pasdes pomaks aux discours ironiques qui les encerclaient, mais dessoldats irréguliers turcs aux uniformes les plus disparates qu’ilse pût imaginer et ces soldats irréguliers les mettaientrégulièrement en joue.

La Candeur tira aussitôt de sa poche sonmouchoir qui était immense, l’agita en signe de paix et l’oncommença de parlementer…

Il n’y avait pas à résister. Nos reportersfurent conduits, non loin de là, au centre d’un petit camp que l’onétait en train de dresser, et où se trouvait déjà édifiée une tentefort belle, aux dessins noirs sur la toile blanche, tente quidevait abriter le chef de cette troupe ennemie. En effet, sitôtqu’ils furent entrés, ils aperçurent sur des coussins un homme pourlequel tous montraient une grande déférence. Un turban blanc, largeet haut comme une tiare, entourait sa tête. Sa veste bleueétincelait de broderies d’argent, et sur son kilt, semblable àcelui des montagnards d’Écosse, pendait un arsenal compliqué depetits instruments d’argent ciselé, dont les anciens se servaientpour charger leurs armes à feu.

Deux longs pistolets se perdaient dansl’écharpe de cachemire qui lui entourait la taille et un sabreétait suspendu à son côté par une étroite cordelière de soie rougeà glands d’or. Cet homme avait un grand air de noblesse et fumaitavec calme des herbes aromatiques dans un narghilé de grand prix.Les prisonniers le saluèrent, mais il ne daigna point répondre àleur salut. Non loin de lui se tenait une espèce de scribe quiavait en main des sortes de tablettes et qui ordonna, en français,aux jeunes gens de s’avancer. C’était l’interprète.

« Messieurs, leur dit l’interprète, notreseigneur l’agha a été chargé par les autorités de Sa Majesté lesultan de rechercher et de ramener une petite troupe dejournalistes français qui font métier d’espions dansl’Istrandja-Dagh, ayant passé notre frontière sans aucunepermission. »

À ces mots inattendus, Rouletabillesursauta.

Le reporter prit immédiatement la parole pourprotester avec indignation contre l’accusation qui était portéecontre ses camarades et lui ! Envoyés par leur journal pourfaire du reportage et, ayant terminé leur besogne en Bulgarie, ilsétaient descendus dans l’Istrandja-Dagh sans aucun esprit de retourà Sofia ; bien mieux, ils avaient décidé de suivre lesopérations de guerre avec les armées turques ; oùpouvait-on voir de l’espionnage en tout cela ?

Mais, à leur grand étonnement, l’interprèterépliqua que l’agha savait parfaitement que M. Rouletabille(il l’appela par son nom) avait reçu une mission de confiance dugénéral-major Stanislawoff après que celui-ci lui eut accordé uneaudience spéciale avant son départ !…

« Sapristi ! pensaitRouletabille ! Ils sont bien renseignés !… »

Ils paraissaient si bien renseignés et si sûrsde leur affaire que l’interprète ne prenait même point la peine detraduire quoique ce fût à l’agha, lequel continuait de fumer sonnarghilé avec un certain air de penser à autre chose.

Rouletabille se retourna vers Vladimir et luidit :

« Toi qui parles turc, tu devrais parlerà l’agha ; peut-être t’écouterait-il ?

– Je connais un moyen pour qu’il m’entende,sans que j’aie à lui adresser la parole. Voulez-vous quej’essaie ?

– Quel moyen ?

– Donnez-moi mille levas.

– Vrai ! fit Rouletabille, tucrois ?

– Donnez-moi mille levas… »

Rouletabille sortit de la poche intérieure deson gilet les mille francs demandés. Vladimir les prit et alla lesdéposer près de l’agha sur la petite tablette qui supportait sonnarghilé.

« Si j’étais l’agha, pensaitRouletabille, j’allumerais ma pipe avec ! »

Vladimir revint près de Rouletabille. L’aghan’avait pas bougé.

« Eh bien ? demandaRouletabille.

– Eh bien, vous voyez, il ne m’a pas entendu.Donnez-moi encore mille levas.

– En voilà cinq cents ! c’est tout ce quime reste de la provision que j’ai emportée de la banque de Sofia…Ne me demande plus rien !… »

Vladimir alla placer les cinq cents levas prèsdes mille qui se trouvaient déjà sur la tablette. L’agha ne bougeapas davantage. L’interprète avait assisté à ce petit manège avec ungrand air de sévérité. Il finit par dire aux jeunes gens :

« Prenez-vous mon maître pour unmendiant ?

– Tu vois, dit Rouletabille à Vladimir. Tunous fais faire des bêtises. L’agha est froissé.

– L’agha est froissé de ce que nous ne luioffrons pas une assez forte somme et parce qu’il est persuadé qu’ilnous reste encore de l’argent !

– Ma parole ! je n’en ai plus ! ditRouletabille.

– Si… vous avez les quarante mille !…

– Oh ! les quarante mille ne sont ni àtoi, ni à moi ! répliqua Rouletabille sans grande convictionet en secouant la tête avec bien peu d’énergie.

– Non ! répondit Vladimir, ils ne sont nià vous, ni à moi, mais ils sont à La Candeur !…

– C’est pourtant vrai ! acquiesçaRouletabille comme s’il faisait une grande découverte qui luilibérait la conscience… Offre-lui donc ces quarante mille francsqui sont à La Candeur et qu’il nous fiche la paix ! Aussibien, si nous ne les lui offrons pas, il les prendra bien tout demême,… car il doit être aussi bien renseigné sur ce que nous avonsdans nos poches que sur ce que nous avons fait à Sofia !…

Et il passa la liasse à Vladimir, qui alla ladéposer près du narghilé.

Cette fois, l’agha posa son bout d’ambre surla tablette, prit les billets, les compta, sourit à ces messieurset leur fit savoir par le drogman qu’ils pouvaient partir, qu’ilsétaient libres de continuer leur voyage comme ils l’entendaient etqu’il priait Allah de les garder de toute mauvaise rencontre.

Vladimir sortit de la tente en criant :« Vive La Candeur ! » Rouletabille en criant :« Vive la Turquie ! » Seul La Candeur ne cria riendu tout, et tous évitèrent de parler de la princesse Kochkaref, quiavait de si belles fourrures…

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